• La Chimère

  • Les Champs du possible

  • Sofiane Omar Cherfi

  • Prologue

  • La plupart des choses essentielles sont perdues à jamais. Je le sais. Tout doit être égaré, rien ne dure, et même l’éternité n’est qu’un songe bref, une idée furtive. Notre mémoire est un tableau qui s’efface au fur et à mesure qu’on le peint, et c’est pourquoi nos souvenirs sont aussi imparfaits qu’imprécis. De plus, ils ne sont jamais impartiaux… alors… comment les raconter ? Comment les livrer, les lier, leur trouver un sens et une texture fiable, à laquelle se raccrocher ?... J’arrive à peine à bouger, dans ce nouveau corps. J’ai froid. J’ai faim. Bientôt, ils me trouveront, j’en suis certain. Tout s’arrêtera. Je crois que j’ai besoin de me rendre les « choses » plus… précises… Mais comment les raconter ?

  • Il y a tant à dire, et je dispose de si peu de temps avant que ces chiens ne me rattrapent. Ces événements, ces drames… Il faut préciser que je ne sais pas, au juste, lesquels sont ceux que j’ai vécu ; non, je ne sais pas qui je suis. Les souvenirs d’une centaine d’âmes dorment dans ma conscience, sans que je me rappelle exactement pourquoi ni comment ces fragments sont arrivés là. Il m’est devenu impossible de distinguer les miens des leurs… En les assemblant, en les articulant de la bonne manière, j’arriverais peut-être à savoir qui je suis, et comment le passé tout entier a disparu.

  • Parce que c'est le passé tout entier qui est suspendu à ma plume, ce soir. C’est l’Histoire totale. Après tout, c’est le monde entier, qui s’est terminé… Apocalypse, voilà comment on aurait pu appeler mon récit. Les parfums, les recettes et les chants : Tous perdus. L’amour, la chaleur et la foi. Disparus. Transformés. Tout autour de moi n’est plus que glace stérile et chasseurs affamés, traqueurs et traqués ; les civilisations se sont toutes effondrées, et les décombres sont pétrifiés sous une banquise absolue, un épais manteau de gel qui a happé l’Histoire. Moi seul sais comment nous en sommes arrivés là. Moi seul peux chanter la fin.

  • Je sais que je suis sur le point de révéler des secrets maudits, que ce que je vais graver sur ces pages n’est que la trace d’une chose qui aurait mieux valu être oubliée. Je suis persuadé que je serai puni, que mon acte est, quelque part, un acte de blasphème. Et pourtant ! Il faut que je le fasse, ne serait-ce que parce que j’aimerais y voir plus clair. C’est triste à écrire, mais je sais exactement par où commencer. Il n’y a aucun doute possible, c’est cet événement qui est à la racine de tout ce qui a mené à la… métamorphose.

  • Une mer lointaine. Deux hommes discutent en pleine tempête. Ce qui s’est passé avant importe peu : c’est cette phrase. Une phrase prononcée, d’abord, six maudits mots, et tout ce qui s’est passé devint inévitable : 

  • « C’est que… Je cherche Dieu.

  • … Croyez-moi, vous n’avez pas envie qu’il vous trouve… »

  • Le plancher remue dans sa fièvre marine. Les vents s’agitent, et les cris des matelots résonnent jusque dans leur cabine. L’habitacle roule dans les entrailles du vaisseau, mais semble serein, en comparaison avec le chaos qui règne près des voiles ; l’air y est chaud et humide, et chaque silence pèse ici autant qu’un orage.

  • Le roi serre les dents, souffle violemment des narines, et reprend d’un ton agacé : « Arrêtez de vous écarter du sujet. Pour la dernière fois, Octaf (il prononce le prénom comme une insulte), n’expliquez pas, n’expliquez plus ! La carte. Est-ce qu’elle est fiable ? »

  • Ladite carte couvre l’entièreté de la table. Le roi est un marin, et il a tutoyé tous les rivages. Il connaît l’intégralité du monde connu, pourrait faire l’inventaire des civilisations humaines ; mais ici, les vastes territoires de l’humanité ne sont représentés que comme de vulgaires îlots. Et à l’ouest, une étendue de terre d’une largeur ridicule prend tout l’espace. Un continent gigantesque, que le souverain prétend n’avoir jamais vu sur aucun autre atlas ; dix fois la taille du monde, des terres à ne plus savoir qu’en faire, et pourtant… Pourtant, ce n’est pas leur taille qui les rend si particulières. 

  • Non, le plus frappant, c’est que les frontières et les littoraux de cette partie de la carte ne sont pas figés; les contours bougent, indécis et fuyants. Les traits glissent sur la surface du parchemin usé sans jamais vouloir s’y fixer, comme des serpents d’encre ondulant sur la feuille, et ce continent tout entier semble n’être qu’un geste qui cherche encore sa forme.

  • Son interlocuteur s’amuse à faire durer le silence avant de lui répondre. C’est un prêtre aux yeux gris, au sourire éternel. Il semble parfaitement à l’aise, mais on voit bien qu’il force un peu ; le jeune homme est habillé d’une tenue religieuse, et veut pourtant jouer aux marins. Il arbore un visage serein, mais son corps le trahit par des crispations imperceptibles que le roi a du mal à ne pas remarquer.

  • En fait… ce continent que vous voyez bouger sur la carte, vous l’avez déjà parcouru, finit-il par répondre. 

  • Je l’ai déjà parcouru ?... En quoi est ce que cela répond à ma question, hein ? Dites-moi si elle est fiable !

  • Un claquement secoue le navire, et les ressacs renversent le garçon de sa chaise. Le roi, lui, reste insensible à l’effet des vagues. Ils existent par contraste : le roi est vieux, Octaf est un éphèbe d’une vingtaine d’années. L’altesse a la peau noire, celle d’Octaf est blanche ou rosée. 

  • Le roi-marin observe le jeune homme se relever sans mépris. Celui-ci rit, gêné, et reprend :

  • Les mers du sud ne sont pas commodes, n’est-ce pas ?… 

  • La carte.

  • Pas commode du tout, haha… Pour en revenir à notre continent… reprit Octaf, pressé de faire oublier sa chute ; oui, vous y êtes déjà allé, Majesté. Il nous appartient tous. Ces terres semblent lointaines, inconnues — mais c’est tout l’inverse. Il n’y a rien de plus proche que cet endroit, qui porte de nombreux noms…

  • Je vous ai déjà demandé d’abréger… grogne son interlocuteur.

  • Moi aussi, j’ai déjà été là-bas, n’abrège absolument pas Octaf. Tout le monde, votre épouse, vos enfants, même le plus crasseux de vos matelots, se paient le luxe de le rejoindre chaque nuit. Chaque nuit, il est envahi et peuplé par ceux qui dorment. Chaque nuit, il devient plus immense que la précédente. Ce continent sans limites claires porte le nom de « monde interdit », mais certains préfèrent l’appeler « terres astrales ». C’est l’endroit où l’on va, quand on rêve. 

  • … Donc, ce continent n’existe pas, et la carte n’est pas fiable ? Est-ce que c’est ce que vous voulez dire ?

  • Des coups frappent à la porte, mais le roi pousse un rugissement dans sa langue, et le jeune homme entend les matelots rebrousser chemin en glapissant de panique. Le souverain redonne la parole à Octaf d’un geste du menton.

  • Bien sûr que si… assure celui-ci en souriant, feignant de ne pas être perturbé par la puissance naturelle de son interlocuteur, tout comme il feint d’avoir le pied marin. Le monde interdit existe. Je vous l’ai dit : c’est l’endroit où vont les âmes des gens qui rêvent…

  • Soyez sérieux ! Je n’en peux plus de vous, de vos explications interminables, et de vos fichus mythes…

  • Mais dans tous les mythes, il y a du vrai, votre Altesse… ! Pour peu qu’on s’attarde sur les détails, même les récits les plus inconcevables peuvent contenir…

  • Je n’ai pas accepté de vous voir pour interpréter les légendes des sauvages… l’interrompt le souverain. Vous m’avez demandé quelque chose, et je peux vous l’obtenir, mais à la simple condition que vous répondiez à ma question. Puis je envoyer une expédition là-bas, en me servant de cette carte ? 

  • La réponse est déjà donnée, Votre Altesse… Les terres astrales existent… et cette carte en est la preuve… Elle a un nom, d’ailleurs. On l’appelle la “carte incertaine”… Malgré son nom, sa précision est remarquable… pourtant, je risque de vous décevoir. Malheureusement, votre majesté, on ne peut pas rejoindre les rives des terres-astrales, à moins de dormir… Ou de mourir. 

  • Le roi Conra VI pousse un soupir de déception en s’effondrant sur sa chaise. Tout ça pour ça ! Une carte postale ésotérique, voilà tout ce dont il s’agissait ! Il avait espéré avoir enfin découvert quelque chose d’utile… Touché du doigt la renaissance de son royaume : De nouvelles terres arables, pour concurrencer les autres puissances colonisatrices. Le roi est doué d’un esprit pécunier ; il voit là la perte d’un bénéfice, la fin d’une spéculation malheureuse. Il aurait dû s’en douter… évidemment, une carte fabriquée par les indigènes… Elle n’aurait pas pu valoir un clou. 

  • C’est qu’il faudrait traverser le Vertige… continua Octaf, sans remarquer la profonde déception de son interlocuteur. Et, si notre Vertige n’est pas aussi chaotique que vos mers du sud, il est beaucoup plus impraticable… C’est simple : pendant 11 saisons, il est ascendant, et… 

  • ça suffit., l’interrompt le roi en se relevant de sa chaise. Je rejoins mes marins. Je n’accéderai pas à votre requête : nous vous déposerons à l’île d’or après la tempête. Sortez d’ici.

  • Votre Majesté, se penche Octaf, je…

  • Levez-vous, et sortez !

  • La voix du roi fait trembler le jeune Octaf sur sa chaise, mais il ne sort pas de la pièce. Entrer en contact avec ce roi plus capricieux que l’océan lui-même a été difficile… Il a été forcé d’écumer la mer d’Or, en long, en large et en travers ; par trois fois, il l’a rattrapé, et, par trois fois, le navire amiral l’a semé. 

  • Pourtant, il a enfin fini par réussir à atteindre ce seigneur des mers. Il sait qu’il réussira également à l’amadouer.

  • Votre Altesse… C’est qu’un moyen existe. Je me dois simplement de tout vous expliquer clairement, avant d’en venir au fait…

  • Le roi Conra VI lève les yeux au ciel, définitivement lassé par ce crétin. Il fait papillonner ses yeux gris, badine paisiblement et bombe misérablement le torse pendant que l’équipage tout entier se démène pour combattre la tempête… Le roi fait à nouveau un geste de la main pour lui imposer d’abréger. Octaf reprend :

  • Le Vertige ne sera jamais praticable, pour vos bateaux. Oh, votre civilisation est en avance sur la nôtre, bien sûr, et vos machines pleines de feu et de vapeur sont très rapides : mais le Vertige est un courant mystique, qu’on ne peut pas braver avec du bois et du plomb. Pourtant, il y a quelques saisons, les dirigeants de mon pays ont commandé la fabrication de 12 navires spécialement conçus pour rejoindre les terres-astrales : Les “Brises”. Si vous parvenez à mettre la main sur l’une d’entre elles, le Vertige ne sera pas plus infranchissable que le filet le plus étroit d’une vulgaire rivière. Et alors, quoi de plus normal que de trouver ce qu’on cherche, à l’endroit où l’on va quand on rêve…

  • Le roi regarde longuement le maestro. Plus d’une question lui vient à l’esprit, mais, comme cela arrive souvent dans ces moments-là, il pose la moins pertinente d’entre elles. 

  • La question est tellement inattendue que le jeune Octaf ne peut retenir un ricanement qui dévoile toute la blancheur de ses dents. La demande est infantile, et il semble difficile d’y répondre ; il répond tout de même :

  • Les dieux étrangers sont bien humains…

  • LIVRE I: Ceux qui m’ont fait ça

  • La cité de l’aube

  • Quel cauchemar, si on réalisait mes rêves. 

  • Les Ruines

  • Les chariots étaient sur le point de s’arrêter juste ici, à l’entrée de ces ruines morbides et enneigées, et personne ne savait pourquoi. La cité de l’aube était presque en vue — qui avait eu l’idée de faire une halte maintenant, et surtout, dans cet endroit sinistre ? La neige s’était stoppée, mais le vent demeurait glacial. Les ruines jetaient une ombre inquiétante sur le chemin, et la forêt étranglait la route en dissimulant l’horizon. Pourquoi s’arrêter ici ? La question fut posée de nombreuses fois, et elle parcourut la troupe comme un être vivant, un souffle animé visitant chacun des voyageurs, passant sur ses lèvres ou dans son esprit, et quand la réponse vint enfin, elle sembla évidente. C’était encore la faute de ce fichu vieillard. 

  • Des soupirs furent soufflés à tort et à travers. Des vociférations et des refus s’élevèrent partout, on protesta violemment, mais les chariots s’arrêtèrent malgré tout. « Ce vieux crouton… », marmonnait l’esprit collectif. À cause de lui et de ses malaises, le convoi avait dû s’arrêter un nombre incalculable de fois, et il leur avait bien coûté deux ou trois jours à lui tout seul. Capricieux et borné, il était le seul qui parvenait à perturber le calme impeccable des cochers qui dirigeaient la troupe. Le vieillard les ralentissait : les voyageurs le tenaient donc comme rigoureusement responsable de tous les problèmes du monde. 

