SYNOPSIS

Epopée contemporaine d’une famille française qui s’étend sur la période de la première guette mondiale à 2014. Récit qui s’appuie sur un ouvrage en 3 volumes paru aux éditions Vérone/Paris : saga IL M’A ÉTÉ DONNÉ D’ALLER À CORINTHE

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LES PERSONNAGES

LA FAMILLE

Le fils Philippe Saubadine « J‘habite à Ouargla, territoire des Oasis dans le Sahara algérien, nous sommes au mois de mars 1957 et je vais vers mes six ans. » Ainsi commence la saga familiale qui est décrite avec les yeux et la mémoire du fils ainé issu de l’union de Jean-Marc Saubadine et de Jeannine Duclau.

Les traits de caractères se révèlent au fur et à mesure de la croissance et des circonstances. Batailleur (comme son père), à la fois vif et pugnace, parfois buté mais suffisamment réfléchi (comme sa mère) pour tirer parti de sa capacité d’observation. L’expérience précoce de la "différence" vécue parmi les petits Arabes et petits Noirs ainsi qu’à rebours lors du retour en France lui forgent un esprit ouvert – mais ne tolérant pas l’injustice –, une remarquable capacité d’analyse, le principe qu’il y a des cons partout et que ce n’est pas une question de race ou de condition sociale. Fidèle en amitié et exclusif en amour, prêt à aider quiconque lui demande ou le nécessite, peut se laisser aller à la facilité ou à la fainéantise selon les circonstances. Sait ce qu’il veut tout en respectant les personnes et les opinions ; en revanche « l’estime se mérite ».

Attaché à des racines qu’il s’obstine à découvrir.

Le Père : Jean-Marc Saubadine, Jeannot pour ses collègues militaires, No pour sa famille et ses intimes. Engagé dans le Corps franc Pommiès, il participe aux coups de mains et aux embuscades contre les Alle­mands et à leur poursuite jusqu’à Berlin. A la fin de la guerre, il se porte volontaire pour intégrer la compagnie méhariste de Ouargla, au Sahara algérien.

En parlant de son caractère belliqueux et combatif, il disait : « J’avais soif de me battre, ils [l’armée] l’ont transformée en soif de combattre. »

Courageux et déterminé, tête brûlée et rentre-dedans, il est de la trempe des soldats anonymes fiers de combattre pour la nation. Il parcourt les pistes sahariennes pour des missions de surveillance, de protection des populations et de poursuite des pillards, de relevés topographiques, de recensements des puits d’eau.

Féru d’histoire et de géopolitique, il transmet au narrateur une vision vécue des faits et une évaluation réaliste des conséquences.

La mère : Jeanine Saubadine née Duclau dite Ninou pour sa famille et ses intimes. Après les péripéties d’un mariage repoussé pour cause de mission au Fezzan de son futur mari, elle le rejoint avec le narrateur encore bébé et prend en charge par intérim le poste de Receveur des postes à Ouargla, poste vacant par manque de candidat masculin. Femme de caractère, elle a sous ses ordres des hommes, tous musulmans, et assure l’acheminement de toute la paie des pétroliers d’Hassi-Messaoud.

Cultivée, musicienne et mère dévouée, ses principes d’éducation sont : écoute et tolérance, libre-arbitre et pragmatisme et « le talent sans travail n’est que poudre aux yeux. »

Quitte l’administration peu de temps après le retour à Bayonne, trouve une place dans les assurances privées puis crée un magasin de jouets.

Le grand-père maternel : André Duclau dit Pépé. Père de Jeanine et de Peio (l’aîné), il est le proche compagnon du narrateur. Retraité des chemins de fer français, syndicaliste ayant su garder quelque distance envers les agissements de certains de ses camarades, son habileté manuelle fascine le narrateur. Indulgent vis-à-vis de ce dernier, il redevient autoritaire dès lors qu’il héberge sa fille et son gendre dans la maison natale à Bayonne. Son dicton préféré : avant l’heure, ce n’est pas l’heure ; après l’heure, ce n’est plus l’heure.

Sa femme Marie décède alors que son petit-fils Philippe (le narrateur) est âgé de 7 ans. Dévoué à l’Amicale laïque de l’école Jules-Ferry, il est unanimement apprécié et ses compétences en électricité sont recherchées. Il façonnera à sa manière également le caractère du narrateur par sa liberté de pensée et son attachement républicain.

Le grand-père paternel : Pierre Saubadine décède le 5 juin 1944 à l’âge de 50 ans. En 14-18, il se bat à Verdun où il reçoit un éclat d’obus à la tête. Puis il est enseveli dans un cratère d’obus lors des combats pour la conquête de la fameuse cote 804 et gazé. Il sauve de la mort son commandant de Compagnie. Couvert de décorations, il participe aux campagnes militaires du Liban. Démobilisé en 1925, il répond à la sollicitation du nouvel Etat indépendant du Liban pour former la toute 1re compagnie de Chasseurs libanais en 1926. Il est donc à l’origine – avec un autre officier basque originaire des Basses-Pyrénées (ancien nom des Pyrénées Atlantiques) –, de la création de l’armée libanaise. Il entraîne et aguerrit des fantassins de la Bekaa et se bat victorieusement contre les Druzes.

Le narrateur, qui n’a pu le connaître car né sept ans après son décès, en prend connaissance tardivement par les carnets de campagnes rédigés à la plume que son père lui remet tel un legs familial. Le choc : de nombreuses photos d’époque illustrent cette période ainsi qu’un article élogieux du journal « Le Cèdre du Liban » sur les exploits militaires de Pierre Saubadine.

Son épouse Fernande (sœur du colonel Chaix) décède en 1951 alors que son petit-fils Philippe a juste 6 mois.

Le frère : Didier Saubadine, plus jeune de 8 ans, n’a pas connu l’époque saharienne qui lui reste tout à fait étrangère. Contrairement à son frère nomade, il est irréductiblement sédentaire et solitaire. Très (trop ?) pondéré, d’un naturel flegmatique mais néanmoins accrocheur, il trace imperturbablement son chemin à l’aune de sa rencontre avec Brigitte, fréquentée pendant le lycée, et il sera père à vingt ans. Skippeur très apprécié et recherché pour barrer en compétions.

L’oncle : Peio Duclau, frère de Jeanine, marié à Paulette. Leur mariage concomitant avec celui des parents du narrateur ne sera pas possible à cause d’une mission particulière de l’adjudant Jean-Marc Saubadine au Fezzan-Ghadamès. Ce sera l’occasion, après les dures années de guerre, de faire deux fois la fête pour les familles et les copains et copines, souvent communs, des deux couples. Carrière d’ingénieur à la SNCF ; il pratique le violon en amateur et fait des piges dans plusieurs orchestres locaux.

La tante : Paulette Duclau, mariée à tonton Peio. Femme de tête à l’esprit pratique, elle mène avec autant de dynamisme, de dévouement et d’organisation sa vie professionnelle et son ménage. Elève ses deux fils dont la naissance de l’aîné s’intercalera entre celle des cousins Philippe (le narrateur) et Didier tandis que le second clora ces descendances.

Le parrain du narrateur : Tonton Chaix, beau-frère de Pierre Saubadine (puisque ce dernier a épousé Fernande Chaix), et par conséquent oncle de Jean-Marc Saubadine. Il a combattu pendant la première guerre mondiale puis en Indochine. Fait prisonnier et torturé dans un camp de concentration vietminh, il s’évade et parvient à rejoindre la France. Décoré de la Grand-croix de la Légion d’honneur, Il termine sa carrière militaire au grade de colonel.

C’est grâce à lui que le narrateur acquiert le goût de la lecture : dès l’entrée en sixième, il lui offre chaque année pour les étrennes les prix littéraires. Marié à Marie Chaix, ils ont deux fils : Albert, qui épousera en secondes noces une grande amie de Jeannine Saubadine, et Bernard, couturier réputé pour ses créations auprès des grandes maisons de couture parisiennes (Yves St Laurent, Christian Lacroix, Lanvin).

LES PRINCIPAUX PERSONNAGES ENVIRONNANTS

(par ordre chronologique)

Patrik, dit le Gros pour les intimes : meilleur ami de Philippe. Leur première rencontre a lieu dans le bus qui les amène au centre aéré, ils ont 10 ans. Extrait :

A l’arrêt de l’église Saint André, un gaillard entre en saluant à la cantonade. Un « salut Yogi », conforme à sa stature qui rappelle celle de l’ours du même nom dans un dessin animé, résonne dans le car.

Avisant la partie de banquette libre à côté de moi, il s’assied et me tend la main :

  • Salut, vieux ! Je m’appelle Patrik. Patrik sans c.

  • Salut, moi c’est Philippe. Et je suis bien content que tu sois un gars sensé !

Ouille, j’ai un peu parlé sans réfléchir. Il se tourne vers moi, son épaule à hauteur de mes oreilles et se met à rire franchement.

  • T’es un intellectuel, toi ?!

Et notre amitié commence ici.

Ils se retrouvent en 6e au lycée de garçons de Bayonne (Marracq) où ils vont jusqu’à la Terminale, jouent dans le club de football des Croisés de St André (quartier de Bayonne), sortent avec leur bande de garçons et de filles (plage, boîtes, mai 68). C’est lui qui trouve le diminutif du narrateur : Saub’s. Patrik fréquente Josette, lycéenne de la bande, qu’il épousera.

Les liens entre Philippe et Patrik seront indéfectibles malgré la vie de nomade du premier et sédentaire du second.

Marylène, la belle éclatante : premier amour du narrateur, rencontrée lorsque le lycée de filles ouvre une classe de Première mixte. Philippe fait partie des « cobayes » qui descendent depuis le lycée de Marracq. Extrait :

Avec Marylène, nous nous voyons régulièrement. J’apprécie son charme, son physique, sa maturité, l’envoûtement de son regard. Elle embrasse d’une manière veloutée et délicate. Elle fascine mes sens et frissonne quand je caresse sa nuque.

Ça fait surgir une image lumineuse de plage. Nous nous étions amplement baignés à la petite Chambre d’Amour et tandis que Marylène, allongée sur le ventre, discutait avec Sophie, je m’étais étendu perpendiculairement à elle et j’avais posé ma tête au creux de ses reins mouillés. Délicieuse impression de sa peau mate sur laquelle perlaient des gouttes d’eau salée qui filaient entre ses omoplates pour stopper sur l’attache de son bikini et couler tout doucement vers ses hanches. Elle avait ramené ses cheveux en chignon retenu par une pince en corne couleur acajou. Le cou dégagé, il apparaissait encore plus gracile.

L’éblouissement du soleil dessinait sous mes paupières des fulgurances fluides accompagnées des sons ambiants, assourdis par l’eau de mer, qui avaient envahi mes tympans. L’odeur d’eau salée mélangée avec l’ambre solaire m’emplissait d’aise. Respirer à l’unisson, soupirer le cœur battant suffisaient à mon bonheur. Tout d’un coup, Marylène a remué doucement ses fesses pour que je me redresse. Elle s’est tournée sur le côté, la main en visière :

  • Dis, Philippe, tu peux nous départager ?

Je pivotai assis et me plaçai à côté d’elles. A l’écoute.

Aude, la belle enjouée : le narrateur est séduit par cette fille au caractère vif et absolu. Elèves dans la même classe de Terminale C (mathématiques et physique), ils étudieront ensemble à l’université et sortiront diplômés. Ils se marient en juillet 1977 à la fin du service militaire de Philippe.

Fille d’agriculteur devenu veuf, brillante et exigeante, elle mène son monde avec enthousiasme et fermeté. Sa famille est composée de son père, que tout le monde appelle Aïtaxi (grand-père en basque), sa sœur aînée Amaïa et son mari Peleo avec leurs trois enfants Laure, Mikel et Loretxo dont Philippe sera le parrain. Extrait :

Aude me fait part de l’invitation à partager le repas familial pour fêter son anniversaire. Je vais faire la connaissance de toute la famille, ce qui revêt pour nous deux une signification particulière.

Pour m’y rendre, mon père accepte de me prêter sa Simca, une grosse berline que j’ai plaisir à faire vrombir sur la route sinueuse qui mène à Saint Jean-Pied-de-Port. Je suis un peu fébrile à l’idée d’être sous les feux de la rampe, seul dans un one-man show totalement improvisé au sein d’une famille curieuse de voir enfin le gars de la ville qui sort avec Aude. Je sais que je vais arriver dans un milieu paysan, rude, fermé sur l’etxe, la maison familiale, avec ses pratiques et ses traditions.

Passé Saint Jean, je bifurque sur la route étroite qui mène à Iraty. Une dizaine de kilomètres et me voilà à l’entrée du village. Ici, pas de numéro mais des maisons en bord de route ou au milieu des champs et des vallons. Des ballots de foin sont rangés en attente d’être ramassés. C’est dimanche, il est midi et c’est la sortie de la messe.

Je suis obligé de progresser lentement et les gens m’observent lorsqu’ils se rangent à pas comptés sur le bas-côté. J’ai l’impression d’être un extra-terrestre au milieu de ces hommes sévères portant béret et costume foncé et de ces femmes à l’allure austère dans leurs robes apprêtées. Heureusement que les rayons du soleil illuminent ces silhouettes et que les enfants, eux, mettent un peu de joie en riant et en se poursuivant.

Je soupire d’aise après les avoir dépassés et longe maintenant un muret de pierres qui s’incurve légèrement sur ma gauche vers un large chemin de terre et de cailloux. La barrière rouge est ouverte. D’après la description, je suis arrivé.

Christian, l’ami bidasse connu durant le service militaire effectué à l’Ecole des troupes aéroportées de Pau (ETAP). Le narrateur devait normalement rejoindre l’école d’officiers parachutistes après l’obtention de son brevet prémilitaire parachutiste et sa sélection à l’issue des épreuves passées alors qu’il était au lycée. Mais ayant résilié son sursis militaire avant la fin de la période, son dossier s’est égaré. C’est ainsi qu’il est incorporé au mois de juillet 1976 en même temps que Christian et Michel. Extraits :

Sur la zone d’atterrissage, je vois la jeep de l’état-major à laquelle je ne prête nullement attention, occupé que je suis à replier ma toile. La jeep s’approche et le chauffeur me fait signe de monter… devant l’air surpris de tous les gradés présents.

Le véhicule me dépose devant le bâtiment d’état-major. Je monte au bureau, me demandant ce qui m’attend. L’adjudant-chef m’informe que le colonel veut me voir. Coup au cœur. Etre convoqué chez le colon n’augure rien de bon. Je pense instantanément à mon détour du matin. Ils se sont rendu compte que j’ai mis plus de temps que d’habitude. Aïe, aïe, aïe ! J’interroge l’adjudant du regard, il n’a pas l’air fâché, ni inquiet.

Je me dirige vers le bout de l’étage l’esprit malgré tout préoccupé. La secrétaire, une civile, m’indique d’entrer dans le bureau. Frappe, Entrez, ouverture de porte, garde-à-vous, Fermez la porte, trois pas en avant, halte, garde-à-vous, salut, voix tonitruante :

  • Parachutiste Saubadine au rapport mon colonel !

  • Repos.

Béret ôté, bras derrière le dos, attente martiale. Le colonel, assis derrière son bureau, a levé la tête dès mon entrée. Il a observé ma parade réglementaire. Rien à dire.

  • L’adjudant-chef m’a fait part de votre enthousiasme pour aller sauter chaque fois que l’opportunité se présente. Félicitations soldat. Et regrets aussi…

Je m’interroge intérieurement. Regrets ?!

  • … car j’ai sous les yeux votre admission comme élève-officier de réserve mais pour l’année prochaine !

Je tombe des nues. Effectivement, j’avais passé les tests lorsque j’étais à l’université mais je n’avais reçu aucun résultat. Et comme j’ai avancé ma date d’incorporation, je ne m’en été plus préoccupé. Il continue :

  • Je ne sais par quel circuit ce document a fini par me parvenir. Toujours est-il que c’est trop tard pour vous à cause de votre incorporation et qu’il n’est pas possible d’appliquer cette décision maintenant. Je tenais néanmoins à vous la notifier par moi-même. Rompez !

[…]

Parmi les gars qui partagent ma chambrée, je me lie d’amitié avec Michel, qui est sursitaire comme moi, et avec Christian, plus jeune que nous et agitateur patenté. Christian s’avère un sacré numéro. Il anime nos soirées en faisant des imitations à mourir de rire. Il sait rendre les intonations de voix, les tics de langage et les mimiques qui rendent l’illusion crédible. Il est également hâbleur, beau parleur, dragueur mais il le sait et ça ajoute à sa personnalité. Normal, il est commercial dans le magasin de meubles de son père. Il est cependant conscient de ses lacunes car il me demande de lui enseigner les rudiments de la gestion financière.

  • Je sais que je suis un branleur dans mon genre, que j’aurais mieux fait de bûcher à l’école au lieu de m’éparpiller avec les copains et les filles.

Donc, tous les soirs (sauf corvées militaires), je l’aide à comprendre le plan comptable avec les mécanismes de base du bilan et du compte d’exploitation. J’ai récupéré quelques exercices de fac et l’oblige à raisonner au lieu de reproduire. Je constate qu’il fait des progrès rapides et qu’il a l’esprit comptable… mais pas encore la rigueur. J’en profite aussi pour dispenser quelques notions de grammaire et d’orthographe.

Philippe deviendra le parrain de Mathilde, la 3e fille de Christian et d’Annie (une autre Annie).

Noël, l’ami professionnel lorsque le narrateur est recruté par Elf (après une première embauche dans une société financière à Paris). Marié à Monique, le couple et Philippe feront des séjours communs au Gabon et en Angola. Extrait :

De notre côté, nous préparons notre expatriation au Gabon, c’est officiel. Aude a obtenu sa mise en disponibilité pour une durée de deux ans renouvelables. Nous ne connaîtrons la date officielle de départ que lorsque mon contrat de travail aura été homologué par les autorités gabonaises.

En attendant, à partir du guide des formalités et de séjour au Gabon qui m’a été envoyé, nous effectuons les achats nécessaires, notamment les rideaux occultants pour équiper les fenêtres de la chambre, les logements n’étant pas pourvus de volets. Nous en profitons pour renouveler ou compléter notre équipement ménager ainsi que les vêtements et le linge de maison.

  • Tu verras, avait dit Monique revenue à Pau, lorsqu’Aude lui avait posé quelques questions pratiques, on use beaucoup de linge par des lavages nombreux. Il fait très chaud et humide, on transpire énormément. Vous serez obligés de vous changer au moins deux fois dans la journée, plus une troisième si vous sortez le soir. Les douches défilent, les serviettes de toilette aussi. A ce propos, une précision extrêmement importante. Tu auras une ménagère je pense, et je te le conseille, surtout il faut que le linge qu’elle met à sécher dehors soit repassé à l’endroit et à l’envers avec un fer très chaud. C’est à cause du ver de Cayor…

  •  ???

  • C’est la larve qui provient de la ponte d’une mouche. La mouche est attirée par le linge humide qui est en train de sécher, elle y pond sa larve qui infeste ensuite le derme et provoque un furoncle. Lequel furoncle peut dégénérer en prurit. Attention également à tous les vêtements mouillés de sueur ou d’eau de mer que l’on met à sécher sur le sable.

Aïe, aïe, aïe, déjà que l’Afrique noire, ça ne l’attirait pas (elle aurait préféré l’Amérique latine ou alors Londres ou Sydney), voilà que ce risque sanitaire s’ajoute au paludisme, à la mouche tsé-tsé, à la puce-chique, aux aoûtats.

Jolayne, la belle espérée : alors au 36e dessous du fait de la sérieuse dépression de sa femme Aude, Philippe rencontre cette jeune femme à son retour du Gabon au cours d’une réunion littéraire du Club des poètes de l’Adour. Enjouée et sensuelle, elle le subjugue par ses connaissances (musique, littérature, nature et botanique), ses talents artistiques (écriture, dessin) et culinaires. Divorcée et mère d’un jeune garçon (David), elle abandonne son métier pour suivre le narrateur – désormais séparé d’Aude – dans ses expatriations successives. Extrait :

Jolayne s’est assise maintenant à côté de moi, jambes repliées sous elle. Dans un mouvement infini, elle pose sa main droite sur ma joue, m’attire vers elle… et m’embrasse. Ses lèvres sont d’une douceur de pétale, suaves, chaudes. Elle se détend et m’enjambe, dégrafe sa robe par le bas sans interrompre le baiser. De ce moment-là, je me souviens exactement de ses charmes, de sa cadence, de ma progression, de ses yeux fixes, de son dos cambré, des frémissements, nos bouches captives, nos sens houleux, les caresses sereines, la fulgurance, l’arrêt subit, l’intensité de nos désirs, le cri abattu, l’explosion.

Coïncidence, dehors aussi le tonnerre retentit et le ciel déverse enfin son déluge. La lumière s’éteint d’un coup, les éclairs déchirent l’obscurité en salves successives. Je reste exténué, encore vibrant. Je la regarde, elle est éparse, alanguie, le regard humide. Elle parle la première.

  • J’en avais trop envie, tu sais…

  • Pfiou, tu fais toujours l’amour comme ça ?

Elle baisse les yeux puis me fixe :

  • Tu vas penser que…

Elle hésite, gênée.

  • … que tu fais facilement l’amour ? Je ne crois pas, non.

Il y a dans son comportement un don merveilleux de tout son être, empreint de sincérité.

  • Cette sincérité que j’ai ressentie ne peut que venir du fond du cœur…

  • Je t’aime, voilà c’est dit.

Parfaite maîtresse de maison, elle est toute de douceur et d’attentions. Elle est l’axe autour duquel le narrateur organise ses obligations très prenantes liées à son métier en expatriation qui l’amènent à canaliser les discussions et les négociations sociales, à être immergé dans les coutumes locales africaines, à réagir à des prises d’otages et à des émeutes, à être l’interlocuteur de grands dirigeants de son Groupe. Extrait :

Un de nos employés est décédé. Je suis chargé d’aller au quartier pour remettre le capital-décès souscrit par la Société. Déduction faite des divers prêts consentis par la Société, la somme reste substantielle, et d‘autant plus aux yeux des Gabonais qui sont sans cesse en manque et qui vivent à crédit permanent.

En ce qui concerne notre défunt, je sais par Anselme qu’il a laissé une ardoise chez le libanais du marché Moukala et quelques dettes éparses qui ont déjà été réclamées, les nouvelles vont vite.

J’ai rendez-vous à dix-huit heures, Anselme m’accompagne. Il m’informe que la famille sera là, au sens large des oncles, tantes, frères, sœurs, enfants connus et reconnus, et de la veuve. Contrairement à notre façon de faire, il n’existe pas de testament. Les biens sont revendiqués en fonction du rôle et de la reconnaissance, pas forcément du lignage direct. Et la veuve n’a normalement droit à rien, elle peut même être renvoyée dans son village. Ou alors elle devient l’épouse du frère désigné si elle est encore bonne à enfanter et à servir. Avec notre désignation de bénéficiaire, l’affaire ne va pas aller de soi.

Il me met aussi en garde contre le frère dont il sait qu’il va se poser en héritier de toutes les sommes. Or il s’agit d’un voyou qui a déjà fait de la prison pour trafic de drogue et pour plusieurs agressions.

L’éclairage de la maison tranche avec les pâles ampoules qui éclairent la rue. Elle n’est pas goudronnée et nous avançons prudemment entre les flaques d’eau stagnante et la boue. Nous exprimons nos condoléances et rendons les civilités, puis nous sommes introduits dans une pièce à l’écart, au fond d’une cour. Là sont attablées six personnes, tous des hommes. La veuve est reléguée quelque part ailleurs.

C’est le conseil de famille traditionnel. Le préside le second frère du défunt, celui dont Anselme m’a parlé. Le premier a été reconnu incapable au sens villageois du terme, « certainement sous la menace » me souffle Anselme. Je pose la valise de billets à mes pieds.

Celui qui parle est mandaté et sa parole ne souffre d’aucune discussion devant nous. Il est direct :

  • Vous avez apporté l’argent. Je suis celui qui doit le recevoir et le répartir comme en a décidé le conseil de famille.

Il s’exprime bien, avec un ton cassant. Sauf que je remarque ses yeux rouges et ses pupilles dilatées. Il a dû sniffer. Pour lui, il ne s’agit que d’une formalité et le blanc n’a qu’à remettre la somme et s’en aller.

Je laisse Anselme parler d’abord.

  • Monsieur Nkoghe Nzoughe, si monsieur Saubadine s’est déplacé, c’est par égard envers votre parent. Votre frère a travaillé trente-six ans à Elf où il était respecté comme contremaître en mer. Il a été prévoyant pour que, une fois mort, sa famille puisse continuer à vivre décemment.

L’autre fait une grimace. Il respire bruyamment, ce que dit Anselme lui déplaît. C’est un impulsif. Il s’adresse à Anselme en myéné. J’observe les autres hommes, ils sont soumis à sa décision. Et le ton monte. Discrètement, je coince la mallette entre mes jambes, sous ma chaise.

Anselme traduit :

  • Monsieur Nkoghe Nzoughe demande que la tradition soit respectée. Vous êtes ici au Gabon et ce sont les coutumes du Gabon qui comptent. Le colonialisme, c’est fini, notre pays est indépendant.

Je regarde le frère bien en face, il affiche un léger rictus et le terme colonialisme m’a intérieurement fait bondir. Tout en apparence, je dois peser mes mots.

Jolayne soutient le narrateur pour animer, accompagner, organiser un certain nombre d’événements à caractère culturel et social partout où ils séjournent. A ce propos, lors d’une discussion à table avec un des directeurs majeurs du Groupe, elle lance : « je tiens le rôle de déléguée à l’harmonie familiale » qui sera pris au sérieux. Extraits :

Je passe devant la villa monumentale toute neuve destinée à accueillir Jonas Savimbi, sa famille et sa garde rapprochée. Ça rigole et ça fume sur le chantier, les ouvriers et quelques sentinelles s’interpellent en agitant des canettes de bière. La toupie à béton tourne sans surveillance. Des colonnes rectangulaires ont déjà des coins qui s’effritent. Dans six mois, on se demandera s’il ne s’agit pas d’une démolition avancée.

Le gardien-chef de la résidence du dg me reconnaît, je pénètre dans l’allée et stationne ma voiture contre la haie de bougainvilliers. Il est dix heures du matin et il fait déjà très chaud.

Se trouve également présent le Secrétaire général de la filiale, Patrick, venu directement du cabinet de François Fillon, alors ministre du gouvernement Balladur. A son arrivée, il s’est appuyé sur mes connaissances pour avoir une bonne idée du personnel de la filiale, de la législation et de la réglementation. Je l’ai de mon côté entraîné dans la section pelote. C’est en disputant notre première partie de pala qu’il m’a confié que sa famille est originaire de Bayonne.

Je partage un cafezinho avec eux le temps qu’ils terminent leur discussion sur la prochaine visite du chef de l’Etat français Jacques Chirac à Luanda au mois de juin prochain.

[…]

Nous sommes conviés à la réception qui se tient à l’hôtel Costa do Sol, dans le quartier Samba. J’aperçois, alors que nous déambulons parmi les invités, les deux patrons pétroliers français Philippe Jaffré et Thierry Desmarets en train de discuter en compagnie de Jacques Chirac. Comme je passe dans l’angle de vision de mon dg, il me fait signe d‘approcher.

  • Viens, je vais te présenter. Jaffré m’a posé des questions sur l’accueil et l’évacuation des familles expatriées de Pointe-Noire.

  • Eh bien, trois présidents d’un coup, ça va me marquer…

Je salue en premier le président de la République qui, vu de près, ne me paraît pas aussi grand que ça. Il arbore son sourire chaleureux. Sa poignée de main est ferme et il regarde droit dans les yeux. Mon accent l’interpelle :

  • Ça me fait chaud au cœur de vous entendre, vous émettez un phrasé qui bruit du Sud-Ouest.

Yvon, l’ami artiste, engagé comme arpète à 14 ans dans une boucherie-charcuterie, il s’installe et prospère ensuite comme charcutier-traiteur à la rue d’Espagne. Esprit curieux et ouvert au caractère emporté, aussi fidèle en amitié que féroce envers les hypocrites et les jocrisses, il est un des élèves du peintre bayonnais Louis-Frédéric Dupuis. Avec son épouse Christine, ils connaissent bien Jolayne de par la confrérie du Jambon de Bayonne et ils intègrent le noyau dur des amis. Extrait :

Devant le buffet, j’aperçois Yvon en grande discussion avec l’Adjoint à la culture. Yvon, c’est le traiteur chez qui nous faisons une halte prolongée au moment de la braderie des fêtes de Bayonne. Son arrière-salle est alors aménagée pour déguster ses rillettes du diable comme les appelle Jolayne, arrosées d’un verre, ou peut-être plusieurs, d’Irouléguy. C’est également un artiste-peintre qui a été l’élève de Louis-Frédéric Dupuis. En m’approchant, je ne suis pas surpris d’entendre qu’ils parlent effectivement de ce dernier.

  • … son âge, toujours alerte. Je lui ai récemment rendu visite à son atelier de la rue d’Espagne. Il habite toujours dans son nid d’aigle. Ça m’a rappelé mon premier cours. II m’avait demandé de peindre l’air… à moi qui ne savais même pas représenter une nature morte ! Il est comme ça, surprenant et maître en absolu… je peux dire ça Philippe ?

  • La tournure est correcte, Yvon. Mais que veux-tu dire par là ?

  • Qu’il se moque des tendances, qu’il s’inscrit dans l’âpre exigence et la simplicité. Le hasard n’a pas sa place dans ses œuvres.

David, le beau-fils est âgé de 15 ans lorsque le narrateur rencontre sa mère Jolayne. Sur son quant-à-soi au début de la relation, il réalise que la rencontre de Philippe et de sa mère contient

quelque-chose de fabuleux. Un profond lien fait de confiance et de complicité se tissera entre eux. Extrait :

Pendant que nous déjeunons, elle me parle de David.

  • Il me dit que, depuis que tu es là, je suis moins écorchée, je l’agresse moins… moi, l’agresser ! Je ne fais que me soucier de lui, j’ai tellement peur qu’il tourne mal, l’autorité d’une mère n’a rien à voir avec celle d’un père.

