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et blanc à la couleur. Soudain, comme sortie d’un tunnel, 
la lumière du jour surgit, aveuglante et chargée d’odeurs 
automnales. C’est cela oui. La mémoire olfactive.

Des odeurs de café-crème sur le boulevard Saint-Michel, 
des bruits de pas : les siens, qui traversent un passage 
clouté juste devant les grilles du jardin du Luxembourg. 
C’est bien lui, Alexandre Duparc, démarche lente et non-
chalante, qui traîne son mal de vivre et son ennui dans 
la belle lumière dorée de l’automne.

Plongé dans ses pensées, il marche dans les allées de 

ce grand parc qu’il connaît comme sa poche, mais qui 
l’étonne toujours. À chaque fois qu’il y met les pieds, il ne 
résiste pas au plaisir se laisser choir sur une des chaises 
métalliques, au bord du grand bassin. Il se demande tou-
jours combien de personnes ont regardé, comme lui, les 
enfants jouer au milieu des canards facétieux.

L’heure n’est cependant pas à la nostalgie ni à la contem-

plation. Un rendez-vous important l’oblige à quitter son 
jardin des délices.

Il se lève et reprend sa marche. Avant de franchir la 

sortie, il s’arrête un instant devant le spectacle intemporel 
de la fontaine Médicis où le pauvre Polyphème surprend 
Galatée dans les bras d’Acis. La jalousie et la souffrance 
nichées dans la grotte romantique sont des symboles, 
inoxydables et inépuisables sources d’inspiration pour 
un écrivain.

C’est l’heure : sa montre vient de siffler la fin de la ré-
création. Il est grand temps pour lui de filer au cocktail 
de presse du Goncourt. Même en traînant des pieds il 
sera présent, faisant de la figuration comme à chaque 

comme ça tu ne nous feras plus chier et ça m’évitera 
d’abîmer ta p’tite gueule.

À trois contre un, l’affaire n’a pas traîné. Sans oppo-

ser de résistance, Alexandre se retrouve étendu sur la 
civière, avec une piqûre dans le bras. Contrastant avec 
la brutalité de son enlèvement, il entend la voix rassu-
rante de l’infirmier qui lui dit doucement qu’il va dormir 
pendant toute la durée du voyage et que le produit n’aura 
aucun effet secondaire. Gentil garçon, se dit Alexandre. 
Est-ce de la conscience professionnelle ou un peu de pi-
tié pour un type qui pourrait être son père ?

Après lui avoir injecté le produit, il lui donne une cou-

verture dans laquelle s’enroule Alexandre. Mis à part 
quelques picotements et une légère oppression respira-
toire, pour un peu, il aurait embrassé l’homme qui l’avait 
ainsi soustrait aux vociférations des deux timbrés.

En quelques minutes, une sensation de bien-être enva-

hit son corps. Voyant qu’il ne contrôle plus rien, il s’aban-
donne avec l’idée qu’il est peut-être en train de mourir 
en douceur à l’arrière de ce véhicule.

Puis plus rien, le trou noir, le sommeil profond qui 

le conduit direct au pays des rêves. Un long flash-back 
commence alors pour Alexandre. Au début tout est flou.

C’est d’abord un flot d’images imprécises, puis des sons 
lui arrivent par vagues, sous l’effet de la drogue. La mé-
moire s’embrouille et se perd dans les faisceaux com-
pliqués des neurones, durement mis à l’épreuve. C’est 
comme regarder une chaîne cryptée à partir d’un dé-
codeur mal réglé : c’est net, c’est flou, ça décroche, puis 
d’un seul coup les contours des images se précisent. Les 
sons et les informations se stabilisent, passant du noir 

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