  • Puis, ce sentiment d’agacement généralisé se changea peu à peu en une joie à peine dissimulée. Il faut dire que cela faisait deux semaines, qu’ils avaient tous quittés le Nord — des liens s’étaient formés entre les voyageurs (en très grande partie grâce à la haine commune qu’ils éprouvaient pour le boiteux) et cette ultime halte serait peut-être la dernière occasion pour eux de partager un moment complice avec leurs compagnons avant de les perdre à la capitale.

  • Un camp de fortune fut vite monté, et la décision fut prise de déjeuner ici ; après tout, la route était sûre, et les premières lueurs du soleil de la belle saison scintillaient doucement sur la neige du chemin. Même les ruines leur semblaient à présent sublimes et teintées de mystère, proprement fascinantes. En quelques instants, l’ambiance se transforma alors tout à fait. Une fois qu’ils terminaient de haïr le vieillard, ils avaient pris l’habitude de s’aimer les uns les autres, comme si tout ce qu’ils avaient eu en eux de haineux et de méprisant avait été expulsé, et qu’il ne leur restait dans le cœur que la plus franche des bontés.

  • Très vite, les voyageurs se dispersèrent. De jeunes couple s’échangeaient d’ultimes promesses intenables, dans le secret des bois alentour ; près des chariots, des enfants jouaient pour la dernière fois avec des copains qui ne seraient bientôt plus que des souvenirs, et des ribambelles de tantes pincées échangeaient les ragots finaux qu’elles avaient omis de répandre avant l’arrivée à la capitale. Tous avaient quelqu’un à qui parler ; tous, à l’exception de ces deux-là.

  • Le premier, c’était, bien entendu, ce vieillard sénile. Il s’était attiré l’antipathie de toute la troupe par son comportement erratique: C’était un fou aux airs de sage, avec des yeux gris et un sens du détour, un bavard creux et sans gêne qui portait le prénom d’Octaf. Quand le convoi s’était arrêté, le vieil Octaf s’était discrètement séparé du reste de la troupe en prétextant son malaise, pour pénétrer plus profondément dans ces ruines funestes. Il n’entendait déjà plus le tumulte des voyageurs, mais seulement le bruit étouffé de ses propres claudiquements sur la neige fraîche. 

  • Ici, tout n’était que pavés brisés et demeures éventrées. La cité de Phénok n’avait été détruite que quinze vertiges auparavant; la nature y avait pourtant déjà repris ses droits depuis bien longtemps. Partout, des racines crevaient les décombres, et les parties des ruines qui n’étaient pas couvertes de neige l’étaient par des mousses, de l’humus ou des champignons. Le vieillard huma les senteurs qui émanaient des sapins en souriant, et s’emerveilla des choses enfouies qui reparaissaient: La saison se terminait. Discrètement, des tâches vertes recommencaient à sertir les clairières blanches, et tout ce qui avait composé la cité de Phénok s’était fondu dans la forêt, métamorphosé.

  • Seules, les omniprésentes statues de la Chimère demeuraient intactes, comme si le temps n’avait eu aucune emprise sur elles. Du haut de leurs colonnes effritées, elles semblaient toiser le vieillard de tout leur mépris, et celui-ci se gardait bien de leur rendre ce regard, comme écrasé par la rancune qu’il croyait voir luir dans leurs yeux félins.

  • Il atteint vite les murailles éventrées de la cité, sans cesser de songer à la violence qu’il avait fallu déployer pour percer des remparts si épais. Puis, il était entré dans ce qui restait de cette ville autrefois si prospère; et, sans avoir l’air surpris de la trouver là, au beau milieu d’une place brisée, avait trouvé la seconde personne du convoi qui s’était trouvée sans interlocuteur.

  • C’était une enfant. Discrète, mal habillée. Trop pâle. Les yeux beaucoup trop cernés pour une fille de son âge. La petite n’avait pas remarqué le vieillard qui l’épiait; Elle avait les yeux rivés sur le mur immense qui lui faisait face, et son front était plissé dans une expression d’extrême concentration. Le vieillard ne fit rien pour qu’elle ne le remarque. Elle ne bougeait pas d’un cil, et pourtant elle voyageait: C'est-à-dire qu’elle était en train de lire.

  • Octaf avait encore du mal à croire qu’elle soit capable de déchiffrer les inscriptions. Et pourtant, c’est ce qu’on lui avait assuré; La gamine lisait le pavi. L’idée qu’une enfant puisse décrypter cette langue mystique était aussi saugrenue qu’effrayante… Pourtant, si elle pouvait le lire, il n’y avait rien d’étonnant à la trouver là, devant le Mur de Gabriel, ou étaient écrites les “vérités” sur le monde. La cité de Phénok avait beau avoir été quasiment rasée, rien n’avait pu égratigner le monument. 

  • Les passages écrits sur ce mur ne pouvaient être lus nulle part ailleurs. Ils contenaient des secrets cachés en plein jour, les ultimes versets des Révélations de Gabriel. Il avait deviné qu’elle profiterait de cette halte pour venir ici - avait provoqué cette halte pour qu’elle vienne se réfugier ici. Il y était presque: Il allait enfin atteindre le but que, jadis, le roi Conra VI lui avait indiqué. Après tout ce temps, Octaf allait enfin pouvoir mettre la main sur une des Brises.

  • Les “choses” se déroulaient comme prévues. Mais maintenant qu’il était là, comment l’aborder? Cette petite orpheline n’était pas très bavarde, et le vieillard avait déjà tenté de l’approcher sans trop de succès. Il avait été difficile de trouver une telle occasion: Octaf avait beaucoup dû manigancer, pour arriver à ce moment précis. Il avait manipulé les puissants et les faibles, poussé les âmes comme des pions pour arriver à cet instant, et, maintenant, il ne savait plus comment s’y prendre. Pourtant, il fallait qu’il le fasse, il n’avait pas le choix: et puis, il avait surmonté des épreuves autrement plus délicates que de parler à une petite fille. Aussi commença-t-il à boitiller péniblement dans sa direction.

  • Quand la gamine entendit ses claudiquements sur la neige, elle se retourna vivement, mais ne poussa aucun cri. L’espace d’un instant, elle ressembla à un animal pris au piège, et son dos se courba dans une expression menaçante, comme si elle attendait la fraction de seconde parfaite pour s’enfuir; Puis, elle sembla se rappeler qu’elle était humaine, et se redressa imperceptiblement en haussant un sourcil interrogateur.

  • “Oh là, doucement... Ne t’inquiète pas, ma petite...”

  • Elle s'inquiéta de plus belle. Ses yeux bruns avaient gardé un éclat sauvage, et elle ne répondit pas.

  • Croiser le vieillard l’avait mise très mal à l’aise ; c’était une petite fille encore trop timide pour parler à des inconnus. Elle baissa violemment la tête en plongeant vers la route qui ramenait aux chariots, mais il l’intercepta en l’attrapant par le bras, achevant de la terroriser.

  • « Calme-toi, calme-toi ! gronda Octaf. Je veux juste te poser une question. »

  • Elle était tétanisée. Si elle hurlait, est-ce qu’on l’entendrait… ? La troupe était si loin, maintenant… Elle déglutit avec difficulté. Il ne servait à rien de tirer sur son bras ; la poigne du vieil homme était trop forte. Le retirer d’un coup sec, par contre, à un moment où il serait déconcentré… 

  • Ne fais pas cette tête, ordonna ce dernier. Écoute, il ne me reste pas beaucoup de temps, et, avant de m’en aller, il n’y a vraiment qu’une chose qui me ferait plaisir… Et elle est juste ici, dans ces ruines, à quelques pas de moi…

  • Il tentait réellement de rassurer la gamine - mais produisait exactement l’effet inverse. Le visage de l’enfant était horrifié ; comprenant le problème de sa formulation, il se corrigea précipitamment :

  • Ce mur, là ! Tu sais lire, ce qui est écrit dessus, pas vrai ?

  • Je… Je…

  • De grosses larmes étaient montées aux yeux de la petite fille ; il avait crié sans s’en rendre compte. Le vieil homme retint un soupir d’exaspération : à une époque, il était certain d’avoir été doué avec les enfants. 

  • Écoute, reprit-il, en tentant de changer de méthode. Si tu me lis la dernière phrase qui est écrite sur ce mur, j’aurais un sou pour toi.

  • L’appât du gain sembla décrisper un peu la petite, mais elle ne répondait toujours pas. Le vieillard n’osait pas la lâcher ; il n’avait plus la force de courir après les petites filles. Il voulut terminer de la rassurer en ajoutant :

  • Je m’appelle Octaf. Toi, ton prénom est Lymfan, c’est bien ça ? Les cochers me l’ont dit. Lymfan, j’ai vraiment besoin que tu me lises ce qui est écrit sur ce mur. Je ne sais pas comment une gamine comme toi a bien pu apprendre le pavi, et, franchement, je m’en contrefiche : je te l’ai dit, il ne me reste plus beaucoup de temps. Ce voyage n’aura eu aucun sens, si je ne parviens pas à déchiffrer ce passage… Je n’ai pas besoin que tu me traduise tout le texte, non : simplement, la dernière phrase…

  • L’enfant regarda le mur et l’homme successivement. Une statue de la Chimère surplombait la scène, et c’est sur cette dernière que la petite jeta le plus longuement son regard. Elle sembla se détendre totalement, comme si elle comprenait enfin qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur, et une lueur d’espoir commença à flamber dans le regard du vieil Octaf — mais, au moment même où cette flamme terminait de naître, la petite la souffla en se dégageant d’un geste sec. Puis, comme il l’avait craint, la gamine déguerpit violemment, sans qu’il ne puisse espérer la rattraper. 

  • Octaf ne retint cette fois-ci pas son soupir, l’agrémenta même d’un juron écœurant. Autrefois, il n’aurait jamais laissé une si petite fille lui échapper ; mais son esprit et son corps tombaient en ruines, et il ne valait pas l’ombre de ce qu’il avait été. 

  • Il allait devoir le faire. Octaf s’était refusé à utiliser cette méthode, par peur de « les » attirer. Les prêtres de la Chimère étaient des adversaires dangereux, et il aurait préféré éviter de les croiser ; mais il n’avait plus le choix. Il ne l’avait jamais eu. Ils arriveraient plus tôt que prévu, certes, mais il ne pouvait plus se permettre d’échouer, plus maintenant. Il joignit les mains devant lui, et un étrange bouillonnement se fit entendre.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime qu’elle est apparue il y a quarante-quatre siècles. « Elle » a reçu une infinité de noms au fil des ères. La Coureuse de Vertige. Kymer. Dieu. Son apparition fut si violente qu’elle éteint l’histoire : toutes les civilisations qui la précédèrent se sont effondrées, et nous n’en avons conservé aucune trace. Les cultures qui se sont développées après son avènement lui ont tous réservé une place de choix au sein de leurs panthéons, et elle a endossé tous les rôles et toutes les appellations. De tous ces noms, celui qui reste pourtant le plus employé à travers les siècles est « La Chimère ». 

  • Si tout le monde sait très bien à quoi elle ressemble, il est raisonnable de penser que presque personne ne souhaite la voir de ses propres yeux. La légende primordiale, commune à tous les peuples, raconte qu’autrefois, les hommes devinrent si vaniteux que Dieu se manifesta lui-même sur la Terre afin de les punir de leur orgueil. Sa marque est considéré comme une malédiction ; ceux qui la portent sont appelés les « désignés ». 

  • Le bout de la foi

  • La petite allait enfin atteindre la sortie des ruines. Elle était certaine d’avoir semé le vieillard, et ne l’avait pas entendu partir à sa poursuite. Toutefois, quand elle s’autorisa enfin un regard en arrière, ce qu’elle vit lui fit tellement perdre ses moyens qu’elle trébucha dans la neige.

  • Elle s’appelait Lymfan. C’était une fille de rien du tout, un détail sur la course. Sa mort ne vexerait que l’émotion publique. Le désespoir fit place à l’acceptation, et elle ferma les yeux. 

  • À cet instant précis, son visage dégageait un air de sagesse rare, comme on ne l’imagine que sur le visage de vieux ermites perdus dans les montagnes — c’était l’élément le plus surnaturel de cette scène. On aurait dit que Lymfan avait vécu mille ans, et rien dans cette mort prématurée ne lui semblait tragique. 

  • Ce visage paisible était bien plus étonnant que les innombrables tentacules noirs et bouillonnants qui couraient sur le sol. Cette solennité mystique me semble plus invraisemblable, quand je l’évoque, que ces ombres animées qui se dressèrent devant elle, et se saisirent de la fillette avec autant de puissance que les anneaux de dix immenses serpents. Ces ténèbres s’agitaient comme une lave noire, un goudron vivant, mais leur contact sur la peau de la jeune fille était glacial. Elle frissonna, sans pour autant perdre son air impassible. Elles l’enveloppèrent ensuite tout à fait, la recouvrant de la tête aux pieds, sans même qu’elle ne se débatte — puis, le cocon noir fut happé en arrière, et traversa les ruines en un instant, pour recracher la petite aux pieds d’Octaf. 

  • Le vieillard l’attrapa alors, et la plaqua violemment contre le sol, allant jusqu’à s’asseoir sur elle pour éviter qu’elle ne s’enfuie à nouveau.

  • « Écoute-moi bien, gronda-t-il. Tu m’as déjà couté très cher, alors je ne te le demanderais gentiment qu’une seule fois. Lis-moi la dernière phrase écrite sur ce mur.

  • Vous êtes un désigné, cracha Lymfan avec autant de haine que si ce mot avait été le pire juron qu’elle connaissait.

  • Oui, en effet… Quel sens de la déduction !