  • Je n’ai pas d’expérience mais je sais comment j’étais à son âge. Je revendiquais mon espace privé, les copains comptaient énormément, tu connais le Gros d’ailleurs…

  • Oui, mais d’après ce que j’ai compris, vous étiez sensés, vous connaissiez vos limites. Avec David, je tremble qu’il tombe mal, il peut être influençable s’il trouve chez les autres le côté aventure qui lui plaît ou qui lui manque… et puis, il peut s’enfermer dans un mutisme complet pour des raisons que j’ignore. Alors, j’essaie de deviner, de lui poser des questions et je me fais renvoyer. Des fois, j’en pleure…

Je réfléchis avant de lui répondre. Lors de nos trajets du lundi lorsque je l’emmenais au lycée, David s’était peu à peu confié à moi. Il m’avait dit que j’étais ce qui était arrivé de mieux à sa mère, que je la tempérais dans ses actions, qu’il ne l’avait pas vue aussi heureuse depuis un sacré bail, qu’il l’entendait chanter à nouveau dans la maison, qu’il espérait que je resterais avec elle. Et pour lui, avait-il ajouté.

LES SCÈNES

Mise en exergue d’événements individuels ou historiques, de moments particuliers qui sont révélateurs des lieux, des personnages, de l’esprit et des habitudes des époques.

Outre les développements de ces événements, de simples titres en italiques mentionnent des anecdotes non développées ici.

L’habitation à Ouargla – Sahara algérien

J‘habite à Ouargla, territoire des Oasis dans le Sahara algérien, nous sommes au mois de mars 1957 et je vais vers mes six ans. Notre logement est intégré dans le bâtiment de la poste du plus pur style saharien. Ça veut dire qu’il est construit en terre séchée agglomérée recou­verte de chaux et talochée avec une teinte couleur blanc cassé.

C’est une bâtisse rectangulaire, surmontée de deux dômes. La façade principale pré­sente des décrochements propices à la présence d’une ombre chiche capturée par des arcades situées en avant du mur et ouvrant sur un passage couvert. Etre à l’ombre ne signifie nullement bénéficier de fraîcheur ; tout au plus se mettre provisoirement à l’abri du soleil qui calcine la terre poussiéreuse, frappe durement les crânes, essore la peau dégoulinante de sueur constante.

La grande entrée se trouve à gauche de la façade, précédée d’une volée de marches menant à la porte à double battant.

Notre logement se trouve à l’opposé. Il est reconnaissable au mur bas surmonté d’une frise continue en croisillons qui délimite, côtés nord et est, une cour sablonneuse – adossée au bâtiment public – au centre de laquelle trône un phœnix haut et fourni. L’accès à l’habitation se fait par un promenoir couvert soutenu par des arches sans fioritures.

Ainsi situés, nous tournons le dos aux portes Carbillet ou portes du sud, longue ligne ou­vragée percée d’ouvertures en arcatures de largeurs, hauteurs et motifs différents selon le style soudano-saharien.

Nous nous trouvons à environ huit cents kilomètres au sud-est d’Alger : Ouargla s’étend sur trente kilomètres de long et dix-huit de large, et est scindée en deux par la porte de Tanit : d'un côté la ville française à dominante militaire, de l'autre la vieille ville que les européens nomment le bled, avec son marché, ses souks et sa place aux chameaux, la Grande Mosquée et son minaret, la Kasbah et ses ruelles coupées de passages aériens qui permettent aux femmes de se rendre visite d'une terrasse à l'autre sans avoir à se montrer dans la rue.

C’est à l’extérieur, sur un vaste plateau qui s’étend jusqu’aux importantes palmeraies, qu’est implantée la ville nouvelle où nous habitons. Elle est avant tout militaire et s'étend au­tour du bordj Lutaud, siège du PC des Territoires du sud, et du bordj Chandèze où sont cantonnés, entre autres, la Compagnie saharienne portée des Oasis (CSPO), la 2e Compagnie auto saharienne.

La vie quotidienne et le boy Hafian

- Hafian ?

Le soleil continue d’écraser la ville de sa chaleur de forge. Le souffle brûlant répercute le moindre bruit et fait voler au ras du sol de petites rafales intermittentes de poussière.

- Hafian !

Les murs blancs répercutent l’intonation de la voix féminine qui s’impatiente. Le son est parfaitement perceptible car unique par cette fin d’après-midi caniculaire.

- HAFIAN !

Le ton impératif finit par faire sortir le boy de la buanderie. Il arrive tout souriant, les mains pleines de lessive. Contraste en noir et blanc.

- Oui, M’dam, me voici, M’dam...

Je l’aime bien, moi, Hafian. Quand je rentre de l’école, à midi, et avant que ma mère n’aperçoive mon cartable jeté dans la cour (dès fois elle m’attend à l’entrée et ça ne marche pas), nous détalons vers la petite oasis à environ un kilomètre de la maison. Là, avec l’agilité de ses quinze ans (ou seize ou dix-sept, on n’a jamais su son véritable âge), il grimpe sur l’un des palmiers pour détacher un régime de dattes au­quel nous faisons un sort, assis à l’ombre des ramures. J’ai essayé plusieurs fois de l’imiter. Je m’en suis sorti avec de profondes entailles aux pieds et mon saroual tout déchiré. Sans parler de la danse-maison au retour de l’expédition. On s’amuse bien ensemble. Trop au goût de ma mère qui estime que Hafian ne s’acquitte pas de son travail... et que je néglige mes devoirs. Moi je crois que ce n’est qu’un prétexte. Parce que lorsque mes copains normaux viennent jouer avec moi, le boy disparaît mystérieusement jusqu'à l’heure du goûter qu’il nous sert alors coiffé du chèche et affublé de gants blancs. Méconnaissable. Pénétré de sa mission. Et quand il me prend de vouloir le taquiner, il me jette un regard implorant. Et ma mère un qui fige.

Comment un frigo est considéré comme matériel militaire

La réunion de préparation à la maison pour la visite de De Gaulle

L’école au bled

C’est l’heure d’aller à l’école. Chemisette et culottes courtes sous le tablier noir, kneps aux pieds, je saisi mon cartable préparé la veille pour ne rien oublier et sors. Bien qu’il soit de bonne heure, le souffle chaud m’entoure, faisant un contraste saisissant avec l’intérieur. Sur le chemin, je respire lentement pour éviter d’être oppressé. L’école est dans le bled, à un quart d’heure à pied. J’arrive un peu avant que la cloche ne sonne. Les élèves chargés à tour de rôle de préparer la salle de classe ont balayé, aligné les pupitres, nettoyé à l’aide de la brosse spé­ciale le tableau noir réversible posé sur son piétement, approvisionné le râtelier en craies blanches et de couleur et rempli d’encre violette les deux encriers de faïence blanche, fichés sur chaque pupitre, à l’aide de la bouteille opaque à long bec verseur.

Nous nous mettons en rang devant notre salle de classe. L’instituteur est à la porte et inspecte d’un regard attentif notre tenue, notre cartable. S’il constate un petit saignement ou une écorchure, il fera le nécessaire, avant de commencer le cours, en appliquant l’alcool à quatre-vingt-dix degrés « attention, serre les dents, ça va piquer », le mercurochrome et le pansement. Une fois entrés, nous nous tenons debout par deux de chaque côté de notre pupitre, attendant que le maître, arrivé sur l’estrade, nous fasse signe de nous asseoir. Nous sommes tous mélangés Français, Arabes, noirs, chrétiens, musulmans, juifs.

Nous sortons alors de notre cartable, avec une synchronisation presque parfaite, tous les accessoires nécessaires pour écrire et tracer : le plumier en bois – contenant le porte-plume, deux à trois plumes Sergent-major, un tout petit morceau de buvard pour nettoyer le surplus d’encre –, la règle de vingt centimètres, l’équerre et le rapporteur, en bois également. Ensuite viennent l’ardoise et les crayons d’ardoise, les cahiers de vingt, trente ou quarante pages (selon arrivage) pour chaque matière sur lesquels nous écrivons en suivant scrupuleusement les lignes et en respectant la marge.

De sous le couvercle du pupitre, nous extrayons les livres au fur et à mesure des ma­tières enseignées. L’instituteur inscrit au tableau la date, mardi 12 mars 1957, et la morale qu’il commente. Il s’agit de pensées, de maximes, de citations instrui­sant sur les comportements humains. Nous recopions la morale sur notre ardoise (pour corri­ger, pas d’éponge mais la manche du tablier, soit à sec, soit après avoir craché dans le mou­choir et l’avoir passé en rapides mouvements circulaires) : "Plus on est ignorant, moins on s’en aperçoit". Le maître sort du tiroir supérieur de son bureau le vieux réveil que nous connaissons tous et le pose bien en évidence. Ce réveil rythme les heures de cours et sert de repère lorsque c’est le tour de notre instituteur de sonner la cloche pour l’ensemble de l’école.

La visite de De Gaulle au Sahara

Le général De Gaulle vient d’Edjeleh, proche de la frontière libyenne, où le premier gisement de pétrole découvert dans le sud algérien est mis en exploitation depuis deux ans. Retiré provisoirement des affaires publiques, l’ancien et dernier président du conseil de la IVe république effectue une tournée au Sahara algérien. Elle succède à son périple, toujours privé, de l’été précédent qui l’a mené aux Antilles et en Poly­nésie française. Comme dit mon père, qui se méfie de lui et ne parle pourtant pas anglais : « pour une personne qui a annoncé se mettre en retrait de la vie politique, le général se con­duit comme un Very Representative politique qui a de la marchandise à placer ».

Ses propos me passent au-dessus de la tête. Je dois me trouver place Flatters à dix heures pour former la haie des enfants des écoles. Je n’ai plus de réticences, je me suis laissé gagner par l’effervescence générale. D’abord dans les hôtels – Transatlantique, du Sahara, Bernabé – pour loger, outre les touristes déjà présents pour leurs séjours, les journalistes envoyés par les rédactions de métropole et d’Alger ; à la poste où ma mère a dû instaurer un roulement des opératrices téléphoniques et faire installer la machine à télex ; au bled où les Châamba, qui forment une partie du peloton de méharistes, préparent la fantasia en l’honneur de l’illustre visiteur.

Je connais certains d’entre eux et mon père m’a donné la permission d’aller les voir jeudi après-midi dans la plaine derrière le bled. J’y vais seul car, même si j’aime bien Abdul et Daniel, je veux profiter de ce moment sans partage. Je suis fier de ce privilège : ils me laissent monter sur leur selle de cérémonie somptueusement décorée dont le pommeau cruciforme en cuir écarlate est incrusté de formes géométriques aux couleurs émeraude et de lapis-lazuli. Et je me tiens raide devant le dosseret qui prolonge le siège en bois, n’osant pas m’appuyer contre le cuir décoré dont les motifs ont valeur de protection contre les maladies et la mort. Mais ce qui m’enchante le plus, c’est de pouvoir brandir le fusil à très long canon. Il est muni d’une courte crosse très légère rehaussée de cabochons et de médaillons en ivoire et pierres semi-précieuses. Le fût du canon comporte des bagues en argent qui l’enserrent. Le tout pro­jette des éclairs et des miroitements colorés et surtout de la pétarade. Ils rient de voir ce petit pruneau tout blond agrippé à la selle rahla et qui répond en arabe à leurs plaisanteries.

Un murmure nous parvient, qui enfle au fur et à mesure de sa progression et se réper­cute pour devenir un brouhaha continu, annonciateur de l’approche du cortège. Et puis je le vois, dominant de sa stature emphatique les officiels qui l’entourent. Il est vêtu d’une tenue militaire simple sans aucune décoration. Seul son képi de service, que je distingue, est orné de deux étoiles dorées qui mentionnent son grade. Après ce que notre maître nous avait raconté sur le rôle de ce général, je m’attendais à le voir étaler tout un plastron de barrettes. D’ailleurs, les gradés qui l’entourent arborent à foison galons et feuilles de chêne des armées de terre et de l’air.

Il passe devant nous de son lent pas en nous toisant derrière ses lunettes de vue. J’agite frénétiquement la main en sautant sur place. Mes camarades en font de même en criant. Ce jeune charivari ne semble pas l’émouvoir, occupé qu’il est à tendre l’oreille en se baissant pour écouter le colonel d’Arcimoles, commandant des Territoires des Oasis. Puis le cortège traverse la place pour gagner l’estrade surmontée d’une immense bâche abritant un fauteuil d’apparat et des chaises.

Une fois tout ce beau monde installé, les défilés peuvent commencer. Chaque unité a formé un peloton d’une trentaine de soldats placés sous la conduite d’un gradé. Lorsque vient le tour de la CSPO, je vois s’avancer mon père, vêtu de sa vareuse blanche à épaulettes bleu ciel tombant sur son sarouel noir retenu par une ceinture brodée à pompons, insigne de la Compagnie saharienne. Il porte le képi également bleu ciel fiché du croissant doré surmonté d’une étoile. Il précède sa colonne de Châamba à pied tout de blanc vêtus, sarouel et djellaba, fusil sur l’épaule, cartouchière de couleur rouge croisée sur la poitrine. Une baïonnette dépasse du fourreau fiché dans la ceinture. Leur tête est ceinte du chèche blanc et leurs nahils aux pieds soulèvent la poussière.

La parade militaire se clôt sur le défilé des légionnaires qui sont provisoirement canton­nés au bordj en attendant de partir, dès le lendemain, sécuriser le Tassili-n’-Ajjer où la mission Lhote est en train d’effectuer des relevés de peintures rupestres. A peine ont-ils rejoint leur emplacement que des youyous stridents se font entendre, accompagnant un nuage de pous­sière qui enfle sur notre droite. Puis c’est le bruit mat et inquiétant des méharis dont le trot allongé atteint sa plénitude, leur allure dirigée par les pieds croisés de leurs conducteurs en appui sur la base du cou. La fantasia déboule sur la place dans un mouvement impétueux de charge. Tenant la bride d’une main, l’autre faisant tournoyer leur fusil, les méharistes arrivent devant la tribune en poussant des cris gutturaux. D’un mouvement prompt, ils lâchent la bride, saisissent leur fusil à deux mains et tirent en l’air ou vers le sol. Puis, dans une volte-face ra­pide tout aussi assourdissante, ils se replient pour recommencer le baroud. Le général ne pa­raît nullement impressionné alors que moi, je frémis à chaque fois, enivré par les odeurs de la poudre et l’excitation des guerriers.

La gazelle

Ma première cuite

La tente touarègue

Quelquefois, mon père m’amène avec lui lorsqu’il rend visite à des bédouins installés entre la ville et la palmeraie, à côté de l’oued (c’est comme ça, et en cours de récréation, que j’ai appris l’arabe). Nous y al­lons à la tombée de la nuit, quand la température commence à décroître et que les dunes af­falent leur ombre. Pour y aller, je place mes pas dans ceux de mon père. Il sait éviter les vi­pères à cornes qui sortent à la fraîche et dont le venin peut tuer lorsqu’elles sont en manque d’eau. Dans ce cas, ce reptile est capable de prélever l’eau contenue dans son venin pour assu­rer sa survie avec pour conséquence une concentration mortelle de son poison. Nous enten­dons de temps en temps glapir un fennec en quête de proie ou distinguons furtivement un chacal à chabraque à côté d’une charogne.

Notre venue est attendue car un alignement de torches encadre le long tapis qui mène à la tente touarègue. Nous enlevons nos nahils pour pénétrer sous l’auvent précurseur. Nous procédons aux salutations d’usage qui marquent la déférence de l’hôte envers ses visiteurs et le remerciement respectueux de ces derniers pour le dérangement. Les lampes à huile sus­pendues aux poteaux de soutènement jaunissent les tentures chamarrées qui isolent du cuir protecteur. Le chef de tribu nous convie à nous asseoir sur les tapis jetés à même le sol. Il est entouré des membres mâles de sa famille et de ses proches amis. Les échanges sont lents, qui se fondent avec les silences. Les gestes parcimonieux de compréhension ou d’entente animent les propos. Bien entendu, je ne parle que pour répondre à la personne qui s’adresse directement à moi et seulement après avoir reçu l’assentiment de mon père. Puis vient l’offrande du thé. On fait circuler l’aiguière qui contient le liquide pour se laver les mains que nous essuyons à de petites serviettes brodées. Le plateau avec la théière et les verres est placé au centre de l’assemblée. La boisson est déjà infusée et prête à être servie. Elle est ver­sée de très haut, ce qui oxygène le breuvage et accroît son goût. L’odeur de la menthe monte des verres dans lesquels une légère mousse s’est déposée.

La boisson ambrée nomadise les lueurs à l'anse des gestes. Nous parcellisons la gorgée fumante dans le recueillement. C’est un moment fort de partage, c’est l’envol des paroles muettes dans la nuit de quiétude. La torpeur me gagne, d’un coup effacée par le troisième verre de thé. Je dois faire un effort pour absorber le breuvage devenu amer par l’infusion pro­longée. Au moment de partir, je suis invité à venir ultérieurement pratiquer les dominos car j’ai dit que j’aimais ce jeu.

Bombes à Alger

Le congé en France : un voyage de deux jours

Le congé en France : séjour à Marylaur

Marylaur, c’est ma maison natale. Elle est située dans le quartier Saint-Esprit. Lorsque nous arrivons à pied dans l’impasse où nous habitons, dite Cité Furtado, ce n’est pas la smalah d’Abd el-Kader mais pas loin. Il y a d’abord la charrette bleue, attelée à un bardot et menée par l’inusable factotum Beñat dans laquelle sont entassés les deux malles en osier et les quatre valises en toile pleines à craquer plus le nécessaire à main de maman, ma petite valise et la cantine de papa. Viennent ensuite Pépé qui me tient par la main, papa dans son burnous de sortie porté sur sa tenue de permission et maman à son côté vêtue d’un corsage vichy sur pan­talon corsaire, sac à main et talons hauts. Heureusement qu’il fait un temps radieux en cette fin d’après-midi pour arpenter le kilomètre qui nous sépare de la gare. La circulation est rare, les badauds nous reconnaissent et nous saluent, et mes copains d’ici Francis et Michel m’entourent depuis le bout de la rue Daniel Argote. Nous sommes tellement heureux de nous revoir que nous rions comme des pecs en nous bousculant, nous entremêlant bras et jambes, navigant d’un côté à l’autre de la rue.

Des deux côtés de la ruelle s’élèvent des maisons individuelles, certaines disposant d’un carré de jardin à l’avant, d’autres à l’arrière non visible de la rue. Par ailleurs, sont installés un dépôt de charbon et surtout l’atelier de menuiserie Berran & Castaigneau. Cet endroit, muni en son centre d’une imposante scie circulaire électrique, représente pour nous les garçons une mine d’approvisionnement en bois pour fabriquer épées et lances à l’usage d’assauts divers d’un énorme, à nos yeux, monticule de pierres, de grillages et de gravats qui figure se­lon nos humeurs le retranchement de Fort Alamo, le château-fort assiégé, le fortin à défendre ; ou qui sert pour affronter les gamins de la rue voisine lors d’incursions et de représailles respectives. Un temps, ce talus accueillera même une carcasse de voiture qui sera à la fois véhicule de po­lice ou de gangster pendant la prohibition, de course automobile ou de pompiers, de cat­charre customisée. Il sera le théâtre d’homériques écorchures, coupures, lacérations, plaies dont nous arborerons fièrement d’abord les gros pansements rougis, mercurochrome et bande Velpeau, puis les cicatrices.

Peter Townsend et la princesse Margaret en déplacement privé à Ouargla

Pendant le repas de Noël, papa nous régale d’anecdotes qu’il a vécues sur les pistes et qu’il n’a jamais, du moins c’est ce que je crois, racontées. Ma mémoire ne remonte pas loin et ce qui m’est arrivé pendant mes toutes premières années me reste inconnu. Sauf à entendre des histoires à ces occasions-là. Au moment où la dinde est princièrement servie, papa enchaîne avec un « A propos... » dont j’ignore s’il fait allusion à la suite ou s’il se réfère audit service.

  • A propos, vous souvenez-vous de la visite de la princesse Margaret à Ouargla il y a trois ans ?

  • Bien sûr, elle était accompagnée de son boy-friend Peter Townsend, renchérit maman. Mais c’était une visite privée, en dehors de tout protocole de la famille royale britannique.

  • Privée… hummm, concède papa, les autorités nous ont quand même mobilisés pendant leur séjour. Heureusement, ils ne sont restés que deux jours. Et, se tournant vers moi :

  • Sais-tu que c’est moi qui les ai accompagnés, notamment quand M. Townsend a voulu aller camper dans les dunes ? Tu parles d’une sinécure. Garde du corps, voilà ce que j’étais devenu ! Comme il souhaitait rouler vers le sud pour admirer le paysage – « Amazing, il disait, amazing ! » –, j’avais mobilisé des Châamba sûrs et réquisitionné le meilleur chauffeur de la compagnie des transports, Presti, tu sais, celui qui t’a déjà amené à Biskra.

Je reste subjugué. Quoi, mon père avec la famille de la reine d’Angleterre ! Fierté quand même. Je regarde mon grand-père qui sourit en haussant les épaules. Il est républicain à fond et ces histories de royauté lui sont anachroniques.

  • Nous avons donc campé au milieu des dunes, complètement isolés. J’avais fait dresser la vaste tente d’apparat pour lui et ses amis. La princesse avait préféré demeurer à l’hôtel.

Tout d’un coup, une réalité me vient à l’esprit :

  • Tu parles anglais, Papa ?

  • Nib, pas un mot, fiston. Il était accompagné d’une sorte d’interprète que je comprenais à peine. Avec cette manie de s’exprimer en anglais en nous rendant des mots d’origine française complètement déformés par leur accent !

13 mai 1958 : Alger et le plateau des Glières

A la poursuite d’un parti rezzou

Pendant ce temps, mon père continue d’effectuer ses missions de repérage, de poursuite et de démantèlement de partis rezzou ainsi que de relevés topographiques et de migration des populations et de leurs troupeaux. On ne sait jamais où il se trouve, les facteurs surprise et désinformation étant primordiaux dans ce type de mission. La reconnaissance se fait à un rythme aléatoire de kilomètres parcourus. Il faut tenir compte des tempêtes de sable dont la durée semble respecter la théorie du 3-6-9 : elle s’arrête au bout de trois jours, sinon de six, enfin de neuf ; des points d’eau et de la potabilité à moins que le puits n’ait été volontairement empoisonné ; des renseignements recueillis auprès des caravanes de chameliers qui suivent les pistes en essayant de tromper les pillards à l’affût de leur passage.

L’horizon découpe des lanières aux angles des palmiers. Le bordj effrange l’ombre matinale dans l’éclatement de la lumière. L’air ploie sous l’heure immobile. Le rassemblement fige les hommes dans un garde-à-vous impeccable. La sonnerie fragmente l’aube. Le drapeau monte lentement, couleurs saccadées à la verticale du ciel. La compagnie de méharistes attend la fin du salut. Ils ont préparé le barda hier au soir. L’ordre est tombé en fin de journée. Un fort parti rezzou a tendu une embuscade à une colonne de reconnaissance. Selon les nomades qui ont donné l’alerte, l’attaque a eu lieu neuf, peut-être dix jours auparavant. Mon père écoute et traduit pour le capitaine. Le nomade dit :

- Trente-huit corps. Non, il n’y avait pas de survivant, M’sieur... tranchées... avec rasoir, M’sieur.

- D’après vous, qui a fait le coup ? demande le gradé à l’adjudant-chef Saubadine.

- Pas de certitude, mon Capitaine... mais ça s’est passé dans le Tassili des Ajjer, non loin du marabout de Tamriz. C’est la zone du chef Ahmed Al’Biar...

- Quoi ?! le Ahmed Al’Biar qui a rencontré le gouverneur ?

- Soi-même, mon Capitaine. Et qui a laissé une de ses filles comme garantie qu’il ne bougerait pas... Foutaises ! Cet enfant de salaud vous passe la main dans le dos et dès qu’il peut, il vous les coupe !

- Et la fille ?

- Vous êtes nouveau ici mon Capitaine... vous apprendrez à les connaître. Ou du moins vous essaierez... Il vous jurera la main sur le cœur qu’on cherche à le compromettre, que ce sont les fellaghas de l’autre côté, du Mourzouk, qui ont monté le rezzou. Ceux d’Ismail Kader, ces renégats qui tueraient père et mère pour quelques fusils et des chameaux. Il crachera par terre en invoquant le bras d’Allah qu’il lui donne la force de vous ramener sa tête...

- Et il prendrait le risque de dénoncer un chef rebelle ?

Mon père sourit. Que leur apprenait-on à l’Ecole de guerre ? Les grandes stratégies, les mouvements de blindés, la guerre classique, les manœuvres dans les forêts ou dans la neige... Et puis on envoie les jeunes promus comme ce capitaine en plein désert. Lutter contre un ennemi retors et insaisissable. Dans des pays où la vérité de ce matin n’est pas celle d’hier soir ; où une alliance se fait à l’occasion d’une razzia et se dénoue pour le contrôle d’un point d’eau. On ne sait jamais, le moment venu, qui est l’allié de qui.

- Le salut d’aujourd’hui est le risque de demain... inch’Allah, comme ils disent ici... Vos ordres, mon Capitaine ?

Une brève hésitation, puis :

- Formez une patrouille et tenez vos hommes prêts à partir à l’aube. Prenez ce qu’il vous faut pour enterrer les corps... du moins ce qu’il en restera. Soyez au rapport à vingt-deux heures.

Salut, repos. L’ordonnance s’approche.

- Mon vieux Kaâdadah, il est au moins lucide sur un point : nous ensevelirons ce que les chacals auront bien voulu laisser.

- Oui chef. Pas beaucoup travail alors.

Le cadeau pour mon père

Je m’assieds sur le tabouret en bois comme le marchand m’y convie. Il prend place sur son fauteuil bas recouvert d’une peau de chèvre tannée. Il déplace le plateau qui supporte la théière et deux verres douteux. D’un geste ample, il fait couler le liquide du plus haut, bras tendu, en descendant vers le bord des verres, faisant crépiter la boisson. Après avoir trempé nos lèvres, la discussion peut commencer. J’explique que mon père est un soldat (il le sait très bien) et que je veux lui confier un objet qu’un homme comme lui sera fier de posséder et de montrer. Il hoche la tête et désigne du bras les armes blanches, à lame nue ou à demi sortie d’un étui travaillé. Son regard ne me quitte pas. Je sais qu’il sait que ce que je veux ne se trouve pas là. J’en saisis une, fais glisser la lame hors de l’étui, passe le doigt sur le fil émoussé, la range avec un léger mouvement de dénégation.

Il m’invite à vider mon verre et me sers le deuxième. Son breuvage est loin de valoir celui que je bois avec les nomades touareg. Je grimace, ce qui lui arrache un rictus valant sourire. Il se lève et se dirige vers le guéridon recouvert d’une soierie mauve brodée qui supporte quelques objets plus rares. Mon cœur bat un peu plus fort. Il rassemble les pans du tissu, englobe la marchandise et vient étaler le tout entre nous deux. Nouveau geste large de la main. Le poignard que je convoite est là, avec son manche en laiton incrusté de lapis-lazuli dépassant de l’étui plat en tombak. L’étui est orné d’une plaque de nacre en son milieu, ceinte de cuivre. Le marchand Marfâh me regarde tout en grattant son menton barbu. Ses yeux interrogent. Je désigne l’objet. Il le prend, ôte la lame de son fourreau et me la tend, manche tourné vers ma paume. Je glisse mes doigts sur l’acier, tout en respect et admiration.

Il m’invite à vider mon verre et me sers le deuxième. Son breuvage est loin de valoir celui que je bois avec les nomades touareg. Je grimace, ce qui lui arrache un rictus valant sourire. Il se lève et se dirige vers le guéridon recouvert d’une soierie mauve brodée qui supporte quelques objets plus rares. Mon cœur bat un peu plus fort. Il rassemble les pans du tissu, englobe la marchandise et vient étaler le tout entre nous deux. Nouveau geste large de la main. Le poignard que je convoite est là, avec son manche en laiton incrusté de lapis-lazuli dépassant de l’étui plat en tombak. L’étui est orné d’une plaque de nacre en son milieu, ceinte de cuivre. Le marchand me regarde tout en grattant son menton barbu. Ses yeux interrogent. Je désigne l’objet. Il le prend, ôte la lame de son fourreau et me la tend, manche tourné vers ma paume. Je glisse mes doigts sur l’acier, tout en respect et admiration.

Il est temps de parler du prix. La somme qu’il demande va bien au-delà de ce que j’ai dans ma tirelire. Je le sais déjà. Nous allons débattre. J’use de tous les arguments que je connais pour avoir accompagné mon père dans ce souk en quête de cadeaux à ramener en France pour la famille. J’alterne mes justifications en arabe quand je feins la colère, en français pour la persuasion. Nous évoluons par paliers : d’abord par mesures, puis par demi-mesures. Son prix initial est rabattu de moitié mais je n’ai pas encore assez. Il s’est reculé sur son fauteuil bas. Il n’ira pas en deçà. Je suis encore trop jeune pour être rompu aux arcanes de la négociation. Il semble maintenant se désintéresser de notre échange. Que puis-je faire ? Je tiens à ce cadeau dont j’ai plusieurs fois imaginé le moment où je le remettrai à mon père. Je suis dépité lorsque ma mère entre et dit, en s’adressant au marchand :

  • Alors, l’affaire est faite ?

Devant mon regard triste, elle conclut qu’il n’en est rien. Le marchand lui explique que le jeune a marchandé comme un vrai homme et que le prix maintenant est fixé. Sans savoir combien, elle se tourne vers moi.

  • Peut-être que Marfâh accepterait en complément quelque chose dont tu ne voudrais pas te séparer et qui a énormément de valeur pour toi ?

Le temps que ça passe de l’oreille au cerveau, je plonge ma main dans la poche de mon sarouel et sors ma boîte en fer blanc. Je l’ouvre religieusement et tends, avec toute la précaution que requiert le sacrifice que je vais accomplir, l’agate au marchand. Pour moi, c’est la plus belle. C’est une bille boulard de belle dimension, au fond céladon, irisée de cercles presque parfaits couleur de feu. Elle présente une rondeur lisse et un toucher (si je connaissais le mot) sensuel.

Je la dépose dans sa main ouverte. Il la palpe, l’élève à la lumière devant son œil droit en clignant de l’autre, la soupèse puis la pose sur le guéridon. L’affaire est conclue.

Visite d’Hassi-Messaoud – le nuage de crickets

Ce sont les vacances de Pâques. Pour vaquer intelligent, mon père propose de nous amener à Hassi Messaoud, là où se trouvent les puits de pétrole. Depuis leur installation, les pétroliers font beaucoup parler d’eux. Ils ont bouleversé la vie et les structures des villes avoisinantes : outre le développement effréné d’Hassi Messaoud, Ouargla bénéficie de cet élan et devient le chef-lieu du département à la place de Laghouat. C’est d’ailleurs par le bureau de poste de ma mère qu’arrive la paye mensuelle des pétroliers et qu’est acheminé le courrier venant de France.

Après environ une heure trente de trajet et deux haltes pour laisser refroidir le moteur et nous désaltérer, nous arrivons en vue des torchères dont les silhouettes enflammées semblent trembler sous l’effet de l’atmosphère brûlante.

