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Jean-DiDier

et si c’était DéJà écrit ?

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train de lire son journal comme un enfant le lirait, ne 
manifestant d’intérêt que pour les images. Il le referma 
d’un geste brutal, faisant tomber le verre de chardon-
nay que la maison posait sur la table de chaque client 
dès son arrivée. Le verre fit un vol plané assez long, 
avant  d’atterrir  sur  la  table  voisine  où  se  trouvaient 
deux femmes chics d’un certain âge. Le vin fut projeté 
sur leurs assiettes, et l’une d’entre elles poussa un 
cri. L’autre resta presque sans réaction, continuant de 
mâchonner ce qu’elle venait de porter à sa bouche. Son 
regard inexpressif inspira à Jack une sorte d’énervement 
brutal, d’agacement physique qui redoublait celui causé 
par sa maladresse. Il ressentit un vif mépris pour tout ce 
qu’elle était. Jack ne se hasardait pourtant pas souvent à 
juger les gens et se refusait d’ordinaire à le faire sur la 
simple apparence, mais là, il était certain d’avoir affaire 
à quelqu’un de détestable. Il sentait une femme aigrie, 
qui s’ennuyait dans son existence et qui allait déjeuner 
au  restaurant  avec  une  amie  à  qui  elle  n’avait  rien  à 
dire. Une de ces femmes qui venaient au club de reliure 
animé par Mrs Turnpike certains dimanches, dans l’ate-
lier de la bibliothèque. En une fraction de seconde, Jack 
se sentit en opposition complète avec tout ce que cette 
femme représentait. Le verre finit sa trajectoire sur le 
carrelage brun de la salle du restaurant et se brisa en 
mille morceaux.

Jack jura alors bruyamment. Au même moment, les 

conversations des tables voisines baissèrent aussitôt d’in-

s’était avancé parce que le signal le lui indiquait, il était 
donc dans son bon droit face à ce camion qui changeait de 
direction. Outré par le comportement du chauffeur, Jack 
hurla une insulte longue et imagée. Il se trouvait juste 
en face du restaurant, vers lequel se dirigeaient aussi des 
employés du quartier. Il connaissait certains de vue, des 
voisins de table, des habitués comme lui. Tout le monde 
le regardait, avec un air amusé, d’autres avec un air plus 
surpris et presque choqué par ses propos. Une femme qui 
téléphonait  avec  un  cellulaire  lui  fit  les  gros  yeux  sans 
interrompre sa conversation. Il la toisa et la questionna du 
regard en relevant le menton dans une attitude grossière. 
Jack ne se reconnaissait pas lui-même. Il ne s’était jamais 
comporté de la sorte, il avait l’impression d’être saoul, de 
ne pas se contrôler. Mais il avait déjà bu dans sa jeunesse, 
et il n’avait pour autant jamais cessé d’être prévenant et 
prudent. Ses réactions ce jour-là n’étaient pas les siennes, 
il le sentait, mais n’osait pas se dire à qui il ressemblait en 
se comportant ainsi.

Assis à sa table, Jack ouvrit le journal comme il en 

avait l’habitude avant de commander. Il parcourut les 
premières  pages,  mais  son  regard  ne  parvenait  pas  à 
saisir autre chose que les manchettes. Il n’arrivait pas à 
s’intéresser suffisamment à un sujet pour réussir à lire 
ne serait-ce que le début d’un article. Son œil fuyait, 
se dirigeant instinctivement vers les illustrations et 
les photos des encarts publicitaires. Lui dont toute la 
vie était orientée vers la lecture et les mots, il était en 

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