  • Je ne lirais pas les Passages à un démon… Les désignés ne peuvent pas lire le pavi, c’est pour une bonne raison… ! Tuez-moi, si vous voulez : je ne trahirai jamais la Chimère…

  • Les yeux d’Octaf s’écarquillèrent de surprise. Ces phrases l’étonnaient, venant de la part d’une si petite fille. Les saintes femmes étaient généralement déjà des femmes, et peu de fillettes faisaient preuve d’une foi si indestructible. C’était bien sa chance — il avait fallu qu’il tombe sur une petite martyre. 

  • C’était sur ce mur qu’était écrite la dernière information qui lui manquait, il en était certain. Et le temps pressait. C’était la seule solution, la seule…

  • Petite idiote… Tu ne comprends pas de quoi tu parles. 

  • Lymfan ne vit pas les ombres qui jaillirent près de ses pieds, se levant de terre comme des êtres vivants informe. Mais, quelques instants plus tard, elle les sentit percer la chair de ses mollets, et s’y loger en tortillant comme d’épais vers froid. Ses hurlements retentirent loin dans les ruines — ils semblaient d’autant plus intenses que la neige étouffait les sons alentour. Au moment précis où les ombres qui lui rongeaient les jambes allaient atteindre ses os, le vieil homme leva sa main, et elles se volatilisèrent instantanément. 

  • Lis-moi la dernière phrase écrite sur ce mur, répéta-t-il.

  • La petite fille était en larme, et ses gémissements de douleur émurent Octaf — il ne prenait aucun plaisir à torturer cette enfant. Pourtant… Il n’avait pas le choix. Il n’avait plus le choix. Sa foi à lui était, elle aussi, indestructible.

  • La petite fille allait répondre. Même moi, j’ignore ce qu’elle était sur le point de prononcer ; en analysant ses sentiments, je perçois de nombreuses émotions contradictoires, et il semble que Lymfan ne savait pas ce qu’elle allait dire. Or, avant qu’elle ne parle, « Ils » arrivèrent.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime qu’il faut en moyenne 40 années à une personne d’intelligence moyenne pour apprendre à déchiffrer le pavi. Certains le considèrent comme un alphabet saint et mystique, une magie divine, et d’autres comme une arme redoutable, un instrument de blasphème. Le Registre estime quant à lui qu’il s’agit d’une science, qui fut apportée aux hommes par Gabriel, le prophète principal du Culte de la Chimère. 

  • Les prêtres de ce culte sont les seuls à pouvoir lire et « Écouter » le pavi. On les appelle des « maestros ». Ils professent une foi très différente de celles des autres peuples : en effet, là-bas, les désignés sont perçus comme des êtres maudits par Dieu, qui ne méritent rien d’autre que la mort et l’enfer.

  • Les maestros

  • Ce ne fut d’abord qu’un sifflement aigu, qui perça le silence de la scène. Le son interrompit Lymfan, qui tourna la tête dans sa direction. Puis, le bruit devint un souffle puissant, si violent qu’il souleva des monticules de neige qui lui bouchèrent la vue. Tout à coup, la petite fut libérée : elle sentit le poids du corps du vieillard qui l’écrasait se volatiliser. Ce ne fut qu’un instant plus tard, quand la poudreuse retomba sur le sol, qu’elle les vit dans les ruines.

  • À leurs longues toges noires, beaucoup trop fines, compte tenu de la température, elle comprit instantanément qui ils étaient. Ses yeux s’allumèrent : c’était eux. Elle s’était résolue à mourir, mais ils étaient venus la sauver : les prêtres de la Chimère. Ceux qu’on appelait “maestros”.

  • L’un d’entre eux avait écrasé le vieillard contre une des maisons brisées qui entouraient la scène, et une flaque de sang coulait dans le dos d’Octaf. Ce dernier saignait abondamment du nez et de la bouche, et ses yeux étaient devenus perdus et vitreux. Un craquement sinistre retentit alors que le colosse enfonçait plus profondément sa paume dans le thorax du vieillard, en prononçant d’un ton grave :

  • Un désigné… Si proche de la capitale… Les auditeurs ne sont plus ce qu’ils étaient. Je vais le tuer, ici, et maintenant.

  • Attends ! l’interrompit la seule femme du cortège. Elle semblait minuscule, comparée à son coreligionnaire. Comme lui, elle avait les cheveux d’un blond très clair, mais la ressemblance s’arrêtait là ; à leurs tons respectifs, on entendait une différence de nature profonde. Son visage… reprit-elle. Il me dit quelque chose…

  • Ils restèrent interdits un instant, puis, le troisième maestro rompit le silence :

  • … Est-ce que ce ne serait pas ? Octaf Féléis ?...

  • Quand ce nom fut prononcé, celui qui le portait bougea légèrement, comme si ce mot avait encore la faculté de le stimuler depuis les profondeurs de sa torpeur. Cette réaction sembla confirmer l’affirmation du troisième maestro. 

  • Ce dernier était brun, et de très petite taille : son visage rond lui donnait l’air plus gros qu’il ne l’était réellement. Il était bien moins charismatique que ses comparses, et sa voix elle-même traduisait une sorte de gêne, comme si parler à haute voix était déjà pour lui une forme d’extravagance qui ne lui était pas coutumière. Les deux autres maestros réagirent d’abord à son affirmation d’une moue dédaigneuse, plus imperceptible chez la femme que chez le colosse. 

  • Puis, ils reconnurent soudain le vieillard, et leur visage se métamorphosa.  

  • Octaf !? s’exclama la maestria.

  • Ce n’est pas possible… nia le colosse. Il est censé avoir disparu, il y a quoi… ?

  • Lymfan choisit ce moment pour se redresser en position assise : Jusque là, ils ne lui avaient prêté aucune attention — ils continuèrent de l’ignorer, et elle se demanda s’ils l’avaient remarquée. Elle s’éclaircit la gorge, et ils se retournèrent tous les trois vers elle en même temps.

  • Il s’appelle bien Octaf… Il me l’a dit… dénonça-t-elle. 

  • Les trois maestros la dévisagèrent un instant. Elle était mal vêtue, ressemblait à une petite sauvage. Les deux hommes froncèrent le nez de dégout, mais la femme, elle, fut traversée par une émotion plus violente.

  • Oh, Kymer… Tes jambes… 

  • Elle se précipita vers la petite fille, visiblement bouleversée, et apposa ses mains sur les mollets de Lymfan. Une curieuse chaleur traversa les jambes de la petite fille, alors que les plaies causées par le vieillard se résorbaient totalement. En la regardant de plus près, Lymfan remarqua que les pupilles de la jeune femme étaient dilatées au point de cacher ses iris, signe qu’elle était entrée dans « l’État ».

  • Voilà… rassura la jeune femme, en la gratifiant d’un sourire chaleureux. Les yeux de Lymfan se voilèrent soudain : Elle aurait voulu l’enlacer, cette femme, fondre en larme dans ses bras et lui raconter ce qui venait de lui arriver : Mais le grand blond interrompit cette scène de laquelle il ne pouvait visiblement pas supporter la candeur.

  • Tu es sérieuse, Ezia ? Tu te permets de prodiguer tes soins à cette pouilleuse? Quand les auditeurs apprendrontça…

  • La dénommée Ezia ne répondit pas tout de suite. Elle partagea un dernier regard affectueux avec Lymfan, puis se retourna vers son coreligionnaire.

  • Les auditeurs savent très bien la manière dont j’utilise mes facultés, Eterace. Si un commentaire doit être fait quant à ma manière de faire, ils le feront eux-mêmes. Nous allons emmener cet homme à Oïa… Il doit répondre de ses actes devant le chef de son clan.

  • Tu es malade ? Nous sommes à deux pas de Séclielle. Un ancien maestro, désigné ? C’est une affaire qui requiert une enquête plus poussée, une intervention d’At…

  • Octaf est un membre de la famille Féléis, le coupa la maestria. C’est mon oncle… Si justice doit être rendue, elle le sera au palais gelé, parmi les siens.

  • Le palais gelé ? répéta Eterace sur un ton méprisant. Comme si on pouvait trouver quoi que ce soit d’autre que des rats, au palais gelé… Non, je pense que, si tu veux ramener cet homme à Oïa, c’est parce qu’il doit connaître certains des petits secrets que vous gardez dans le Grand Nord…

  • Il a raison, Ezia, intervint le troisième maestro. Je fais aussi partie du clan des Féléis, comme toi… Et pourtant, je pense que cette affaire regarde At Sahis. Nous devrions l’emmener à la capitale…

  • La maestria prit une grande inspiration, et répliqua :

  • Les lois suprêmes indiquent que dans ce cas de figure…

  • Les lois ont été écrites par des morts… Le monde a changé, depuis l’Avalion… l’interrompit Eterace. Il s’investissait de plus en plus dans la conversation, sans remarquer que le vieil Octaf reprenait peu à peu ses esprits.

  • … que dans ce cas de figure, reprit Ezia sans se démonter, c’est le prince du clan concerné qui doit rendre le jugement ! 

  • Au Fléau, le prince du clan ! jura le troisième maestro. Tu sais très bien qui est Remo… En quoi est-ce que le tenir au courant de…

  • Kelas. N’oublie pas ta place.

  • C’était Eterace qui avait prononcé ces derniers mots. Bien que le dénommé Kelas ait pris son parti, le colosse ne pouvait accepter l’idée qu’un maestro de second rang se permette d’intervenir dans une discussion opposant deux de ses supérieurs. Kélas rougit, et baissa les yeux. Eterace ressentit un profond, mais furtif sentiment de satisfaction à l’égard de sa propre autorité. Ce fut le dernier qu’il eut le luxe de ressentir.

  • Les bras du vieillard se levèrent tout à coup, et une colonne d’ombres bouillonnantes jaillit de son corps. Eterace hurla de douleur en tentant de retirer son bras, mais la colonne prit soudain un diamètre immense, auquel les deux autres maestros n’échappèrent que de justesse ; Un vrombissement inquiétant fit pousser un cri de terreur à la petite Lymfan.  Quand l’ombre retomba, il ne restait plus aucune trace du désigné. En revanche, sur le sol, le cadavre carbonisé d’Eterace semblait sonder le ciel de ses orbites vidées.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que le fait d’appeler les prêtres de la Chimère « maestro » est certes pratique, mais techniquement inexact. Les maestros ne sont pas tous des maestros, puisque « maestro » désigne le troisième rang de la hiérarchie de l’Orchestre. 

  • Dans l’ordre hiérarchique, on appelle ainsi les prêtres : « apprentis », « tutellé », « maestro », « apôtre » et « auditeur ». Les maestros sont d’ordinaire des êtres humains tout à fait banals, mais le fait d’avoir reçu la sainte Onction leur permet d’entrer dans un stade de conscience supérieur appelé « L’État ».

  • La phrase

  • Les maestros demeurèrent figés un instant qui leur fut fatal. Il surgit de l’ombre de Kelas : le vieillard enfonça une lame d’ombre dans le dos du jeune tutellé, qui s’effondra dans la neige en convulsant. 

  • Ezia voulut réagir, mais le désigné avait déjà disparu dans une autre ombre — cette fois-ci, il réapparut derrière Lymfan.

  • Il se saisit de la jeune fille et brandit une dague de ténèbres contre sa gorge. Lymfan gémit de douleur, et la maestria se figea.

  • Ne bouge plus. Si tu ne me lis pas la dernière phrase écrite sur ce mur, je la tue.

  • … Vous avez bien changé, mon oncle… Vous cacher derrière une petite fille… N’aurait-il pas été plus sage de prendre Kélas pour otage ?... C’était un noble, lui…

  • Je n’ai pas oublié la discorde qui règne entre les branches de notre clan, petite… Kelas n’était pas un argument suffisant pour te faire plier. Je suis sûr que tu es ravie d’en être débarrassée…

  • Cessez donc cette mascarade, et venez-en au fait. Pourquoi voulez-vous lire ce fragment ? Et, depuis quand avez-vous été marqué ?...

  • Ça n’a pas d’importance. Lis-moi le passage !

  • Si vous acceptez de répondre à mes questions, je vous épargnerais l’écartèlement. Votre mort sera douce et sans effusion, dans l’intimité du palais gelé. Mais vous avez le devoir de rendre compte de ce qui s’est passé dans le Grand Sud…

  • Je ne plaisante pas, je vais vraiment le faire.

  • Tuez-la donc, dit simplement Ezia. Je ne vous lirais pas les passages. Vous ne partirez pas d’ici vivant, Octaf. Les auditeurs ont probablement déjà alerté d’autres apôtres, et vous ne nous échapperez pas. Rendez-vous, et suivez-moi jusqu’en Imbrie… 

  • Elle ne pensait pas que son oncle avait l’intention de mettre sa menace à exécution. Son bluff ne prit pas : Octaf était bel et bien résolu. Il ouvrit la gorge de la petite d’une fine incision, et elle tomba sur le sol. Aussitôt, le sang teinta la neige, et les ruines résonnèrent des échos horribles des déglutitions de la petite fille. Pendant un instant, Ezia conserva une sorte d’assurance très visiblement feinte face aux horribles soubresauts de la fillette. Puis, le visage de la jeune maestria changea tout à coup : traversée par un sentiment d’urgence, elle voulut se précipiter vers la gamine agonisante, mais des colonnes d’ombres se dressèrent entre elle et Lymfan.

  • Lis-moi…

  • D’accord, d’accord ! La dernière phrase, c’est, « Pour éprouver la brise, tu ne l’attendras plus. »

  • … Quoi?

  • C’est la dernière phrase! Laisse-moi la guérir, Octaf! Elle va mourir!

