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Saccharose

La chaleur étouffante de cette mi-août avait réveillé les mycoses qui démangeaient Martin à

l’entrejambe. Toute la matinée, il avait pensé au pied qu’il allait prendre à gratter l’intérieur de ses
énormes cuisses, et même si le soleil avait transformé sa voiture en four le plaisir qu’il prenait valait
tous les ventilateurs du monde. Se gratter comme un chien galeux au bureau, devant ses collègues,
lui était impossible. Les regards qui se posaient sur son imposante carcasse étaient suffisamment
gênants pour ne pas en rajouter en laissant s’exprimer ses instincts bestiaux.

Il s’arrêta avant d’endommager la fibre de son costume et mit le contact.

Martin préféra l’intérieur du Bergerac à sa terrasse, pour bénéficier de la climatisation et de

la discussion d’Harold, le patron de la brasserie.

– Alors comment il va le chef aujourd’hui ? lança ce dernier.

– Un peu comme hier, rétorqua mollement Martin. Pas pire, pas mieux.

Quelques   serveurs   s’agitaient   pour   servir   des   tablées   de   touristes   en   goguette.   Derrière

Martin,   un   couple   d’allemands   passait   commande   à   une   jeune   fille   qui   devait   débuter   dans
l’établissement,   mais   aussi   dans   le   métier.   Harold   la   présenta   alors   qu’elle   passait   derrière   le
comptoir.

– Voici Julie, notre nouvelle recrue !

Il lui ordonna poliment de s’occuper de Martin avant de sortir jeter un œil en terrasse.

– Soigne bien Monsieur. C’est l’un de nos plus fidèles clients !

Elle devait peser la moitié du quart de Martin et être à peine plus âgée que sa fille de quinze

ans. Il lui commanda un thé, comme il avait l’habitude de le faire ici depuis des années. C’était sa
petite pause quotidienne entre midi et treize, parfois précédée d’un repas réglé avec les tickets
restaurants que ses enfoirés de patrons daignaient lui accorder. Ce jour-là en revanche, son appétit
avait fondu au soleil. Ce n’était pas plus mal, il avait beaucoup trop de marge avant de pouvoir
mourir de faim.

Julie lui apporta sa tasse avec un sourire. Il la remercia pour le thé et pour ce bonus, avant de

réaliser que quelque chose clochait. Ce n’était qu’un détail, mais Martin fut surpris par une attention
inhabituelle : Julie avait placé un sachet de sucre sur sa soucoupe.

Depuis plus de quinze ans il vivait avec un diabète de type 2. Cette tare ne le rendait pas

dépendant   à   l’insuline   mais   les   médecins   l’avaient   mis   en   garde   contre   les   dangers   de   la
consommation   de   sucre.   Harold   et   tous   les   autres   serveurs   connaissaient   son   problème,   mais
personne n’en avait informé la petite dernière.

Il contemplait ce petit sachet filiforme stimulant sa mémoire gustative. Pendant toutes ces

années il s’était refusé tout mets sucré, mais n’avait jamais réussi à oublier la douceur de cette
substance interdite. Il se remémora l’époque où il pouvait se faire plaisir, sans se soucier de sa
santé. Sans parler des dîners orgiaques entre collègues ou des repas dominicaux en famille, un
simple sucre dilué dans le thé chaud pouvait être une goutte de réconfort dans l’océan sombre de sa
vie. Jusqu’à ce triste jour où les médecins lui avaient balancé un tas de chiffres dans sa grosse
figure. Certains de ses taux sanguins auraient pu l’inscrire dans le Livre des records et la pilule était
bien mal passée.

En caressant le contour de la tasse brûlante il fixait le petit étui de papier. Quelques grammes

pouvaient-ils encore faire du mal à un colosse comme lui ? Son organisme devait être maintenant
purgé de toute trace de sucre, la marge avant saturation devait être large. Les poumons d’un fumeur
ayant stoppé sa consommation récupéraient leurs capacités respiratoires après quelques années, au
même titre que les cellules du foie se régénéraient après de lourdes agressions éthyliques. Son corps
avait certainement connu cette purification par une longue abstinence. Il hésitait pour la première
fois depuis des années, et ses doigts boudinés se saisirent du sachet pour le triturer nerveusement.
L’eau lui venait à la bouche.

Sans crier gare sa femme s’immisça dans ses pensées, pour le vilipender comme elle le

faisait souvent. Égale à elle-même, elle s’agitait en hurlant pour ne pas qu’il recommence à prendre

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