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oublier que l’édition est une jungle. L’attaquer, c’est jouer
à Don Quichotte sans Cervantès.
Petit sourire convenu à son attaché de presse, poi-
gnées de main de quelques vieux habitués qui se goin-
frent autour du buffet.
Saturé, avec un besoin pressant de changer d’air,
Alexandre se retourne une dernière fois vers la salle pour
jeter un regard sur l’heureux élu du Goncourt, avec cette
honnêteté intellectuelle qui sied en pareille occasion, vis-
à-vis d’un jeune confrère talentueux et chanceux.
Après avoir descendu à pied l’Avenue de l’Opéra et tra-
versé le Pont Neuf, il rejoint la Rhumerie du boulevard
Saint-Germain, célèbre pour ses cocktails mondains, où
l’attend une amie comédienne. C’est une soirée de rup-
ture et avec le soutien de quelques élixirs costauds, il se
dit que la soirée n’est pas une des plus belles qu’il ait vécu.
C’est dans cet état d’esprit qu’il saute dans un taxi qui
le reconduit à son domicile. Fatigué et déprimé par cette
journée, il commence par se déshabiller.
Une bouteille de Bourgogne blanc à la main, et mal-
gré la fraîcheur de cette soirée d’automne, Alexandre dé-
cide de s’offrir un dernier verre sur la terrasse. Il est deux
heures du matin, l’heure idéale pour appeler sa noctam-
bule de femme, la belle Anna qui sort la nuit et dort le
jour comme les chouettes, et qu’Alexandre appelle fami-
lièrement : la hulotte.
La hulotte est au bout de son portable, mais Dieu sait où,
avec qui et dans quel état, car outre la compagnie de ses
amis, Anna aime aussi épicer ses soirées avec des recettes
de cocktails à la vodka dont elle a le secret.
fois, à la demande de l’attachée de presse de sa maison
d’édition. C’est donc avec beaucoup de regrets et d’amer-
tume qu’il saute dans un taxi pour se rendre au restau-
rant le Drouant, où se réunissent après quelques agapes
les membres du jury de l’Académie Goncourt.
Dix ans de bons et loyaux services chez le même éditeur,
aucune distinction, pas l’ombre d’un prix symbolique qui
vienne récompenser ce que l’on appelle communément la
littérature de gare. Seule consolation pour Alexandre : le
succès populaire de ses romans qui sont traduits en plu-
sieurs langues, et dont les droits d’adaptation au ciné-
ma et la télévision lui assurent de confortables revenus.
Pour un écrivain français, la saison des prix littéraires
est un événement programmé d’une année sur l’autre,
à l’image des marronniers. C’est d’ailleurs par analogie
avec cet arbre que les journalistes ont choisi l’expression
« faire un marronnier », qualifiant ainsi de façon péjo-
rative ces articles récurrents ou ces reportages qui, sans
surprises éditoriales, reviennent chaque année à la même
saison dans toutes les rédactions. Comme les feuilles de
l’arbre éponyme.
Si le prix Goncourt fait invariablement partie du ca-
lendrier littéraire de l’automne, les fruits du marronnier
ont souvent le goût amer de la critique qui se déchaîne en
distribuant à la cantonade quelques châtaignes verbales,
qui ressemblent parfois à des marrons glacés dont les mé-
dias font leur confiture et les auteurs leur déconfiture.
Légèrement en retrait, un verre de champagne à la main,
faisant bonne figure, Alexandre n’a pas tellement le cœur à
la fête. Il y assiste sans vraiment y prendre part et préfère