  • Le vieillard semblait trop choqué pour écouter ce qu’elle avait dit. La phrase l’avait plongé dans un état d’horreur indescriptible, et son visage était tout entier parcouru par la déception qu’avait provoqué cette maigre révélation. Puis, Ezia l’entendit murmurer: “... ça pour ça?...” avant qu’il ne disparaisse à nouveau dans une ombre, pour de bon cette fois. Les colonnes qui entouraient Lymfan se dissipèrent, et la maestria se jeta sur la petite fille qui ne bougeait déjà plus.

  • La massue

  • Octaf était réapparut dans la pénombre d’un port lointain. Il avait perdu tellement de sang… Ses côtes brisées lui rendaient la respiration difficile. Heureusement, ici, il connaissait quelqu’un qui pourrait le soigner…  Il fut d’abord habité par l’urgence d’aller voir l’alchimiste, mais soudain, l’image de ce qui venait de se passer lui revint en mémoire.

  • Le vieillard s’effondra contre un mur, et enfonça sa tête en ses mains : il avait tué cet homme pour rien, torturé la petite sans raison! La phrase n’avait aucune valeur. « Et pour éprouver la brise, tu ne l’attendras plus… ». Quelles sottises… !

  • Les inscriptions du Mur de Gabriel étaient sensées être des prophéties. Il était possible, grâce à une connaissance approfondie de la danse des étoiles et des courants, de calculer laquelle d’entre elles vous était destinée. Si Octaf avait cru pouvoir trouver la vérité dans cette science, il comprenait maintenant qu’il ne s’agissait que d’une astrologie de plus, de superstitions stupides et sans fondement, sur laquelle il avait gagé beaucoup trop de temps. Et pourtant… C’était bien la Brise qu'il cherchait. Que pouvait bien vouloir dire cette phrase ? 

  • Octaf avait changé, depuis la discussion sur le navire. Il était devenu sage et intelligent : si ses émotions se faisaient trop puissantes, il savait se réfugier dans cette partie de l’esprit qui demeure toujours froide et posée. Il ne devait pas laisser la déception obscurcir son jugement. Pour éprouver la brise, il ne fallait plus qu’il l’attende… Bien sûr. Une lumière se fit soudain dans sa pensée. C’était évident, à présent. Par quels détours avait-il prévu d’obtenir le navire… ? Il avait trop manigancé, trop perdu de temps. Il avait des rides, maintenant: Toutes ses articulations lui faisaient mal, et aucun des signes de sa jeunesse n’était demeuré sur son visage. Oui, il avait trop perdu de temps… Il aurait dû être plus frontal, dès le départ. 

  • Quand il comprenait quelque chose d’essentiel à propos d’une personne, d’un événement ou d’un concept, il réagissait toujours avec cette force qui confirme un caractère intelligent : c’est à dire qu’il se taisait, et gardait cette science en lui comme d’autres déposent lourdement une massue dans leur arsenal. Octaf sortit de sa méditation, et se dirigea vers le port. Il allait à nouveau utiliser ses pouvoirs: C’était aujourd’hui, qu’il devait le faire. Oui, là-bas, il organiserait l’assaut ; il n’attendrait plus ni la Brise, ni le bon moment. Il irait trouver ses alliés, ceux qui faisaient partie du peuple du soir. Oui, là bas, sur l’île… Il rassemblerait ses forces. Et, d’ici la saison prochaine, il reviendrait à Séclielle, et obtiendrait l’une d’entre elles. Le raid sur la ville serait rapide, précis, efficace… Il ferait ensuite cap vers le monde interdit… Alors, seulement, le champ des possibles s’élargirait de nouveau.

  • La cité de l’aube

  • Quand Lymfan reprit ses esprits, les chariots s’arrêtaient devant la grande porte de Séclielle. Elle plissa les yeux: Les murailles blanches étaient trop éclatantes pour être observées de face, et elle abaissa son regard sur l’herbe givrée qui scintillait sur la route. Il lui fallut un moment pour se rappeler ce qui venait de se passer… Où était le désigné?... L’enfant porta la main à sa gorge, ou elle trouva une longue cicatrice. Ah, oui….  la maestria l’avait sauvée… Elle se rappelait à présent comment elle avait agonisé dans la neige, et comment la femme l’avait secourue. 

  • Après un calme soupir, elle fit un curieux signe de la main, une sorte d’arc de cercle qui partait de son visage jusqu’à sa taille, et prononça la prière usuelle: “La Chimère est le seul dieu, et Gabriel fut son messager.”. Elle avait survécu, grâce à Kymer.

  • La fillette frissonnait, assise à l’arrière d’une des carrioles. Très vite, avec l’agilité de son esprit d’enfant, elle cessa toutefois de penser à l’agression. ça y était… C’était bon, enfin! La capitale était là, devant ses yeux. Elle allait vraiment voir la capitale! Elle irait là-bas, au Séminaire, et elle le ferait. Lymfan deviendrait maestria. 

  • Séclielle était une cité sainte, et, devant les murailles blanches et trempées de clarté qui dissimulaient encore l’immensité tentaculaire de la ville, la pieuse jeune fille ressentait déjà tout le caractère sacré de cet lieu mythique. C’était la capitale des Cinqs-Royaumes, et Lymfan s’était entendu raconter des légendes sur cet endroit plusieurs milliers de fois; C’était ici que Gabriel était descendu, 4 siècles auparavant, pour offrir la foi aux Hommes. C’était ici, qu’était né l’ordre des maestros.

  • La petite campagnarde releva les yeux avec détermination, décidée à embrasser la ville du regard. Malgré la douleur que leur blancheur aiguë infligeait à ses prunelles, elle se força à s'extasier un instant devant la beauté des gravures profondes qui recouvraient les murailles. Elles représentaient toutes la Chimère, dans différentes postures, et à différents moments de sa vie: soudain prise par l’émotion, la gamine se signa à nouveau.

  • Après un instant, elle repéra la maestria qui l’avait sauvée plus tôt. Stationnée devant les lourdes portes noires, qui proposaient la ville comme deux ailes sombres offrent le ciel à l’oiseau qui les possède, la prêtresse argumentait violemment avec la garde. Derrière eux, Lymfan pouvait apercevoir une grande allée mystique, qui l’appelait comme un songe: la petite fille en connaissait le nom. C’était la Voie du Lion, l’entrée de la ville, un vaste boulevard ou d’innombrables monuments se dressaient comme autant de figures de saints: Une allée de laquelle elle avait rêvé, sur laquelle elle avait tout lu et tout appris.

  • Elle espérait que la discussion entre les maestros allait vite s’arrêter, impatiente d’arriver dans le vif du sujet, de voir l’allée, la ville, la sainteté, les étals imaginés et les produits imaginaires; Elle bouillait de les découvrir d’un enthousiasme d’enfant, si clair et si énorme qu’elle en oubliait déjà qu’elle venait d’échapper à la mort. 

  • Ils durent attendre encore 3 longues heures avant que les maestros ne réussissent à les faire entrer. A ce moment, Lymfan somnolait déjà, et elle ne réouvrit les yeux que lorsque les chevaux se furent arrêtés, dans une ruelle obscure de la ville, au cœur du quartier où la troupe devait se séparer. 

  • Lymfan se frotta les yeux. Regarda une fois, puis deux… Se pinça. Pendant un instant, elle se demanda s’ils n’avaient pas fait demi-tour, si ce qu’elle voyait devant elle n’était pas une sordide bourgade, dans laquelle ils avaient dû se poser quelque temps, en attendant d’être autorisés à entrer dans la cité de l’aube. Puis, en entendant la voix du cocher la presser de partir, elle comprit qu’ils étaient bel et bien à Séclielle. Cette pensée la fit se figer d’horreur.

  • Ils s’étaient arrêtés dans une pitoyable place qui portait le visage de la misère. Sur le sol, les pavés brunis par la saleté évoquaient les dents mal ajustées et cariées d’un antique clochard. Une haleine de végétaux pourris des fins de marchés, de souillures humaines et d’air marin impropre s’engouffrait par des ruelles odieuses qui semblaient chacune serpenter vers un bordel ou un coupe gorge. Les taudis à demi effondrés qui bordaient l’endroit avaient dû être blancs, fut un temps, comme en attestait leur sommet; mais la crasse les avaient si profondément imbibés qu’on aurait dit qu’ils avaient toujours été aussi noirs que les yeux d’une hyène terrassée par la faim. 

  • Alors qu’elle descendait du chariot, elle fit soudain un bond en arrière, terrifiée. Derrière elle, un homme d’une maigreur squelettique avait surgi, et tendait vers elle sa main sertie d’ongles noirs en implorant l’aumône. Trop choquée par son aspect misérable, la fillette, pourtant de nature charitable, lui tourna le dos, et s’enfuit vers l’endroit où s'étaient rassemblés les autres voyageurs. Lymfan avait l’habitude de la pauvreté, et s’était toujours montrée généreuse avec les mendiants; mais cet homme était un addict au kok’r, et, bien qu’elle ignore tout de cette drogue du sud, son instinct tout entier lui avait ordonné de le fuir. 

  • Les autres voyageurs étaient, pour la plupart, déjà venus à Séclielle, et la plupart d’entre eux étaient déjà repartis vers leurs coins de cité. Ceux qui restaient attendaient qu’on vienne les chercher dans un joyeux vacarme. Quand elle approcha, les adultes lui firent naturellement une place parmi eux, et plusieurs d’entre eux lui demandèrent où elle allait. à chacun d’entre eux, elle répondit: “mon cousin va venir me chercher.” Elle dut le répéter plusieurs fois, mais cela ne le dérangeait pas; elle le disait comme pour se rassurer elle-même. Après tout, le convoi avait pris du retard.. Et s’il ne venait pas, et s' il l’avait oubliée?.. Comment ferait-il, pour savoir qu’ils étaient arrivés maintenant..? 

  • Alors qu’elle s'inquiétait ainsi, elle entendit une voix l’appeler: En se retournant, elle le reconnut instantanément, sans jamais l’avoir vu. Adri était le portrait craché de son frère: un immense blanc-bec, d’une maigreur avare et d’un regard cupide; De gros bras veinés, cependant, gonflant comiquement sur les côtés de cette carcasse ambulante; des cheveux d’un noir de jais, et l’air globalement taciturne et trahi des gens qui vivent dans le mauvais versant d’une cité.

  • On ne peut pas dire qu’ils se tombèrent dans les bras. Les retrouvailles furent froides, austères et expéditives. Adri avait l’air embarrassé par la gamine, et elle le comprenait... La vie à Séclielle coûtait très cher, et elle allait être un poids de plus pour son cousin. La petite fille avait l’excuse de sa timidité, mais c’était autre chose, qui expliquait la froideur d’Adri.

  • Ils se mirent en route pour la boucherie du cousin sans trop de ménagement. Lymfan constata que de nombreux passants le saluaient, et comprit qu’il devait tenir une fonction de prestige, dans cette partie misérable de la ville; après tout, la viande était très coûteuse, et celui qui en était l'artisan était sans doute un roi pour tout les affamés. 

  • Lui, il l’ignorait superbement. Elle le mettait mal à l’aise, cette gamine; Il savait ce qu’on disait d’elle, mais il refusait d’y croire. Il n’y avait jamais eu de savants ou de saints dans la famille… Des bergers, des bouchers, des menuisiers, oui! Même un milicien et un voleur, mais, tous: Tous, étaient des personnes simples et facile à comprendre, et non des érudits ballots comme on en voit sur les grandes place, jamais trop tard, seuls ou en procession, le dos comiquement voûté sous le poid de leur savoir, les ongles mangés par les champignons des pages jaunis qui leur gâche le soir… et puis elle, ce n'était pas la langue commune, qu'elle avait apprise, non: mademoiselle avait, prétendument, appris le pavi… dans la famille, il n'y avait jamais eu de nobles non plus… non, décidément, cela l'irritait.

  • Il aborda soudain ce sujet d’une voix nasillarde et piquante, dans laquelle il avait instillé un petit peu de la niaiserie que certains mettent dans leurs voix quand ils s’adressent à un enfant:

  • “Alors comme ça, tu comptes t’inscrire au Séminaire…?

  • Oui, mon oncle, répondit Lymfan, dévote et fébrile.

  • Il grimaça presque imperceptiblement, et Lymfan remarqua ce rictus sans le comprendre. Puis, se détendant tout à coup, il partit d’un grand éclat de rire aigu, qui gratta les murs poisseux comme une craie sur l’ardoise.

  • Ce serait bien une première! On est des serfs. Est-ce que tu sais, même, combien ça coûte, d’y entrer?...

  • Le prix de base est de trente-deux talents d’argents. Heureusement, on peut en supprimer un pour chaque lettre du pavi qu’on sait lire et écrire, répondit machinalement Lymfan, qui ne détectait pas du tout la morgue de son parent. Je sais le lire en entier, alors, pour moi, ce sera gratuit! ajouta-t-elle avec certitude. Je ne sais juste pas s'ils vont me donner de l'argent, par contre … Son front calme s'était fait tout à coup perturbé d'une onde inquiète. Vu qu'il y a bien plus que trente-deux lettres…

  • Le cousin éclata à nouveau de son rire cruel et ironique: L’évocation du chiffre de trente-deux talents d’argent avait suffi à lui seul à le convaincre que sa petite cousine était folle. C’était une somme si démentielle qu’il ne se la figurait même pas; sa notion toute entière de l’économie reposait sur un système aussi sophistiqué que complexe, basée principalement sur la cuisse de poule et le sou de fer, et parler d’or ou d’argent était pour lui une sorte de fantaisie arithmétique; C’était des mots qu’il était véritablement sordide d’entendre sortir de la bouche d’une misérable gueuse arrivées des profondeurs du Nord, qui ne devait valoir, en tout et pour tout, que sept virgule huit pilons secs.