Nous sommes arrêtés par un élément de la Compagnie saharienne portée de la Légion qui surveille la base industrielle. Mon père s’étant présenté, c’est le sous-officier de la CSPL lui-même qui nous ouvre le chemin avec sa jeep. Nous roulons désormais sur une piste de pierres concassées en dégageant une importante poussière. Nous stoppons devant un bungalow à usage de bureaux. En sort pour nous accueillir le chef de base. Je réalise que nous sommes reçus comme des visiteurs de marque. Il est vêtu d’une chemise kaki constellée d’éclaboussures noires qui dépasse d’un pantalon en grosse toile, lui bien maculé. Il ôte son casque d’aluminium pour saluer chaudement mes parents en remerciant maman de son assistance depuis Ouargla. Je ne me sens pas qu’un peu fier lorsqu’il me serre la main d’une solide poigne de foreur.

Il profite d’une courte pause qu’il a la gentillesse de nous consacrer. Tout en marchant, il nous explique comment tout ça a démarré.

  • Vous vous trouvez dans la zone de la Repal. Les premiers puits ont été forés il y a deux ans, au mois de juin. Aujourd’hui, nous avons cinq puits producteurs. Nous sommes devant MD 1, le "puits de la découverte", qui est soigneusement grillagé eu égard à son importance historique. Eparpillés plus loin, il y a MD 2, 3, 4 et 5. Les gisements sont situés à plus de trois mille mètres de profondeur. Le début de l’exploitation commerciale date de janvier de cette année. Avec nos amis de la cfp, qui exploitent quatre puits à plusieurs kilomètres d’ici, nous couvrons une surface de huit cents kilomètres-carrés.

  • Etant donné cette immense superficie, comment savez-vous où il faut implanter les forages ? demande mon père.

  • Ah ! ça, c’est un travail conjoint avec nos géologues, à partir des résultats de la sismique. Pour être simple, la sismique est la technique de prospection du sous-sol par réfraction. Elle consiste à envoyer des ondes de choc qui vont traverser les différentes couches géologiques du terrain. Elles rebondissent alors vers la surface de manière différente selon la composition plus ou moins perméable de ces couches. C’est ce qui permet, après une interprétation minutieuse par nos ingénieurs, de déceler le prospect. Il faut ensuite en évaluer la taille et la forme pour implanter les puits d’exploration. Une fois ces paramètres confirmés, nous engageons la phase d’extraction des hydrocarbures.

Nous passons à côté d’un ouvrier muni d’une lance à eau en train d’arroser abondamment une série de très longs tubes en acier.

  • Oui, les tubes se dilatent sous l’effet de la chaleur et nous les arrosons régulièrement pour qu’ils conservent leurs propriétés initiales. C’est ceux-là que nous descendons emboîtés les uns aux autres à trois mille mètres dans le sol. Pour répondre à la question que vous n’allez pas manquer de me poser, nous produisons actuellement de l’ordre de cent mille barils par jour, ce qui devrait nous faire atteindre cinq millions de tonnes en fin d’année.

Je suis sidéré par ce monde qui s’ouvre à moi. Ça me paraît tellement extraordinaire, tellement grandiose. J’en ai oublié de mettre ma casquette, ce que fait ma mère après l’avoir humectée avec l’eau de la gourde. Les chiffres me donnent le tournis. J’essaie de me représenter cent mille barils alignés au cordeau, prêts à être transportés par camions citernes puis par pétroliers. Pendant que je cogite, il désigne à environ une centaine de mètres le point de départ de l’oléoduc qui achemine le liquide sur cent quatre-vingts kilomètres jusqu’à Touggourt où il sera chargé au terminal de la ligne de chemin de fer, direction Philippeville.

  • Nos équipes du génie civil envisagent de bâtir un pipeline jusqu’à Bougie, sur la côte, soit une distance à couvrir de six cent cinquante kilomètres à travers les montagnes de l’Atlas. Vu le contexte militaire et les obstacles techniques, on n’a pas fini de s’emm… (Il se reprend devant ma mère et moi)… se faire du mouron.

En tant qu’ancien syndicaliste, Pépé voudrait en savoir davantage sur les conditions de travail.

  • Bien sûr, tout le monde ici souffre de la chaleur, notamment les itinérants qui sont constamment dehors. Et les besoins en eau sont considérables, pour les hommes mais aussi pour la boue de forage. Nous buvons en moyenne douze litres d’eau par jour. Heureusement, nous avons trouvé un puits d’eau potable. Quant au rythme de travail, les journées ont rarement une fin. Pour ce qui est des récupérations, nous rentrons en France deux semaines pour trois mois travaillés d’affilée. Ça peut être aussi quatre semaines de repos pour six mois passés ici.

Chemin faisant, nous atteignons les quartiers-vie. Une trentaine de cabines géométriques sont alignées, surmontées d’un toit doublement voûté et présentant à l’extérieur les prises d’air conditionné.

Sur le chemin du retour, je suis encore ébloui par tout ce que j’ai vu et entendu. Je refais la visite à voix haute, jouant aux questions avec Pépé. Alors que jusqu’à présent nous sommes accompagnés par le ronflement monotone et rassurant de la voiture, un autre bruit nous parvient, strident, compact. Loin devant, nous distinguons un immense nuage roussâtre qui s’avance vers nous, balayant l’horizon en un mouvement fluctuant. Pas si loin finalement car, soudain, l’obscurité nous happe dans un tourbillon crépitant. Des criquets ! Des milliers de criquets qui s’abattent, percutent la voiture, s’écrasent sur le pare-brise. C’est la nuit infernale. Papa actionne les essuie-glaces, broyant les corps aplatis, les transformant en ignoble bouillie. Ils finissent par se bloquer complètement. Nous dérapons sur les insectes projetés au sol. Ils pénètrent par les ouïes du tableau de bord, nous heurtent, s’accrochent à nos cheveux. Je crie, ma mère me plaque sa main sur la bouche. Surtout ne pas l’ouvrir. Avec ses sandales, Pépé fait un massacre. On finit par obturer les entrées d’air. Papa essaie de maintenir la Frégate sur sa trajectoire. Difficile sans aucune visibilité. Les plaquettes de frein sont inopérantes, envahies par des cadavres de criquets. Nous tanguons comme un vaisseau. Finalement, dans un affreux grincement de la boîte à vitesses, mon père rétrograde jusqu’en première et cale le moteur. Nous n’entendons plus que le vrombissement dévastateur des insectes qui se cognent. Puis le murmure se fait moins insistant, une très légère lueur apparaît derrière nos vitres opaques. Papa est en nage, maman ébouriffée, Pépé épuisé, j’ai les yeux exorbités. Silence absolu dans l’habitacle. Sensation de morne délivrance. Papa ouvre sa portière. Des insectes morts dégringolent du toit sur le plancher. La clarté nous parvient en même temps qu’une odeur infecte d’huile rancie.

A peine dehors, je patauge dans de la purée nauséabonde et je me mets à vomir en hoquets douloureux. Ça ne va rien modifier mais ça me soulage. Le spectacle est saisissant. Sous le ciel redevenu éclatant scintillent des milliers de carapaces broyées. Je sens un frétillement dans une de mes poches. Je la retourne vivement. Un criquet en sort tout désorienté et s’envole rejoindre ses congénères. L’instinct, sans doute. A propos de doute, je me palpe au cas où… Mais je n’ai plus aucune de ces bestioles. Maman me passe un linge imprégné d’eau de Cologne sur la figure et les mains.

Une âcre odeur de cramé s’échappe du bloc moteur en même temps que quelques fumeroles. Papa ouvre le capot. Des cendres caramélisées sont collées sur le radiateur et le carburateur. Le filtre à air est saturé de copeaux de criquets. J’ai l’impression que nous sommes immobilisés pour de bon.

Le contexte en Algérie

Un retour sur l’histoire immédiate s’impose pour comprendre la situation. Le 21 juillet 1954, la conférence de Genève met fin à la guerre d’Indochine dont le dénouement militaire à Diên Biên Phu a traumatisé l’Etat-major français et profondément marqué les politiques. Pierre Mendès-France, président du Conseil fraîchement nommé, veut, dans le sillage des accords de Genève sur l’Indochine, éviter que la France ne se trouve engagée dans d’autres conflits coloniaux dans les protectorats du Maghreb. Cependant, il dissocie le sort du Maroc et de la Tunisie de celui de l’Algérie.

Il négocie d’importantes concessions avec les deux premiers, qui conduiront à leur indé­pendance en 1956, mais il affirme en même temps « Pour moi, l’Algérie, c’est la France ». Cette position déçoit fortement les chefs historiques du mouvement de rébellion algérien qui décident de frapper les esprits en se livrant à des assassinats et en provoquant des soulève­ments le 1er novembre 1954.

Parmi la trentaine d’attentats perpétrés contre des installations symboliques tels le port et le bâtiment de la radio à Alger, des fermes et une gendarmerie dans l’Oranais, deux ca­sernes dans le Constantinois, c’est l’attaque de l'autocar de tourisme assurant la ligne Arris-Biskra qui émeut la communauté française. Dans les gorges de Tighanimine au kilomètre soixante-dix-sept, un commando du FLN attaque le bus et fait descendre un couple d’instituteurs français et le caïd de M’Chounèche parce qu’il défend les deux jeunes gens.. Le caïd, qui insulte les agres­seurs tout en essayant de se servir de son arme, est abattu et l'instituteur grièvement blessé. Sa femme est touchée à la hanche. Alertés à Arris, trois hommes réussiront à gagner le lieu où ils trouveront le mari mort et sauveront l’épouse.

Les nouvelles dévalent vers le sud Sahara via les dépêches et les journaux qui passent par la poste et, bien sûr, par le téléphone arabe : les événements sont amplifiés, les fellaghas plus nombreux à chaque compte rendu. Sur le territoire, terrorisme et contre-terrorisme se succèdent, les actions militaires pour maintenir l’ordre se multiplient et sont approuvées par les pieds-noirs. Ce n’est pas le cas en métropole, bien éloignée de la vie ressentie localement et surtout maintenue dans l’ignorance de la reconnaissance des populations de ces territoires du sud envers les travaux entrepris : irrigation des palmeraies multipliant le rendement des récoltes de palmiers-dattiers, implantation de la ligne électrique entre Touggourt et Ouargla, construction et amé­lioration des trois routes transsahariennes autrefois impériales axées vers le sud et des nombreuses pistes transversales. Les souks sont approvisionnés en primeurs, céréales et marchandises manufacturées grâce au balisage des routes et à la surveillance des pistes exercée par l’armée. En revanche, ces actions dérangent fortement les partis rezzous dont la principale activité con­siste à piller les fermes isolées, les campements nomades et les caravanes, prolongeant en cela les ancestrales razzias arabo-musulmanes envers les populations noires destinées à être sou­mises à l’esclavage en échange d’or et de sel. D’où une hostilité envers les Français sciemment entretenue par la rébellion.

Nous apprenons par la radio que le président de la République René Coty a fait appel au général De Gaulle qui se pose en recours pour sortir de la crise algérienne et sauver la République. La situation s’aggrave car les deux Grands condamnent l’action de la France. Mon père ne décolère pas devant l’attitude des deux grandes puissances mondiales. Si l’URSS et les Etats-Unis mettent en avant les exactions perpétrées par l’armée française et surtout le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ces pays veulent évincer la France du Maghreb pour des raisons stratégiques et économiques, et en plus idéologiques en ce qui concerne le bloc communiste. Quand on voit que les Ricains ont pratiquement exterminé les peaux-rouges, les vrais indigènes, et parqué le reste dans des réserves pour s’approprier leurs terres ! Et les bolcheviques qui ont massacré et déporté en masse le peuple cosaque ! Bravo les donneurs de leçons, chacun mettant le point à l’origine là où ça l’arrange le mieux.

Il voit se reproduire l’abandon forcé de la Syrie et du Liban. Il enrage des propos tenus par Churchill pour couvrir les ambitions de la Grande Bretagne après la Libération : "Il n'est pas question que la France garde au Levant la situation qui était la sienne avant la guerre" et de l’aide apportée aux nationalistes arabes.

De Gaulle se déplace en Algérie début juin. Ses discours successifs remettent du baume au cœur de mes parents. A Alger : « à partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants : il n'y a que des Français à part entière. » A Oran : « La France est ici avec sa vocation. Elle est ici pour toujours. » Et à Mostaganem, c’est le vibrant « vive l’Algérie française ! » lancé devant une foule innombrable européenne et musulmane qui se met à scander la formule. Mon père en est ému aux larmes. Mon grand-père secoue la tête dans un mouvement fataliste. Il pressent que les gaullistes vont finir par lâcher cette dernière colonie au nom de l’autodétermination après encore d’autres massacres car l’exaltation d’aujourd’hui va cristalliser les positions des extrémistes des deux camps.

L’adieu au Sahara

J’achève le dernier trimestre dans une ambiance de fébrilité et d’incertitude. Notre instituteur pense qu’il ne reviendra pas à la rentrée prochaine. Et beaucoup de mes camarades disent qu’ils resteront en France. Certains grands-frères arabes distillent leur haine des colonisateurs, prenant ainsi leur revanche contre une discipline qui leur a pesé et un savoir qu’ils n’ont pas su maîtriser.

Hafian sent lui aussi qu’il se passe quelque chose. Il me dit que, si nous partons, c’en est fini de lui. Il est noir, sans instruction et redoute d’être pris comme esclave avec sa mère. Je prends subitement conscience de la précarité attachée à ces êtres humains avec lesquels nous vivons en harmonie. J’associe la farouche volonté de certains de nous chasser et la profonde détresse de ceux qui veulent que nous restions. Je lui réponds naïvement que mes parents ne laisseront pas faire cette injustice, que je l’aime bien, que peut-être, avec un peu plus d’intelligence, il pourrait venir dans mon pays. La réflexion est cruelle, je ne m’en rends pas compte. Pour moi, c’est logique. Il est brave mais bête. Combien de fois maman doit-elle lui rappeler ce qu’il a à faire. Il oublie entre deux tâches. Alors il reste là, les bras ballants, les yeux tournés vers l’intérieur, dans une attitude de vide. Ou bien il fait l’inverse de ce qu’on lui dit ou pas dans le bon ordre.

  • Tu es exaspérant, Hafian ! Qu’est-ce que je vais faire de toi ?!

Il regarde maman, penaud. Juste un instant. Puis son optimisme reprend le dessus, son visage s’épanouit, sa bouche s’ouvre en un grand sourire. Comment lui en vouloir ?

Il me dit en désignant le nord :

  • Tu te souviendras de moi, là-bas, dans ton pays ?

  • Chaque fois que je mangerai des dattes ! Et, crois-moi, j’en chercherai. Et si je n’en trouve pas, eh ben je demanderai à mon père d’en faire spécialement venir !

Son rire, nostalgique.

  • Comment c’est chez toi ?

C’est la première fois qu’il me pose la question. Instantanément, je réponds : vert. C’est vert avec plein d’arbres. Des grandes forêts avec des chênes, des hêtres, des eucalyptus. J’adore l’eucalyptus, on en voit aussi avant d’arriver à Alger. Ses feuilles allongées prennent des teintes luisantes de bleu, de vert. Il est altier, fier. Au bord de l’océan poussent des tamaris et la bruyère jaune. Et les montagnes sont couvertes de milliers de fougères qui, en automne – il paraît car je ne l’ai jamais vu –, deviennent couleur rouille, tu sais, comme la vieille marmite qui contient les fleurs, dans la cour.

C’est bleu aussi, aussi loin que je regarde quand se suis à la plage. Ah, ça ne vaut pas tes dunes de sable, ce n’est pas le même grain. Et je me baigne dans les vagues qui me renversent et me rejettent, parfois violemment, sur la grève, le maillot plein de graviers. En disant cela, je replie mon short en le retroussant pour mimer le slip de bain et me mets à marcher maladroitement comme si j’avais fait dans mon pantalon.

Grande rigolade.

Et il pleut, même l’été (c’est l’unique saison que je connais en France). Regard interrogatif d’Hafian. Il n’a jamais vu la pluie depuis qu’il est né. Il sait que l’eau peut tomber du ciel mais pas le goût qu’elle a. Il me dit qu’une fois sa mère lui avait parlé d’un grand déversement, il y a très longtemps, qui avait creusé profondément la terre, emporté les volailles, détruit l’unique puits du campement. Il ne restait plus rien du brasero, des ustensiles en fer blanc, des nattes. La seule fois où il a plu a entraîné la ruine.

Nous demeurons silencieux soudain. Lui enfermé dans une sorte d’imaginaire angoissant, moi transporté dans une nouvelle vie qui prend des allures de Robinson à l’envers. Je suis le futur Vendredi dans mon pays natal.

Pour l’avenir, je ne peux même pas interroger mon père. Il est reparti depuis deux mois patrouiller le long de la frontière tunisienne, suite aux nombreuses tentatives de l’Armée de Libération Nationale pour percer la ligne Morice à partir de la Tunisie.

L’école primaire en France et les leçons de musique

C’est la rentrée. C’est aussi l’année des grandes premières pour moi. Déjà, je vais accomplir une année scolaire à Bayonne. Mes parents sont repartis à Ouargla. J’intègre l’école Jules-Ferry au cours élémentaire deuxième année, côté garçons.

En plus, je vais prendre des leçons de musique. Quelques jours avant le départ de mes parents, ma mère me conduit chez un professeur de musique qui donne des cours particuliers. Elle loge rue Aristide Briand, juste à côté de la pension Chez Mattin, réputée être le QG des hommes aux heures apéritives, mais aussi fournir une cuisine goûteuse et roborative. Et souvent je me ferai interpeller par certains clients qui sont d’anciens collègues de mon grand-père aux chemins de fer.

  • Adio, petit, comment va Duclau ?

Ce à quoi je réponds invariablement :

  • Bien, messieurs. Il vous fait le bonjour.

  • Dis-lui bien qu’il est le bienvenu, quand il veut.

Je n’échappe pas, bien sûr, aux voyous plus âgés du quartier, ceux du bout de la rue Daniel Argote, près de l’abattoir. Ils rôdent en bande dans la zone comprise entre la rue Sainte Catherine à l’ouest, le boulevard Alsace-Lorraine au sud, l’abattoir à l’est et la voie de chemin de fer au nord. Je suis facilement repérable à mon cartable de musique, assez fin et haut pour y faire tenir les partitions sans les plier. Au début, ils me charriaient sur le trottoir qui mène chez mon prof de piano mais les copains de mon grand-père ont vite mis le holà. Alors, ils se sont mis à me tendre des embuscades que j’essaye de déjouer au prix d’un qui-vive épuisant. Je pouvais mettre parfois une demi-heure pour rejoindre mon domicile alors que j’en ai seulement pour dix minutes lorsque je ne suis pas inquiété.

La professeur de musique, Madame Laiguillon, est une violoncelliste, ancien professeur à l’école de musique et concertiste. Elle est à la retraite et fait comprendre à ma mère qu’elle ne prend que quelques élèves dont elle a au préalable détecté les qualités adéquates : écoute et bonne oreille, intérêt et persévérance. Avec elle, pas de dilettantisme ou de facilités. Travail, travail, travail. Et le solfège à apprendre. Le solfège est une langue qui permet de lire, jouer et chanter une partition. Il ne suffit pas d’aimer la musique, il faut la comprendre. A part bonjour, nous n’avons pas eu la parole. Au bout de dix bonnes minutes de ce discours face à ma mère, et comme nous sommes toujours là (si ça n’avait tenu qu’à moi, je me serais déjà enfui), elle nous invite à nous asseoir.

Je suis impressionné par cette dame aux cheveux gris et à l’air sévère et ma mère avouera qu’elle aussi. Cependant, il y a dans ses yeux la patience et le dévouement qui font la pédagogue. Maman lui explique qu’elle veut me doter d’une solide culture musicale, pas pour briller en société non, mais pour accroître mes chances dans la vie.

  • On ne peut présager de rien, ni intellectuellement, ni émotionnellement. Son père et moi voulons lui ouvrir l’esprit, lui donner des repères complémentaires à ceux délivrés par l’école et qu’il trouve du plaisir à s’approprier la connaissance musicale. Je ne sais vous dire s’il est doué ou pas pour la musique. Mais je puis affirmer qu’il a une curiosité qui va au-delà du simple apprentissage de la jeunesse. Il a vécu au Sahara avec nous, dans un environnement et des conditions de vie bien différents d’ici.

  • Et qu’en dit-il, ce jeune homme ? interroge la professeur en se tournant légèrement vers moi.

Je regarde ma mère, pris de court. En fait, j’ai entendu un soir, à la maison à Ouargla, un disque de Claude Bolling interprétant du ragtime. Et ça m’a marqué. D’où le piano. Mais je n’ai pas l’impression que cet artiste trouve ici sa prédilection. Je demande d’une voix timide :

  • Est-ce que c’est amusant le solfège ?

Mme Laiguillon a un léger haussement de sourcil.

  • Amusant ?! Elle a envie de dire que ça devient amusant au bout de plusieurs semaines d’apprentissage, quand on déchiffre comme on lit un livre en ayant assimilé la durée et la hauteur des notes contenues dans une mesure ; que, par la suite, ça permet l’interprétation des œuvres par la maîtrise de la rythmique, de la mélodique et de l’harmonique. Devant mon air naïf, elle s’adresse à ma mère :

  • Mes conditions sont les suivantes : deux heures de leçon par semaine pour apprendre le solfège tant qu’il ne le maîtrise pas, assiduité et travail à la maison indispensables, cahier de liaison sur lequel je noterai la progression. Je ne tolèrerai aucun écart dans la régularité des exercices à rendre. Toute absence au cours devra être justifiée. Bien entendu, si celle-ci est prévisible, me prévenir le plus tôt possible et je fixerai un horaire de rattrapage. Si vous êtes d’accord pour mon tarif, le petit commence mercredi prochain, à neuf heures jusqu’à onze heures. Ce sera ainsi tous les mercredis matin sachant que je n’interromps pas mes cours pendant les vacances scolaires, à l’exception du mois d’août.

Ce sera tout sauf amusant.

La première journée d’école

La discipline

L’intégration

Je suis réveillé depuis un bon moment quand j’entends la pendule de la salle à manger enchaîner ses sept coups de gong. Je me lève, repousse le butaradian mobile qui sert à propager de la chaleur dans les pièces, que l’on allume avant de se coucher et que l’on éteint en se mettant au lit afin d’éviter d’être incommodé par la lueur rougeoyante de son diffuseur et par le risque d’intoxication par le gaz.

Je descends à la cuisine et m’engouffre dans la souillarde. Il s’agit d’un appendice tout en longueur qui contient respectivement, et de gauche à droite, le réfrigérateur accolé au mur du fond, le mirus à charbon sur la plaque chauffante duquel nous faisons cuire les aliments et bouillir l’eau pour nous laver, ainsi qu’un grand et profond évier qui sert à la toilette et à laver la vaisselle. Au-dessus est fixée une armoire à pharmacie munie d’un miroir et de rangements pour les produits de toilettes des hommes de la famille, la salle de bains de l’étage étant destinée aux femmes. S’y trouvent le blaireau, le rasoir à main et la mousse à raser de Pépé – et ceux de mon père quand il sera revenu –, nos brosses à dents et le tube de dentifrice unique, peignes et brillantine, savon de Marseille et eau de Cologne. Sur le mur une patère à trois crochets porte les gants et les serviettes de toilette. L’exiguïté de l’endroit exige la présence d’une seule personne à la fois pour procéder aux ablutions du matin et du soir. Lors des repas, l’espace cuisine est exclusivement réservé aux femmes.

Je me dépêche de me débarbouiller. L’opération ne doit pas durer plus de vingt minutes. Puis je remonte à ma chambre pour finir de m’habiller. J’ai du mal à supporter les chaussures fermées qui me compriment les orteils et frottent à l’arrière des chevilles. J’en ai encore les stigmates que je dois protéger avec une épaisseur de gaze. Je vais être à l’aise, tiens, dans la cour de récréation ! Sinon, pour la maison, les espadrilles remplacent avantageusement les babouches.

[…]

La cloche sonne, introduisant une coupure de son parmi les gamins qui se figent dans leurs jeux. Le temps que ça monte au cerveau de certains dont les piaillements s’éteignent doucement, le directeur prend la parole. Sa voix emplit l’espace et se répercute sur les murs. Il détache ses phrases pour compenser la réverbération.

  • Bonjour les enfants (pause). Vous allez vous rassembler par classe sous le préau (pause), en rang par deux en commençant par la gauche (geste de la main et pause), rapidement et en silence (pause). De là, votre instituteur vous mènera à votre salle de classe (pause), toujours en rang et en silence (pause finale).

Notre instituteur se tient devant nous, jambes écartées, mains derrière le dos, l’œil inquisiteur. C’est un homme de taille moyenne, sec, les cheveux plantés bas et coupés en brosse, quelques rides barrant son front. Un long tablier gris ceinturé à la taille couvre ses habits. D’un claquement de doigt, il nous fait mettre en marche vers le bâtiment en s’assurant, d’un pas alerte, que tout le monde suit. Je mène la colonne à côté d’un nouveau certainement, puisqu’il se retrouve lui aussi devant. Je guette du coin de l’œil le déplacement latéral de l’instituteur dont l’allure ne se dément pas.

  • Halte devant !

L’ordre claque, le martèlement des pas s’arrête. Sauf quelques chahuteurs, derrière, qui marchent sur les talons de ceux qui les précèdent, en protestant. Demi-tour illico du maître qui va distribuer deux calbotes au fond, sans un mot. Il remonte la colonne et les quatre marches d’escalier situées devant le couloir d’entrée.

  • Posez vos cartables à terre et tendez vos mains.

C’est pas trop tôt tellement ils pèsent avec leur contingent de livres, cahiers, plumier et accessoires.

Un par un, il nous regarde les ongles des mains, examine les paumes. Gare à celui qui a des taches de crasse ou d’encre, c’est la honte devant toutes les élèves.

  • Vous vous placez où vous voulez pour l’instant en restant debout. Comme d’habitude, et ceux qui étaient dans ma classe du cours élémentaire l’année dernière le savent, une fois l’appel fait, je vous attribuerai votre place par ordre alphabétique, les A devant, les Z derrière. Ce sera ainsi jusqu’à la fin du premier trimestre.

Maintenant que nous sommes installés, je range mes affaires dans le pupitre. Le couvercle abattant est constellé de taches noires et rouges, des esquisses de tétons voisinent avec des initiales gravées à l’aide d’un compas. Les encoches creusées dans le rebord supérieur du pupitre pour retenir le stylo-plume et les crayons sont encore visibles. Et l’encrier est presque intact, avec juste un éclat de faïence qui a sauté sur le bord extérieur.

Mon voisin est aussi bien loti que moi en tentatives de dessins suggestifs. Il me montre délibérément son compas en se marrant. De la gravure en perspective.

  • Mon nom est Monsieur Corouenne, écrit à grands traits de craie blanche sur le tableau. Ceux qui me connaissent vous le diront, je répèterai la leçon autant de fois que nécessaire pour que tous, je dis bien tous, sortiez de ma classe en ayant compris et assimilé ce que je vais vous enseigner. Cette patience a une contrepartie qui est l’écoute. Il écrit en dessous : l’écoute est le respect de l’autre. Et pour pouvoir écouter, il faut le … le …?

  • Le silence.

  • Bien Micheléna, félicite-t-il sans se retourner. Je constate avec plaisir que vous avez mis à profit les heures de retenue de l’an dernier.

Moment de tension avec le clergé de St Esprit

Les jeux dans la rue

Jusqu’à la fin du primaire, mon rayon d’action est longtemps circonscrit, sauf permission à demander et pas toujours obtenue, à un périmètre qui va de la rue Sainte Catherine, où se trouvent la majorité des commerces de détail et le buraliste, au tiers du boulevard Alsace-Lorraine et retour par la rue du capitaine Pellot. Les zones interdites étant les bords de l’Adour, la gare sauf quand je vais à la bibliothèque de l’Economat le samedi après la classe et, bien sûr, les abattoirs. Aller voir un copain de classe qui habite en dehors de ce périmètre relève de l’autorisation assortie d’une heure de retour à la maison.

Malgré ces restrictions, j’arrive à exprimer mon potentiel d’actions turbulentes et de fréquentations pas toujours recommandables. Entre l’école du lundi au samedi et les devoirs à faire en rentrant, le solfège et les gammes, le jeudi pris par la leçon de musique et la révision de certaines matières, les grands moments pour jouer sont les vacances. Avec Francis, Michel, Jeannot, et parfois Roland qui est plus âgé, nous investissons notre impasse. Et nous improvisons toutes sortes d’amusements (nos parents parlent de jeux idiots).

Cette fois, nous avons décidé de faire une course sur engins à pédales. Pas en parallèle, non, mais en nous élançant de chaque extrémité de la rue pour atteindre le premier le repère placé à égale distance des extrémités. Ce repère est figuré par la corde à sauter tenue en travers de la rue par les sœurs de Francis et de Jeannot. Les engins de course sont, d’une part la voiture à pédales bicolore blanche et crème qui m’a été offerte à un Noël : c’est une Versailles pleine de pets et de rayures dont la calandre a sauté, les phares sont cassés mais dont le volant fonctionne toujours ; d’autre part, l’auto-rameur que m’a fabriqué mon grand-père avec l’assise façonnée dans une planche en bois, muni d’une petite roue directionnelle manœuvrée avec les pieds et d’un manche qui actionne les deux grandes roues de derrière. Nous tirons au sort leur attribution.

En tant que propriétaire des deux voitures, je suis qualifié d’office. C’est Michel qui est mon adversaire. Francis est le commissaire de course qui donne le départ en agitant un vieux mouchoir à carreaux.

Dans de grands hurlements, nous nous élançons, Michel à grands coups de pédales dans la Versailles, moi en mouvements frénétiques de bras sur l’auto-rameur. Nous tressautons sur les cailloux, bondissons sur les bosses au risque de verser, le regard rivé sur la corde. Chacun essaie de tirer parti des accidents du terrain pour gagner de précieux centimètres. Les copains et les filles crient leurs encouragements, ce qui finit par alerter des spectateurs aux fenêtres. Je vois du coin de l’œil ma marraine lever les bras au ciel tandis que Berran (de Berran & Castaigneau) surgit de la menuiserie. Derrière Michel, venue du fond de l’impasse, la mère de Roland crie quelque chose. Distrait, il détourne un instant la tête et donne le même mouvement au volant. Ce qui l’aligne sur ma trajectoire. Les filles lâchent la corde en piaillant. Je le vois arriver sur ma gauche. Dans un réflexe désespéré pour éviter le tampon de face, je pousse sur la jambe gauche pour faire virer la roue avant. Le détour est trop tardif, la Versailles me heurte, prenant mon pied en tenaille et me renverse. Le choc m’arrache un cri de douleur. Michel, lui, a cru un moment passer par-dessus sa voiture. Finalement, il s’en tire avec un bleu à un genou. Moi, ma cheville est enflée. Je suis bon pour une entorse. Et une fragilisation à vie de cette articulation du pied gauche.

