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une   once   de   plaisir.   Si   elle   avait   pu,   elle   aurait   comprimé   son   estomac   à   pleines   mains   pour
l’atrophier, avec un grand sourire aux lèvres. Et toutes ces souffrances, ces privations, pour quoi ?
Au final, n’avait-il pas toujours ce foutu diabète qui lui faisait pisser des hectolitres et lui rongeait
l’entrecuisse ?

Martin posa le sachet puis épongea sur son front la tension qui filtrait par tous les pores de

sa peau. À force de l’avoir trop fixé, le logo de la marque formé d’un cercle et d’un triangle, iris à la
pupille anguleuse, s’était imprimé sur sa propre rétine et se superposait à son environnement. Il
n’avait plus envie de thé, mais uniquement de sucre. Quelques grammes doucereux pour oublier ses
kilos, ses collègues, ou cette chaleur insoutenable qui le faisait suer dans son costume trop serré. Il
cèderait aussi pour faire enrager sa conne de femme et lui montrer qu’il était encore libre de
disposer de son corps comme il le souhaitait, à défaut de pouvoir disposer pleinement de son esprit
qu’elle venait hanter sans aucune gêne.

Il respirait fort. Son costume trempé de sueur se faisait de plus en plus étroit. Son regard ne

pouvait plus se détacher du sachet sur le comptoir. Pour couronner le tout, sa vessie réclama une
énième vidange.

Martin leva son cul pachydermique mais, à sa grande surprise, ses jambes ne parvinrent pas

à le soutenir. Un vertige s’était emparé de son équilibre. Il dut prendre appui sur le zinc pour ne pas
s’effondrer. Julie lui proposa son aide en passant derrière le comptoir.

– Ça va Monsieur ?

– Oui, balbutia-t-il.

Sa vue se troublait. Elle n’insista pas mais l’observait toujours. Cette petite garce attendait

sans doute que le gros monsieur tombe à la renverse, pour se moquer comme tous les autres. Il ne
lui donnerait pas ce plaisir.

Il s’empara de sa tasse, la but d’une traite. La chaleur du liquide lui donna un coup de fouet,

si   bien   qu’il   réussit   à   se   diriger   vers   la   sortie   en   titubant.   Il   n’avait   pas   réglé,   mais   quelle
importance ? Cet enfoiré d’Harold ne lui avait jamais concédé le moindre geste commercial malgré
ses années de fidélité.

En terrasse il bouscula quelques tablées de touristes mécontents puis se dirigea avec peine

vers sa voiture. Il s’y introduisit comme une baleine dans une cabine téléphonique. L’angoisse avait
réveillé ses saletés de mycoses. Il voulut se gratter, mais en passant ses mains sur son pantalon
réalisa qu’il s’était pissé dessus.

– Non, putain ! Non !

Son corps difforme l’avait trahi, il n’avait rien pu contrôler ou même sentir. Pour tenter de

soulager sa colère il laboura son volant de coups de poing, mais ça ne suffit pas. Son cœur battait
trop fort. Le sang circulait douloureusement dans sa tête, qu’il comprima de ses mains moites pour
éviter l’explosion.

Malgré sa vue troublée il parvint à mettre le contact et à engager sa voiture sur la chaussée.

Il devait rentrer chez lui pour se changer avant de retourner au bureau. Dans sa tête les images se
bousculaient, tel un film projeté beaucoup trop vite : la conne qui le faisait chier depuis des années,
sa fille maigrichonne et superficielle qui le toisait toujours avec arrogance, son épicurisme d’antan
qu’il regrettait, ce satané sucre qu’il aurait mieux fait d’avaler au lieu de sombrer de la sorte.

Il était conscient de ne pas rouler droit à cause de sa vue instable. Grâce à Dieu, très peu de

voitures circulaient à cette heure et sa maison n’était pas très loin. Il aurait préféré ne pas y aller,
mais il avait besoin d’un autre pantalon, et s’il croisait sa femme il comptait bien lui dire ses quatre
vérités,   avant   de   dévorer   un   des   énormes   gâteaux   que   sa   fille   se   gardait   dans   un   coin   du
réfrigérateur. Ainsi tout s’arrangerait, il pourrait enfin recommencer à vivre.

Il essuya la sueur qui dégoulinait et lui piquait les yeux. Le feu qui approchait était passé au

rouge, une femme et une fillette avaient un pied sur la route. Dans la main qu’elle ne donnait pas à
sa mère, la petite tenait une pâtisserie – comme un énorme chou à la crème – qu’elle portait à sa
bouche. Ce gâteau fascina tellement Martin qu’il en oublia de freiner.

Trop tard.

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