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_Vas, vole et délecte toi du cadavre d'un des esclaves. Ils n'appartiennent pas à cette terre. Tu les reconnaîtras 
à leur peau sombre comme la tienne. Ceux-là ne méritent ni chanson ni honneur, ils sont l'œuvre du diable." 

L'oiseau s'envole de la flèche et s'élève dans les cieux. Il parcourt du regard la marée de corps, et repère enfin 
un cadavre, complètement disloqué. Sa peau est noire comme le charbon, si bien qu'il se confond presque 
aux cendres et à la boue. L'une de ses jambes est en miette, tandis que son bras droit lui serre de repose-tête. 
Son ventre est ouvert, comme une bouche géante qui hurle sa douleur au ciel.  
Désireux d'enfin entamer son repas, le corbeau se pose sur le torse du mort. Ce dernier le fixe de ses grands 
yeux vides. 
Bien que rongé par la faim, l'oiseau hésite quelques instants avant d'enfoncer son bec dans la peau noire du 
défunt. Mais l'appétit prend le pas sur la pitié. Il déchire, découpe et se régale de la carne de l'esclave.  
Ses yeux sont toujours fixés sur le corvidé, ce qui le met mal à l'aise.  
"_ Pourquoi me fixes-tu de la sorte ?  
_Je n'en sais rien. Je n'ai nul part d'autre où regarder. 
_L'on m'a dit que tu étais l'œuvre du diable, que tu ne méritais ni honneur ni hommage.  
_C'est ce que l'on raconte effectivement. 
_Pourquoi ta peau est-elle ainsi ? 
_Sais-tu pourquoi tes plumes sont noir corbeau ? 
_Non. 
_Elles sont noirs car tu as été façonné de la sorte. Ton créateur quel qu'il soit a décidé de te vêtir de ce beau 
manteau noir. Il en est de même pour moi.  
_Mais alors pourquoi ne mérites-tu pas ta sépulture ? N'es-tu pas un homme pieu ? N'as-tu pas combattu 
vaillamment ? Combien d'ennemis as-tu occis ? 
_Je ne suis ni pieu ni vaillant corbeau. Je ne suis que ce que l'on m'autorise d'être.  
_Je ne comprends pas. 
_Vois-tu corbeau, ces hommes que tu vois là, ils pensent mener une guerre pour leur pays. Un Empire contre 
un autre. Mais ils se trompent. Chacun d'entre eux ne se bat que pour lui-même. Lui il se bat pour sa femme, 
qu'il a laissée au pays. Celui-ci se bat pour sa terre qu'il a héritée de son père et qui lui permet de nourrir sa 
famille. Et cet homme là-bas, on lui a promis une importante somme d'argent s'il sortait victorieux.  
_Et toi dans tout cela ? 
_Moi je ne parle même pas leur langue. Ces hommes m'ont volé, traînés ici et fais de moi une bête.  
_Pourquoi ont-ils fait cela ? 
_Ils n'aiment pas mon plumage, répond le cadavre, un sourire affiché sur ses lèvres décharnées. De plus je ne 
suis pas un homme pieu. En tout cas pas comme eux. Mes dieux sont innombrables. Ils viennent de la terre, 
de la mer et du ciel. Le leur est tout cela à la fois.  
_N'est-ce pas trop de pouvoirs ? 
_Pas plus que n'en possèdent les Rois corbeau.  
_Si tu n'es pas là de ton plein gré pourquoi ne t'oppose tu pas à ce que je te mange ? Les cadavres que j'ai vu 
avant m'ont tous deux implorés de les épargner. 
_Car ses hommes n'acceptent pas leur mort. Pour eux disparaître c'est oublier. Ils veulent rester pour leurs 
familles, pour leur fortune, pour leur femme. Moi je n'ai rien ici. Ni mère, ni bijoux, ni enfants. Ici je ne suis 
qu'une pierre disgracieuse dans leur paysage. À leurs yeux je n'ai pas plus de valeur que toi corbeau. Je ne 
vivais que parce qu'ils ne m'avaient pas encore tué. 
_Alors ces hommes ne sont ni vaillants ni pieu. Ils ne méritent pas les honneurs que l'on va leur accorder.  
_Me mangeras-tu ? 
_Je ne te mangerai pas. Ton corps se décomposera et nourrira la terre. Naîtra alors un arbre, qui deviendra 
grand. Tu seras si haut que quiconque voudra te regarder devra lever la tête. Ta cime frôlera le ciel où tu 
pourras discuter avec le dieu du ciel. Tes racines seront ancrées dans la terre du dieu de la terre. Et lorsqu'il 
pleuvra, tu boiras l'eau que t'enverras le dieu de la mer. Tu seras si beau que tous les oiseaux nicheront dans 
tes branchages. Les hommes te regarderont avec respect et tu leur survivras de 1000 ans. 
_Je te remercie corbeau." 
L'oiseau s'envole, le ventre vide. Il effectue quelques cercles dans les airs et plonge sur ses victimes. Il 
atterrit sur la jambe ensanglantée du premier cadavre. 
"_Que fais-tu l'oiseau ?" 
Et sans prendre la peine de répondre, le corbeau dévore le corps du défunt, avalant jusqu'à la dernière trace 
de chair sur son squelette.  
Pas encore repus, il s'envole à nouveau, pour redescendre presque instantanément. Le corvidé se pose sur la 
hampe de la flèche du deuxième cadavre.  

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