L’arrivée de la télévision

Un soir au dîner, mon père déclare :

  • Avec maman, nous avons décidé d’acheter un poste de télévision.

Œil interrogatif de Pépé, stupeur joyeuse pour moi. Le monde va entrer chez nous en images. Nous allons voir ce dont la radio parle. C’est fabuleux !

Le jour de la livraison, nous voyons arriver une fourgonnette à l’enseigne "Chez Suarès". Je connais bien le magasin qui se trouve sur les bords de la Nive. Le monsieur qui a monté l’affaire est un ami de mon père, résistant et plusieurs fois décoré. Je le vois à chaque commémoration au monument aux morts quand j’accompagne mon père qui, lui aussi, porte ses médailles sur son veston.

Nous ouvrons le portail à double battant pour permettre à la fourgonnette d’entrer en marche arrière et ainsi de s’approcher au plus près de l’escalier extérieur. Deux hommes en descendent. Il n’en faut pas moins pour hisser à l’étage un lourd, encombrant et cubique meuble. Nous avons dégagé un espace dans la cuisine où, déjà, est installée une table à roulettes, spéciale télévision. Elle a l’air fragile avec ses fins pieds en tronc de cône finition laiton qui supportent un large plateau en noyer et une étagère en verre placée à trente centimètres du bas, qui recevra le vase Lalique, cadeau de mariage fait à mes parents.

Puis les deux hommes accèdent au toit munis de l’antenne de réception qui ressemble à un grand râteau, de la perche qui la portera et des câbles pour fixer la perche. C’est l’attraction dans l’impasse Furtado. Les voisins se sont rassemblés et les commentaires vont bon train.

  • Moi je dis que toutes ces ondes vont finir par nous brûler le cerveau – voix féminine.

  • Et depuis quand les femmes ont-elles un cerveau ? – voix masculine.

  • Bien avant que nous ayons le droit de vote, en tout cas ! – deuxième voix féminine.

  • Voilà où ça mène, cette lubie de De Gaulle de faire voter les femmes ! Moi, ma femme, elle votera comme moi. Un couple doit rester uni – même voix masculine.

  • En tout cas, maintenant, on pourra suivre le tour de France chez les Saubadine – deuxième voix masculine.

  • Sacrés acrobates, en tout cas, nos deux alpinistes ! – troisième voix masculine avec tous les regards portés vers la pente du toit.

  • Ouais, et sans filet, mieux qu’au cirque… et c’est gratuit – retour à la première voix masculine.

La tâche terminée, les deux hommes disparaissent du toit sous les applaudissements. Puis c’est la dispersion. A l’intérieur, le poste trône maintenant dans l’angle de l’ancienne cheminée qui a été enlevée suite à la pose, dans toutes les pièces, du chauffage au gaz l’année dernière. Le technicien est en train d’effectuer les tests de mire tandis que son collègue est remonté sur le toit pour faire pivoter l’antenne selon les instructions transmises par talkie-walkie. Nous suivons attentivement le défilement des stries blanches sur l’écran légèrement bombé, tantôt de bas en haut, tantôt de haut en bas, tantôt accélérées, tantôt espacées, en bandes serrées ou en bandes plus larges. Soudain, nous entendons le son, puis très vite la mire apparaît, tremblante puis stable. Les réglages de l’image en noir et blanc vont pouvoir être faits : amplitude, luminosité, contraste. Le technicien explique à mon grand-père (il vaut mieux lui que mon père) le rôle des différents boutons, leur réglage en cas de réception défectueuse, notamment à cause du mauvais temps qui agit sur l’émetteur de faible intensité situé sur la Rhune et qui brouille la transmission.

A vingt heures, nous regardons pour la première fois le journal télévisé sur l’unique chaîne. J’en oublie de manger et ma mère est obligée de m’interpeller plusieurs fois – ça va refroidir. Je suis totalement captivé par les reportages qui suivent la première partie du journal qui, elle, s’apparente à de la radio filmée. En effet, nous voyons un homme-tronc débiter les informations en lisant des feuillets placés devant lui.

La fin des informations marque l’heure du coucher.

Les filles : Claudine à Ouargla et Marie-Christine à Bayonne

Je croise le regard de Claudine. Elle bavarde avec ses copines. Sa bouche parle mais ses yeux sont dirigés vers moi dans une pose de tête inclinée. Je sens un léger tressautement dans mon cœur. Daniel a vu le manège. Il donne un coup de coude à Abdul en affichant un air entendu. Il ne leur faut que quelques secondes pour ricaner bêtement. Je les prends par le cou et frotte leur tête l’une contre l’autre.

Claudine me fait un petit signe. Je le lui rends avec un léger haussement d’épaules comme pour dire il faut ce genre de circonstance pour se voir.

[…] Ce bout de trajet passe trop vite, occupé que je suis à parler avec Claudine. Nos mères discourent de choses et d’autres, son père reste attentif à la conduite car nous croisons plusieurs camions lancés à vive allure et qui déplacent de grosses bouffées de poussière.

On nous dépose devant chez nous. Il fait presque nuit. Je suis encore rouge d’émotion de la bise que Claudine a déposée sur ma joue après que sa mère a dit que nous pouvions nous embrasser. Je n’ai pas le temps de regarder fuir les feux rouges de la 403. Nous entrons vite dans la maison. Je me couche épuisé et ravi.

[…]

Marie-Christine me précède, j’avance à pas feutrés ne sachant s’il y a du monde.

  • Pose ton cartable, mes parents ne rentrent pas déjeuner. Je fais chauffer le lait et on ira dans ma chambre. Je veux te montrer le livre que je suis en train de lire, ça devrait te plaire.

Portant le plateau avec deux tasses fumantes de chocolat, elle m’amène au bout du couloir, s’écarte pour me laisser ouvrir la porte de droite, et entre poser le tout sur son bureau. Elle se retourne vers moi en écartant les bras pour embrasser la pièce :

  • As-tu déjà vu une chambre de fille ?

Honte ou désappointement de répondre que non. Elle a un sourire radieux et le visage d’une princesse de conte russe :

  • T’es trop mignon, je te fais un peu marcher. Viens, assieds-toi là. Elle désigne le bord de son lit et attrape un livre sur sa table de nuit.

  • Le voilà, Le désert des Tartares. Je me suis dit, tu es plutôt bon en explication de textes, alors peut-être que tu pourrais m’aider à rédiger une note de lecture ?

Naïveté et présomption, je touche la duplicité des filles. Je dois avoir la tête de circonstance car elle ajoute aussitôt :

  • Ne m’en veux pas. Tu me plais bien en vrai.

Flatterie et mensonge ? Je me montre peu disposé rapport à l’entourloupe mais indécis, les yeux rivés au plancher.

  • Tiens, si tu le fais, je te montre quelque chose que je n’ai jamais montré à personne. Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer !

Silence. Sans attendre ma décision, elle se plante devant moi, me relève doucement le menton d’une main et de l’autre saisit la mienne et la place sous sa robe, haut entre ses cuisses.

Je ressens une douce et lisse chaleur et un battement qui sourd dans ma cage thoracique. J’ai la main qui tremble. Elle la maintient et fermement l’applique à plat sur sa culotte. Je suis tétanisé et emballé.

  • Ce que tu touches, je te le montre… Alors ?

J’aimerais lui dire que déjà c’est inespéré, que déjà je suis prêt à l’aider, que déjà… je voudrais que ça ne s’arrête pas.

Je vais voir pour la première fois. Je fais oui de la tête.

C’est définitivement gravé dans ma mémoire. Elle ôte délicatement sa culotte blanche à festons et maintient sa robe relevée. Elle ne montre aucune gêne, semble plutôt flattée de mon intérêt. J’ai l’impression que tout le sang a afflué sur mes joues. Pas tout car son œil fixe une protubérance qui déforme mon short. Elle est ravie et me le dit. Je rougis encore plus. Pourquoi ai-je le sentiment qu’elle ne le fait pas pour la première fois ? Je garde précieusement le mouchoir qu’elle m’a prêté pour m’essuyer.

La leçon de natation

Qui a copié ou une leçon de vie

La leçon porte sur l’Allemagne de l’Ouest, reliefs, fleuves, climat et régions industrielles. Je l’ai bien étudiée en m’entraînant à reproduire la carte avec les montagnes, les fleuves, les principales villes et industries. Je suis au point. Aussi n’ai-je aucune inquiétude lorsque les guetteurs nous informent que le prof a bien son journal sous le bras, signe précurseur d’interro écrite.

  • Entrez, prenez une feuille de papier double à carreaux, vos stylos et crayons de couleur, cartables fermés et posés au pied de la table, vous avez vingt minutes.

Il s’installe à son bureau et ouvre le journal. Dans la salle, je suis assis au deuxième rang, avec à ma droite Micheléna, lui-même ayant à sa droite Dartiguelongue, dit La Puce pour sa capacité à se faufiler partout et à être là où on ne l’attend pas. Micheléna me pousse du coude pour me faire comprendre qu’il a besoin que je le laisse copier. Je déplace donc mon bras droit et décale ma feuille de manière à ce qu’il ait vue sur ma copie. Je m’aperçois que La Puce en fait autant avec lui. J’ai intérêt à ne pas me tromper sinon l’erreur en triple exemplaire va se voir. L’interro est terminée, le prof ramasse les copies. Et le cours reprend.

La semaine suivante, remise des devoirs. Une fois tous assis, le professeur émet un regard circulaire inquisiteur et lâche :

  • Il y en a deux qui ont copié. Qu’ils se dénoncent et leur punition sera allégée.

Même regard, même panorama d’élèves immobiles avec des inquiétudes chez plusieurs. Je regarde Micheléna qui hausse les épaules, tranquille. Je suis tout à fait serein.

  • Bien. Je rends les notes.

Et il égrène, en partant de la note la plus élevée jusqu’à la plus basse. Dix-huit sur vingt, dix-sept et demi sur vingt, seize sur vingt, douze sur vingt pour La Puce. Là, je m’étonne. Et moi alors ! C’est mon devoir qui a été décliné, j’aurais dû faire partie des tout premiers. Et ça descend. Je commence à me sentir vraiment mal à l’aise. Tout le monde a été nommé sauf Micheléna et moi. On est bons mais je ne comprends pas. Enfin, le professeur se lève en brandissant nos deux feuilles côte à côte portant un magnifique zéro à l’encre rouge. Je suis terriblement vexé d’être ainsi accusé de tricherie. J’en ai des douleurs au plexus. Il s’adresse directement à nous :

  • Saubadine et Micheléna, en vingt ans d’exercice, j’en ai démasqué des tricheurs. Mais comme vous, jamais !

S’adressant aux autres :

  • Savez-vous, messieurs, comment j’ai la certitude que vos deux camarades ont copié ? En fait, je sais lequel a copié sur l’autre.

Large effet de manche, il s’amuse bien. Il met alors les deux feuilles en parallèle et, avec sa main gauche, il désigne à la cantonade les deux cartes de l’Allemagne, l’une tracée de manière précise, conformément à la leçon, l’autre avec des traits hésitants et des localisations parfois aléatoires.

  • Déjà nous avons une piste. Mais c’est seulement une présomption car la leçon a pu être mal apprise et cela ne vaudrait donc pas un zéro. En fait – et là il montre mon devoir, je le reconnais –, nous avons bien en haut, à gauche le nom de SAUBADINE Philippe, avec son écriture. Et ici, brandissant l’autre feuille, nous avons aussi le nom de SAUBADINE Philippe, avec une écriture différente.

Immense éclat de rire dans la salle. Je suis anéanti. Cette espèce d’enclume de Micheléna a copié jusqu’à mon nom. Je le regarde, effondré, il me regarde, hébété.

  • Vous êtes tous les deux punis de deux heures de retenue jeudi prochain. Vous, Saubadine, pour avoir laissé votre voisin copier sur vous ; vous, Micheléna, pour avoir copié et aussi pour votre insondable bêtise.

A la sortie du cours, c’est le rassemblement autour de moi, il y a même les élèves d’à côté qui s’attroupent. Le Gros est plié de rire, Christophe me charrie, l’histoire va faire le tour des quatrièmes. Et Micheléna qui plastronne comme le héros de la journée, narrant son exploit qui lui fait passer la barre mythique des douze heures de colle d’affilée.

Il me faut annoncer la nouvelle à la maison. Ça me parasite le reste de la journée.

Je me confie à Pépé au moment du goûter, avant de le dire à mes parents lorsqu’ils rentreront du travail. Je lui dis que ce n’est pas juste, que le prof aurai dû faire une différence, que je la savais, moi, la leçon. Et quand bien même j’ai laissé copier le voisin, il connaît les risques !

  • C’est vrai, Philou, la vie n’est pas juste mais c’est juste la vie…

Jour de marché avec Pépé

Les fêtes de Bayonne : le corso

Le coup de canon annonçant le départ du corso vient de tonner. Une foule immense et bruyante se presse sur le boulevard Alsace-Lorraine où tous les chars sont rassemblés. Les moteurs des tracteurs tournent au ralenti tandis que chaque banda affectée à un char entame sa musique.

C’est le signal qui éteint toutes les lumières de la ville pour ne voir que les illuminations du corso. Il est ouvert par la retraite au flambeau du 1er rpima de la Citadelle dont les torches brandies par une rangée de militaires de chaque côté de la fanfare repoussent les curieux qui s’approchent trop près du défilé.

Dans la semaine, Pépé ne s’en est pas laisser conter et est allé au Comptoir Electro-Basque, le temple des fournitures électriques, pour remédier au fonctionnement intermittent de ce satané courant. Le coup de la dynamo, c’était pour me faire plaisir. Lorsqu’il a annoncé à ma mère que je serai sur le char de l’Amicale laïque Jean d’Amou, elle a fait la moue – celle qui signifie que j’ai manœuvré en douce pour arriver à mes fins. Je prends l’air de celui qui n’a rien fait pour.

Les femmes de l’Amicale m’ont confectionné un habit de martien dans du tissu vert pomme et affublé de collants de la même couleur. Je suis muni d’un pistolet à eau pour arroser la foule depuis la plate-forme dont le décor imite le sol de la planète rouge. Vert et rouge, les couleurs de la ville de Bayonne, nous sommes dans les tons.

Pépé m’a simplement placé de manière à ce que je puisse vite actionner le courant de secours au cas où… Lui, il est à l’arrière du tracteur, en observation. Notre char, qui figure en sixième position, s’ébranle alors que le premier a atteint le milieu du pont Saint-Esprit. Je ne distingue que le haut tellement il semble happé par la marée humaine. Avec mes acolytes, nous procédons à des essais de remplissage de nos pistolets intersidéraux car, tout au long du trajet, il nous faudra abondamment envoyer des jets d’eau et savoir nous ravitailler sans temps mort en serpentins.

Nous avançons lentement pour laisser les gens admirer la création et surtout nous bombarder de poignées de confettis et attraper les rouleaux de serpentins que nous leur jetons. Arrivés au bout du pont, le sol est jonché de confettis et notre décor est zébré de centaines de cotillons colorés. A notre tour, nous utilisons le canon à projectiles en papier mâché. Les enfants hurlent en se réfugiant derrière les adultes lorsque nous les arrosons copieusement. Jusqu’ici, tout va bien. Les musiciens qui nous précèdent sont, eux, déguisés en barres chocolatées Mars et remportent un vif succès. Pas autant que les filles en farandole autour du char interpellées par des « tu es à croquer » et le très attendu « j’ai les noisettes ! »

L’animateur qui commente chaque apparition de char annonce notre passage devant la tribune où se tient le jury. Celui-ci est composé des invités officiels qui ont lancé les clefs de la ville le jour de l’ouverture des fêtes et de quelques personnalités locales. Après le second défilé du lendemain, il établira le palmarès du corso. Et tous les bénévoles qui ont œuvré pendant des semaines entières en donnant le meilleur d’eux-mêmes sont sensibles à cette reconnaissance. Moi, je m’amuse comme un petit fou en courant d’un bout à l’autre de la plate-forme, distribuant à qui mieux-mieux jets d’eau, confettis, serpentins. Je suis en nage dans mes collants. Tout d’un coup, juste après être passé devant la mairie, j’entends dans le brouhaha « Hé ho, Saubs !, Hé !!! » Je vois le Gros hilare, frénétique, le foulard rouge pantelant. Il met ses mains en porte-voix et articule en se maintenant à côté du char :

  • A.près.le.cor.so.tu.vi.ens.aux.au.tos.tam.pon.neu.ses ?

Je fais non de la tête et frappe mon poignet gauche de mon index, signe que l’heure sera trop tardive. Je lui envoie tout un paquet de serpentins qu’il attrape à la volée. Coup de pouce en l’air et il disparaît dans la bousculade.

Les fêtes de Bayonne : la course de vaches

Les travées qui entourent l’aire des courses de vache sont pleines. Avec mon père, nous nous frayons un chemin pour atteindre des places à l’ombre encore disponibles. Le soleil tape et le sable abondamment répandu sur le goudron de la place Saint-André renvoie une chaleur étouffante.

Dans l’arène improvisée, des centaines de personnes, jeunes et moins jeunes, attendent patiemment le premier lâcher de la vachette. Un groupe organisé se tient proche de la sortie du toril. Il dispose d’un grand sac en jute bourré de son que le meneur, généralement le plus costaud, maîtrise à l’aide d’une barre en bois traversante. C’est le coup "arrêt buffet". Il est aidé par toute la bande qui s’accroche à lui, en file indienne, pour former un bloc de choc. Et choc, il y a.

A peine la porte du toril ouverte, la vachette jaillit, robe noire et larges cornes bouchonnées, et fonce tête baissée dans l’obstacle. L’assaut soulève le sac et celui qui le tient, renverse les trois ou quatre suivants tandis que le reste, déséquilibré, s’éparpille. La foule applaudit la charge et hurle aux jeunes de recommencer. La coursière se déplace par accélérations successives avec des changements prompts de direction, prenant à revers qui croyait s’en être sorti, encornant le quadra pas assez vif ou l’ado téméraire. Elle tourne autour des arbres attirée par des gestes provocateurs, frôle les corps, distribue de violents ramponneaux à ceux qui tombent à terre. Le geste à faire lorsqu’on ne peut plus s’échapper consiste à s’étendre sur le sol, mains sur la tête, et à rester parfaitement immobile.

Abandonnant sa victime, la vache se précipite en direction de deux garçons qui se sont assis autour d‘une table pliante comme s’ils prenaient l’apéritif. L’œil aux aguets, ils bondissent de leurs chaises juste avant que la coursière ne fasse voltiger la table et la piétine. C’est une agressive. De l’endroit où nous sommes, nous ne voyons pas toute l’arène mais les nets mouvements de foule suffisent à repérer où évolue l’animal. Tout d’un coup, nous entendons une clameur de surprise : il est entré dans le Bar des Pyrénées, provoquant l’expulsion immédiate des consommateurs par les fenêtres. C’est excellent ! Par moments, il s’arrête, naseaux relevés humant l’air, puis secoue plusieurs fois la tête de droite et de gauche, s’élance, vire sous l’effet de l’agitation de capes ou de simples tee-shirts, fait volte-face. Cris de surprise, cris de frayeur, cris de joie. Je me régale. Soudain, à la troisième vachette, mon père a un sursaut. Je le vois se crisper, le regard fixé sur un solide gaillard qui se tient juste à la sortie du toril, une chaise à la main.

  • Bon sang, mais c’est Flauzins ! Mais qu’est-ce qu’il fout là ?!

Très logique, je réponds :

  • Il va castagner la vache.

Il se lève d’un coup, m’appuie sur l’épaule en me disant de ne pas bouger et dévale la tribune en direction de l’arène. Agile, il saute par-dessus la barrière, court vers son ami en agitant les bras pour attirer son attention. Peine perdue, l’autre est solidement campé sur ses jambes légèrement écartées, les muscles du cou tendus, les biceps gonflés sous la tension. La cloche retentit et l’animal sort. Trop tard ! Il n’a pas le temps d’abaisser la chaise qu’il est emporté dans le berceau des cornes. J’entends le bruit sourd jusqu’ici.

La foule s’est tue. Puis elle se remet à vrombir lorsque Flauzins, qui a réussi à s’accrocher à l’animal, tente de ne pas glisser davantage sous la bête au prix d’un effort visible. Papa les voit passer ainsi à quelques mètres. Avec quelques coureurs, il essaie de saisir la queue de la vache pour la stabiliser le temps que son copain s’échappe. Inutile, elle est au mieux de sa forme et se venge peut-être des avanies subies dans d’autres arènes. Au troisième tour de piste, la foule, oubliant l’exploit du militaire pour se maintenir, enchaîne les ole ! ole ! à chaque passage. Je cherche pour voir où est mon père. Disparu dans la foule. Enfin, l’animal, essoufflé de transporter une charge de pas loin de quatre-vingt-dix kilos, s’abat sur ses pattes antérieures, le mufle posé sur le torse de Flauzins. Il y a des imbéciles qui continuent de l’exciter.

Je vois mon père qui les bouscule et s’approche du curieux attelage. Il parle en indiquant à son copain par un geste très mesuré de se laisser glisser tout doucement à terre en lâchant progressivement la prise autour des cornes. Ce qui est fait. Libérée du poids, la vache repart de l’avant en piétinant le malheureux sous ses sabots.

Explications et résultat : une fois à l’infirmerie des courses, et malgré la douleur qui le vrille sur le lit de camp, Flauzins indique à mon père avoir fait le pari avec trois inconnus rencontrés dans un bistro, qu’il assommerait la vachette.

  • Tu parles qu’ils t’ont vu venir.

  • Ouais, c’est c.. !

L’apprentissage du piano

Première connaissance avec la mort

Pépé est mort

Je sais qu’il est malade depuis quelques mois. Mais mon insouciance et ma foi en son existence font qu’il m’est impensable qu’il puisse mourir. Pas mon grand-père. N’importe qui d’autre mais pas lui. Plusieurs médecins sont à son chevet dont celui qui exerçait à Ouargla et que mes parents ont retrouvé installé à Bayonne. Lorsqu’il m’a vu, il m’a dit :

  • Tu ne sais pas mais tu as failli naître au Sahara. Ta mère avait laissé passer la date limite pour voyager.

Et, se tournant vers Papa : « quand je pense que j’ai établi un certificat de grossesse antidaté d’un mois pour permettre à Ninou de prendre l’avion… »

On me laisse volontairement ignorant de l’état de gravité de Pépé et de la maladie dont il est atteint. Il est alité dans une des chambres à l’étage. Quand on m’autorise à le voir, la pénombre et le silence m’inquiètent. A son visage émacié et devenu ridé, je me rends compte qu’il a beaucoup maigri et qu’il souffre. J’approche ma main de la sienne qui repose sur le drap. Elle est sans force cette main qui a tellement œuvré, façonné, créé. Sa moustache est devenue grise et ne fait plus qu’un mince trait au-dessus de ses lèvres bleuies. Ses yeux ont reflué au fond de leur cavité, taches claires aux cernes noirs. Chaque fois, ça me broie. Ce n’est pas juste… je pense à sa phrase sur la vie.

Le traitement qu’il prend pour lutter contre le cancer, puisque j’ai fini par l’entendre, ne le soulage pas. Il semble avoir un peu de répit dans la journée, dit ma marraine qui est présente, mais les nuits sont dures. Des fois, j’entends de ma chambre, qui se trouve au rez-de-chaussée et à l’opposé, ses plaintes et les déplacements de ma mère qui dort sur le même palier. Parfois, ma tante vient aussi, laissant mon oncle s’occuper d’Alain et de Jean-Marc, mes deux cousins. Quant à mon frère Didier, il est encore trop petit pour comprendre.

  • Dis, maman, quand est-ce qu’il va guérir Pépé ?

Cette question me taraude. Ce n’est pas possible qu’il me laisse comme ça, sans raison. Qu’il m’abandonne avant que je sois grand alors qu’il a encore des tas de choses à m’apprendre. Il doit m’expliquer comment monter un transformateur en parallèle sur mon circuit de train ; comment réparer le moulin à vent qu’il a fabriqué et dont les pales s’illuminent avec des petites ampoules multicolores ; comment faire une petite soudure pour assembler des tiges en métal. Et puis pour le char de l’Amicale, pour les fêtes du quartier, pour le Rail bayonnais, pour tous ceux qui font appel à lui ? Je n’ai pas fait ma première communion mais je prie fortement le petit Jésus de ne pas m’enlever mon grand-père. Oui, il est anticlérical. Oui il est militant de gauche. Et alors ? Ne nous a-t-on pas dit que nous étions tous fils de Dieu ? Je m’en tords les doigts de chagrin. Une autre fois je suis en colère contre ce Dieu qui permet une telle injustice. Puisqu’il voit tout, il sait que Pépé est quelqu’un de gentil, de généreux, il est même contre la guerre pour que les gens ne se tuent pas, pour que les familles ne pleurent plus, pour que l’humanité ne soit plus soumise aux atrocités. Là aussi, je m’interroge sur le divin omniscient. Et ça me fait désespérer.

Tout le monde est en noir à la maison. On a tendu un grand crêpe au-dessus de la porte d’entrée et les proches, amis, voisins viennent rendre leurs hommages. Le cercueil est exposé dans la salle à manger dont la table a été retirée. Chacun se recueille devant le catafalque, les femmes en légers ou gros pleurs, les hommes tendus d’émotion. Mon frère et moi sommes envoyés chez mes cousins le temps de procéder à l’inhumation au cimetière Saint-Etienne, sur les hauts de Bayonne.

On me dit qu’énormément de monde s’est déplacé, avec des grands pontes des chemins de fer, des conseillers municipaux, des représentants syndicaux régionaux. Même monsieur le curé a modéré son homélie comme en hommage au républicanisme de mon grand-père.

Quand le gendarme ne rit pas…

Mon père et son pote Le Dab m’amènent avec eux sur le site de Brise-Lames d’où l’on peut voir les travaux de la digue nord qui ont commencé.

Nous voilà partis dans la voiture du Dab, mon père devant et moi assis à l’arrière. Arrivés au rond-point du pont Saint-Esprit, le policier qui règle la circulation se tient impérial dans sa pèlerine, bâton blanc en main et sifflet à la bouche. Le Dab est tellement occupé à blaguer avec mon père qu’il ne voit qu’au dernier moment le bras levé du policier nous faisant signe de nous arrêter pour laisser passer les véhicules venant de la droite. Il stoppe net, manquant de caler, et descend sa vitre. Il voit alors le visage apoplectique du policier, la bouche ouverte ayant laissé tomber le sifflet, les yeux agrandis, le visage grimaçant.

  • Excusez-moi, monsieur l’Agent, je ne vous avais pas vu…

A l’expression de l’agent, je déduis qu’il faut être complètement aveugle ou animé d’une intention de nuire pour oser cette excuse. Mais il y a autre chose. Sous son képi, son front est couvert de sueur. Il articule avec peine :

  • Vous roulez sur ma chaussure.

J’étouffe mon envie de rire, mais pas Le Dab. La roue est toujours sur le pied, le policier s’énerve sous la douleur et le ridicule de la situation. Privée de son autorité, la circulation devient problématique. Compatissant, Le Dab dégage en reculant légèrement, ce qui rend ipso facto sa liberté de mouvement au policier. En claudiquant, il nous fait stationner en retrait et se dirige vers la fourgonnette pie arrêté à l’angle de la rue de l’Eglise. Un de ses collègues va le suppléer au carrefour.

  • Je crois qu’on va prendre, murmure Le Dab

  • Donne-moi ton permis, les papiers de la caisse et laisse-moi faire, dit mon père, en sortant de la voiture.

Il se dirige vers la fourgonnette, tout sourire. L’agent de la circulation, lui, ne rit pas du tout. Il a sorti son carnet à souches et revient vers nous. Mon père l’intercepte et nous les voyons repartir vers le véhicule pie. Sans la bande-son, nous assistons à la vérification des papiers par le fonctionnaire, supposons que mon père fait des excuses, voyons que la discussion s’anime et, soudain, détente et chaleureuse poignée de mains. Papa revient dans la voiture et s’installe. Tête du Dab, plutôt surpris. Air malicieux de mon père.

  • C’est réglé, pas de poursuite.

  • Qu’est-ce que c’est le truc ? parce que ça m’intéresse bougrement !

  • J’ai remarqué au revers de sa tunique l’insigne de la Compagnie de gendarmerie des Oasis. Figure-toi qu’il y a fait son service et que je connais certains de ses anciens camarades.

Le policier nous rejoint et rend les papiers par la vitre ouverte côté conducteur. Un merci grommelé par Le Dab qui remonte la vitre en même temps qu’il démarre… coinçant le haut de la pèlerine… et le flic est obligé de se mettre à courir la joue appuyée contre la vitre… provoquant la chute du képi. Re-fureur du policier qui tempête tout en essayant d’ouvrir la portière. J’ai mal aux côtes de rire et les larmes aux yeux.

Sans perdre son sang-froid, Le Dab descend la vitre juste pour délivrer la cape et accélère brutalement. Je vois furtivement une bouche ouverte, un regard ébahi. Un appui sur l’aile arrière puis plus rien. Je me retourne, le policier fait un demi-tour sur lui-même et parvient de justesse à se maintenir en équilibre.

Nous sommes déjà au beau milieu du pont. Sauvés.

Quelques fous-rires plus tard, Papa se rend compte qu’il est désormais repéré. D’autant que la caserne se trouve boulevard Jean d’Amou, à deux pas de chez nous.

  • Tu t’en fous, toi Le Dab ! mais moi je passe par ici tous les jours pour aller travailler. J’aurai intérêt à raser le trottoir… Mais on a bien rigolé, hein ?!, fait-il en me regardant. Et Le Dab d’ajouter :

  • Entre le fourgon pie et la pèlerine hirondelle, ils font vraiment dans les volatiles les poulets !

Là j’ai vraiment mal aux côtes.

La digue, les Forges, l’orage

Nous nous arrêtons sur la berge sablonneuse qui précède d’environ cinq cents mètres l’entrée du port. J’aime le panorama qu’offre l’Adour à cet endroit. En regardant vers l’Océan, la rive gauche s’étire le long d’un large passage en pierre monté sur des arcades qui rejoint l’embouchure au niveau de la patinoire. Je peux distinguer la flèche de la grue Titan en train de manœuvrer pour la construction de la digue nord. Plus bas, dans une anse, le soufre arrive de Lacq par la voie ferrée et est stocké sous forme de plateaux pyramidaux à escaliers. En face, côté du Boucau et de Tarnos, se trouve le port industriel avec ses immenses silos à maïs, ses hautes grues de chargement, l’aciérie, les hangars de produits chimiques. Et surtout, les Forges de l’Adour pointent orgueilleusement leurs hauts-fourneaux.

