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Agacé par ce jeu stupide Alexandre se sent vidé et
si seul qu’il rentre et reprend du vin pour apaiser tour-
ments et impatience.
Il y a deux personnes qu’il aimerait bien revoir : son
ami Marco, journaliste d’investigation pour la presse
écrite italienne, et sa charmante femme Gina, professeur
d’allemand à l’université de Palerme ; il y a tout juste un
an, le couple l’avait accueilli pour l’aider à préparer un
roman sur le crime organisé et la Mafia.
Sur les conseils de Marco il était allé écrire son his-
toire en Sicile dans la maison du couple duquel il est res-
té très proche.
En attendant que la hulotte le rappelle, Alexandre
rédige un message à son ami Marco pour lui annoncer
son intention de venir passer quelques jours à Palerme
et qu’il aurait plaisir à les rencontrer pendant son séjour.
Devant la perspective d’un départ prochain, Alexandre
se sent soudain plus léger, emporté par son enthousiasme,
il commence à chercher son sac de voyage lorsque sou-
dain le téléphone sonne.
– Bonsoir, Anna. Je voudrais te parler, si c’est possible.
– Qu’est-ce que tu veux me dire de si important qui
ne puisse pas attendre demain ? Tu es allé à la remise
du Goncourt ?
– Oui, comme chaque année !
– J’ai bien aimé le roman de ce type, et toi ?
– Si tu savais comme je m’en fous de ce plumitif !
– Tu n’es qu’un vilain jaloux, à chaque Goncourt tu
nous fais ton grand numéro !
– Que veux-tu, on ne se refait pas, sauf que cette an-
née je m’en fiche royalement, j’ai décidé de faire un break
et de m’en aller respirer ailleurs !
Cela fait maintenant plus d’un an qu’ils sont séparés,
ne pouvant plus supporter de vieillir ensemble. Mais ces
deux-là s’aiment trop pour se quitter définitivement ;
même si leurs corps n’ont plus d’appétence à l’amour, les
vestiges du temps passé font que leurs cœurs sont encore
aimants et complices. Ensemble, ils ont eu un fils : Arthur.
À quarante ans, Anna, la belle brune aux yeux verts,
sous l’emprise du temps, s’est refermée, au sens propre et
au sens figuré, n’acceptant plus qu’Alexandre la touche,
faisant désormais chambre à part. Pour éviter la rupture
et le traumatisme d’un divorce, ils ont négocié une sépa-
ration de corps, mais pas de cœur.
Après le décès de ses parents, elle a aménagé un ate-
lier d’artiste dans l’ancien appartement qui fut aussi celui
de son enfance. Chaque jeudi soir, elle organise un buffet
pour garder le contact avec quelques anciens élèves de
l’École des Beaux-Arts de Paris où elle a été professeur
d’art plastique.
Impatient, il marche de long en large sur la terrasse pen-
dant que la sonnerie retentit chez Anna. Il prend bien
soin de respecter le code établi entre eux.
– Quand tu m’appelles, tu laisses sonner deux fois
et tu raccroches (petit clin d’œil au fameux roman noir
Américain de James M. Cain : The Postman always rings
twice (le facteur sonne toujours deux fois)).
Cette signature sonore et privée est le code réservé
aux membres de la famille.
Tout en se versant un verre, il sourit de plaisir en ima-
ginant la voix d’Anna. Les deux sonneries résonnent à
son oreille. Il raccroche, mais rien ne se passe comme
prévu … silence radio …