  • Hahaha, c’est ça ouais… d’accord… Et ben, faudra que tu te présentes au Séminaire, avant la fin de la journée... Les inscriptions pour la session sont sur le point de se terminer, tu sais...

  • Le mot “inscription” la rassénera tout à coup. 

  • Et pourquoi on irait pas maintenant, hein, Adri? Il est encore tôt, non?...

  • Son cousin fronça les sourcils, et répondit qu’ils n’avaient pas le temps, que les porcs n’allaient pas se découper tout seul, et qu’il ne pouvait pas se payer le luxe de laisser ses clients s’approvisionner ailleurs plus longtemps. Son temps était précieux: Il en avait déjà trop perdu à venir la chercher. D’ailleurs, elle n’allait pas s’en tirer comme ça, et elle viendrait l’aider, quand elle en aurait fini avec ces bêtises. C’était un jour spécial, où il avait prévu de faire beaucoup de bénéfices, à la boucherie, et il ne voulait pour l’instant pas l’avoir dans ses pattes. Il ajouta qu’il lui indiquerait la route, et qu’elle pourrait se débrouiller toute seule, après tout, sans sembler inquiet le moins du monde à l’idée d’envoyer une enfant seule se perdre dans ce colosse de dédales qu’était la cité de l’aube.

  • Ils circulèrent à travers les lézardes du bas-Séclielle, jusqu’à la misérable boucherie du cousin. Elle y fit rapidement la connaissance de Muche, un garçon de son âge qui la regarda longuement avec ses beaux yeux noirs, et qui était le fils d’Adri; De Léane, l’épouse du cousin, et de la boucherie, cet estomac de graisse qui semblait digérer cette famille de riches pauvres dans l'acidité de ses carcasses d'agneaux. 

  • Peu désireuse de s’attarder dans l’endroit, qui lui procurait une angoisse sourde et violente, elle prit rapidement congé, sans avoir pris la peine de manger ou de se changer. La saison se terminait aujourd’hui, après tout; C’était sa dernière chance de s’inscrire pour la session.

  • Son cousin lui avait expliqué que leur quartier était situé tout en bas de la cité, loin de la falaise sur laquelle était posé le centre ville. Il fallait monter dans les hauteurs, pour rejoindre le Séminaire. Elle fut vite essoufflée, à grimper les pentes de Séclielle, mais elle ne tenait pas compte du feu qui brûlait sous ses côtes, trop impatiente d’enfin rallier l’endroit duquel elle avait tant rêvé. Quand le parfum immonde des bas quartiers se fut enfin dissipé, elle marqua soudain un arrêt étonné. C’était la première fois qu’elle sentait l’odeur de la mer. 

  • Petit à petit, les ruelles s’élargissaient devant elle. Les maisons changeaient avec son ascension. Les cabanons informes disparaissèrent progressivement au profit de maisonnettes charmantes, que le temps n’avait recouvertes d’une légère teinte grisâtre. En se rappelant les indications d’Adri, elle conclut qu’elle devait être arrivée dans le quartier de l’Avalion, quartier “richard, mais pas trop”, comme l’avait dit son cousin. 

  • C’était, déjà, plus beau que tout ce qu’elle avait vu dans sa vie. Autant de gens! Au même endroit! Criant dans les rues, riant, se disputant même, aux angles des demeures; Elle aperçut même une bagarre, qu’elle se dépêcha d’éviter, intimidée par la foule qui excitait les lutteurs. à présent, elle pouvait enfin distinguer la mer, et elle s’émerveilla pendant de longues minutes, fascinée par la danse des diamants sur l'horizon. Perchée sur l’ultime hauteur de la ville, elle pouvait apercevoir une tour colossale s'élever jusqu’aux cieux: Son cœur faillit rater un battement. C’était le Séminaire. Elle s’engouffra plus profondément dans le quartier en pressant le pas.

  • Lymfan traversait maintenant un marché pleins de couleurs incendiaires, ou toute sorte d’encens et de mets propageaient le feu de leurs puissants parfums ; Des colporteurs criaient les nouvelles, et, au détour d’un étal, elle entendit même un poète de rue déclamer ces vers à des enfants:

  • “Mais, quittons ces terres, quittons Séclielle en riant: C’est une histoire qui se passe à l’Est, sur les terres arides de l'Éternel Empire… Tout commença sous cette dune du lointain Orient…”

  • Elle y était enfin! Séclielle! La cité de l’aube, la capitale sacrée. L’endroit le plus important des cinq royaumes: La ville où, 400 vertiges auparavant, Gabriel avait fondé l’église. Des statues de la Chimère observaient la ville de leurs regards de marbre, et Lymfan croyait voir brûler dans ces kyriades d’yeux félins la chaleur d’une hôtesse gracieuse lui souhaitant la bienvenue.

  • Elle atteignit enfin les beaux quartiers; Adri l’avait prévenu de ne pas faire de grabuge, ici, et de ne surtout pas accepter d’aumône. Les gardes ne toléreraient en effet pas une petite mendiante: Mais la petite ne put s’empêcher d’oublier cet avertissement à sa manière.

  • Elle ne déclencha pas de scène, non: Mais elle erra dans les rues d’une manière singulière et choquante, en observant béatement chaque détail architectural de la ville avec une fascination d’amant ensorcelé, l’oeil élargi, le corps rétréci, le visage écrasé de vertige, face aux bâtiments splendides, aux voûtes béantes et blanches qui se dressaient là, sur son chemin à elle, elle qui n’était qu’une petite misérable n’ayant vu du monde que les recoins glaciaux… à un moment, elle resta plus de vingts minutes à observer l’immense statue du Premier Avalion, qui se tenait face à la mer. 

  • De nombreux gardes la remarquèrent, et elle échappa de peu à plusieurs expulsions; mais aujourd’hui était un jour spécial, et une sorte de clémence dévote s’était emparé de l’organe défensif de la cité de l’aube: en somme, les gardes n'avaient pas le coeur à gâcher la fête.

  • C’est au détour d’une ultime ruelle qu’elle arriva devant le Séminaire, et qu’elle put enfin le voir de plus près.

  • Frais 

  • La tour s’élevait comme une montagne sacrée, large de l’envergure des prières qu’on prononçait entre ses murs. Creusée à même la falaise, taillée dans un seul et même bloc monolithique et colossal, elle se mêlait à l’escarpement, et par endroit, on ne pouvait distinguer ce qui avait été créé par la nature de ce qui avait été érigé par Gabriel; Car c’était bien Gabriel, lui même, le saint prophète, qui avait cherché ce titan de pierre dans l’inerte, et qui, seul, avait bâti ce monstre de pierre impassible qui semblait vouloir crever les cieux de sa cime démesurée.

  • Lymfan ressentit une peur étrange, en regardant l’édifice. Le Séminaire présentait une face austère et grandiose, criblée de gravures vivantes et d’escaliers tournoyants autour de sa circonférence. Maintenant qu’elle était là, elle se demanda soudain si elle avait vraiment sa place, dans un endroit si parfait: Le ricanement de son cousin résonna en elle, et elle comprit enfin l’attitude qu’il avait eu plus tôt. Elle était si petite, si frêle, en comparaison avec cette gueule gigantesque, cette voûte sublime qui crevait le bâtiment, et qu’elle se devait bien de passer, si elle voulait y entrer… 

  • La porte était si belle, la pierre, si finement ciselée, qu’elle faillit renoncer à l’idée de la traverser. Après tout, elle n’était, en effet, qu’une simple serf… Elle fut prise d’une violente envie de faire demi-tour, comme si un cri de ses instincts les plus primitifs la prévenait du danger qu’elle encourait en entrant dans le bastion des maestros; Si elle avait écouté cet instinct, peut-être alors n’aurais-je jamais eu à écrire ce livre maudit qui décrit la fin d’un monde. Hélas, l’enfant n’écouta pas son intuition, et se jeta vers la porte avec la conviction d’un suicidé qui se jette dans le vide. Sa nouvelle vie se devait de commencer.

  • Un garde se tenait planté devant. Il était comme un fantôme pour les citadins habitués à sa présence, qui n’accordait pas plus d’attention au monument formidable qu’à ce molosse au regard impénétrable.

  • Lymfan glissa entre les silhouettes de la foule, et lorsqu’elle atteint l’entrée, elle marqua un temps d’arrêt solennel, avant de dire, avec une voix qu’elle voulait assurée:

  • Kymeria aq sadaris

  • C’était l’expression qu’on utilisait pour dire “bonjour”, dans le respect de la tradition de Gabriel. Le garde devait forcément le savoir: Mais il sembla l’ignorer délibérément. Il se tenait fixement, et regardait un point fixe de l’horizon d’un œil amorphe. Elle crut qu’il ne l’avait pas entendu, alors elle répéta le salut. Le garde abaissa les yeux sur elle avec mépris, et répondit:

  • Kym... T’es pas de la ville, à ce que je vois.

  • Non, en effet, maître. Je suis venu depuis le plateau d’Imbrie jusqu’à Séclielle, pour tenter ma chance de…

  • …rejoindre le Séminaire, ouais, ouais, j’avais compris. T’as qu’à entrer. M’adresse plus la parole, maintenant.

  • Ce grossier personnage releva la tête, et se remit à fixer un point inconnu de l’horizon de toute l’exagération de son sérieux. Lymfan rougit, et entra  précipitamment en baissant la sienne. Elle entra dans les couloirs du Séminaire en s’attendant à pénétrer un autre monde. Mais un long corridor nu ne menait qu’à une autre porte gigantesque, gardée par une vieille dame au faciès bureaucratique.

  • Cette maestria était assise par terre, au beau milieu du couloir. Avant que Lymfan n’ait le temps de dire quoi que ce soit, la dame plissa le nez et asséna:

  • Oh la la, mais tu sens mauvais, toi… Les mendiants n’ont pas le droit d’entrer, ici. Ouste, du balai! 

  • Lymfan voulut protester, mais elle préféra baisser les yeux et la voix en signe de piété, et voulut expliquer sa situation à la maestro dans le respect du protocole sacré:

  • Kymeria aq sada

  • On dit “Kym”, à la capitale! Ça suffira, j’ai pas toute la journée! Et je t’ai déjà dit de partir. Tu auras des ennuis, si tu insistes…

  • Je suis venue pour les inscriptions!... 

  • Lymfan avait parlé bien plus fort, cette fois-ci. La vieille maestria la dévisagea un instant, puis partit dans un rire sec, bref et terriblement aigu.

  • Tu as du culot de venir t’inscrire dans cette tenue, et avec cette coiffure… 

  • La jeune fille inspecta ses vêtements, et ne put qu’acquiescer mentalement. On aurait dit qu’elle portait un sac à patate, tant la robe qu’elle portait avait été rapiécée.

  • Bref, reprit la dame, dans ce cas, si tu veux vraiment t’inscrire, laisse moi t’énoncer les frais d’inscriptions. Ils ne sont pas négociables, alors n’essaie pas de me la faire (cette expression vulgaire, dans la bouche d’une supposée sainte femme, frappa Lymfan d’une émotion imprécise, qu’elle n’eut pas le temps de décrypter). Les frais pour une session entière coûtent trente-deux talents d’argent, jeune fille… Trente-deux, moins un talent pour chaque lettre de l’alphabet pavi que tu connais. Alors, ajouta-t-elle fièrement, combien de lettres maîtrise-tu?

  • En fait, je sais le lire. Je connais parfaitement les lettres. Du coup, comme j’en connais soixante-cinq, et que les frais sont de trente-deux talents, moins un, pour chaque lettre, est-ce que ça veut dire que vous m’en devez trente-trois?

  • La vieille bureaucrate souriait d’un air sarcastique. Elle avait l’air de croire que Lymfan était une vagabonde, et qu’il s’agissait d’une farce. 

  • C’est ça, bien sûr… Tu sais à quel point le pavi est complexe? La plupart des maestros connaissent à peine plus de dix lettres, et il leur a fallu des années pour les apprendre. Moi-même, à mon âge, je n’en connais qu'une quarantaine… Et tu voudrais me faire croire que toi, tu sais lire le pavi? Tu es bien jeune, pour vouloir jouer les apôtres...

  • Parfaitement, rétorqua Lymfan. Je sais lire le pavi. Donnez-moi un texte, allez-y.

  • La maestro, défiée, ricana, très sûre d’elle. Elle sortit un petit exemplaire impeccable des Révélations de Saint Gabriel d’une poche cousue à l’intérieur de son habit noir. Elle l’ouvrit à une page choisie précipitamment, et tendit le livre à Lymfan, qui le prit sans hésiter. Il était écrit en pavi complet; La page entière était recouverte de point et de lignes de tailles très variables, et il n’y avait pas un millimètre d’espace qui ne soit comblé par ces inscriptions étranges. Lymfan se racla la gorge, et lut, dans une intonation parfaite:

  • Les Infernés ont jeté le tourment sur la Terre pendant des siècles, et vous, vous les vénérez comme des dieux? Toi qui pratique l’ancien culte d’Extellar, ou celui de l’Empereur, renie ces démons! Ils ont été désignés parce qu’ils méritaient leur châtiment! La simple…

  • Impossible, réfuta la vieille en lui prenant le livre des mains. Tu as très bien pu… apprendre un verset par cœur. Là, ouvre à cette page. Il y a des lettres que même moi, je ne connais pas.