J’ai entendu, par mon grand-père, l’histoire de la dure grève de 1930 – avec pour la première fois en France l’occupation d’une usine par les ouvriers – et du déclin inéluctable de cette "sidérurgie sur l’eau" malgré la mécanisation du laminoir. Il paraît que les Forges vont définitivement fermer.

Le temps est en train de tourner. Le vent du sud fait place au vent d’ouest, annonciateur de pluie. L’orage enveloppe soudain les bâtiments, la tempête ploie les genêts, les pêcheurs ne sont plus que des silhouettes tremblantes sous la bourrasque soudaine.

La tête rentrée dans les épaules, nous courons vers la voiture. L’asphalte chaud laisse échapper des fumées furtives sous l’assaut de l’averse. Une fois à l’abri, nous entendons crépiter violemment la pluie sur la tôle, couvrant nos exclamations. Les essuie-glaces qui peinent à évacuer l’eau sur le pare-brise et la buée intérieure diminuent la visibilité. Nous roulons prudemment afin d’éviter l’aquaplanage.

Nous rentrons à la maison.

J’ai une rédaction à faire pour lundi prochain. L’énoncé est le suivant : "Décrivez la profession que vous aimeriez exercer à l’avenir. Quelles seraient vos responsabilités ? Quels seraient les avantages et les inconvénients du travail que vous feriez ? A votre avis, quelles qualités avez-vous qui conviennent à cette profession ?" Je pense aussitôt à chef d’orchestre. Diriger un orchestre symphonique, communier avec les solistes, maîtriser l’œuvre, soulever l’émotion, faire vibrer la salle. Les qualités ? Une immense mémoire pour connaître tous les pupitres, posséder le registre de Furwängler et le charisme de Maazel, enfin le désir de faire partager ma passion. Mais je m’égare, à part la dernière, je n’ai aucune de ces qualités. Pilote d’avion, voilà ce qui me convient. Les voyages que j’ai effectués à bord du Breguet Deux-ponts, du Fokker, du Constellation m’apportent certaines connaissances : j’ai été admis dans la cabine de pilotage du Constellation lors d’un retour sur Alger. J’ai retenu le palonnier, le compas, les cadrans d’instrumentation, les manettes des moteurs et le pilotage automatique. Le commandant de bord m’a expliqué le check-up, les annonces en cours de vol, les liaisons avec les tours de contrôle. Avec ça, je vais les épater ! Sans oublier les escales dans les capitales du monde entier, les grands hôtels, le prestige du métier.

Je m’installe sur la terrasse couverte. J’aime bien lire ou travailler sur la table verte en fer forgé lorsqu’il pleut et que la température le permet. Justement, la pluie recommence à tomber sur le toit en verre. Je suis obligé de reculer un peu la table car le vent pousse par à-coups quelques fines gouttes qui viennent s’écraser sur mon brouillon.

Les bons copains

Avec Patrik (le Gros pour les intimes), Jean-Louis (dit Zize), Guy et Robert, nous formons l’ossature d’une très bonne équipe scolaire de football. Au point que le Gros, qui joue déjà aux Croisés de Saint-André, veut que je le rejoigne dans cette équipe pour le début de la saison. J’annonce ça à la maison.

  • Tu entres en troisième, une année charnière qui va décider de ton orientation.

  • De plus, il y a l’examen du bepc.

  • Et tu dois continuer le piano.

  • Ça lui ferait peut-être du bien…

Cet avis rompt la litanie. Je regarde ma mère qui ajoute :

  • Il est en pleine croissance et le docteur pense qu’une activité sportive serait propice à son développement. Alors, pourquoi pas le football ?

S’adressant à moi :

  • A condition que tu promettes de continuer à bûcher sérieusement !

J’explique aussitôt comment ça va se passer : il y a deux entraînements par semaine le soir à dix-huit heures et un match tous les dimanches, si je suis retenu dans l’équipe. Il faut prendre la licence…

Je n’ai pas fini que mon père bondit :

  • Ah non, alors ! Pas de fil à la patte !

Cette opposition me surprend d’autant que mon père a pratiqué assidûment ce sport lorsqu’il était militaire.

  • Mais… sans licence, je ne peux pas disputer de match officiel ?!

  • Débrouille-toi comme tu veux, je ne signerai pas de licence. Ni maman d’ailleurs.

  • Il a bien dit « débrouille-toi », ton vieux ?! articule le Gros lorsque je lui raconte l’épisode de la licence. Bon, on va aviser….

  • Tu ne penses pas à… ?

  • Si, je ne vois que cette solution. Procure-toi la signature de ton père, je vais m’exercer…

Me prenant amicalement par l’épaule :

  • Saubs, mon ami, tu pourras jouer !

Apprentissage dans un garage

Il va y avoir de la bagarre

Je suis rejoint dans ma classe par des petits snobinards fils de médecins, de dentistes, d’avocats, de notaires, de pharmaciens, de riches boutiquiers qui forment un clan condescendant et prétentieux. Ils s’essaient avec affectation au LSD pour montrer qu’ils sont dans le coup du mouvement psychédélique. C’est pétards et compagnie, les plus tenaces finiront par se cramer le cerveau. Nous, avec les copains, ce qu’on en retient c’est davantage la musique et la fabuleuse pochette du non moins fabuleux disque des Beatles Sgt. Pepper lonely Hearts Club Band.

Ils me font sentir que je ne suis pas des leurs. Un matin, je trouve sur mon cartable un bout de papier anonyme m’intimant, si je ne suis pas un lâche, de descendre à pied à la sortie et de me rendre dans le parc abandonné du château de Marracq. Ça y est, les hostilités franches sont ouvertes.

A la pause, je mets Patrik au courant. Si c’est un contre un, pas de problème. Mais, pour les avoir observés, je n’exclus pas le guet-apens. Mes copains se tiendront donc prêts mais en retrait. Je sais que le Gros est un fin stratège quand il s’agit de coup fourré.

A la sonnerie, je me dirige vers le bas de la rue et oblique sur la droite par le sentier des hautes herbes qui mène aux ruines du château. Je suis le premier, très vite rejoint par mes adversaires qui ont rameuté des complices venus de Saint-Bernard. Au total, ils sont sept avec un aîné dont la corpulence me fait penser qu’il est en terminale. C’est d’ailleurs lui qui m’apostrophe :

  • Alors, petit branleur, c’est toi qui em…. mon petit frère ?

Sourire narquois dudit petit frère et ricanement des autres.

Il me dépasse d’une bonne tête. Je dis de ma voix forte qui porte :

  • Et toi, tu es le frère du lâche ?

L’interpellé blêmit et esquisse un pas vers moi. Retenu par le frère qui s’avance.

  • On va voir qui est lâche !

Je me mets en position pour recevoir l’assaut quand j’entends :

  • C’est bon, Saubs, on est là !

Mes copains apparaissent accompagnés par deux juniors de l’équipe de football. Six contre sept, le combat s’équilibre. Face à l’intrusion, mon adversaire s’est figé. D’une victoire supposée aisée il passe à un engagement très risqué. D’autant qu’il dévisage avec inquiétude l’un des nôtres, un râblé avec un cou de taureau.

  • Tu serais pas boxeur au Cercle ?

  • Affirmatif, mec !

Calme et concis. On entend les insectes bruire dans les herbes et, en contrebas, la circulation intermittente des véhicules. J’attends toujours en position. Le Gros, soucieux d’apaiser les choses, intervient :

  • Je pense qu’il nous faut revenir aux fondamentaux, à savoir Saubs est convoqué ici pour régler une affaire en tête à tête avec Fagnel junior. Soit ça se passe entre eux, soit on dérouille la mandoline.

Regard circulaire.

Je décrispe mes poings histoire de dégourdir les doigts. C’est que j’ai les phalanges qui commencent à blanchir.

C’est le boxeur qui rompt le silence en frappant son poing droit dans la paume de sa main gauche :

  • Bon, on tape ?

  • Sois pas frénétique, Bison, dit le Gros avec un regard circulaire dans le sens inverse, on est comme qui dirait en phase de réflexion… Bon, voici ce que l’on va faire : lui – en me désignant – a été provoqué par lui – en désignant Fagnel junior. Donc lui (moi en l’occurrence) a droit à des excuses et autant que lui (re-l’autre) les fasse maintenant.

Mouvement désapprobateur chez les snobinards, mais léger, tout léger. Encore quelques secondes pour sauver la face et Fagnel senior s’entremet en tordant la bouche :

  • C’est bon. Armand, viens ici et excuse-toi.

En haussant les sourcils vers son frère comme pour confirmer c’est sûr ?, Armand s’avance vers moi en traînant symboliquement des pieds et prononce ses excuses. Brèves mais elles ont le mérite d’exister.

  • Alors, on tape ?

  • Non Bison, c’est clos…

  •  ??

  • C’est fini fi-ni, F.I.N.I. Allez, viens, on va se jeter une bière chez Toni.

Je regarde bien les mecs de ma classe dans les yeux pour leur signifier la fin de leurs singeries. Les fronts sont renfrognés mais le message est passé

Bien, Je n’ai plus qu’à rentrer à la maison fissa, fissa.

A bord d’un vraquier

J’ai besoin et envie d’une mobylette pour pouvoir aller à la plage de la Chambre d’Amour avec mes copains et me déplacer plus rapidement et plus loin.

  • Qu’à cela ne tienne, dit mon père, tu travailles cet été pour te la payer.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Grâce à mon père qui connaît M. Forgues par l’association des Médaillés militaires, je suis accepté pendant un mois et demi chez les courtiers maritimes Duverdier & Forgues.

En route pour le port de l’autre côté de l’Adour, Alfaro (le factotum des armateurs) m’explique que nous allons faire une double opération à bord d’un vraquier panaméen qui vient d’accoster. D’abord soumettre le manifeste de déchargement du minerai de fer au service des douanes, puis contrôler les quantités à débarquer avec la société acheteuse, enfin s’assurer de la date de chargement des engrais à destination de Rotterdam une fois les cales nettoyées.

Nous devons également nous assurer que le règlement des redevances dues sur la catégorie du bateau et sur les marchandises est en ordre. Le cargo est prévu reprendre la mer dans six jours sous réserve des conditions de marée et de courant. En effet, il s’agit d’un port d’estuaire qui subit un marnage important et surtout les eaux du fleuve et les vagues de l’océan produisent des remous violents que la digue récemment édifiée peine à canaliser.

Le phénomène de houle peut vite devenir démesuré et contrarier, voire empêcher tout accès ou sortie du port. C’est pourquoi un remorqueur est affecté en permanence pour faciliter le guidage des navires et qu’un pilote aguerri apporte son assistance aux capitaines. Lui seul connaît toutes les conditions et les particularités de navigation, les opérations de dragage en cours, les mouvements des pontons-grues, les hauts fonds et l’emplacement des épaves de bateaux coulés par les Allemands. Sur un clignement d’œil et une tape sur l’épaule, Alfaro me désigne le remorqueur :

  • Ça te dirait d’y aller ?

Ni une, ni deux, je grimpe à bord.

En approche et vus d’en bas, la coque est immense, arrondie, et le pont est très haut. Chaque balancement soulève le remorqueur qui s’est positionné sur le flanc du bateau. La technique consiste à agripper l’échelle de coupée en position haute. J’appréhende l’exercice, mon cœur s’accélère, je raidis mes jambes.

Il ne sert à rien d’évaluer l’amplitude du mouvement ou la régularité de la houle.

Sur un cri du matelot, je me jette sur le cordage, me cogne violemment les genoux et monte en essayant de coordonner l’avancée des bras et la pose des pieds, sans regarder en bas. Toute pensée s’arrête hors celle d’accéder au bastingage.

Enfin deux solides bras m’aident à me hisser par-dessus le parapet. Je prends pied un peu déboussolé, les jambes flageolantes mais heureux.

Je rejoins le pilote qui a pris place à la barre sur le tillac. Les ordres donnés pour la manœuvre sont clairs et précis. Nous remontons à très petite vitesse jusqu’à l’emplacement de l’abordage. J’ai une vue dominante sur les installations portuaires à bâbord et sur le stockage de soufre et les berges des allées marines à tribord. La vision n’est pas ordinaire entre le tangage qui me fait voir alternativement le haut et le bas du quai, et le roulis qui fait osciller le pont à l’horizon.

A l’approche du quai, le pilote inverse le moteur pour amorcer un demi-tour. Puis il laisse la poupe légèrement dériver avec l’aide du courant favorable et réenclenche le diesel pour venir s’arrimer au ponton. Du grand art. Une fois à terre, Alfaro tend son pouce vers le haut en signe de félicitation et de fierté.

Ma deuxième cuite

La mixité au lycée et mai 68

Une histoire de prénoms

Une fin d’après-midi à la maison, alors que Marylène m’écoute en train de répéter un morceau au piano, mon père entre au salon et nous propose de prendre un apéritif tous ensemble avec maman. Il raconte alors quelques anecdotes sur notre séjour au Sahara, mes escapades dans la palmeraie, mes bagarres à l’école, mes virées dans le souk, ma première cuite, agrémentés de toute une imagerie désopilante.

  • Vous le voyez aujourd’hui calme et posé mais c’était un sacré garnement…

  • Il avait de qui tenir, interrompt ma mère, et puis il fallait bien qu’il s’affirme.

  • Oui, et son grand-père qui pansait plaies et bosses des gamins du quartier. Un sparadrap par ci, du mercurochrome par là, un véritable hôpital de campagne !

J’avais un peu oublié tout ça, j’en souris avec un peu de nostalgie. J’espère que ça ne va pas tourner au panégyrique, ni à la guignolade.

  • Vous devez savoir que Philou n’est pas très expansif, précise ma mère, surtout pour parler de lui, et qu’un secret est un secret. Vous pensez bien qu’il ne nous dit pas grand-chose sur vous mais il suffit de l’observer pour comprendre que vous comptez énormément pour lui…

  • Maman, s’il te plaît, elle le sait.

Je pense que j’ai rougi. Marylène me regarde, un rien moqueuse :

  • Ça, je le sais, il est même parfois un peu exclusif. Mais il est tellement attentionné et cultivé, c’est ce qui fait sa séduction.

Je ne sais plus où me mettre. Ses aveux me troublent. En riant, mon père reprend :

  • Ce que vous ne savez pas, et Philou non plus d’ailleurs, c’est qu’il a failli avoir des prénoms prestigieux, voire héroïques.

Silence pour ménager son effet.

  • Oui, Philippe en premier prénom, tout le monde était d’accord. Pour les prénoms secondaires, il y avait les tenants pour Auguste. Philippe-Auguste, c’est royal ! Et pour parfaire une lourde hérédité, tonton Chaix, qui est son parrain et dont la famille est issue de haute Provence, a proposé César. Philippe Auguste César ! Le berceau croulait sous l’histoire, je me voyais tel Henri IV lui appliquer sur les lèvres un zeste de piment rouge à la place de la gousse d’ail et une goutte d’Irouléguy au lieu de Jurançon.

  • Heureusement, intervient ma mère, j’ai pensé qu’un tel fardeau serait difficile à porter et j’entendais d’ici les réflexions du genre il se croit sorti de la cuisse de Jupiter ou avec ces prénoms, le Roi n’est pas son cousin. Je ne veux pas dire par là que j’avais des doutes sur sa capacité de réussite, mais l’exposition aurait pu se révéler néfaste. Nous avons donc choisi André comme son grand-père maternel et Pierre comme son grand-père paternel et beaucoup d’autres ascendants.

  • Un peu banal quand même, soupire mon père qui aime bien que l’on sorte du vulgum pecus.

Mauvais coup de foudre

Nostalgie

Comme chaque été, mes parents et leurs amis organisent leur soirée méchoui dans le restaurant Le Marabah tenu par un couple de pieds-noirs. L’opération nécessite le choix d’un beau mouton, ce dont se charge mon père, et la mobilisation du harki, vieille connaissance du Dab, qui s’occupe du creusement de la fosse qui accueillera les braises et de l’implantation des supports de la broche.

Nous sommes une bonne trentaine de convives par une chaude soirée d’août. Les amis de mes parents me font la grâce de ne pas remarquer que, cette année, je suis (désespérément) seul. Je retrouve la garde rapprochée de mon père avec Pilou, aussi large que haut qui roule de bâbord à tribord, le Dab bien sûr qui a entraîné mon père au Yacht Club Adour Atlantique, Albert Chaix, le frère aîné du couturier Bernard, qui vient de faire la très proche connaissance de Tonie, amie de ma mère, Pierrette et sa sœur Mimi. Et beaucoup d’autres, jeunes ou plus âgés, que je retrouve avec plaisir.

Whisky, champagne et Sidi Brahim coulent à flots dans une odeur de viande grillée qui me renvoie à Ouargla. L’année avant, j’avais moi-même préparé l’assiette de Marylène en détachant avec mes doigts la viande dorée et brûlante et en disposant les brochettes de mel’fouf et la mechouia. Sa douleur rieuse quand elle avait saisi le morceau de mouton à la peau craquante. J’avais soufflé sur ses doigts. C’est sur les miens que je souffle maintenant en essayant de mordre dans la chair. Installés sur les poufs à même le sol autour de grands plateaux de semoule, ça parle fort, s’interpelle, s’envoie des vannes ; les verres ne sont jamais vides, les assiettes non plus. De la musique dansante emplit l’espace et des couples se lancent dans des tangos torrides, des rumbas effrénées, des rocks façon be-bop, des salsas, javas, jerks.

Sur la terrasse, les lampions remuent légèrement sous l’effet d’un petit vent appréciable. Je m’assieds un moment dans un fauteuil en bois à haut dossier, bras ballants sur les accoudoirs. L’air frais fait du bien à mes joues un peu enflammées, mon polo colle, j’ôte mes chaussures. Effet bienfaisant du carrelage sous mes pieds. Je m’absorbe dans la contemplation du ballet des nuages dans le ciel. Leur passage habille furtivement la lune qui semble hésiter à retenir une forme plutôt que l’autre, puis laisse partir les rondes gonflées pour accueillir les fines gazeuses. De temps en temps, ce théâtre d’ombres offre des silhouettes qui finissent par s’effilocher dans des contorsions grotesques ou rigolotes, des visages dont la chevelure finit en barbe et les orbites des yeux en gouffres inquiétants.

L’humidité lève et l’est se teinte d’un rose ténu. Quelques frissons et je rentre dans les odeurs de reliefs, de bouteilles et de tabac froid. Des petits groupes sont éparpillés dans la salle, avachis sur les poufs ou carrément assis par terre, adossés aux moucharabiehs qui ceignent les murs. D’autres discutent fermement du bilan de De Gaulle qui a été désavoué lors du référendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat, mettant fin à ses fonctions ainsi qu’il l’avait annoncé en cas de victoire du non. Très vite, le débat se transporte plusieurs années en arrière avec les bienfaits et le progrès, les bâtisseurs et les profiteurs, les abandons et les lâchetés, les massacres et l’exode. Je n’ai pas envie d’écouter ces arguments et contre-arguments, cette opposition entre les adultes et les plus jeunes. C’est totalement vain. Les morts sont morts, les vivants n’étaient pas attendus, les colons ont été rejetés. La société française paie et paiera encore.

Où je crois que je ne passerai pas mon bac

La préparation militaire supérieure

La rentrée universitaire

Nous débouchons sur une grande esplanade couverte de dalles de béton et ornée d’une immense sculpture qui représente une fontaine pétrifiée. Au bout s’élève, façon temple moderne, l’amphithéâtre dont l’entrée majestueuse est soutenue par des piliers de béton dressés sur une large volée de marches. Impressionnant et beau décor sur le ciel pur.

Dans le hall, des appariteurs essayent de canaliser les étudiants vers les quatre portes à double-battant qui ouvrent sur l’amphithéâtre. Nous en prenons une et là, stupeur : une arène de mille places s’étage en gradin vers l’estrade, loin, loin en bas. Un long bureau et une chaise à roulettes sont installés devant un mur constitué d’un tableau noir en trois volets ouverts. On se regarde un peu estomaqués. C’est bourdonnant, frénétique, excité, balloté, ça monte et ça descend, ça s’interpelle et se bouscule.

J’avise un endroit latéral, dans un arrondi du bas où j‘entraîne mes amies. Nous sommes excentrés mais assis. En regardant vers le haut, je m’aperçois que les marches d’escaliers se remplissent d’étudiants plus ou moins assis. Les filles essaient de rassembler jupes et jambes. C’est un capharnaüm joyeux et débridé.

Derrière l’estrade je vois arriver par une petite porte dérobée un homme qui ressemble à un professeur : âge et tenue. Il jette un regard circulaire sur l’assemblée, ni ému, ni choqué. Personne ne s’en préoccupe, le chambard continue. Il est dix heures et rien n’a véritablement commencé. Puis se fait entendre un bruit sourd de mains tapant sur les rangées de bois en demi-cercle qui enfle au fur et à mesure que l’amphi se tait. Ceux qui sont sur les escaliers frappent des pieds. Le vacarme remplit la salle. Stoïque, le professeur attend, ayant sorti de son cartable un gros volume qu’il a disposé devant lui. Petit à petit, les frappes deviennent rythmées – deux tapes longues sur la table, deux frappes sèches dans les mains et ainsi de suite, de plus en plus fort et de plus en plus vite.

Alors le professeur se redresse et arpente l’estrade de long en levant les bras au-dessus de sa tête dans un salut triomphal.

  • BOURGUIGNON ! boum-boum BOURGUIGNON ! clap-clap hurle la salle en tapant des pieds et des mains. Nous nous y mettons aussi sans savoir ce qu’on dit. C’est la vraie foire. Je me tourne vers le rang de derrière en demandant ce qu’il se passe.

  • C’est Bourguignon, le vice-doyen de la faculté de Droit et de Sciences éco.

  • DANS LE FION ! boum-boum DANS LE FION ! clap-clap rime la salle qui se lève d’un bloc en applaudissant à tout rompre le professeur maintenant juché sur le bureau. Nous restons sidérés devant ce chahut professionnel auquel se prête un personnage considéré d’habitude comme sérieux et dépositaire d’une certaine autorité. Au bout de longues minutes, le vice-doyen arrive à tempérer l’ardeur tandis que les deuxièmes années quittent l’amphithéâtre. Je déduis qu’il s’agit d’une sorte de célébration potache censée montrer aux nouveaux que 68 est passé par là et que nous devrons en transmettre l’esprit et l’héritage.

  • Mon nom est M. Bourguignon, vice-doyen de cette faculté et professeur de microéconomie. Plus vous me ferez bouillir et moins je serai attendri. Ça signifie que la difficulté du sujet d’examen sera proportionnelle au carré de la nuisance. Vous êtes six cent quatre-vingt-dix inscrits en première année. Etant donné les lois de l’évaporation et de la perméabilité, vous perdrez environ cent collègues à la fin du trimestre et autant après les partiels de février. Sur les quatre cent quatre-vingt-dix restants, seule la moitié sera admise en deuxième année. Sachez également que la sélection pour passer en deuxième année se fera sur les mathématiques y compris pour le sujet de microéconomie. Si votre vocation est vacillante, si votre formation n’a pas inclus les maths à forte dose, ne perdez pas votre temps, ni celui de vos camarades et orientez-vous rapidement vers une autre filière. Passé le premier trimestre, ce sera une année gâchée.

Silence d’assimilation des chiffres. Regards concomitants pour repérer les indécis. Une vingtaine de personnes nous quitte.

Puis il ouvre son polycopié et commence la lecture. Vite, je saisis mon bloc papier et tente de prendre des notes. A la troisième phrase, je suis perdu. Une tape sur mon épaule me fait faire un trait. Je me retourne vivement.

  • T’embête pas, dit le gars qui nous avait indiqué le chemin, tu devras acheter son cours à la librairie Montaigne. C’est un classique de la microéconomie et c’est un non moins classique procédé des profs pour faire du fric en plus.

Je hoche la tête. Bienvenue dans le monde de l’université.

Dégagements et noubas

Les exams

Le bonheur revient

Avec Aude, on s’écrit tous les jours et je guette les tournées du matin et de l’après-midi pour récupérer l’enveloppe avec sa large écriture arrondie. Chaque fois c’est le bonheur. Elle m’informe que sa sœur aînée est enceinte pour la troisième fois puisqu’elle a déjà une fille et un garçon qui sont adorables, qu’elle pense beaucoup à moi lorsqu’elle part seule flâner, qu’elle goûte davantage la musique classique, qu’il lui tarde que l’on se retrouve à Bordeaux pour en finir avec les examens… et qu’elle m’aime.

Cet aveu sincère me remue. Je ne veux pas jouer avec ses sentiments, je sens bien que quelque chose progresse dans mon cœur et le circonscrit chaque jour un peu plus. Je suis flatté d’avoir séduit sans intention préméditée cette belle brune, heureux de voir que nos caractères se complètent. Elle déborde de vie et d’enthousiasme, elle est aussi sérieuse que prête à danser et à chanter, elle m’entraîne souvent dans ses fous-rires toniques.

Elle me dit qu’elle vient à Biarritz demain avec sa sœur. Je ne connais pas sa sœur mais je sais qu’elle a veillé sur elle après le décès de leur mère.

Une foule dense en tenue d’été déambule sur la promenade en bordure de plage sur laquelle s’étalent pêle-mêle des Australiens (sodas et planches de surf), des Français (amoncellement de chairs et de jouets), des Anglais (contrastes en rose et blanc), des Espagnols (pique-nique et radio), des groupes d’adolescents (cigarettes et ballon). Et, rythmant le bruit environnant, l’océan dont les vagues chuintent sur le rivage.

Tout en dégustant une pression à la terrasse du café sous les arcades, je guette les passantes qui vont par deux en essayant de distinguer Aude. Je suis un peu anxieux à l’idée de rencontrer sa sœur. Je me suis placé de manière à embrasser la promenade avec un angle de cent quatre-vingts degrés. Avec mes lunettes de soleil et mes mouvements de tête circulaires, je ressemble au dragueur lambda qui matte et évalue les nanas. J’aurais dû prendre un journal, cela m’aurait donné une contenance.

Alors que je balaie l’horizon maritime, je reconnais Aude à son allure souple et élancée. Elle porte une jupe légère en lin blanc que le contre-jour affleure et le corsage imprimé avec des toucans que j’aime beaucoup. Non parce qu’il est échancré mais parce que les coloris sont en harmonie avec ses yeux. Elle donne le bras à une femme d’une trentaine d’années et tient une petite fille par la main. Je me lève pour me signaler, elles convergent vers ma table. J’ai comme une boule à l’estomac.

Aude m’embrasse et me présente sa sœur Amaïa et sa nièce Laure.

  • Alors, vous êtes le fiancé, dit Amaïa en me serrant la main.

J’opine en souriant et je crois rougir un peu. Elle est aussi grande qu’Aude et sa taille, qui aurait pu être aussi mince, présente les prémices de la grossesse. Son expression est douce malgré les signes d’une usure prématurée. Des ridules apparaissent au coin des yeux et des rides soucieuses marquent son front. La petite, elle, me dévisage avec curiosité et intérêt, sans un mot.

Elles s’installent. Nous entamons la conversation par notre année de fac réussie et notre entente opportune et un peu plus qu’harmonieuse. Nous évoquons quelques anecdotes qui rendent compte des conditions d’études et des bons moments partagés. Je sais qu’Amaïa m’observe et que, même si Aude est majeure, son opinion a valeur de verdict.

Employés deux mois d’été dans un camping

Animations et servitudes

Des rencontres édifiantes

Une drôle de disparition

Vendredi matin, c’est le branle-bas de combat. La veille, tout le monde a regagné sa chambre et, Aude est formelle, Gertrud aussi. Mais ce matin, pas de Gertrud au petit-déjeuner. Je dis aux autres que je vais essayer de la trouver avant que Jean ne s’en aperçoive.

Je file illico chez les deux Hollandais qui affirment, rigolards, ne pas l’avoir vue cette fois. Tant pis pour leur vie privée, je pénètre dans leur tente. Pas de Gertrud. Excuses rapides et inquiétude : avec qui peut-elle bien être ? Je fais rapidement le tour des tentes de jeunes en posant la question. Aucun ne sait. Je pense à Bogoss : lui non plus. Bon sang, où est-elle cette étourdie ?! Je reviens en vitesse à son bungalow espérant qu’elle y serait revenue entre-temps. Personne. Retour dans la salle du petit-déjeuner, Jean laisse éclater sa colère.

  • Pas la peine de la couvrir ! (personne n’a envie de relever l’incongruité involontaire). Quand je l’aurais retrouvée cette garce, c’est retour maison avec pertes et fracas, c’est moi qui vous le dis. Nom de Dieu de nom de Dieu ! mais quelle p… ! Bon, toi et Bogoss… à propos, t’es allé le voir ? Oui ? Bon. On le prend en passant et à nous trois on ratisse le camp en espérant qu’elle ne s’est pas taillée dehors. On fait très vite avant de prévenir les gendarmes, on ne sait jamais qu’elle ait été violée quelque part ! Et vous, les filles à l’accueil, interrogez banalement les gens. Pas la peine d’affoler les mères de famille.

On se partage les zones. Au bout d’une heure, je ne la trouve pas, Bogoss itou. Nous nous rapatrions les deux vers l’accueil, vachement inquiets – même Bogoss s’abstient de toute plaisanterie leste. Signes de dénégation d’Aude. Pourvu qu’on ne soit pas obligés d’appeler les flics. Bonjour le fait divers !

Soudain de furieux éclats de voix masculine et féminine nous parviennent de l’extérieur et Jean déboule en tenant fermement par le bras une Gertrud échevelée à moitié habillée qui trépigne et hurle en allemand. Lui est rouge de colère et sa poigne bleuit le biceps de la jeune fille. Ils disparaissent à l’arrière dans le bureau, Jean me fait signe de le suivre avec Aude.

Il s’affale dans son fauteuil au bord de l’apoplexie, Gertrud, libérée, se masse douloureusement le bras tout en s’adossant au mur d’un air maussade. Je reste en retrait près de la porte pour éviter toute intrusion tandis qu’Aude demeure attentive à ce que tout ce petit monde se calme. Elle voit Jean qui halète fort et lui propose un verre d’eau fraîche. Il fait signe avec la main que ça va rentrer dans l’ordre.

Gertrud est maintenant apaisée mais reste mutique. Puis nous avons le fin mot de l’histoire. Après notre soirée-récompense, elle est bien rentrée dans son bungalow pour en ressortir rejoindre un Anglais installé depuis trois jours et dont femme et enfants arrivent ce soir par le train. Je vois le sketch : Jean tonitruant dans le mobile-home, l’amant surpris au lit avec la petite, la saisie énergique, le pataquès.

