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Marcher dans cette ville c’est feuilleter un livre et plu-
sieurs siècles d’histoire où se sont succédé les Normands, 
les arabes et les espagnols. Cet empilage de culture a lais-
sé des traces qu’Alexandre découvre en flânant à travers 
les ruelles d’un quartier populaire où se tient un marché 
aux poissons. Se frayant un chemin entre les étalages, il 
croise le regard vitreux d’une rascasse étendue sur un lit 
de glace pilée que lui propose une grosse femme portant 
un fichu noué sur la tête à la mode des corsaires. Ignorant 
les boniments de la fiancée du pirate et les odeurs de 
poissons, complètement paumé, évitant de justesse un 
marchand de légumes, Alexandre s’engouffre dans un 
café pour demander son chemin. D’après les renseigne-
ments fournis par un vieux type accoudé au comptoir, 
les bureaux de la rédaction de la Provincia Giornale se 
trouvent juste après la place du marché dans un ancien 
hôtel transformé en bureaux, qui selon lui, aurait abrité 
un bordel destiné en 1944 à l’armée venue libérer l’Eu-
rope de la peste noire.

Cette histoire suscite le plus grand intérêt chez Alexandre 
qui, une fois sur place, s’arrête un instant pour admirer 
la façade de l’ancien lupanar avec une pensée pleine de 
tendresse pour ces hommes et ces femmes s’abandonnant 
au plaisir, histoire de faire un pied de nez à la guerre.

Si la façade extérieure de cet hôtel très particulier a 

été restaurée en conservant son style d’antan, en y en-
trant il est surpris par la modernité de la façade côté cour, 
où sur quatre étages, dans un délire d’acier et de verre, 
les architectes ont transformé le bâtiment en un gigan-
tesque aquarium translucide qui laisse entrer la lumière 
dans les bureaux.

– Allez-vous mettre dans la salle vous pourrez dormir 

avec les autres qui se moquent pas mal du programme, 
tenez, prenez ce gobelet d’eau fraîche, c’est offert par la 
maison !

Sans ouvreuse, sans marquage au sol pour guider ses pas 
dans le noir, c’est donc en aveugle qu’Alexandre entre 
dans la salle, il est immédiatement saisi par le froid pro-
venant d’une climatisation vétuste et mal réglée qui pul-
se depuis le plafond un air vicié. Il hésite un peu, mais 
vu la température extérieure, il n’a plus le courage d’af-
fronter la rue. Il choisit de s’écrouler dans un fauteuil, 
dont il devine qu’il fut autrefois rouge et dont les odeurs 
d’eau de Cologne bon marché mélangées au tabac froid, 
portent encore la signature de centaines de spectateurs 
fantomatiques qui vinrent ici trouver un peu de rêve de 
cette Dolce Vita importée de Rome et si chère au maes-
tro Federico Fellini.

Enfoncé dans son fauteuil, environné par les ronflements 
de ses voisins qui couvrent la bande son du film, il essaie 
de trouver un peu d’intérêt à l’histoire. Il croit comprendre 
que le sujet tourné en Calabre oppose deux frères violem-
ment épris de la même femme ; fatigué, largué par l’in-
trigue, il finit par rejoindre le cœur des joyeux ronfleurs 
de la salle obscure. Assoupi et rafraîchi, Alexandre, mal-
gré un ressort du fauteuil qui lui rentre dans les fesses, 
est surpris en sentant une main qui se faufile et qui es-
saye de lui voler ses papiers. Il allonge une paire de baffes 
au pickpocket puis se lève. L’autre hurle, la lumière fuse 
et le spectacle est maintenant dans la salle. Alexandre 
décide de s’en aller, la pause est finie.

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