  • Ici, là?... D’accord; “Et la vérité, la vérité! Ce nectar de la vie, celui-là même qui était censé éveiller en vous les fragments les plus parfaitement calmes de vos âmes incomplètes, vous l’avez souillé de votre vanité. Pour vous, désormais, la vérité n’est rien de plus qu’un poison. Vous portez son calice aux lèvres en prenant bien garde à ce que votre voisin vous voit faire, et s’il n’était pas là pour en être témoin, vous n’envisageriez pas même de le soulever…”

  • Assez! La vieille dame se leva d’un mouvement brusque. Elle enrageait. Tu vas regretter de t’être moquée de moi!

  • Elle agrippa le poignet de Lymfan avec une force étonnante pour une femme de son âge.

  • Le peuple du soir

  • Je m’égare… Je ne dois pas perdre de vue l’essentiel… Je reprendrai le récit de la fillette plus tard. Son parcours me fascine. Elle est, après tout, l’une des principales responsables de l’effondrement: une des racines de la déliquescence… Quand je pense à tout ce qu’elle a commit, je trouve le début de son récit si étrange, si peu crédible... Oui, il est si étonnant de penser que ce fléau, cette impitoyable tueuse de dieu, fut si vulnérable, si innocente, à un instant de sa vie…. Je me suis emporté dans ses souvenirs. Ils recèlent d’informations étonnantes. Je sais qu’ils seront une ressource précieuse, pour redécouvrir qui je suis, et pour comprendre ce monde qui a disparu… et pourtant… je suis certain que je ne suis pas Lymfan. Je connais trop bien son destin. Le rôle qu’elle a joué dans ce lent déploiement du dernier crépuscule… Ce n’était pas le mien.

  • Non, j’étais, je suis quelqu’un d’autre… Quelqu’un dont la vie fut intimement lié aux terres astrales, à ce continent qu’Octaf était prêt à tout pour atteindre; J’ai d’innombrables souvenirs de cet endroit, et je crois que c’est là bas, que tout s’est joué. Hélas, si j’évoque ces souvenirs sans contexte, ils paraîtront incompréhensibles et brumeux; Il faut pour l’instant que j’aborde les souvenirs d’autres individus, que je raconte l’exil de Lymfan et la quête des deux frères… Je reviendrais à Séclielle quand j’aurai décrit l’île perdue et sa nation des courants. 

  • Pour l’instant, je dois présenter les deux frères, et le peuple du soir. Déplacer la scène légèrement au sud, sur cette île paradisiaque qui deviendrait plus tard le point névralgique de la catastrophe. Je vais remonter un peu dans le temps, avant l’arrivée de Lymfan à Séclielle, mais bien après la discussion du roi et d’Octaf.

  • L’influence

  • Ma’ek était un paradis sur terre. Une île infime, qui s’était formée autour d’un volcan éteint. Verte et luxuriante, cette oasis était perdue quelque part au cœur de la mer d’Or : Il ne neigeait jamais, ici. La pluie venait toujours à point. Les parfums sucrés de fruits exotiques se mêlaient à des embruns pleins de sel, et le soleil était si puissant que les ténèbres elles-mêmes étaient ici symbole de la bienfaisante fraîcheur qu’elles apportaient aux hommes. L’île était située en plein cœur du Vertige, courant surpuissant qui la rendait très difficile à aborder — pourtant, le peuple qui habitait là était passé maître dans l’art de la navigation, et n’avait pas pour habitude de se reposer dans cet eden.

  • La plupart des mataris étaient des nomades: Ils portaient de nombreux surnoms honteux, mais le plus clément qu’on leur donnait était “peuple du soir.” Ma’ek n’était pas leur terre natale, mais une terre d’asile: Ce peuple avait très longtemps dû fuir les persécutions. La cruauté des hommes avait voulu les condamner à être des fuyards, et ils avaient si bien épousé leur condition qu’ils s’étaient fait insaisissable. Ils écumaient les mers du globe à la recherche de marchés juteux ou d’escroqueries non moins lucratives ; C’était un peuple de marchands et de pirates, qui se considéraient comme les fils de la mer, et qui avaient si bien appris à la dominer qu’on aurait eu du mal à ne pas leur reconnaître un lien de parenté. Et pourtant, le Matari qui arrosait ses fleurs ne l’avait jamais arpentée, la mer.

  • C’était un petit homme, trapu, au front peu bavard et au regard encore moins éloquent. Il était très jeune, mais son visage arborait l’air renfrogné que prend celui des personnes âgées. Il semblait éteint, renfermé sur lui-même, et arrosait les fleurs de son jardin sans avoir l’air d’y penser. Son visage était assez disgrâcieux, mal proportionné, étrange. Et, comme tous les mataris, sa peau était atteinte du vitiligo, une maladie de la peau qui la dépigmentait avec le temps — c’est à dire qu’ils avaient la peau noire, mais que des taches blanches fleurissaient sur leur epiderme, tâches qui finiraient éventuellement par les rendre totalement blanc de peau. Cette particularité expliquait sans doute pourquoi les autres peuples, aux peaux blanches, noires ou basanées, les avaient tous, d’un même geste de dégoût, rejeté des continents, pour les condamner à l’errance et aux courants.

  • Il termina d’arroser les plantes, et s’épongea le front. La lumière du matin commençait à tracer des motifs d’ombre sous la canopée de la jungle qui entourait la cour poussiéreuse de sa demeure, et il sut que la prochaine étape de l’aube allait advenir. Il était réglé comme un pendule — ses matins étaient toujours les mêmes. Et, en effet, un instant après qu’il se soit fait cette remarque, une petite voix articula fragilement :

  • “ Les fleurs d’A’ée, c’est mes p’eferées.

  • Je sais, ma chérie… répondit l’homme, en se retournant vers sa fille. Un sourire illumina le visage angélique de Myrrhe, qui n’avait pas 3 vertiges, et elle se jeta dans les bras de son père. Il la souleva devant lui, et la fit tourner en l’air, savourant tranquillement le bruit des éclats de rire de son enfant. Le matin, lui, continua de se dérouler comme prévu, et elle sortit à son tour de la maison :

  • Aeqa !... Fais attention !...

  • L’épouse d’Aeqa se tenait les bras croisés sur le seuil de la porte, et il fut un instant frappé par la beauté de sa femme. Ses longs cheveux noirs couraient jusqu’à ses hanches, et les tâches de son visage semblaient être des endroits touchés par la lumière. Le petit pli soucieux qu’avait pris son front quand elle l’avait surprise en train de faire tournoyer l’enfant ne la rendait que plus charmante, et, comme chaque matin, il se demanda par quel miracle est-ce que la plus belle femme de l’île l’avait choisi lui, plutôt qu’un autre. 

  • Ils ne s’embrassèrent pas, mais leurs regards les unirent un instant. Puis, sans un mot, il posa leur fille dans ses bras, traversa la cour, et entama de préparer le feu de sa forge, tandis qu’elle emmenait l’enfant à l’intérieur. Aeqa le savait : Ses clients arriveraient bientôt, et avec eux la fin de l’aube — il fallait qu’il soit prêt, et comme chaque matin, il le serait.

  • Ainsi, Aeqa et sa famille vivaient-ils —Dans le doux oubli de soi que procure une vie de travail et d’habitude. Ainsi, Aeqa vivait-il…

  • Aeqa… Il est étrange, compte tenu de ta vie, de penser qu’elle aurait pu demeurer la même pour l’éternité. Tu n’avais rien d’un voyageur, rien d’un aventurier. Pour empêcher les choses, il aurait fallu intervenir à cet instant. Le monde entier était suspendu à tes gestes, et le sort de tous les royaumes reposait entre tes mains… Mais tu n’étais rien, rien qu’un Matari apeuré par la mer, un père médiocre et un forgeron trop perfectionniste. Et pourtant, comme le roi et comme la fillette, tu subis l’influence néfaste d’Octaf Féléis. 

  • Cette influence prit le visage de ton propre frère. Il était encore tôt, quand tu le vis arriver sur la route. Beaucoup d’auteurs médiocres auraient commis l’erreur de présenter ce nouveau personnage comme un escroc fantasque et dégénéré, un être totalement opposé à son rigoureux petit frère — ceux là manqueront toujours de la ferme précision qui oblige l’auteur envers son lecteur, et font partie de ceux qui ratent éternellement l’essentiel. Non, Patmé était un homme aussi régulier que son cadet, et ses aubes étaient elles aussi toujours les mêmes : Leur régularité tenait simplement à leur irrégularité. Il était prévoyant, en cela qu’il prévoyait toujours d’improviser. Rigoureux, parce qu’il ne l’était rigoureusement jamais. Oui, c’était la nature de cet homme.

  • Quand ce coureur de vent apparut sur le sentier obscur qui menait à la forge d’Aeqa, ce dernier cligna plusieurs fois des paupières, comme s’il avait cru à une hallucination. Puis, il lâcha son marteau. Cela faisait plus de 4 vertiges qu’il n’avait pas vu son frère: Patmé. Que faisait-il là? Tout sourire? à avancer vers lui, l’air de rien, comme s’il avait été un voisin ou un client ? Son aîné ne manqua pas de remarquer sa surprise, mais il choisit d’être aussi direct que possible :

  • Je ramène ce que tu m’as demandé, annonça-t-il d’une voix enjouée. La chose appartient à ce bon vieil Octaf, à la base, donc, si tu veux remercier quelqu’un, remercie-moi : il n’est pas au courant que je lui ai volé… bon, alors. Quoi de neuf ?

  • Comme Aeqa ne répondait pas, Patmé décrocha le paquet qu’il portait à la ceinture. C’était un objet rond, emballé dans un drapé de soie noire, et qui tenait dans les deux mains du Matari. Contrairement à celle de son frère, qui étaient grosses et trapues, les mains de Patmé étaient pourvues de longs doigts élancés, recouvert d’une multitude de petites cicatrices. Il était bien plus grand que son frère, et son éternel sourire le rendait très engageant. 

  • … Tu ne veux pas le prendre ?... Demanda Patmé, constatant l’absence de réaction de son frère.

  • … quatre vertiges…

  • Comment ? Tu peux parler un peu plus fort ?

  • QUATRE VERTIGES ! Quatre vertiges que je t’ai pas vu ! Tu avais dit que tu reviendrais vite, tu avais promis que…

  • J’ai eu quelques imprévus, chantonna Patmé. Tu sais, ça ne sert à rien de s’énerver.  Il avait prononcé cette phrase avec autant d’assurance que s’il présentait une solution évidente à tous les problèmes du monde. Tu ne veux pas savoir comment je l’ai obtenu ? continua-t-il en montrant le paquet. C’est quelque chose de très rare, ça doit bien valoir autant que l’île tout entière…

  • Je m’en fiche ! Je veux pas savoir combien de personnes tu as égorgées, pour parvenir à tes fins ! Toi et tes pirates, vous êtes la honte de l’île, vous êtes…

  • Calme-toi…

  • Ne me demande pas de me calmer ! J’ai horreur qu’on me demande de me calmer, ça m’empêche encore plus de me calmer, et de toute manière je comptais pas me…

  • Les hurlements d’Aeqa, chose inhabituelle au possible (Aeqa était un homme bourru, mais il haussait rarement le ton) finirent par attirer l’attention de sa fille, et elle sortit à nouveau de la maison au fond de la cour ; au début, les deux frères ne la remarquèrent pas. Elle se demanda ce qu’avait pu faire cet homme pour énerver son père.

  • Quand sa mère, inquiète de ne pas trouver Myrrhe, la rejoint dans la cour, elle porta sa main à sa bouche. Myrhhe l’entendit très précisément marmonner : “pas lui…”, avant qu’elle ne l’emporte avec elle dans la fraîcheur de la maison.

  • … Donc, tu comprends bien qu’à partir de là, c’est impossible de se calmer…

  • Je… vois. Et, dit, la petite fille qui vient de sortir de la maison, c’est quand même pas la tienne? 

  • Aeqa se retourna précisément au moment où Ophia ramenait leur enfant à l’intérieur.

  • Si. Et tu as intérêt à ne pas trop t’approcher d’elle, gronda le jeune père en levant un doigt menaçant vers son aîné.

  • Tu n’es pas sérieux ! s’exclama Patmé, soudain très investi dans la conversation. 

  • Si tu veux présenter tes félicitations, c’est trop tard…

  • Et pourquoi je te féliciterais ? Quelle erreur, vraiment ! Tu vas quand même pas me dire que… tu comptes rester là toute ta vie, alors ? Sur cette île toute pourrie? 

  • Cette île “toute pourrie” est un joyau de la nature, une bénédiction d’Extellar.” Aeqa avait prononcé ce dernier nom avec la même ferveur que s’il avait cité Dieu. “Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai du travail, Patmé. Toi… tu devrais partir… Les colons sont venus, tu sais. À cause de ta fichue flotte…

  • Comment ça ? Patmé avait froncé les sourcils, et semblait particulièrement concerné.

  • Va-t’en, je te dis. Retourne jouer sur l’eau : Moi, le feu est et restera mon élément.

  • Des bûches craquèrent dans les flammes de la forge, comme pour confirmer les dires mélodramatiques de celui qui les avait embrasées. Aeqa en profita pour tourner le dos à son frère, d’un jeu peu convaincant qui arracha une grimace gênée à son aîné.

  • … Bon, tu sais quoi, je vais pas insister. Aeqa tressaillit, quand il entendit son frère abandonner si facilement. Là, je vais voir l’assagi, de toute manière, il me racontera les nouvelles... mais j’aurais bien aimé qu’on discute de quelque chose, toi et moi... je reste sur Ma’ek jusqu’au prochain vertige, de toute manière… Alors, à la prochaine, Aeqa. Fais attention à toi, surtout: mais essaie de te débarrasser de tes boulets...