  • Bien, articule posément Jean la voix un peu altérée, nous allons régler ce problème vite fait. Primo, Gertrud tu fais ta valise, je préviens tes parents et on te met dans le train direction Paris dès ce soir. Deuxio, l’engliche va récupérer sa family et tout ce monde quittera le camp demain. Je lui ai laissé le choix entre ça ou une visite de la gendarmerie. Oui, je sais, Gertrud est majeure et tout à fait consentante mais il a intérêt à écraser le morceau sinon bobonne va être au courant.

Il marque une pause puis me dit :

  • Tu es chargé de l’amener à la gare et de t’assurer qu’elle débarrasse le plancher.

Où je fais connaissance avec la famille d’Aude

La vache et le palan

Grève étudiante et coup de poker : l’examen de 2e année

L’instauration du diplôme d'études universitaires générales provoque la colère des étudiants trotskystes absolument opposés à tout embryon de tentative de sélection. Pour eux, l’université doit être la généreuse pourvoyeuse d’enseignements non sanctionnés par un quelconque examen ouvrant bien sûr le droit inaliénable à un emploi et à la contestation permanente et violente de tout ce qui ne cadre pas avec leurs idées.

Lorsqu’une « représentation démocratique des étudiants en grève », alors qu’aucune AG n’a statué, veut interrompre le cours d’économie, j’avise quelques éléments qui ont largement dépassé l’âge d’être étudiants et qui n’ont d’autre intention que d’en découdre à la moindre remarque.

Intelligemment, le prof entame toutefois un dialogue tout en montrant qu’il est prêt à interrompre son cours s’il n’a plus d’auditoire. Après avoir débattu du droit de grève intangible et sacré, et du respect de ceux qui veulent travailler pour assurer leur avenir, inacceptable et bourgeois, nous quittons les lieux.

Avec les filles, nous restons concentrés et attentifs aux changements économiques. Au mois de mars, il est mis fin au système des changes fixes et ajustables basé sur la convertibilité or du dollar. C’est la fin des accords de Bretton Woods. A la place est institué le système de changes flottants qui bouleverse les pratiques monétaires à l’échelle mondiale… et la théorie économique enseignée en travaux dirigés que nous arrivons à suivre malgré les tentatives d’intimidation répétées.

C’est alors qu’il me trotte une idée dans la tête : imaginer le sujet de synthèse qui ferait la passerelle entre l’utilité marginale, notion issue de la microéconomie, et les cycles monétaires.

  • C’est un véritable sujet de thèse, me confie notre assistant, incrédule.

  • C’est une somme considérable d’analyses et de modèles mathématiques, réagissent les deux filles. Et sur quelle hypothèse te fondes-tu pour imaginer ce sujet à l’examen ?

Là, on me qualifie carrément de Nostradamus.

Sous le souffle des toros à Pampelune

Pampelune. Troisième jour de la San Fermín. L’encierro s’annonce magnifique. Des toros de Dolorès Aguirre réputés agressifs. Donc dangereux. Un mètre soixante-dix au garrot et un berceau redoutable. Robes noires et marron, naseaux humides dans le corral. Ce petit matin blême fait monter l’impatience dans la foule dense des coureurs. Devant la statue du Saint et des foulards des seize peñas de la ville monte la prière.

Pas de mots. Juste la respiration au rythme de la réflexion. J’ai en moi le regard intérieur qui suspend le moment de la délivrance. Le battant muet du corral, les visages sérieux, les corps tout en nerfs, l’impatience des espadrilles. Ici sont rassemblés les habitués. Pas les fanfarons ou les novices fébriles et insouciants dont la précipitation brouillonne et soudain apeurée provoque les chutes. Et les blessures. Ce risque, je le redoute davantage que le mufle chaud au souffle rêche.

L’heure de la détonation est proche. Regard par-dessus l’épaule. L’homme près du corral tire sur son cigarillo. Minute d’incandescence avant l’apposition sur le bâtonnet qui déchirera l’air pour l’envoi.

Quelques gouttes de sueur à la racine des cheveux. L’homme attise le cigare par petites aspirations rapprochées et l’abaisse lentement. Jaillissement vif, sifflement, traînée blanche, course incurvée, éclatement, détonation. Puis la clameur comme un coup de tonnerre qui se prolonge. Du lourd vantail surgit la masse sombre des taureaux orientés par les cabestros. Déjà le haut de la calle Santo Domingo frémit alors que la deuxième fusée signale la sortie du dernier animal.

J’entame le départ en courtes enjambées, tête tournée sur le côté et bras solides pour amortir les bousculades. Je pose ma cadence, dépassé par les moins téméraires ou les plus énervés. C’est un flot qui ondule et se tasse, louvoie et s’étire, désordre canalisé par les façades des maisons qui maintiennent la fraîcheur humide et dont chaque fenêtre, chaque balcon rassemble les familles. Il y a dans la rue le mari, le fils, la fille, le frère, le gendre ou la nièce. La chute de l’anonyme est aussi ressentie que s’il s’agit d’un membre proche. Le coup au cœur qui précède le Mon Dieu faites que ce ne soit pas le mien encaisse la vision du corps malmené qui hante le souvenir.

Plaza del Ayuntamiento puis calle Mercaderes. Je quitte le trottoir très encombré qui offre aux hésitants et aux fatigués l’abri des porches et des renfoncements. Et puis au bout il faut couper le virage serré qui entame la calle Estafeta. Le troupeau aveugle emporté par l’élan déborde de sa trajectoire et doit redresser sa course. Certains taureaux glissent sur le flanc, fauchant les malchanceux dans un meuglement sourd. Je passe par réflexe et chance à la fois. Soudain le terrain se fait plus clair, moins agité. Deux taureaux ont pris le large. Je sais que les autres sont derrière. Dans le coup d’œil circulaire, je surprends une présence marron tête baissée. C’est le moment. Une joie extrême et inquiète me fait un court instant trembler. Je me cambre légèrement offrant ainsi la distance minimum entre mes reins et le front puissamment armé. Je sens ma poitrine se gonfler, mon souffle et celui de l’animal momentanément unis pour un bout de destinée. Quelques centimètres pour réussir ou que tout s’achève là, fracassé contre une barrière. Je sais où je vais lâcher, au début de la Telefónica lorsque le passage se fait plus large. Encore quelques mètres puis je m’écarte doucement, laissant traîner mon journal plié sur le mufle du taureau en une caresse d’estime et de regret. Je distingue maintenant l’entrée royale du couloir qui mène aux arènes. Peu m’importe d’entrer sous les clameurs. Seuls comptent l’exaltation du défi, le partage de la course, l’affrontement serré. Et ça, ça m’appartient.

Dans la montagne à la recherche des chevaux

Coup d’Etat au Chili : les soirées solidaires

Quand une danse fait pleurer

Nous finissons par dégotter une sorte d’auberge dans un renfoncement protégé par une vieille pergola verdoyante. L’endroit respire l’authenticité. Ce que nous vérifions sur les menus affichés.

Nous pénétrons dans la salle. Lorsque le rideau de perles se referme derrière nous, nous avons droit à des regards inquisiteurs. Mais mon teint mat accentué par une barbe de deux jours tempère la méfiance. D’autres couples sont installés, nous gagnons une table disponible sur un geste de la patronne. Derrière le comptoir son mari n’interrompt pas son geste de porter la gorgée apéritive à sa bouche, en compagnie des habitués. Le sol est en dalles de pierre inégales, les murs sont en crépi d’un blanc qui a vécu, des gravures de danseuses gitanes complètent les notes colorées des rideaux aux petites fenêtres.

Ça ressemble aux bodegas de San Sebastián, excepté les gravures. Nous ne sommes pas dépaysés. Même Aude, qui a dénoué ses longs cheveux bruns, fait couleur locale. Jusqu’à ce que je demande à la serveuse quelles spécialités nous pouvons manger, suscitant une petite lueur interrogative qui fait s’approcher la patronne. Mais notre air franc et notre réserve éteignent la méfiance. Et lorsque, au milieu du repas, nous joindrons nos voix à la chanson espagnole interprétée par deux guitaristes, nous serons définitivement adoptés. On nous offre une tournée de rosé de Provence, les musiciens jouent un paso, sans complexe nous nous mettons à danser. Bientôt les mains claquent en cadence, les Olé fusent, des touristes sont refoulés à l’entrée. Les habitués veulent partager ce moment entre eux.

A la fin du morceau, la patronne vient nous embrasser en disant à Aude, avec un signe de tête vers le comptoir :

  • Notre fille aurait votre âge aujourd’hui. Soyez bénis pour ça.

Je vois son mari ému faire un geste d’assentiment. Nous en avons les larmes aux yeux.

Le choc Soljenitsyne

La boum du 31 décembre

Le contentieux avec un prof de l’université

La rogne du sergent

La résiliation de mon sursis est intervenue rapidement et j’ai pu intégrer la classe 08/1976 où je me retrouve avec des étudiants de ma génération et des tout jeunes de dix-sept ans. Même si je suis breveté en préparation militaire, je fais le même parcours que les autres, l’expérience du saut en plus.

Les deux premiers mois sont consacrés à l’entraînement militaire : maniement des armes, marches d’orientation, largage et manœuvres, défilés. Nous courons régulièrement le huit kilomètres chargé, c’est-à-dire en tenue de combat, avec casque et équipement, dans un temps minimum donné. Tout dépassement est sanctionné par des tours supplémentaires. Grâce à ma condition physique, je ne souffre pas trop, contrairement à beaucoup de plus jeunes qui crachent leurs cigarettes et paient les abus à répétition. Dans notre peloton, nous héritons de quelques fortes têtes à la bêtise musclée et au cerveau en fonte. Comme le dit notre sergent instructeur :

  • SI vous tombez sur la tête, au mieux ça ne changera rien, au pire non plus. Mais je n’ai droit qu’à dix pour cent de pertes, alors je vais m’attacher à vous faire rentrer par le cul s’il le faut les rudiments du soldat… Que veut dire rudiment ? Ah ah, on va demander à un de nos intellectuels d’expliquer.

Je sens que c’est pour moi. Depuis le début, il bouffe du sursitaire tous les matins. Il doit traîner le complexe de ne pas avoir fait ou réussi des études. En fait, il a mal digéré mai 68 et rend tous ces bâtards de fils de bourgeois (car pour avoir fait des études supérieures, il faut être forcément issu d’un milieu bourgeois) responsables de la chienlit qui a suivi.

  • Bon Saubadine, tu expliques ?

J’essaie d’être simple et concis.

  • Avoir des rudiments, c’est avoir des connaissances de base, simples, des notions de quelque chose.

Silence marqué. Apparemment tout le monde a compris. Mais le sergent ne s’arrête pas là :

  • Alors, c’est tout ? Bordel, avec tout ta science là, tu pourrais être plus brillant, j’sais pas moi, épate-nous, donne des exemples…

Puisqu’il insiste :

  • Il existe un autre sens qui est celui de « pas fini, pas développé » qui a donné l’adjectif rudimentaire. Par exemple un sergent est un sous-officier rudimentaire…

Une hilarité générale secoue le stick. Un rouge apoplectique envahit le visage du sergent. Il me fonce dessus, rageur, poings serrés. Les muscles de ses bras sont hypertrophiés, son cou est gonflé d’adrénaline. Il est tellement près qu’il me marche volontairement sur les rangers et que son front menaçant touche le mien. Il me regarde droit dans les yeux et vlan, il me flanque un coup de poing sec dans l’estomac. J’ai le souffle brutalement coupé, je me plie de douleur. Il me retient par le revers de mon treillis, une lueur méchante dans les yeux.

  • Ecoute-moi bien, petit conard d’étudiant de m…., ici t’es rien, juste un étron que je peux écraser. Fais-moi le plaisir de continuer comme ça et je te briserai, t’entends ?

La bile me remonte dans la bouche, j’ai des larmes plein les yeux. Il me donne une petite tape sur la joue.

Là, ça va aller maintenant…

Les autres se sont figés. Certains me regardent, admiratifs de mon silence lorsque j’ai encaissé le coup ; je vois dans l’attitude des têtes dures un mépris interrogatif. A ma place, ils auraient riposté quitte à être mis au trou. Je ne veux surtout pas tomber dans la provocation.

Le mal de l’absente

Ça me fait quelque chose de revoir Sophie qui nous avait réunis, Marylène et moi. Ce retour en arrière est étrange, proche de notre jeunesse et comme appartenant à une époque lointaine.

A la fin de l’échange s’installe un silence habité par le fantôme de Marylène. C’est Sophie qui se lance :

  • Après son diplôme il y a deux ans, elle est entrée au ministère de la culture. Elle travaille actuellement à Paris. Mais je n’ai pas de nouvelles plus récentes…

Je demeure silencieux. Affluent des sentiments désordonnés, des images qui défilent telles les photos saccadées d’un stéréoscope. J’ai la gorge un peu nouée. Sophie s’en aperçoit, me touche délicatement la main :

  • Tu ne sais peut-être pas mais elle s’en est énormément voulu. Tout le monde trouvait que vous formiez le plus joli couple… si tu savais comme elle a regretté…

Elle est très émue, je suis torturé. J’arrive à articuler :

  • C’est elle qui m’a trouvé, tu le sais… et de suite on s’est plu… ça a marché, c’était magique…

Je secoue négativement la tête en me mordant les lèvres.

  • … Je ne pouvais pas… elle m’a fait très mal… j’avais confiance en elle après tout ce qu’on s’était dit.

Dois-je lui confier que, lorsque nous discutions avenir avec l’insouciance grave de notre âge, Marylène m’avait dit : « avant de m’engager plus avant, je veux assurer un métier... » et elle avait susurré avec un sourire complice « le garçon avec lequel je coucherai sera le bon. » Son regard limpide m’avait convaincu. C’est elle qui choisirait le moment, comme elle m’avait choisi.

Sophie semble suivre mes pensées :

  • Ça a dû être dur pour toi, Marylène sait ce qu’elle veut et quand elle le veut… Sauf que là, elle s’est plantée, elle me l’a avoué ! Il n’a pas tenu la comparaison… au bout de quelques temps, elle l’a largué.

  • Tu l’as rencontré cet Alban ?

Elle paraît surprise que je connaisse son prénom.

  • Oui, deux fois. Très beau, très charmeur…

Elle s’interrompt.

  • Désolée, je ne voulais pas…

  • Ce n’est rien, je l’ai vu moi aussi. Même que je l’ai véhiculé !

Elle est sidérée, ne savait pas, veut savoir. Je raconte très calmement, d’un ton que je maintiens détaché. Le trajet plus la photo.

  • La photo ?

  • Oui, d’elle prise dans son lit.

J’ai encore mal…

  • Elle est épanouie là-dessus, aucun doute… elle avait fait son choix.

Elle réalise la violence de la rupture.

  • Ça alors… j’en ai mal pour toi… quel gâchis.

Elle est sincère d’autant qu’elle précise :

  • Elle avait tout trouvé en toi, même qu’elle a pensé un moment que c’était trop beau, que ça devait cacher quelque chose…

Elle sourit en me regardant. Je n’avais à aucun moment réalisé ce qu’elle vient de lâcher maintenant. Au contraire, je pensais que c’était moi le chanceux.

Les manœuvres militaires

Cascades parachutistes

Pendant le service, je postule sur le marché de l’emploi

J’épouse Aude : lendemain de noces

Aude et Amaïa ont choisi la robe que je ne suis pas autorisé à découvrir. Lorsque je la verrai, je serai époustouflé. C’est un long fourreau blanc serré à la taille, simple et sophistiqué à la fois, qui souligne ses hanches, met sa poitrine en valeur et fait ressortir la délicatesse de sa silhouette. Le chapeau à large bord posera une ombre éthérée sur son front, accentuant le bleu extrême de ses yeux. Lorsqu’elle paraîtra au bras de son père dans l’allée de l’église la menant à l’autel, les travées bruisseront d’un murmure de ravissement général teinté de jalousie chez les filles du village et leurs mères, et de dépit chez les gars de voir s’échapper un si beau parti. Elle est pour moi l’incarnation de la Florence de Botticelli.

[…]

Mon désir fut à la hauteur de son application et mon envie plus démesurée que ses besoins. Cependant son sourire du matin est prometteur et nous réveiller ensemble dans sa chambre magnifie la journée. Le soleil est déjà haut, les copains et copines émergent des tentes dispersées dans le champ en contrebas, l’activité semble très ralentie. Je repère Jo, enceinte de quatre mois, qui houspille le Gros pour qu’il aide à préparer le petit déjeuner collectif. Dans la foulée arrivent Michel et Renée, qui ont confié Karine aux beaux-parents de Bayonne. Vu l’heure, c’est le café de midi. Tee-shirt et bermuda pour moi, minirobe pour ma femme, nous descendons rejoindre la troupe dans la salle à manger. Dans les escaliers nous saisit déjà une bonne odeur de café et de pain grillé. Amaïa et Laure s’affairent parmi les amis attablés.

Aitatxi rajeunit dans cette ambiance et il n’est pas le dernier à lancer des plaisanteries que le Gros reprend de volée. Nous nous installons sous les rires et les vivas. Ma voix est descendue d’une octave rouillée à force d’avoir bu et chanté, chanté et bu. Comme dit le Gros alias le Sage : « boire à la santé des autres peut nuire à la nôtre. »

Quelques bols de café bien noir plus tard, et pour faire plaisir à Mikel qui a sorti son ballon de foot, nous engageons une partie dans l’autre moitié du champ, les jambes lourdes et la tête hérissée de l’intérieur. Au bout d’un quart d’heure pendant lequel mon neveu (il faut que je m’habitue – comme Laure et Loretxo deviennent mes nièces) court et dribble en riant aux éclats, j’arrête, le souffle court et les poumons en feu. Je laisse le petit poursuivre le chien qui en a après le ballon.

Christian aussi est présent bien qu’un peu chagrin. Du fait de son séjour au trou, sa date de libération est repoussée de sept jours. Il verra partir tous les potes, ce qui lui met les boules mais ne l’empêche pas de faire une tournée de cigares. Tournée accompagnée d’un exposé sur l’étymologie, la composition, la classification et le mode de consommation du barreau de chaise. Et le voilà parti dans la tripe (non charcutière), la sous-cape (ne riez pas) et la cape (olé !). Il se délecte de tout le langage qui s’y rapporte tout en tirant sur son Havane :

  • (Peuf, peuf) fumer le cigare relève d’un rite qui sacralise l’instant (peuf, peuf) pour en faire un moment… comment dire… d’excellence (peuf, peuf).

Légère pause pour capter l’attention en exhalant un petit panache de fumée.

  • Fumer le cigare est un acte sensuel. Je tiens le corps dans ma main (peuf, peuf), ce corps qui enveloppe la poupée…

Regard circulaire pour constater que tout le monde apprécie la métaphore et nouveau panache de fumée. Les bruits venant de la cuisine se sont arrêtés.

  • Quand on sait que la sous-cape s’appelle aussi capote (peuf, peuf) et qu’elle se trouve sous la robe…

Effet garanti. Amaïa sort de la cuisine en rigolant.

  • Eh bien, jeune homme, ça, c’est de l’érudition sexuelle !

  • Vous dites vrai, Madame, mais il y a une morale (peuf, peuf), voyez plutôt la bague…

L’installation à Paris

En quête d’un travail

Un monde nouveau

C’est mon premier jour de travail. Mon premier jour d’entrée dans le monde laborieux. Dans le monde qui confère la légitimité d’exister. Le passage des possibles au réalisable, des hypothèses instables à l’espérance vitale.

Ils nous ont rassemblés dans une grande salle munie de bureaux en quinconce et de chaises dépareillées. Nous sommes loin du luxe feutré des étages officiels. La pièce est située à l’avant-dernier étage de l’immeuble et donne sur un puits de jour. On dirait une ancienne salle d’études. Je compte dix personnes et non la douzaine indiquée lors de l’entretien. Il a dû y avoir de la déperdition en ligne.

  • Mademoiselle et messieurs, vous avez été retenus parmi un grand nombre de postulants parce que nous avons détecté en vous le potentiel nécessaire pour réussir dans notre Compagnie. Malgré vos études, malgré vos diverses petites expériences, vous ne savez rien. Ce qui nous intéresse, c’est votre capacité à comprendre et à raisonner, à savoir argumenter et convaincre. Tout ça sur la base d’analyses de bilans et de comptes d’exploitation mais également en recherchant et en capitalisant les informations utiles. Il faudra vous adapter à vos managers, à nos méthodes, aux clients et à la compétition. Oui, la compétition car vous aurez six mois pour prouver ce que vous valez réellement. Durant cette période, nous pourrons à tout moment nous séparer de vous, et vous de nous, si vous n’êtes pas ou ne vous sentez pas à la hauteur. Vous êtes dix aujourd’hui, tous ne seront pas titularisés à l’échéance. Cependant, eu égard à vos écoles d’origine et à notre sagacité dans les choix, je suis certain que vous aurez à cœur de briller pour rejoindre ensuite nos succursales en province.

Le discours est rôdé, l’assistance en état d’apesanteur. Ainsi donc nous entrons seulement dans l’antichambre Comme dirait mon père « tu as un pied sur le marchepied et l’autre sur le qui-vive ». Cette pensée me fait sourire intérieurement. Je regarde discrètement mes plus proches voisins. La seule fille affiche une sérénité sévère, le garçon dans mon angle de vision droit paraît mal à l’aise, celui de gauche carrément exalté. Les deux rangs de devant se retournent pour nous jauger : quels pourront être leurs rivaux ? qui faudra-t-il marginaliser ? Leur attitude est celle des élèves habitués à piétiner les autres pour gagner. A leur frénésie de réussir s’ajoute la possibilité de nuire.

Concurrence et chausse-trape

Mise à l’épreuve et confirmation

Un infarctus… providentiel

Tôt dimanche matin. Le téléphone sonne. Je sors des limbes après une soirée cinéma plus virée au Quartier latin. C’est ma mère :

  • Bonjour Philou…

La voix est altérée.

  • Ton père a fait un infarctus dans la nuit…

Ça me réveille. Je coupe :

  • C’est grave ?

  • Il est en réanimation…

C’est grave !

Aude se redresse en sursaut. Le ton de ma voix l’a tirée de son sommeil. Son visage est interrogatif. Je pose ma main sur l’émetteur du combiné en chuchotant : « c’est ma mère ». Elle capte mes questions, essaye de deviner les propos à l’autre bout du fil.

  • La décision est déjà prise, on opère papa demain matin…

  • Comment est-il ?

  • Il va aussi bien que possible dans son cas. Le chirurgien va avoir recours au pontage coronarien.

  • C’est-à-dire ?

  • Eh bien, le sang n’afflue pas suffisamment au cœur car ton père a des artères obstruées. D’après ce qu’on m’a expliqué, il s’agit de contourner le bouchon en faisant une sorte de déviation en implantant un bout de vaisseau sanguin… Je dis le bouchon mais il y en a plusieurs… donc forcément plusieurs pontages…

Je reste un moment sidéré. Ce n’est pas une opération à cœur ouvert mais ça n’en demeure pas moins une intervention très sérieuse. Et mon père qui a horreur des hôpitaux et autres personnels soignants, et plus généralement de recourir à un quelconque médecin !

  • Et papa, que dit-il ?

  • Maintenant qu’il est forcé d’être sur place, il ne moufte pas… Je pense qu’il a eu conscience d’être passé bien près, tu vois ce que je veux dire ?

Je vois très bien. Mais ma mère est pareille. On ne consulte surtout pas de praticien, on fait de l’automédication à outrance. Elle soigne tout avec de l’aspirine. Mal de gorge ? aspirine. Mal de tête ? aspirine. Mal aux dents ? aspirine. Entorse ? aspirine. Cette fois, face à l’infarctus elle a dû se résigner en urgence.

  • Combien de temps doit-il rester hospitalisé ?

  • Six, peut-être sept jours, je ne sais pas encore. Si tout se passe bien, il sera à la maison lundi en huit.

Dois-je descendre sur Bayonne ? Il serait peut-être content de voir sa famille réunie autour de lui à son réveil.

Ma mère tranche :

  • Ce n’est pas la peine de te déplacer, va. Tu connais ton père, il sera d’une humeur de dogue à son réveil. Quitte à ce qu’il engueule quelqu’un, que ce soit moi. Et puis, pas sûr que les visites soient admises juste après...

Je m’interroge quand même. Je n’ose pas lui dire que si jamais…, je ne l’aurai pas revu avant. Une fois la conversation terminée, Aude m’encourage à aller le voir.

  • Ta mère est toujours très optimiste. Au prétexte qu’ils ont vécu au Sahara dans des conditions sanitaires précaires sans jamais attraper autre chose qu’un rhume, elle pense que ton père et elle sont prémunis… En tout cas, si c’était mon père, je n’hésiterais pas !

Elle a raison. Le soir même, je prends la Palombe bleue qui assure la liaison de nuit entre Paris et Irún. J’arrive au petit matin en gare de Bayonne et me rends à pied à la maison. Les volets sont encore fermés. Je passe par la venelle latérale, grimpe l’escalier de derrière et tape au carreau de la fenêtre de la cuisine. Rien. J’insiste un peu plus fort. Puis j’entrevois une ombre se diriger vers la porte vitrée. C’est ma mère qui ouvre, le regard ravi, avec un large sourire. Deux tours de clé et j’entre.

  • Bonjour, toi.

Elle me serre fort dans ses bras. Elle est contente de me voir (sans forcément le dire).

  • Je te sers du café ?

Un oui de la tête. Je demande :

  • Alors, il s’est réveillé je suppose depuis hier soir ?

  • Oui, je l’ai dit à Aude mais tu étais déjà en route… Tu es venu malgré tout.

Ce n’est pas un reproche, plutôt une constatation bénéfique.

  • Et puis j’ai reçu ça hier pour toi.

Elle me tend un télex porté par le facteur. Je l’ouvre : c’est une deuxième convocation pour le poste à Pau pour lequel j’avais eu un entretien il y a un moment déjà. Je vais rencontrer cette fois le directeur du Personnel et des Relations sociales ce jeudi à huit heures trente et il m’est demandé d’être disponible pour le déjeuner. Plutôt original dans le cadre d’un recrutement. Qu’est-ce que ça cache ? Déjeuner avec qui ? Et les autres candidats ? Combien ? Je suis un peu interloqué… Je songe après coup que ça tombe bien. Même si le mot chance n’est pas approprié vu les circonstances, je me dis que le hasard m’est propice.

Une nouvelle opportunité

Un départ singulier

J’ai quarante-huit heures pour décider si j’accepte ce poste à Pau.

Dans le train de retour, je me sens soulagé (la tension nerveuse a considérablement baissé), fier (seul universitaire, j’ai été en concurrence avec sept candidats issus des grandes écoles de commerce et de gestion), heureux (je réalise mon ambition d’entrer dans une grande société internationale) et comblé (je vais certainement augmenter mon salaire).

[…]

Je dois avertir très vite mon employeur. Je prends aussitôt rendez-vous avec le Directeur après que j’ai dû insister auprès de sa secrétaire. Lorsque je suis admis à entrer, il est occupé à porter des annotations sur un certain nombre de feuillets. Sans lever la tête, avec un bonjour bref, il m’indique de prendre l’un des deux sièges face à lui. Je m’assieds en silence. Silence absolument pas perturbé par les bruits de la rue grâce au double-vitrage efficace appliqué aux fenêtres de style Empire à lourdes crémones dorées.

Tout en admirant le haut plafond mouluré dont la rosace centrale soutient un lustre à pampilles, je suis en train de me dire que c’est la dernière fois que je viens ici.

  • Bien, monsieur Saubadine, à nous…

Stylo posé, reculé dans son fauteuil, bras posés sur les accoudoirs, il a l’air content de lui. Je risque d’assombrir le reste de sa journée. Avant que je ne puisse justifier ma demande de rendez-vous, il se penche vers sa table et saisit deux papiers.

  • Savez-vous de quoi il s’agit, monsieur Saubadine ?... C’est votre titularisation… Et celui-ci ?... votre futur poste…

Et il se recule à nouveau pour jouir de son effet.

Nous y voilà ! J’ai été bien inspiré de me manifester dès à présent, avant que tout ça ne soit divulgué dans la société. Un peu étonné par mon manque d’enthousiasme, il demande :

  • Vous n’êtes pas curieux de savoir où l’on vous envoie ?

  • En d’autres circonstances, oui…

Son visage s’assombrit (ça, je l’avais prédit). Et je prédis aussi que ce que je vais lui annoncer ne va pas lui plaire, mais alors pas du tout.

  • Vous dites ?!

Je me gratte l’intérieur du cerveau. Je rassemble mon courage (d’un autre côté, je suis désolé de le frustrer de son contentement, il a l’air tellement satisfait) :

  • Monsieur le Directeur, c’est moi qui suis à l’origine de ce rendez-vous et c’est pour vous informer que je ne souhaite pas rester chez vous. J’ai apprécié…

Il m’interrompt : outré, suffoqué, incrédule.

  • Comment cela ! Vous rendez-vous compte de votre inconvenance ? Nous vous avons offert un travail, une formation, une chance inouïe de faire une carrière dans notre Compagnie !

Il s’est brutalement levé, son ton et son agressivité montent, il devient presque cramoisi. Je ne suis pas à l’abri qu’il me botte le cul hors de son bureau. Il l’a déjà fait avec d’autres, et sans que cela soulève un quelconque émoi. Mon rythme cardiaque s’est accéléré mais j’arrive à demeurer concentré. Les épaules rentrées, poings fermés appuyés sur le bureau, il bout intérieurement. D’une voix que je veux posée, je lui demande :

  • Où comptiez-vous m’envoyer ?

Un temps de latence. Il ne bouge pas. Il inspire et expire bruyamment puis de moins en moins fort. Ça fait l’effet d’un ballon de baudruche qui se dégonfle violemment puis dont l’air finit de s’échapper en petites saccades épuisées. Lorsqu’il redresse la tête, il a recouvré sa teinte normale bien que ses yeux accusent un reproche vivace.

  • Montpellier… Est-ce que vous vous rendez compte ! montpellier. L’une des deux plus importantes succursales de la Compagnie. C’est… c’est…

La colère semble à nouveau le submerger. Mais il se contient et lâche :

  • C’est une occasion en or, m’entendez-vous ?

Il s’est complètement repris maintenant.

  • Nous n’avons pas l’habitude que des jeunes prennent l’initiative de nous quitter. Mais il faut croire que vous ne faites décidément pas partie du moule…

Pour moi, c’est un compliment. Je ne regrette pas du tout ma décision. Sa diatribe est révélatrice de leur état d’esprit : je leur fais l’affront de refuser l’aumône d’un travail que, dans leur grande magnanimité, ils me consentent. Je m’abstiens de remarquer que ça fera un heureux de plus dans la promotion, il risquerait de ne pas goûter cet avis pourtant sincère.