  • Aeqa ne répondit pas, trop occupé à se convaincre lui-même de ne pas étrangler Patmé. Il écouta les pas s’éloigner avec attention, et quand il fut certain que son grand frère s’était suffisamment éloigné, il se retourna pour le voir disparaître sur le sentier. Le paquet était posé à l’endroit où s’était tenu le pirate quelques instants plus tôt. 

  • Il regarda autour de lui d’un air suspicieux, puis se jeta dessus, et le déballa sans attendre.

  • C’était un crâne humain. Un crâne noir, un crâne qui n’était pas fait d’os. La matière qui composait ce crâne était l’élément le plus rare au monde : de la jyste noire. Aeqa n’en avait jamais vu auparavant, et son regard brillait comme celui d’un enfant. Aucun acier ne tenait la comparaison avec la jyste. C’était un métal sombre, irisé de reflets bleu marine, qui ne rouillait pas, ne s’émoussait pas ; souple comme un roseau, mais plus dur que du diamant. C’était le dernier élément qui lui manquait pour pouvoir créer la lame parfaite qu’il avait imaginée, quelques saisons plus tôt. 

  • Il oublia instantanément son frère, les colons, l’assagi et même sa propre fille ; dans son esprit, l’image douloureusement claire de sa création future avait pris le monopole de ses idées. Il leva le crâne en l’air, pour l’observer à la lumière de l’aurore. À qui avait pu appartenir ce crâne ? Comment Patmé l’avait-il obtenu ? Autant de questions que le forgeron ne se posait pas, subjugué par le contact de ses doigts sur le métal frais et par les orbites vides qui semblait le sonder comme un abîme.

  • Le voyageur

  • En redescendant vers le port, Patmé tentait en vain de ne pas y penser. C’était pourtant plus fort que lui: Une gosse… Rien que ça! L’idée que son petit frère se soit débrouillé pour engrosser une femme l’écoeurait au plus haut point. Quel gâchis!

  • Patmé était pourtant certain que, cette fois-ci, ce serait la bonne! Avec le crâne, il pensait convaincre Aeqa, le convaincre qu’on en trouvait, des trésors, en partant sur la mer! Que ça valait le coup, qu’il fallait qu’il parte lui aussi, qu’il essaie! Et pourtant, voilà… Une gosse. Plus aucune chance que son frère ne l’accompagne, désormais. Un rêve se brisait, pour Patmé. Il aurait voulu lui montrer! 

  • Lui montrer les flots calmes, le matin, quand on atteint l’île de la Lune et que le vent chaud vous pousse vers le rivage; Lui montrer le port de Séclielle, la nuit, quand il faut être discret et cacher sa voix dans le bruit des vagues… Lui montrer comment on surmonte un orage, et comment on célèbre une escale. Hélas! Tout était foutu. Une gosse, une chiarde!

  • Il aurait bien voulu lui parler, à cette gamine, et se demandait ce qu’elle avait de si spécial. Comment s’appelait-t-elle, la fille d’Aeqa?... Sa… nièce… Ce dernier mot le dégouta si profondément qu’il réussit enfin à ne plus y penser: Au Fléau la gamine, au Fléau Aeqa! 

  • Il descendit dans la densité de la jungle de l’île en ne prêtant plus attention qu’aux paysages paradisiaques qui parsemaient l’île. Il cueillit une mangue sucrée, et la dévora goulument, tout en continuant à marcher; Et, quand ses doigts devinrent collants, il les essuya négligemment sur son pantalon. Puis, arrivé au port, il marqua une pause en jetant l’épluchure et le noyau. 

  • La mer le regardait, et Patmé sourit à cette épouse, qui lui répondit de son rire d’écume et de ressac. Il balaya ensuite les quelques habitations du regard, et le posa finalement sur un édifice en particulier.

  • Il était juché sur une des falaises de l’île, derrière le port; C’était censé être un palais, et Patmé l’avait vu comme tel, durant son enfance. à présent, cela ne lui évoquait même pas un temple; Il avait vu les vrais palais, ceux du Helga’la et ceux de la cité de l’aube, ceux de la Serte et ceux de l’Empire; ça, non, ça n’était rien qu’une cabane, une honte pour tous les mataris. Il soupira, et entama son ascension: cabane ou pas, c’était là bas que vivait l’homme le plus important de l’île.

  • Alors qu’il s’apprêtait à se lancer sur le sentier de poussière noire qui remontait jusqu’au “palais”, il fut soudain interrompu par l’appel d’une voix familière. En se retournant, il vit alors l’homme qu’il était venu voir: L’assagi.

  • Ce dernier fixait le jeune homme d’un regard fou, comme s’il ne pouvait pas en croire ses yeux. Il était lui aussi atteint du vitiligo, mais était beaucoup plus âgé; Aussi, l’affection avait rendu sa peau presque totalement blanche, mais d’un blanc rosatre et fripé, qui ne supportait que difficilement la rudesse du soleil de l’île. Il était pourtant torse nu, et on pouvait voir une marque de morsure, près de son cœur: son corps était entièrement balafré de cicatrices rituelles qui convergeaient jusqu'à ce point précis. Une expression de choc couvrait son visage chauve et ridé: Il répéta plusieurs fois le prénom du jeune homme.

  • “Patmé… Patmé…C’est vraiment toi?... 

  • Salut, répondit jovialement le marin. Vous avez maigri.”

  • Il se rendit alors compte que plusieurs personnes suivaient le vieux sage. Toute une procession venait en effet d’apparaître du coin d’une ruelle, et Patmé reconnut vite les prêtres de l’île à leurs tenues rouge sang. Ils étaient quatres, avaient des bougies dans les mains, et s’étaient placé aux angles d’une cage de bois noir portée par deux esclaves immenses. Au fond de la cage, il y avait un vieillard à la peau blanche, prostré dans une position pitoyable, les yeux crevés et les lèvres sèches. 

  • “ J'interromps quelque chose?... Demanda Patmé, sans se pousser de la route. Les prêtres de l’assagi le reconnurent, et demeurèrent bouche bée un instant; Mais ils ne dirent rien, et baissèrent leurs têtes sur leurs bougies, s’arrêtant derrière le vieil homme sans prononcer le moindre mot.

  • Le maître des vagues est revenu… dit alors ce dernier, toujours sous le choc d’avoir croisé Patmé. En ce jour fatidique… Ce ne peut être qu’un présage…

  • Oh là, tout doux, Etvar.” C’était le mot qu’on employait pour s’adresser à un assagi. Je ne suis que de passage… Et, non, je ne participerai plus à tes fichus rituels.

  • Son interlocuteur marqua un temps d’arrêt. Puis, il pointa le vieillard prostré dans la cage.

  • Regarde cet homme. Le reconnais-tu, Patmé?

  • Patmé observa attentivement le prisonnier. Après un instant, il sembla soudain se rappeler de quelque chose.

  • “Oh… Mais, ce serait pas…? Je crois avoir déjà croisé cet homme en haute mer… Oui, c’est sûr, à présent. C’est un mastro (les gens de cette partie du monde avait du mal à prononcer le mot “maestro”). Qu’est ce qu’un hérétique fait sur l’île?... La cité de l’aube vous envoie des missionnaires, maintenant?

  • C’est une très bonne question. Maintenant, je veux que tu me répondes en toute honnêteté, Patmé. Cet homme… Est ce que c’est ton capitaine? 

  • Je n’ai pas de capitaine, je suis capitaine. Toutefois, notre armada a un amiral, et…

  • Peu importe, appelle ton maître comme tu veux. Réponds simplement. Est ce que cet homme est celui qu’on appelle Octaf? Il est vieux, il est blanc… Et, avant que je ne les lui crève, il avait les yeux gris. Tout correspond… Est ce que c’est lui?

  • Il y eut un silence, perturbé uniquement par le bruit de quelques oiseaux qui criaient par-dessus les reflux des vagues. Patmé ne pouvait pas mentir à l’assagi, ni fuir la conversation: Après tout, ce vieux chauve était un désigné. Une créature puissante, un surhomme, alors que lui-même n’était rien de plus qu’un beau parleur. Il hésita un instant; puis, chose rare, Patmé répondit en tout honnêteté:

  • Bien sûr que non… Octaf n’est plus un mastro…

  • Je croyais qu’il venait des cinqs royaumes…

  • Tous les habitants des cinqs ne sont pas mastro, enfin! Oui, Octaf fait bien partie de ce peuple, mais il ne pratique plus leur religion démente, la Chimère ne le concerne pas. Il vénère les désignés, comme vous et moi: Il me semble qu’il n’est pas très pieux, mais qu’il pratique le culte de la Reine Rouge. Patmé fut soudain pressé de changer de sujet: mieux valait ne pas trop parler d’Octaf à l’assagi. Celui-ci cultivait en effet une haine profonde à l’égard de l’étranger, et n’avait jamais accepté l’idée que Patmé, le prodige de l’île, se soit rangé sous la bannière d’un pirate à la peau blanche. Dites, même si ces Kymériens sont des hérétiques, ne trouvez-vous pas un peu cruel d’avoir crevé les yeux de celui-ci?... Il montrait l’homme de la cage avec un regard plein de pitié.

  • Cruel?... Tu sais pourtant que c’est un mastro, et que c’est le seul moyen de les neutraliser… Ce monstre… Laisse moi te raconter, ce qu’il a fait, avant de…

  • Parlez, j’écoute, l’interrompit joyeusement Patmé.

  • …il, obéit intuitivement l’assagi, a débarqué en cachette, dans la nuit, sur les rives du sud de l’île. Il a approché les jardins sacrés… Puis, il a assassiné les gardes et les prêtres de l’endroit. Ensuite, de ses pieds, il a foulé la terre interdite et est entré dans les jardins de la petite Revelia…

  • Quand l’assagi évoqua le meurtre des gardes, Patmé ne trouva rien d’étrange ni de condamnable à cela: après tout, il était lui même un brigand, et un homme de mauvaise vie. Ce fut la suite, qui le crispa. Même si Patmé n’était pas très investi dans les choses de la vie spirituelle, il fut estomaqué d’apprendre que quelqu’un avait vraiment osé déranger une désignée dans ses jardins. C’était un acte de blasphème terrible, à peine concevable: Pour le peuple du soir, comme pour pratiquement tous les peuples du monde, les désignés étaient des êtres divins, les martyrs de la Chimère. Ici, cette dernière n’était d’ailleurs pas vu comme étant “Dieu”, mais comme une sorte d’ange funeste, qu’on vénérait aussi, mais comme on vénère une déesse de la maladie: En priant surtout pour qu’elle ne paraisse pas.

  • Il a vraiment fait ça?! Patmé pensait à la petite Revelia. Elle devait avoir 7 vertiges, maintenant; C’était l’enfant sacrée de l’île, et il n’avait eu le droit de la voir qu’une seule fois.

  • Il n’a pas fait qu’entrer dans les jardins, Patmé… Il les a souillés. Il a tué la sainte. 

  • Patmé allait répondre, mais l’information était si ahurissante qu’il préféra, chose encore plus rarissime venant de lui, se taire et laisser terminer son interlocuteur.

  • …Elle a succombé à ses blessures, mais non sans neutraliser le païen. Quand je l’ai trouvé, il était évanoui près du corps de l’enfant; J’ai profité de son inconscience pour lui crever les yeux, et j’ai fait venir les prêtres pour ramener cet individu… Puis, je t’ai croisé ici. Tu vois, Patmé? Le destin fait bien les choses. Comprends tu maintenant, pourquoi je n’accepte pas l’idée que tu travailles avec ce… ce…

  • Octaf ne ferait jamais une chose pareille, s’impatienta Patmé. Vous confondez tout. J’étais venu vous parler de quelque chose, mais j’ai changé d’avis. Je vous laisse vous occuper de ce chien: Si vous voulez mon avis, aucun procès n’est nécessaire: Faites-le souffrir…

  • Et il repartit vers la plage sans prêter attention aux appels de l’assagi. Il avait un peu peur de lui, bien sûr; Les désignés étaient certes des créatures saintes, mais très dangereuses. Pourtant, il savait qu’il ne lui ferait rien: Patmé était trop cher aux yeux de l’Etvar. Avant de rejoindre la flotte d’Octaf, le jeune homme avait en effet rapporté beaucoup d’argent au maître de l’île, et, aujourd’hui encore, de nombreux commerces n’avaient cours que grâce à celui qu’on surnommait “le maître des vagues”.

  • L’horreur monopolisait à présent l’attention de ce dernier. Pourtant, Patmé lui-même était un blasphémateur, un pillard et un bohémien: mais qu’on viole des jardins, et qu’on assassine une petite fille marquée… L’idée révoltait tous ses sens. Pourtant, il avait lui-même pillé un endroit aussi sacré que le Helga’la; La façon dont il avait obtenu le crâne de jyste n’était pas glorieuse, et, s’il y avait un enfer pour les profanateurs, Patmé savait qu’il y aurait sa place. Mais ça… ça, ce n’était pas un acte motivé par la cupidité, l’avarice ou tout autre vice qu’il aurait pu comprendre. 

  • Non, ça, c’était, c’était… la pire malveillance qui soit, se disait-il. Pourtant, il avait tort: Le vieux maestro avait agi par foi. Cela, il ne pouvait pas le comprendre, parce que sa foi à lui était beaucoup moins profonde: C’était la tradition qui l’emportait en lui sur le mysticisme, aussi ne comprenait-il que difficilement les religions des autres peuples.

  • Lui-même n’avait vu la petite sainte qu’une seule fois. Il tentait de se rappeler à quoi elle ressemblait, mais, plus il tentait de la repeindre dans ses souvenirs, plus une autre petite fille apparaissait clairement dans son crâne: l’enfant de son petit frère. Il jura, et décida à nouveau de ne plus y penser.