Des débuts tonitruants

Quand le destin s’en mêle

(Je suis embauché à la direction du personnel de la société pétrolière en Aquitaine. Au bout de trois semaines de présence, on décide de m’envoyer à l’usine de Lacq pour m’imprégner de la vie quotidienne des opérationnels et faire les quarts en rythme 3x8 continu).

L’usine. On y passe devant en allant à Pau, elle est bâtie en retrait de la nationale 117. Ses cheminées zébrées de rouge et de blanc s’élèvent haut dans le ciel en dégageant d’énormes volutes de vapeur d’eau et les torchères brûlent dans l’air les rejets de gaz. La nuit, les multiples éclairages lui donnent un air de fête avec les enfilades de luminaires qui ressemblent à des girandoles et les spots accrochés aux cheminées décrivent des demi-cercles statiques qui font comme des ombelles géantes.

En me rendant à l’usine tôt ce matin, je suis en train de penser à deux coïncidences : la première, c’est que j’ai rejoint la société qui exploitait le gisement d’Hassi Messaoud au Sahara (et je repense à la visite que j’y avais faite avec mes parents à l’époque) ; la deuxième, c’est que le gaz, titillé à trois mille cinq cent cinquante-cinq mètres de profondeur, a brutalement jailli en décembre 1951, l’année de ma naissance. Le gisement a donc mon âge.

Je pénètre dans le vestiaire de l’équipe du matin où je revêts la combinaison de travail réglementaire puis je rejoins l’équipe de quart. Quelques poignées de mains bien vigoureuses me font sentir que je suis ici dans l’antre ouvrier et que le diplômé que je suis doit faire profil bas et se fondre dans le collectif.

Je suis là pour apprendre et ce milieu ne me déstabilise pas.

Je fais ma première tournée d’inspection avec Manu, un des exploitants les plus chevronnés.

  • T’inquiète pas, petit, ils sont rugueux comme ça et ils se méfient des jeunes cadres qui viennent du Siège. Mais ils savent reconnaître la personnalité de ceux qui travaillent avec Pierrette (c’est ma patronne). Car il en faut pour être admis dans son service.

Je le regarde, intrigué. Il poursuit :

  • Je suis délégué syndical et j’ai participé aux discussions difficiles de 68 face à la direction. On peut dire ce qu’on veut, et tu en entendras certainement, mais elle est unanimement respectée pour sa compétence. Quand elle affirme quelque chose, on sait que c’est vrai… et les mecs qui travaillent avec elle doivent avoir du répondant… En plus c’est l’ancien directeur de l’usine qui t’envoie, alors…

Je me rends compte que tout se sait. Je lui en fais la remarque.

  • Oui, mais ce qui se passe dans l’usine reste dans l’usine.

J’en apprends plus sur l’état d’esprit des agents de maîtrise et des techniciens qu’en lisant un lourd traité sur les relations interactives dans le monde du travail et autres thèses roboratives. J’ai observé, retenu, associé, dissocié les comportements dans cet antre foisonnant et attirant qui sécrète et garde ses secrets. Il y a les meneurs, les modérateurs, les suiveurs, les gros bras, les taiseux, les extravertis. Mais la constante uniforme et homogène est : quiconque n’est pas avec nous est contre nous.

Où l’on m’envoie aussitôt en mission en Afrique : Gabon, Nigeria, Congo, Cameroun

Je débarque dans une aérogare sinistre. J’accomplis les formalités d’entrée sur le territoire nigérian devant des douaniers et des policiers que l’heure tardive a assoupis. Leurs uniformes sont défraîchis, les galons de travers et leur regard aussi. Je ne voudrais pas faire les frais de leur mauvaise humeur. Je réponds de la manière la plus avenante.

L’atmosphère est moite, les néons grésillent par intermittence. Je me dirige vers la salle de réception des valises lorsqu’un homme en civil s’interpose. L’expérience m’apprendra que les hommes en civil qui vous interpellent, dans certains pays, sont bien plus à craindre que les hommes en uniforme. Eux ne sont pas là pour appliquer les consignes administratives mais ont un rôle plus sournois et dangereux. Sans un mot et d’un geste de main, il me demande de lui montrer mon passeport. Il est tout neuf et comporte le visa requis délivré par l’ambassade du Nigeria à Paris. Après un long examen, il décide que le tampon est un faux. J’en reste interdit.

[…]

Je me dirige vers le hall d’accueil. Deux noirs somnolent sur les bancs aux carreaux effrités. Personne n’a l’air de m’attendre. Les portes vitrées grand ouvertes sur l’extérieur laissent entrer une chaleur suffocante. Je fouille dans la poche-poitrine de mon blouson et attrape le papier sur lequel figurent l’adresse des bureaux et un numéro de téléphone. Mon regard circulaire capte un poste téléphonique dont le combiné pendouille le long du mur. Hors service.

Il est clair maintenant que je vais devoir me débrouiller pour aller en ville. Je sors. Une Peugeot 504 est stationnée, qui ressemble vaguement à un taxi. Je m’approche et cogne à la vitre. Le chauffeur est étendu, les pieds sur le tableau de bord. A ma vue, il sursaute. Un visage blanc dans cette obscurité a de quoi surprendre.

  • Taxi ?

Hochement de tête que je prends pour un yes. Je lui demande s’il peut m’amener à Victoria Island et lui désigne l’adresse. ok. Une fois monté, je lui explique que je n’ai ni dollars, ni nairas pour le régler, que du Fcfa. J’ajoute très vite qu’il sera bien payé à l’arrivée puisque nous allons aux bureaux d’Elf Nigeria. Je comprends à son pidgin qu’il est toujours ok. Il démarre.

Nous sortons de la zone aéroportuaire et allons nous engager sur l’axe principal lorsque nous voyons deux faisceaux de lampes agités à une trentaine de mètres. Le chauffeur commence à ralentir, je me dis que je vais avoir droit à un contrôle. Je récupère mon passeport. Arrivé à portée des lumières, le taxi accélère brusquement, évite un tronc jeté en travers de la route et se met à zigzaguer à pleine vitesse.

Je m’attends à entendre le bruit de rafales car j’ai bien vu au passage des silhouettes armées. Instinctivement je m’affale sur la banquette arrière en espérant qu’aucune balle ne crève un pneu, sinon c’est la cascade assurée. Rien. Je me redresse. Le chauffeur, gris de peur, me confie qu’il s’agit d’un barrage de faux policiers comme il y en a souvent sur cette portion de route à cette heure.

A Pointe Noire avec les cadres du Parti

Destination la plateforme en mer

Je n’ai encore jamais pris l’hélico Alouette. L’appareil effectue la mise au point stationnaire à quelques mètres du sol puis bascule vers l’avant en prenant de la vitesse. Dans le cockpit globuleux totalement transparent, l’effet est saisissant. Par-dessus l’épaule du pilote j’ai la vision nette des crêtes écumeuses de l’océan que nous rasons avant de nous stabiliser en vol rectiligne. Le pilote veille à la symétrie de son vol grâce à un petit brin de laine fixé sur le Plexiglas de la cabine tout en surveillant l’ensemble des instruments fixés au centre de la bulle. Maintenant que nous volons en régime de croisière, le bruit du moteur s’est assourdi pour faire entendre un ronronnement régulier juste atténué par le casque.

Je profite pleinement de la vision. A cette altitude, je vois distinctement les petits bateaux de liaison qui font la navette entre les têtes de puits et la plateforme, un câblier statique certainement en train de procéder à l’entretien du matériel sous-marin et quelques pirogues de pêcheurs. L’eau est tellement claire que je distingue l’ombre des filets de pêche.

Nous sommes en approche de la plateforme dont les superstructures jaunes et blanches surgissent à notre droite. La torchère située au bout d’une longue passerelle isolée brûle le gaz résiduel.

L’aire d’atterrissage semble réduite à un polygone menu perché au-dessus des installations. Le H blanc se détache au centre d’un cercle jaune fluo, cible que le pilote contourne en virage penché puis en visée perpendiculaire.

Le soleil projette l’ombre de l’Alouette sur le pont. La descente se fait par de courts paliers pour maîtriser la portance. Puis les patins touchent l’aire avec un mouvement souple. L’appareil s’immobilise, le pilote coupe les circuits d’alimentation, l’intensité des rotors diminue progressivement. Nous attendons l’immobilisation complète des pales du rotor principal.

Marchandage à Douala

Essai transformé ou la titularisation

Missions au Moyen-Orient : Mascate, Téhéran

Une leçon de géopolitique

Dans l’avion Iran Air

L’hôtesse qui m’accueille à la porte de l’avion et à laquelle je présente ma carte d’embarquement m’informe que la cabine Affaires est complète. Erreur lors de l’enregistrement. Je la regarde, les mains ouvertes signifiant et alors, que fait-on ? Elle ne se départit pas de son sourire, charmant sur un visage hâlé d’un ovale parfait :

  • Je vous conduits en Première, veuillez me suivre s’il vous plaît.

La Première classe se trouve tout à l’avant du Boeing 747, sous le poste de pilotage. Elle me conduit à un immense siège capitonné, l’ambiance est luxueuse et détendue, la climatisation est activée. Quelques occupants ont pris place. Les femmes sont entièrement voilées et les hommes portent le costume, mais sans la cravate qui est l’un des signes d’occidentalisation de l’ancien régime.

Je n’ai personne à côté, je vais voyager à l’aise.

  • Je suis l’hôtesse pour cette cabine. N’hésitez pas à me solliciter, je suis à votre service pour la durée du vol.

Elle me porte une coupe de champagne.

Nous avons décollé et l’avion s’est maintenant stabilisé en vol. Les signaux indiquant que l’accès aux toilettes est autorisé sont allumés. Et je vois alors un véritable ballet de femmes se diriger vers l’arrière de la cabine avec chacune des grandes poches à la main. Le mystère ne dure pas. Les premières que je vois ressortir ne ressemblent plus à des spectres noirs, elles sont métamorphosées. Cheveux lâchés ou tressés, yeux maquillés, lèvres patiemment passées aux rouges divers, fard à joues et… robes ou jupes courtes, chemisiers ouverts, talons hauts.

Pendant ce temps, le ballet des hommes se dirige vers l’étage-bar. Cette migration est bruyante, les gens rient et se donnent des tapes dans le dos. Bonjour la révolution, bravo l’hypocrisie !

Le musée du Caire et les pyramides

La rencontre littéraire avec J. Echenoz

Solidarnosc et le cafouillage français

Où je découvre que mon grand-père paternel est à l’origine de la création de l’armée libanaise

(Cahiers de campagne 1926)

Je m’absorbe complètement dans ces deux grands cahiers noirs recouverts d’une écriture à la plume et parsemés de photos aux bords dentelés. Je vois mon grand-père assis en quelque endroit désert ou rocailleux en train de sortir son encrier, de tremper le porte-plume dans une encre soigneusement conservée dans son paquetage.

Il s’est porté volontaire pour encadrer et former les futurs soldats de la 1ère Compagnie de Chasseurs libanais. Pierre Saubadine est alors cantonné au Fort Gouraud où, le 2 janvier 1926, il reçoit l’ordre de se rendre à Beyrouth afin de commencer le recrutement des futurs soldats libanais (ordre signé du Haut - Commissaire de la République française : Jouvenel).

Extraits : C’est à destination de Zahlé que se met en marche le détachement constitué de la 1ère Compagnie de Chasseurs libanais et du 4e Escadron du 6e Spahis dont la capacité de transport des vingt-trois tonnes de matériel est fixée à 150 chameaux, capables de porter 130 kilos, et à 50 ânes de bât pour 60 kilos. Tous les soldats ne sont pas pourvus de chaussures de marche et une partie des munitions est avariée. Sur les quelque soixante kilomètres de traversée de la plaine de la Bekaa, j’ai le temps de m’interroger sur ce que va pouvoir donner cet ensemble d’hommes si différents que l’on a groupés sous mon commandement. Est-ce que l’on fait des soldats en quatre jours ? Leurs motivations résident dans le fait qu’ils vont être habillés et nourris pendant au moins six mois. Mais au-delà ? La plupart sont issus de tribus nomades et je sais qu’un certain nombre repartira dans son village pour prendre une épouse une fois la solde perçue.

[…]

L’état de la piste est déplorable ; je suis avec ma section, flanc-garde droite. Nous nous enfonçons jusqu’aux genoux dans ces terres cultivées recouvertes d’eau. La pluie recommence à tomber abondamment, nous sommes trempés jusqu’aux os par cette ondée glacée, par cette neige fondue qui nous pénètre. Nous passons le pont du Litani. Ce dernier a débordé.

Devant nous un triste spectacle : les chameaux lourdement chargés s’abattent dans cette fange glacée et ne se relèveront pas. Les chargements sont répartis sur les autres. Les petits ânes, sans conducteur pour la plupart, tombent aussi dans les trous que masque la large nappe d’eau ; les hommes les relèvent et ils avancent masse mouvante boueuse qui a l’aspect de cette terre inhospitalière dont ils sont couverts.

Nous voici à l’entrée de la ville. Le chef de Bataillon Durlot, commandant d’armes, se fait présenter la Compagnie. Je le connais déjà car j’ai servi sous ses ordres au bataillon de marche de Russie en 1919.

Un civil de Yahia a signalé avoir essuyé des coups de feu d’un parti Druze alors qu’il revenait vers son village. Il est décidé que ma section effectuera un coup de main tôt demain matin. En attendant, quelques obus sont tirés sur Yahia par l’artillerie du fort.

A 5 heures, en nous approchant du village, nous débusquons le Cheik Druze de Yahia qui monte la garde entre deux gros blocs de pierre. Il a le temps de donner l’alerte avant d’être maîtrisé et une fusillade furieuse s’engage dans les rues. Six druzes sont tués. Les bandits veulent gagner la montagne en passant par les ravins attenants. Là ils tombent sur les deux sections du sous-lieutenant Vallier et perdent quatre hommes. Les autres réussissent à s’enfuir à la faveur des rochers. Total de l’opération : dix tués et surtout la récupération sur un Druze d’une lettre adressée par le Cheik Chacib Wahab au responsable local lui enjoignant de fortifier Yahia jusqu’à ce que les renforts druzes arrivent et de rallier les villageois d’Haboua, Yenta, Deir-el Achaïre et Zahlé.

A l’issue de cette opération, mon grand-père note ses impressions sur ce premier engagement au feu de sa 3e Section :

Ce sont de gros brûleurs de cartouches, ils tirent sans ajuster et souvent sur un ennemi que la distance met hors d’atteinte. Au cours de l’action j’ai été obligé d’user de mon revolver pour arrêter le feu de quelques excités qui tiraient sur les Druzes à plus de cent mètres. Après l’action, certains Chasseurs donnèrent libre cours à leur sauvagerie. Sortant leur poignard, ils arrachèrent les yeux et coupèrent les oreilles des ennemis. Je doute que tous fussent morts à ce moment-là.

J’apprends, de retour à Rachaiya, que ces attributs étaient envoyés, enfermés dans des bocaux et baignant dans l’alcool, aux familles, femme, fiancée…

La Compagnie est citée au mérite ce qui est extrêmement flatteur pour ces troupes fraîchement formées (général Gamelin).

Le S/lieutenant Pierre Saubadine reçoit l’ordre de se rendre à Banias, située sur les hauteurs du Golan à la frontière du Liban et de la Palestine, pour faire la jonction avec un escadron Tcherkesse venu de Quneitra. Voici la fiche de renseignements envoyée par le chef de Bataillon Paoli le 2 juin :

« Les Druzes auraient l’intention prochaine d’attaquer Hasbaya et Christofini. Un officier anglais aurait livré aux Druzes des renseignements sur les effectifs de ces deux portes. L’ennemi était à Banias cet après-midi avec un effectif d’environ 250 à 300 hommes. »

Il s’agit, pour les forces françaises, d’une présence à la fois préventive et dissuasive. Les cavaliers Tcherkesses sont redoutés car constitués d’un amalgame de Chamarres, de Chrétiens, d’Arméniens, d’Arabes du Hauran, de Bédouins, fins connaisseurs du terrain. Une mission spéciale est confiée à une vingtaine de soldats aguerris et disciplinés emmenés par les officiers Puizutti et Saubadine. Ces combattants doivent contourner Christofini pour prendre le village en tenaille, l’unité à cheval de Puizutti rabattant toute personne suspecte vers le goulot d’étranglement de la piste où les attend l’unité de Saubadine.

En moins d’une heure, trente rebelles druzes sont ainsi faits prisonniers sans avoir le temps de riposter. Est capturé entre autres le propre frère du Mokthar de la localité.

En courte permission à Damas, le sous-lieutenant Saubadine découvre avec surprise et fierté la relation de ses faits d’armes en première page du journal Le Cèdre du Liban accompagnée d’un cliché de lui en pied.

Un diagnostic terrible : azoospermie

Le temps des épreuves

La mutation à Port-Gentil

  • Tu verras, avait dit Monique lorsqu’Aude lui avait posé quelques questions pratiques, on use beaucoup de linge par des lavages nombreux. Il fait très chaud et humide, on transpire énormément. Vous serez obligés de vous changer au moins deux fois dans la journée, plus une troisième si vous sortez le soir. Les douches défilent, les serviettes de toilette aussi. A ce propos, une précision extrêmement importante. Tu auras une ménagère je pense, et je te le conseille, surtout il faut que le linge qu’elle met à sécher dehors soit repassé à l’endroit et à l’envers avec un fer très chaud. C’est à cause du ver de Cayor…

  •  ???

  • C’est la larve qui provient de la ponte d’une mouche. La mouche est attirée par le linge humide qui est en train de sécher, elle y pond sa larve qui infeste ensuite le derme et provoque un furoncle. Lequel furoncle peut dégénérer en prurit. Attention également à tous les vêtements mouillés de sueur ou d’eau de mer que l’on met à sécher sur le sable.

Aïe, aïe, aïe, déjà que l’Afrique noire, ça ne l’attirait pas (elle aurait préféré l’Amérique latine ou alors Londres ou Sydney), voilà que ce risque sanitaire s’ajoute au paludisme, à la mouche tsé-tsé, à la puce-chique, aux aoûtats.

Pour l’instant, elle est à la fois dans l’excitation des préparatifs et la crainte de la dépossession familiale. Jusqu’à présent, l’éloignement géographique avait été circonscrit au territoire français. Désormais, nous changeons de continent, nous partons à plus de cinq mille kilomètres avec un seul retour annuel au pays.

Plusieurs fois, elle me dit qu’elle ne part pas… pas maintenant... qu’il lui faut plus de temps… qu’elle me rejoindra plus tard… après Noël, tiens !... ou même dans un an, elle pourra continuer ainsi ses tentatives de fécondation.

A ce moment-là, je peux compter sur Amaïa :

  • Ma fille (elle s’adresse ainsi à sa sœur quand elle veut lui remettre gentiment mais fermement les pieds sur terre), ça fait un moment que tu sais que vous allez partir. Il t’a d’ailleurs dit que c’était rare de connaître la destination quatre mois avant et d’avoir tout le temps de se préparer. Il a pris un engagement dans son travail et il le respecte. Toi aussi, tu dois aider ton mari à le respecter.

  • J’aurais jamais dû demander ma disponibilité… Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire, moi, dans ce pays plein d’africains ? Je vais être obligée de me mêler à des gens que je ne connais pas, c’est une île, on ne peut pas échapper à cette microsociété d’expatriés. De ce que j’ai compris de Monique, ça ne vole pas haut.

  • Il faut de tout pour faire un monde, ma petite. Tu vas découvrir autre chose, d’autres manières de vivre, de penser. J’aimerais, tiens moi, sortir de cette vallée. Avec le travail, Peleo et moi, on n’est jamais allé plus loin que Bayonne… si, Peleo pour son service militaire, c’est tout. C’est une vraie chance que tu as là !

Puis, avec un grand sourire optimiste :

  • Je viendrais bien te rendre visite, moi… si vous pouvez m’accueillir. Peleo s’occupera bien des animaux et tout avec aitatxi… hein Papa, tu serais d’accord toi ?!

Aitatxi se marre affectueusement. Mais une furtive lueur de tristesse assombrit son regard. Sans l’exprimer, il se demande quand il va revoir sa fille. Peut-être repense-t-il au départ de son fils pour les Amériques, quelques années auparavant. Un départ rempli de promesses et d’ambition. Jusqu’à ce qu’il apprenne son décès dans le Nevada.

L’arrivée à Port-Gentil et l’installation

Premier contact avec le bureau

Je m’aperçois que l’escalier qui mène au troisième étage de l’immeuble est très fréquenté alors qu’il est – je consulte ma montre – huit heures passées. Et que l’horaire d’embauche est sept heures et demie. Je suis obligé d’adapter mon rythme de montée à l’allure nonchalante des autochtones. Inutile d’essayer un débordement par les ailes, toute la largeur des marches est occupée par des déhanchements de lente et oscillatoire amplitude. Chaque pallier est prétexte à une halte pour quitter des collègues et reprendre son souffle. Puis la montée traînante reprend, ponctuée par de nouveaux échanges.

Arrivé au troisième et dernier étage, je connais déjà les principales nouvelles parues dans le quotidien national l’Union, les commentaires sur les résultats de Pétrosport, l’équipe de foot de la Filiale engagée dans le championnat national, les explications naturelles relatives à un arbre qui aurait traversé la route au moment où passait la 4L des services généraux, l’incendie d’une case à Grand-Village après la chute d’un poteau électrique maintenu en suspens par la tension des câbles (qui ont certainement fini par lâcher sous l’effet des dérivations pirates), les discussions autour de la longévité du Président Bongo en place depuis 1967, et les élections législatives de novembre prochain.

Je trouve le bureau d’Alphonse situé presque en face de l’escalier central. D’entrée, il attaque les priorités.

  • Tu aimes le foot ?

  • Je suis ça, j’ai pratiqué dans un club.

Son sourire s’étale, je comprends qu’on va s’entendre. Il m’apprend qu’il est le président de Pétrosport, notre équipe !

  • Je te mets à l’aise de suite. Je suis à Port-Gentil le lundi matin et le vendredi, le reste du temps je suis à Libreville. Tu fonctionneras donc en toute autonomie… Des collaborateurs ? Aucune idée. Mon organigramme s’arrête à mon échelon. Vois ça avec Anselme, il me semble qu’on t’a affecté deux employés.

Sur ce, je reprends l’escalier de service pour redescendre au rez-de-chaussée où je cherche le fameux Anselme. En fait, c’est lui qui m’attend et me repère. Il m’amène directement voir le premier de mon équipe :

  • Voici Jérôme, à la drh depuis six mois, auparavant technicien de production. Il ne peut plus travailler en mer, on l’a donc reclassé au personnel.

Le gars paraît plus juvénile que ses quarante ans annoncés. De notre échange, il ressort qu’il est sérieux et plein de bonne volonté. Son dossier fait état d’aptitudes à comprendre les bases de l’arithmétique et d’une capacité à assimiler des éléments plus complexes si on lui en laisse le temps.

  • Et le second ?

Anselme me regarde avec commisération :

  • Ah… le second…

Il a dû s’y préparer mais maintenant, devant moi, il tergiverse :

  • Modeste est absent. Momentanément.

  • Pourquoi ? il est malade ?

  • Euh… en quelque sorte…

Mais je ne le lâche pas.

  • … présentement il est à la clinique… il est comme qui dirait un peu gaspillé…

Ça va, j’ai compris, il est tout simplement en train de cuver.

  • Faut pas lui en vouloir, patron. Avec ses trois femmes et ses huit enfants, c’est dur pour lui, patron… Samedi soir, il n’a pas pu rentrer chez sa légitime, ni chez les deux autres… alors il est allé se tenir compagnie avec la Régab. On l’a ramassé dimanche matin près du wharf… couché vomi qu’il était…

Entre un Alphonse omni absent, un reclassé et un imbibé, ça s’annonce assez rock’n’roll.

L’acclimatation d’Aude à la vie dans la Concession et à la vie locale est difficile : son caractère vif et entier, sa supériorité intellectuelle et son physique avantageux dérangent les autres femmes. Elle n’adhère pas à mon accaparation par le travail dont elle estime que les contraintes et les nuisances subies sont inversement proportionnelles à la reconnaissance et à mon traitement.

Port-Gentil est sous tension à l’approche des élections législatives. La récente réélection du président Bongo a cristallisé la colère de la « ville ouvrière » comme aime à la dénigrer Omar Bongo en l’opposant à la « ville intellectuelle » qu’est la capitale Libreville. Et, comme à l’accoutumée, les cibles des manifestants sont les concessions habitées par les expatriés, les commerces et échoppes tenus par les étrangers (Libanais, Sénégalais, Togolais…).

Sous la menace de voir nos contrats de travail non reconduits par l’administration, les ressortissants français sont obligés d’aller voter sachant que la filiale est tenue de fournir le recensement des familles. Ce qui donne les échanges suivants :

A l’appartement 

  • A propos des élections, je t’informe que nous sommes inscrits sur les listes électorales.

La nouvelle ne la surprend pas.

  • Bien sûr puisque nous avons fait la démarche auprès du Consulat général de France…

Je coupe en ironisant :

  • Je ne parle pas des scrutins en France, je parle des élections législatives ici, au Gabon. Tu te rends compte, c’est quand même une démocratie très avancée ! Donner d’office le droit de vote aux étrangers pour élire les députés.

Là, en revanche, elle marque le coup :

  • Mais je n’en ai rien à faire, moi, de leurs affaires indigènes…

  • Nous n’avons pas le choix, c’est une consigne générale. Toutes les sociétés qui emploient des ressortissants étrangers sont tenues de fournir les listes à jour des présents sur le territoire au moment de l’élection. Cela signifie l’obligation pour tous d’aller voter le 9 novembre prochain.

  • Et si on n’est pas là ?

  • Vote par procuration !

  • Et si on est là mais qu’on ne va pas voter ?

  • Pas de renouvellement du contrat de travail, c’est aussi simple que ça.

  • Mais… si je me rappelle bien ce que tu m’as dit, le Président Bongo a été triomphalement réélu… donc son parti devrait arriver de toute façon en tête…

  • Oui mais il veut aussi un plébiscite au Parlement.

  • Ah, oui, comme dans une république bananière…

  • Euh… ne te répands pas trop là-dessus. On est censés ne pas critiquer les pouvoirs en place et respecter une certaine neutralité.

Elle fulmine :

  • Neutralité de vendu, oui !

Devant la mairie

Le dimanche 9 novembre, nous nous présentons à la mairie d’arrondissement où les expatriés français sont tenus de voter. A l’entrée de la salle de vote, un attroupement s’est formé et je distingue Anselme, un énorme listing à la main, en train de parlementer avec un assesseur.

Dans la file qui stagne, à grande majorité blanche, j’entends des réflexions sur l’impéritie et l’amateurisme des Africains qui sont incapables d’organiser quelque chose de sérieux.

  • Qu’est-ce qu’il se passe, Il n’sait pas lire là, le pygmée ?

  • Alors, ça vient ? Chez nous, y’a longtemps que j’aurais voté, tiens !

  • Vas-y Anselme, explique lui comment on travaille à Elf Gabon…

Je sens que l’énervement monte, notamment chez les fonctionnaires de la mairie. Il y a apparemment une différence entre notre listing et le registre de la mairie. L’arrivée du directeur général soi-même, qui remonte la file, calme tout d’un coup l’ampleur de la mauvaise humeur. A sa vue, le visage d’Anselme s’illumine de reconnaissance.

Finalement, la confrontation entre les deux états est réglée par l’adoption du nôtre ainsi que par l’attribution ultérieure de caisses de Régab pour acter la bonne volonté des fonctionnaires.

L’idée de passer les fêtes de Noël à Port-Gentil nourrit la déprime d’Aude. Et mes déplacements et réunions répétitifs nous sont néfastes. Malgré nos balades au Cap Lopez et ses sorties avec quelques copines étrangères qu’elle retrouve au Méridien du bord de plage, son mental périclite. Finalement, pour une période où il faut réserver au moins trois mois avant, j’arrive à lui obtenir in extrémis un vol pour la France – un vrai coup de chance dû au décalage de rotation d’un exploitant en mer et à un tour de passe-passe du responsable des voyages. Ce départ précipité alimente les cancans de la communauté expatriée :

« sa femme ne s’est pas du tout adaptée… elle s’est marginalisée, une intellectuelle qui se la pétait… on ne sait pas tout, elle est rentrée précipitamment, va t’en savoir ce qui a pu se passer... Vous avez vu ? une fois sa femme partie, il a engagé une toute jeune ménagère… et c’était pas le même modèle que l’ancienne… »

Je trouve Célestine la ménagère qui m’attend sur le paillasson de la porte. Elle se lève, embarrassée.

  • On m’a dit que Madame est partie. C’est Monsieur qui l’a renvoyée ?

J’hésite entre le rire franc et l’étonnement outré. Pour la femme africaine, être chassée du foyer porte la honte sur sa famille et la bannit de la communauté. Par ailleurs, les histoires de blancs qui ont profité du retour en France de leur épouse pour se mettre à la colle avec une africaine sont connues jusque chez Duponette, quand ce n’est pas là que ça a commencé. J’entrevois le problème.

  • Madame avait besoin de changer de climat. Tu sais, Célestine, c’est dur ici pendant la saison des pluies, la chaleur, l’humidité, les moustiques…

  • Ça c’est vrai, Madame me le disait… et je lui préparais son bain de pieds avec les herbes pour les défatiguer quand elle rentrait du marché.

Je pense que la discussion est close mais elle continue à se dandiner d’une jambe sur l’autre, obstacle à l’accès de la porte d’entrée. J’ouvre mes mains à la gabonaise pour lui signifier : « alors, c’est comment ? » Je vois le globe blanc de ses yeux s’agrandir sous l’émotion :

  • Je ne peux pas rester avec Monsieur Philippe seul…

Je la regarde, ébahi. Attends, elle ne va tout de même pas croire que… Je vais lui répondre vertement lorsqu’elle complète :

  • Je ne vais pas avoir assez à faire. Moins de linge, moins de repassage… et sans Madame je ne cuisine pas à l’européenne.

Je n’avais pas du tout songé à ça, Aude non plus d’ailleurs. C’est vrai qu’en termes de cuisine, son implication était réduite à suivre les instructions tous les jours montrées et répétées car elle ne sait pas lire. Quant au linge, ce sera réduit de moitié.

  • Tu as trouvé une autre famille ?

Regard soulagé.

  • Oui Monsieur, avec deux enfants. Beaucoup d’heures à faire.

Je ne peux pas lui en vouloir même si elle me laisse en plan, elle gagnera davantage.

  • Mais j’ai trouvé quelqu’un pour Monsieur… une de mes filles qui voudrait maintenant travailler pour des blancs.

  • Où est-elle actuellement ?

  • A la maison, Monsieur.

  • … oui, merci Célestine. Mais chez qui était-elle employée avant ?

  • Chez une famille libanaise, Monsieur… mais ils étaient durs avec elle.

Elle baisse les yeux, gênée. Je sais que les Libanais sont réputés être très sévères avec le personnel domestique et très exigeants.

  • Elle est vaillante au moins ?

Elle se rengorge de toute sa masse.

  • Oh oui, Monsieur, et puis c’est moi qui lui ai appris. Elle saura faire tout bien et elle sait lire.

En remontant l’Ogooué vers la Mission Ste Anne : la livraison de vaccins

Etape dans le village d’Anselme

Le père blanc de la Mission et le miracle

  • Je pense que vous n’avez jamais constaté un miracle ?

La figure du Père est rien moins que sérieuse. Un miracle ? Il ne me fait pas du tout l’effet d’être un illuminé. Devant mon air dubitatif et intéressé, il caresse malicieusement sa barbe…

Nous montons dans un antique Land-Rover et prenons la piste vers le territoire des pygmées. Je tiens la mallette du Père. Les instruments du culte ? Non, la trousse médicale. Il conduit, ou plutôt pilote, entre les trous d’eau, les racines découvertes et les traversées d’animaux. Les bras crispés pour me tenir à la barre frontale, j’en arrive presque à regretter le row-row. Il me parle mais les phrases m’arrivent aussi cahoteuses que notre allure. Je maugrée des paroles à l’avenant. Je ne me suis absolument pas reposé cette nuit, ça aurait été du gaspillage ! Un bout de ressort du siège me rentre dans la cuisse. Je le repousse en appliquant un gros chiffon que je coince. Hop-là, je ressaisis la barre en urgence. Le café se rappelle à mon souvenir. Je n’interpelle pas Dieu, je suis avec son serviteur.

Nous roulons maintenant dans la savane. C’est presque plus calme. Nous quittons la moiteur figée des végétaux pour nous exposer aux ocres poussiéreux. Au moins je peux voir au-delà du capot de la voiture. Et c’est beau ! Tout est en mouvement : les nuages, les troupeaux de buffles, de zébus, de gnous, les frondaisons des rares arbres, les touffes ramassées des épineux, les courses déconcertantes des girafes, la lente progression des éléphants. Je remonte mon foulard sur la bouche et le nez. La barbe du Père est emmaillotée dans une vaste écharpe. « Pour éviter les araignées et les cancrelats emportés par le vent. »

Il avise un bouquet d’arbustes au vert sec et cassant. Pour une halte désaltérante. Nous partageons la citronnelle tiède. Debout contre le Land, j’étire mon dos dans un illusoire bien-être. Il sort un fusil à lunette de dessous son siège « On ne peut pas arriver les mains vides » et s’éloigne en quête de gibier. Je suis tenu de rester au volant jusqu’au coup de sifflet. Et je finis par voir ce qu’il avait déjà repéré. A environ deux cents mètres, un troupeau d’antilopes. J’ajuste mes jumelles : il s’agit d’une concentration de femelles et de jeunes mâles. Une détonation, c’est la débandade. Je me détourne vers le tireur, qui pose son fusil en travers de l’épaule. Un bref coup de sifflet et je le prends en passant :

- J’ai eu un jeune, dépêchons-nous d’aller le ramasser !

Notre arrivée est signalée par les enfants venus à notre rencontre.

Le Chef est là en grande tenue, paré de bijoux et d’amulettes, avec son Conseil. Le Père offre l’animal abattu en guise de bienvenue, ce qui nous vaut un signe de tête solennel. Il faut fumer la paille et disperser une poignée de cendres. Puis nous sommes conduits devant la case. Nous y trouvons le corps social des femmes. Seul le Père muni de sa mallette est autorisé à entrer pour constater. Le Chef m’a installé auprès de lui et je bénéficie ainsi de l’ombre ventilée des larges feuilles de palmier agitées par ses esclaves.

Je me rends compte que le village est soudain silencieux. Pas de palabres, pas de commérages, pas de jeux. Le Père sort enfin avec un grand sourire et dit une longue phrase en Orungu. Aussitôt les clameurs retentissent. Les guerriers tapent du talon et scandent avec leurs lances, les femmes poussent des youyous stridents. Le Père me remet sa mallette avec un clin d’œil.

Sur le chemin du retour, il m’explique ce qu’il a fait.

D’abord, des jumeaux sont nés. Dans cette tribu, la croyance dit que la venue de jumeaux est maléfique et qu’il faut les tuer. Sauf qu’une femme considérée comme stérile en a subtilisé un, l’autre ayant été sacrifié, et l’a allaité. D’où la colère du village d’abord puis la crainte après car, étant réputée stérile, elle ne peut pas avoir de montée de lait. Ce ne peut être que la volonté des dieux. Il fallait la magie du Père blanc pour soulager le village.

  • J’ai donc procédé à l’examen médical de la femme et j’ai découvert qu’elle avait fait une fausse couche. Elle m’a avoué avoir été « le faire passer » dans la forêt car elle ne savait pas qui était le père. D’où les montées de lait… et le miracle en question dont l’Eglise doit s’emparer afin de combattre cette pratique d’élimination au berceau.

  • Ce j’ai dit ? En gros ceci : « le Seigneur Tout-Puissant a veillé sur l’enfant. Maintenant Il a permis qu’il vive. Malheur à celui qui menacera sa vie et celle de sa mère. Et je l’ai baptisé séance tenante. »

Aude : tentative de suicide – je rentre en France

Un nouveau défi professionnel

[on me confie un poste au Siège à la prévoyance-retraite où je détruis l’espérance d’un ancien à y accéder]

Je vais devoir me familiariser avec un vocabulaire ethno-social ʺactif, inactif, ayant droit, incapacité, invalidité, auto-assuranceʺ, la terminologie culinaire ʺrégime, assiette, tranche, carenceʺ, l’inventaire des bâtiments ʺplafond, plancher, dépendance, réserveʺ et la science-fiction ou le polar ʺanticipation, liquidationʺ. Sans oublier la fameuse notion d’espérance de vie qui ne signifie pas autre chose que la fin statistique programmée. Mais restons optimistes !

[quelques initiatives et une évolution technique plus tard, je deviens un interlocuteur reconnu par la direction, les partenaires sociaux et les assureurs]

Le DRH : « C’est le moment d’y aller Saubadine. Vous êtes à l’origine du projet, vous l’avez mené à son terme, vous l’avez pratiquement vendu aux os, à vous maintenant de le défendre devant le directeur de l’Exploration-Production à Paris. Vous m’accompagnez. »

C’est la première fois que je suis admis dans les "40e rugissants" comme sont désignés les tout derniers étages de la Tour.

Je suis convié à m’installer à proximité du rétroprojecteur. Je réalise que je vais devoir exposer mon application à des personnes issues de Polytechnique, des Mines ou de Centrale. J’ai intérêt à être extrêmement précis et attentif à leurs remarques. Ils comprennent vite et n’ont pas de temps à perdre.

Dès que je pose le premier transparent sur la vitre du rétroprojecteur, je me sens tout à fait calme. Tout est bien ordonné dans ma tête, je peux dérouler le raisonnement et ma conclusion sous forme d’arbre de décision devrait leur plaire. Qu’elle soit déjà validée par mon propre directeur me donne encore plus d’assurance. Mais, comme il me l’a dit, « avec ces pointures (dont il est), il faut se méfier. Ils ont des idées sur tout et surtout des idées. »

Au moment où je vais commencer, une voix demande :

  • Combien avez-vous de transparents à nous montrer ?

La question semble venir du côté droit de la table. Celui qui l’a posée est penché sur un dossier qu’il annote à petits coups brefs de stylo à plume. Le ton est sec et agacé. Le message est clair : petit, tu as en face de toi des cerveaux, perds pas trop de temps à expliquer, va droit à la solution et on te dira si ton truc est valable.

  • Douze planches, monsieur.

  • C’est dix de trop.

La réplique est immédiate. J’aurais dû être décontenancé.

Au lieu de cela, et au moment où je vois du coin de l’œil mon directeur lever la main pour venir à mon aide, je vire la première feuille, positionne un transparent vierge et développe immédiatement mon idée en l’accompagnant de repères écrits directement à la main. J’en utilise trois au total pour un exposé ininterrompu de vingt minutes.

Lorsque je pose le feutre, je m’aperçois que j’ai retenu l’attention de tout le monde, y compris le sceptique du départ. J’attends avec une oreille qui me brûle, elle doit être toute rouge, ça m’arrive lorsque je prends une affaire très à cœur.

Je me rends alors compte que je ne leur ai laissé aucun temps mort pour intervenir. Puis je me dis que s’ils avaient voulu, ils l’auraient fait. Ce n’est pas un petit cadre de personnel qui va les retenir. Le directeur de l’ep me remercie.

  • Nous allons parler stratégie maintenant. Vous pouvez nous laisser.

Dans l’avion du retour sur Pau, j’apprends de mon directeur que c’est validé. J’évacue toute la tension, je suis dans un état de relâchement proche de l’assoupissement. En fait, je m’assoupis vraiment jusqu’aux consignes données par le personnel de bord. J’ai à peine les yeux ouverts lorsque les roues de l’appareil touchent la piste.

Le taxi, le même qui m’a conduit ce matin de chez moi à l’aéroport, me ramène à l’appartement. Il est vingt-trois heures trente, je suis levé depuis cinq heures ce matin.

Aude : le chagrin et le doute

La journée a été dense. Je quitte le bureau, il fait pratiquement nuit. Lorsque je pénètre dans l’appartement, c’est le silence qui m’accueille. L’ouverture de la double porte d’accès au salon-salle à manger dessine un pâle rectangle clair qui s’étire sur le parquet. La lumière vient de l’éclairage du lampadaire fixé sur la façade de l’immeuble. Tout est plongé dans l’obscurité.

  • Aude, tu es rentrée ?

Pas de réponse. Elle est peut-être dans notre chambre, au fond. J’allume le plafonnier de la grande pièce. Elle est mollement couchée en travers du canapé, le regard fixe, la bouche légèrement affaissée. Tout en me précipitant, j’avise un verre avec un fond d’eau posé sur la petite table de salon en regard de l’accoudoir. A côté, une plaquette alvéolée vide. Pas de boîte.

  • M…. !

Je l’empoigne sous les bras, elle se laisse complètement aller. Je passe mon bras gauche derrière ses genoux et la soulève d’un coup. Sa tête ballote, j’arrive à la caler contre ma poitrine. Elle est pliée en deux, les bras complètement flasques.

Je la transporte jusqu’à la salle de bains. J’ouvre d’un coup de pied, efface mes épaules pour entrer et l’adosse contre la paroi de la douche. Hop, je relève la cuvette des wc, dépose un linge autour. Re-hop, je la fais se courber, lui enfonce deux doigts au fond de la gorge. Après deux hoquets, elle vomit par spasmes violents. Je lui tiens le front qu’elle a glacé et en sueur. J’arrive à maîtriser mon estomac. Elle glisse lentement sur ses jambes. Je la maintiens par la taille.

Je suis agenouillé à côté d’elle et je tamponne doucement ses lèvres avec une serviette mouillée

  • Qu’est-ce que t’as avalé ?

Sa bouche est pâteuse. Je la maintiens comme je peux le temps de faire couler l‘eau du lavabo. Le verre à dents fera l’affaire. Elle dodeline de la tête que j’essaie de coincer contre mon épaule pour la faire boire. Je m’applique à lui verser gorgée par gorgée pour qu’elle puisse déglutir. Surtout éviter que l’eau ne parte dans le nez. Je répète :

  • Qu’est-ce que t’as avalé ?

Elle me regarde de ses yeux vides. Elle respire bruyamment et se met à grelotter. Je l’enroule dans son peignoir et la conduit très doucement à notre chambre.

  • Val… val…liii…pfff

  • Valium ?

Elle fait oui de la tête.

  • Combien ?… combien en as- tu pris ?

Elle produit un gargouillis puis part d’un éclat de rire qui la secoue frénétiquement. Je la couche et retourne au salon. Je finis par débusquer la boîte cartonnée qui a glissé sous le canapé. C’est du valium. Il est très tard. Tant pis, je tente l’appel. Je tombe sur le répondeur du médecin traitant. Je commence à enregistrer mon message lorsqu’un déclic m’indique que quelqu’un décroche.

  • Allô, docteur ?

  • Oui…

  • Saubadine à l’appareil. Ma femme a avalé des comprimés de valium… J’ai pu la faire vomir.

  • Combien en a-t-elle avalé ?

  • J’en sais rien, elle n’a pas pu me dire.

  • Bon, étendez-là, faites-lui boire de l’eau sucrée ou du Coca… Je suis là très vite.

J’arrive à lui faire avaler quelques gorgées de Coca (j’ai abondamment remué le liquide pour neutraliser les bulles). Il faut que je retrouve l’ordonnance avec la date de première prise. Je fouille sa table de chevet, les tiroirs du bureau, la commode de la chambre, sous la liste des courses. Rien. Je la trouve enfin, froissée au fond de son sac à mains, sur une chaise du salon et recouvert de son manteau.

Sonnerie. J’ouvre au médecin. Une poignée de mains et je le conduis directement à la chambre.

Aude s’est pelotonnée sous la couverture, son souffle est apaisé et, pour autant que je m’y connaisse, régulier.

  • Vous avez eu la bonne réaction, dit-il en posant sa main sur le front de ma femme.

Comme il se saisit de sa mallette, je l’informe :

  • Elle a pris la moitié d’une plaque… C’est ce qui restait dans la boîte en fonction de la prescription.

Il lui prend le pouls.

  • … Bien… ça en fait six. Vu leur dosage, c’est suffisant pour la plonger dans cette torpeur mais pas assez pour mettre sa vie en danger…

Puis la tension.

  • … En langage médical, ça s’appelle une tentative d’autolyse.

Il se livre à un examen minutieux tout en lui parlant.

  • Alors, Aude, qu’avez-vous essayé de faire... oui, je sais, il y a des sales moments, des épreuves qu’on ne mérite pas… donnez-moi votre bras… là … comme ça… étendez-le… fuir n’est pas une solution… enfin, je pense par expérience… huit de tension… il y a pincement… bon, ouvrez votre corsage, je vais vous ausculter… vous y êtes allée un peu fort… retenez la respiration puis relâchez… encore… votre mari a eu de la présence d’esprit… le fond de l’œil maintenant…

Ses gestes sont calmes, méthodiques, rassurants. Il range ses instruments ;

  • Bon, vous évitez le lavage d’estomac. Vous faites de l’hypotension et vous êtes déficitaire en calcium. Normal dans votre situation.

En disant cela, il me jette un œil avec une moue désabusée. Il revient vers elle :

  • Vous êtes dans le cirage et vous allez y rester jusqu’à (il dégage sa montre) demain soir. Dormez, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

Je sors derrière lui. Aude s’est endormie.

  • Il faut que vous restiez près d’elle quelques temps…

Il saisit mon regard inquiet.

  • Le pire est passé. Je ne vous cache pas que cette tentative d’autolyse peut en appeler d’autres.

Il me tend l’ordonnance.

  • J’ai modifié le traitement. Laissez-la se reposer, elle devrait dormir longtemps. A son réveil, faites-la boire abondamment, ça éliminera les résidus, et très lentement, elle aura la gorge sèche… Il se peut qu’elle délire, soyez présent, c’est tout.

Je le raccompagne machinalement. Je me rends compte que la sueur coule sous mes bras. Je suis vidé. Vidé et abattu. J’ai l’impression que ma nuque supporte un poids énorme. Un arrêt par la salle de bains où je m’asperge le visage. J’ai une de ces têtes ! De profonds cernes encavent mes yeux, c’est moi qui ai le teint livide maintenant. Contraste outré du visage tel l’effet appuyé d’un film en noir et blanc. Je regagne la chambre, tire les rideaux.

Dérapage et consternation : Aude s’enfonce

L’accident de moto de mon frère

Nouvelles connaissances

Finalement, je m’étais rendu à l’assemblée générale de l’Association des Cahiers de l’Adour début décembre. Elle se tenait dans un restaurant proche de la cathédrale Sainte-Marie.

Je fus dirigé vers le sous-sol et introduit dans une grande salle voûtée datant du XVIIIe siècle. Une dizaine de personnes était attablée mais, au nombre de chaises non occupées, tout le monde n’était pas encore arrivé.

Kristina m’accueillit, apparemment heureuse de ma présence. Elle me dirigea vers une extrémité de table :

  • Asseyez-vous ici… je dois réserver certaines places pour nos anciens, il y a un protocole non écrit qui répartit les sociétaires autour des membres du Bureau… et ils sont très susceptibles sur leur positionnement… Il y aura une présentation une fois que tout le monde sera là…

Je fus placé à côté d’une jeune femme engagée dans une conversation avec une dame beaucoup plus âgée. Je reconnus deux des participantes au Club des Poètes. En face se tenait un homme aux cheveux blancs dont la prestance démentait un âge avancé. Je constaterai, une fois tous les membres installés, que je m’inscrivais parmi la toute jeune génération avec Kristina et ma voisine.

Celle-ci se tourna vers moi pour me souhaiter la bienvenue. Je fus frappé par la douceur et l’émotion sensuelle de sa voix. Je remarquai aussitôt sa bouche parfaitement dessinée qui me rappelait celle de Marilyn Monroe sur le cliché la représentant assise sur un siège de tourniquet de jardin d’enfants, concentrée sur la lecture d’Ulysse de James Joyce.

[…]

(dans l’entreprise) Le responsable n’est pas revenu de déjeuner. Je m’approche d’un bureau pour voir si quelqu’un peut s’emparer de mon dossier et le faire signer, auquel cas je viendrai le reprendre un peu plus tard. J’entre puisque la porte est ouverte.

Penché sur un magazine, un gars est en train d’en gratter consciencieusement les photos sur papier glacé à l’aide du tranchant d’un couteau de poche. Il m’a entendu et lève la tête, son geste suspendu.

Je lui explique rapidement la situation : le stage, le délai, le formulaire, la signature.

  • Pas de souci, me dit-il, laissez-le là, je m’en occupe.

Et il se replonge dans son activité. Je suis curieux, je lui demande de quoi il retourne.

  • Je fais mes couleurs moi-même… oui, dans le civil, je suis peintre…

Je souris à l’expression. Comme s’il avait un engagement. Il précise un peu ironiquement :

  • J’ai fait l’école des beaux-arts et je me trouve là à m’occuper d’illustrations pour les plaquettes de géologie ou les planches de présentations de la boîte…

Je ressens un peu d’amertume dans ses propos. Il ne s’agit que d’illustrations, loin certainement de la façon dont il voyait sa vocation.

  • Vous pensez que je fais la fine bouche. Détrompez-vous, je suis parfaitement conscient de bien gagner ma vie… mais sans ferveur, sans fièvre créatrice…

Je reviens sur son grattoir. Il m’explique :

  • Le papier glacé est fabriqué avec de l’argile ou du talc. En grattant la surface des photos, je récupère de la matière colorée que j’utilise ensuite, à l’instar des peintres anciens qui faisaient leurs propres pigments. J’amalgame l’œuf entier, ou uniquement le jaune ou le blanc, aux poudres pour les agglutiner et stabiliser les couleurs.

Je pense instantanément au vert Véronèse ou au bleu Chagall, ces teintes reconnaissables, véritables empreintes picturales.

  • Vous peignez à l’huile ?

  • Non, à l’acrylique. J’utilise les pigments de la peinture à l’huile mais que je lie avec une émulsion d’eau et de résine acrylique… une sorte de polymère.

  • Et c’est plus facile ?

Il me regarde en dessous comme si je venais de faire la blague de la peinture à l’huile c’est bien difficile mais c’est bien plus beau que la peinture à l’eau.

  • Elle est facile à travailler et solide. Elle sèche très vite, ce qui permet de réaliser de grandes toiles sans un temps de séchage excessif. En revanche, elle n’admet ni retouche, ni repentir.

C’est ainsi que je rencontre Jean-Pierre.

A partir de ce moment, j’aurai le privilège de constater sa progression artistique. Son approche de la peinture saisit par l’investigation de la lumière, la turbulence migratoire des ciels, l’architecture minérale. Et puis il y a cette inquiétude obsessionnelle qui enferme les lieux dans l’héritage des mythes et le mutisme captif des fondements.

Nos soirées d’échanges en son atelier constitueront des aires de respiration pour débattre de littérature, de musique et de fêtes. Un an plus tard, je l’aiderai à financer sa première monographie.

Les conséquences de l’explosion mortelle sur la plate-forme Piper alpha en Mer du Nord

La séparation – je décroche

L’écriture en thérapie

Je vois ce matin mes yeux enfoncés afficher une couleur sombre, un compromis entre le violet et le marron. Mes paupières sont tombantes et foncées. Avec ma barbe de trois jours, je ressemble à un junkie en quête de sa dose.

Depuis des mois, j’admets l’insomnie comme compagne exigeante.

Je rentre tard à l’appartement, éreinté par la journée de travail, le physique usé par le rythme que je m’impose, l’esprit surchauffé par l’éveil incessant et l’accumulation nerveuse. Je refuse l’aide chimique prescrite par mon médecin, qui est également celui de ma femme et qui connaît notre situation. Chaque fois, je pense que je vais m’écrouler, ivre de fatigue, les pensées en vrac.

Et puis, après une sorte de repos trompeur affalé dans le fauteuil en cuir qui accueille mes états réflexifs quotidiens, mon cerveau reprend du poil de la bête et agit en organe indépendant. Il fait gicler toutes sortes de pensées, sentiments, rêves, tels qu’ils occupent tout mon espace neuro-vital. Alors je me mets à écrire. Sans fébrilité ou anxiété. Mais en intense réflexion, en extirpant le vocabulaire et l’enchaînement du plus profond de mon esprit.

Les Soviétiques quittent l’Afghanistan – l’émergence d’Al-Qaïda

Liban : le retour des otages français

L’affaire des Irlandais de Vincennes

La chute du mur de Berlin

Le 10 novembre 1989, toutes les chaînes d’actualité françaises ouvrent avec les images de milliers d’Allemands de l’Est franchissant les barrages devant les Vopos immobiles. C’est une véritable liesse qui envahit cette zone de la honte. Les gens sont perchés sur le mur, font de grands signes les bras en V. Et surtout on voit des familles séparées depuis vingt-huit ans pleurer d’une joie poignante en s’embrassant, vieillis mais marqués par ces retrouvailles inespérées, par la connaissance des enfants des uns et par les autres.

Des pans de mur sont abattus, des pierres emportées en gage de mémoire.

Le deuxième moment historique, du moins pour moi, c’est lorsque le violoncelliste Rostropovitch, assis devant le mur bariolé de tags et d’inscriptions, joue inopinément une Suite de Bach. Lui, le banni d’urss et déchu de sa nationalité pour avoir soutenu Soljenitsyne et les opposants au régime, symbolise par la musique la libération des hommes et des idées trop longtemps mises sous le boisseau de la guerre froide.

Petite cause, grands effets, cet événement se produit suite à la déclaration intempestive d’un membre du Parti socialiste de rda, indiquant sur une chaîne de radio largement relayée par la presse et sans avoir encore l’aval du pouvoir, que les ressortissants est-allemands peuvent désormais voyager à l’étranger sans autorisation, ni présentation des justificatifs jusque-là obligatoires ; et que les sorties peuvent immédiatement se faire à n’importe quel poste frontière avec la rfa.

C’est ce qui provoque l’afflux soudain et massif de milliers de berlinois aux postes de passage.

Cela me fait à penser quelques événements en apparence anodins qui ont entraîné des conflits sanglants : la guerre de Troie à cause de l’enlèvement de la belle  Hélène par Pâris ; le schisme dans l’église catholique lorsque Rome s’oppose au divorce du roi Henry VIII d’Angleterre avec Catherine d’Aragon pour qu’il puisse épouser sa maîtresse Anne Boleyn, et qui est à l’origine de l’indépendance de l’église anglicane ; lorsque Elisabeth II, reine d’Espagne, renonce au trône pour rester dans les bras de son amant, elle ne se doute pas que sa succession va entraîner la guerre de 1870 entre la France et la Prusse ; et, pour n’avoir pas fait de victimes, du moins à ma connaissance, la méprise des sœurs Tatin dont la fameuse tarte n’aurait pas existé si l’une d’elles n’avait enfourné un moule contenant des pommes épluchées en oubliant la pâte, puis ne l’avait recouvert de la pâte oubliée.

Deuxième rencontre littéraire : Pierre Bourgeade

Création de la revue littéraire

Je succombe au charme de Jolayne

(Nous avons déjeuné à St Jean-de-Luz rentrons en voiture) Sur le trajet du retour, le rétroviseur me renvoie la noirceur du ciel qui avale lentement la clarté délavée du paysage. Les feuilles des arbres sont retournées, leur vert métallique fouetté par les rafales. Puis après Biarritz, c’est le grand calme. Immobilité des branches, ciel dégagé, sérénité rassurante sur la nationale 10. En ville, les promeneurs profitent des rues désertées par les voitures, les terrasses vibrent d’un public estival, les jardins accueillent les familles assoupies. Seules quelques rides sur l’Adour annoncent l’arrivée prochaine du mauvais temps.

Arrêt sur le gravier de la maison. Accroché à la grille de la porte d’entrée un mot de son fils fait froncer les sourcils de Jolayne.

« Où t’es passée ? quand je suis rentré, il n’y avait personne. Reparti chez Vionvion pour bricoler sa mob. A ce soir tard, David. »

  • Voilà mon fils ! je lui avais dit que je déjeunais dehors mais il n’y en a que pour ses potes et la mécanique. Si tu voyais la buanderie, un véritable atelier. Le linge sèche entre des vilebrequins, des carburateurs, des ressorts, des écrous, et tout ça empilé sur des chiffons graisseux.

[…]

Jolayne s’est assise maintenant à côté de moi, jambes repliées sous elle. Dans un mouvement infini, elle pose sa main droite sur ma joue, m’attire vers elle… et m’embrasse. Ses lèvres sont d’une douceur de pétale, suaves, chaudes. Elle se détend et m’enjambe, dégrafe sa robe par le bas sans interrompre le baiser. De ce moment-là, je me souviens exactement de ses charmes, de sa cadence, de ma progression, de ses yeux fixes, de son dos cambré, des frémissements, nos bouches captives, nos sens houleux, les caresses sereines, la fulgurance, l’arrêt subit, l’intensité de nos désirs, le cri abattu, l’explosion.

Coïncidence, dehors aussi le tonnerre retentit et le ciel déverse enfin son déluge. La lumière s’éteint d’un coup, les éclairs déchirent l’obscurité en salves successives. Je reste exténué, encore vibrant. Je la regarde, elle est éparse, alanguie, le regard humide. Elle parle la première.

  • J’en avais trop envie, tu sais…

  • Pfiou, tu fais toujours l’amour comme ça ?

Elle baisse les yeux puis me fixe :

  • Tu vas penser que…

Elle hésite, gênée.

  • … que tu fais facilement l’amour ? Je ne crois pas, non.

Il y a dans son comportement un don merveilleux de tout son être, empreint de sincérité.

  • Cette sincérité que j’ai ressentie ne peut que venir du fond du cœur…

  • Je t’aime, voilà c’est dit.

Ses yeux graves sont plongés dans les miens. C’est une surprise pour moi.

Ce synopsis concerne le tome 1.

Le deuxième tome couvre la période 1988-2008.

Il a pour cadre le contexte africain étiré entre les traditions et l’assimilation du progrès. L’immersion dans les faits villageois et les coutumes vont constituer, pour les deux personnages principaux (le narrateur Philippe et son épouse Jolayne), l’apprentissage intérieur des Afriques : lusophone, francophone, anglophone.

C’est la guerre civile en Angola avec l’insécurité permanente, les déplacements à risque, l’afflux de la population des campagnes à Luanda, capitale dont les infrastructures datant des Portugais sont largement défaillantes et totalement sous-dimensionnées. Durant ces trois années et demie, ce sont la découverte des immenses gisements (les éléphants) en mer, l’afflux de familles expatriées avec les questions médicales, scolaires, de loisirs, les embuscades et les braquages.

C’est la période mouvementée de 15 mois au Siège pour réformer l’Exploration-Production. Le narrateur évolue dans l’équipe restreinte en charge de ce renouvellement en profondeur : grève très dure, menaces sérieuses envers les personnes (dont le narrateur), travail soumis à la stratégie du Président Jaffré et aux atermoiements non dénués d’égoïsme carriériste de certains cadres dirigeants issus des mêmes confréries que ceux du rival (Polytechnique, Mines, Centrale, Ponts-et-chaussées).

C’est la contre-offensive d’Elf suite à l’opa lancée par le rival Total. Les manifestations enflent, les attaques envers les non-grévistes sont très violentes, le climat est explosif. Le gouvernement Jospin saisit cette occasion pour se débarrasser de Philippe Jaffré : il favorise en coulisses l’opa de Total et ouvre la conquête d’Elf Aquitaine à Thierry Desmarets avec la complicité des syndicats.

Ce sont ensuite les séjours prolongés au Gabon (4 ans), au Nigeria (3 ans) et au Cameroun (4 ans).

En parallèle, des troubles porteurs de futurs déséquilibres politiques secouent l’humanité : effondrement du bloc communiste, résurgence des nationalismes, regain du fait religieux, expansion communautaire, conflits territoriaux.

La saga s’achève avec le troisième tome (2008-2015) 

  • c’est la grande récession issue de la crise des subprimes (explosion des dettes publiques, croissance négative des pays riches, accentuation de la pauvreté) ; le printemps arabe, secousse majeure dans la déliquescence des régimes autoritaires avec en corollaire l’expansion de l’islamisme ; les conséquences des agissements de l’Homme sur l’état de la planète

  • pour les protagonistes, c’est le retour définitif en France et la mutation du narrateur à l’usine de Lacq. Ultime défi : prendre en charge le retrait industriel de Total avec le reclassement des employés dans le Groupe ; faire face aux conflits sociaux inhérents et aux négociations âpres, aux attaques virulentes de certains syndicalistes, au refus du changement chez les salariés (dont certains ne sont succédés de père en fils/fille ; accompagner la mutation de la plateforme industrielle du site classé Seveso avec la consolidation et l’implantation d’activités d’énergie et de services.

  • c’est la disparition des deux figures paternelles qui font dire au narrateur : « je deviens l’ancien ». Pour ce dernier, deux alertes en matière de santé viennent rappeler que le corps et l’esprit ont été abondamment mis à l’épreuve dans des environnements physiquement épuisants et mentalement éprouvants.

Ils feront l’objet du synopsis 2