  • Il traversa le port, et s’arrêta devant son navire. C’était une belle caravelle, dotée de trois mâts et d’une belle figure de proue représentant le dieu que lui-même vénérait: Extellar. Il passa un moment à observer son navire avec fierté. Il était la source de toutes ses joies et de tous ses tourments; ce vaisseau était l’âme et le corps de Patmé, une extension de son être. C’était avec ce navire, qu’il avait surmonté les orages, et décrété les escales; La pauvre bête devait être usée par ces 4 vertiges d’aventures. 

  • C’était Octaf, qui leur avait appris à construire ce genre de bateau; Oh, bien sûr, ils étaient bien moins avancés que les navires des royaumes du Sud, qui crachaient feux et vapeurs dans les voûtes marines. Cela dit, comparé aux galères et bateaux de pêcheurs que les mataris avaient pour habitude de créer, ce bateau était une révolution technologique. Cela ne prouvait qu’une chose, et, c’était à nouveau cette triste vérité qu’il détestait avoir à regarder en face: Les mataris étaient désespérément en retard sur les autres peuples. Peut-être avait-on raison de les traiter comme des sauvages…

  • Il écarta machinalement cette pensée de son esprit, et monta sur les cordages. Une bonne partie de l’équipage dormait encore, et personne ne remarqua que le capitaine était de retour sur le bateau. Celui-ci ne rentra pas dans sa cabine, mais se dirigea plutôt vers la cale; quand il était soucieux, Patmé aimait beaucoup passer du temps à contempler ses trésors.

  • Il passa devant les coffres remplis d’or et de diamants sans les regarder. N’accorda aucun coup d'œil aux sacs remplis d’épices onéreuses, pas plus qu’aux trois pur sang Mencite qu’on avait embarqués dans le fond de la cale, et qui hennirent en le voyant paraître. Il n’avait d’yeux que pour ce trésor là, celui qui était caché derrière la porte du fond de son navire. Il entra dans la pièce avec le secret d’un voleur, en utilisant une clef dont lui seul possédait l’exemplaire.

  • Près d’une poutre, trois énormes caisses contenaient des ossements, tout entier fait de jyste noire. C’était un métal robuste, aussi sacré que précieux: Ces os devaient valoir un royaume tout entier. Et il les avaient là, sur son navire… Quel pactole il allait en tirer!... mais il lui faudrait encore attendre le retour d’Octaf, bien sûr. L’équipage lui-même n’était pas au courant de la présence du butin sur le navire: Patmé dirigeait sa caravelle d’une main de fer, et personne n’osait lui désobéir. Octaf l’avait prévenu: Il ne fallait surtout pas qu’il en vende avant qu’il ne soit revenu: Si la présence d’un tel magot venait à s’ébruiter, alors, aucune mer au monde ne serait plus assez vaste pour échapper aux flottes avides qui se jetteraient à leur poursuite… Une fois n’était pas coutume, Patmé avait obéit… après tout… Là aussi, c’était grâce à Octaf, qu’il avait mis la main sur ce pactole. Ensemble, ils avaient pénétré la terre sainte du Helga’la, et… 

  • Repenser à cette aventure le rassénera. Et puis, mince! Il avait surmonté des épreuves autrement plus délicates que de parler à une petite fille. Il fit demi-tour presque instantanément: En dix minutes, il était de retour dans la forge d’Aeqa. 

  • Celui-ci était occupé à taper sur une barre de métal surchauffée, et ne remarqua pas la silhouette qui avait reparu sur le chemin. Patmé fit discrètement le tour de la petite maison, poussé à le faire par un instinct qui lui était propre, et qui lui disait que c’était là bas, qu’il fallait chercher. Et, arrivé derrière la demeure, il trouva en effet la petite fille, en train de jouer à effrayer les oiseaux. Il approcha d’elle discrètement, puis, arrivé à une distance raisonnable, il s’éclaircit la gorge.

  • L’enfant se retourna, et sursauta violemment. Elle tomba sur les fesses, et son visage se tordit avec une lenteur mélodramatique, comme le fait celui des bébés: Leurs cris viennent toujours au moment ou ils ont parfaitement pris le faciès de leur douleur, comme si il ne pouvait pas sortir d’eux avant que leur visage ne l’ai d’abord exprimé.

  • Habile avec les enfants, comme avec les océans, Patmé ne laissa pas le temps à la petite de trouver son hurlement: Il l’interrompit en disant d’une voix profonde et rassurante:

  • Moi aussi, j’aime bien faire peur aux oiseaux. Ils sont bêtes! 

  • Et, quand il prononça le mot bête, il grimaça si vulgairement qu’elle eut un petit rire qui le rafraîchit autant que s’il avait plongé sa tête dans un ruisseau. Le pirate continua:

  • Alors, ma chérie. Dis, moi, tu t’appelles comment?

  • M’appelle My’e.

  • On dit, “je m’appelle”. Tu n’es pas très maline, critiqua Patmé, blessé que son frère lui préfère cette petite idiote.

  • A bête! gloussa l’enfant en reproduisant la grimace du marin.

  • Il voulait prendre le visage de la consternation, mais ne put s’empêcher de sourire. Aeqa était papa, alors, hein… C’était comme ça…

  • Alors qu’il allait poser une autre question, il y eut alors le son d’un “bang!” tonitruant, quelques instants après qu’une petite forme noire soit passée dans le ciel. Le bruit fut tel que Patmé et la petite se baissèrent intuitivement. Patmé écarquilla les paupières, étonné. Cela n’arrivait pas souvent…

  • A quoi? demanda Myrrhe à son oncle.

  • ça, petite, c’est la Chimère, expliqua Patmé.

  • A quoi, la Chimè’e?

  • Normalement, j’ai pas le droit de te le dire. Mais, en gros, dit toi que c’est une sorte d’oiseau qui navigue sur le monde à une vitesse folle; Et de temps en temps, il s’arrête, et choisis des hommes pour en faire des dieux. C’est très rare, de la voir passer au-dessus de soi… C’est plutôt bon signe. ça veut dire qu’elle est déjà loin…

  • Fai’e un vœu? demanda le bébé. 

  • Non, surtout pas, tu aurais trop peur qu’elle ne l’exauce et te transforme en dieu…

  • A quoi, dieu?

  • Oh, des dieux, il y en a plein, ça peut être plein de choses différentes…

  • A ce moment-là, il entendit clairement Ophia appeler la petite fille: “Myrrhe! Myrrhe!” 

  • Il savait à quel point Ophia le détestait, aussi s’effaça-t-il rapidement dans la jungle environnante, non sans avoir fait un petit salut de la main à sa nièce. Myrrhe… Quel joli prénom. En retournant à son navire, il ne put s’empêcher de penser à la dernière question qu’elle lui avait posée. Dieu… Avait-il répondu de la bonne manière? Chez les mataris, on ne parlait pas de la Chimère à la légère. C’était l’assagi, ou un prêtre, qui devait répondre aux questions d’une enfant; même les parents n’étaient pas autorisés à révéler les choses du monde à leur progéniture. Peu importe! Il s’en fichait un peu, de toute manière. Le fait d’avoir aperçu la Chimère le plongea dans un songe éveillé: Il ne put s’empêcher de repenser au mythe…

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que la Chimère a trois manières très différentes de désigner les hommes. Trois malédiction qu’elle décerne sans rien expliquer. Elles ne se ressemblent pas, et ont chacune un effet différent.

  • La pire d’entre elles, c’est la piqûre. On raconte qu’elle l’inflige à ceux qui prononcent un “voeu” trop sincèrement, puisque le désir, sous toutes ses formes, est la voie la plus rapide vers le péché. Terrible et magnanime, elle le réalise, toujours à leur dépens. 

  • Les désignés de ce type sont les plus rares; Longtemps, on les a révérés comme des dieux. La nature de leurs facultés dépend de leur “voeu” initial, mais elles sont toujours phénoménales. Ils ont toutefois quelques points communs, les uns avec les autres: Tout d’abord, ils sont tous immortels. Ensuite, de leur corps émane une corruption invisible qui fait rouiller le métal, noircit la pierre et ternit les eaux. On ne peut pas les blesser, et leur squelette entier se change en un métal indestructible appelé “jyste noire”. Cette immortalité est un calvaire, à leurs yeux, car la mort est un sort préférable au leur. 

  • Il n’en existe que 6, et ils forment le panthéon suprême de l’Ancien Culte: On les appelle les “Infernés”. 

  • Souvenir du Mythe

    • Il y a un peu plus de huits siècles, 

  • Un Inferné appelé “le Roi Squelette” règne sur le Helga’la. Immortel, il est vieux d’un millénaire de crimes et de perversion. Ses sujets le détestent, mais les révoltes sont rares: C’est un être aux facultés divines, et d’une cruauté sans mesure. A cette époque, Gabriel n’a pas enseigné le pavi aux Kymériens; la musique n’a pas encore été découverte, et les hommes du nord ne connaissent aucun moyen de lutter contre les désignés.

  • Un jour, ce despote s’en prend à une famille de mataris, pour divertir sa cour. Les mataris sont considérés comme des sous-hommes: ni blanc, ni noir, ils sont méprisé des deux races. Il tue le père, et fait des femmes ses compagnes; Mais il épargne le fils, qu’il juge faible et efféminé. Le jeune matari, bien que de constitution fragile, tente de sauver sa mère et ses sœurs, mais le Roi Squelette déjoue son plan sans difficulté. 

  • Hilare, il attache le jeune homme à un pilier, au cœur même de son palais, et le laisse à la merci des regards narquois de sa cour, avec pour but de le laisser mourir de faim et de soif. Le matari est hué, défiguré par des projectiles, on lui urine dessus, et un soir, des ivrognes vont jusqu’à lui briser les jambes.

  • Pendant huit jours et huit nuits, le jeune homme endure le supplice des rires et des larmes. Puis, son corps l’abandonne. Sur le point de mourir, il a une dernière pensée pour sa mère, condamnée à passer le reste de sa vie dans le lit de l’assassin. Et il regrette son impuissance. Au fond du reste de conscience que les privations ne lui ont pas totalement arrachées, il formule un Voeu: Il souhaite être plus fort, dans sa prochaine vie, non pas pour imposer sa loi, comme le roi squelette, mais pour protéger ses proches. Son impuissance le dégoûte: Seul le pouvoir offre la liberté, et le Roi Squelette n’est jamais que du bon côté de la roue; Il Souhaite le pouvoir.

  • La Chimère apparaît, en plein jour, au beau milieu du palais du roi. La grande place du Roi Squelette passe alors des débauches au tumulte.

  • Le Roi, qui L’a déjà vue, et ressens Sa présence, est pris d’un élan de panique et s’enfuit de la ville. Il pense qu’Elle est revenue pour lui. Mais la Chimère l’ignore. Elle s’approche du jeune homme, et le pique à la gorge.

  • Aussitôt, la nature de mortel du jeune homme s’évanouit. Il ne ressent plus la faim, ni la soif. Mais, au fond de lui, dans le jardin intime de son essence, une puissance neuve vient d’éclore. Il voit par delà les cimes et les apparences; sent à la fois l’odeur des neiges et des plages. Il entend distinctement le pas des fourmis, à cents kilomètres de là, les mouvements des nuages, et la course effrenée du Roi Noir tentant de fuir son destin.

  • Un mouvement, et il est devant le fuyard. Celui-ci veut lutter - Mais la Chimère a exaucé le vœu du jeune homme, et en a fait un être suprême; Elle n’a pas donné de limite à son pouvoir. Seul un inferné peut en tuer un autre. Il écrase le roi, fontaine d’ossements, et libère le pays du joug du tyran. 

  • Les nobles du royaume, reconnaissants, veulent lui offrir la couronne. Il est désormais un Inferné, un Dieu parmi les hommes - Mais le jeune immortel refuse, écoeuré par l’opportunisme de ceux qui riaient de son supplice quelques instants plus tôt. La Chimère lui a donné l’invincibilité, et une puissance sans limite. Mais elle lui a aussi infligé sa malédiction; Il n’est plus capable d’aimer les hommes, tout comme les hommes sont incapables d’aimer les insectes. Son cœur ne reconnaît pas sa mère et sa sœur, ni le nom qu’elles utilisaient pour l’appeler. Il entend tout, il voit tout, mais tout l’ennuie.

  • Il lance un dernier regard vers la terre, et tend l’oreille pour entendre une dernière fois le battement de cœur de chaque habitant du monde. Puis, il disparaît. 

  • On raconte qu’il s’est réfugié dans les cieux. Qu’il vit seul, sur l’Autre lune, et qu’il observe le monde. Beaucoup lui vouent encore un culte aujourd’hui. Il est considéré par de nombreux peuples comme un dieu salvateur, et le nom qu’on lui a donné est “Extellar”.

  • Le forgeron

  • chapitre à supprimer/réécrire

  • Le matin suivant, sa fille se jeta dans ses bras dans un geste d’une tendresse infinie. Aeqa sourit doucement, mais son esprit n’était pas concentré sur les rires de la petite, ni sur les cris de colère de son épouse, qui lui reprocha d’avoir tâché la robe qu’elle venait juste de laver. Elles remarquèrent toutes les deux son regard absent. Il déjeuna sans dire un mot, et repartit tôt dans la matinée.

  • Son esprit était tout entier tourné vers le crâne qu’il avait caché dans sa forge. Il savait très bien à quelle température il fallait chauffer la jyste. Il savait aussi qu’il s’agissait d’un métal étrange, qu’on ne pouvait faire fondre qu’une seule fois… Il s’en était rendu compte au dernier moment, une fois qu’il avait enfin obtenu le crâne. S' il se ratait, il ne pourrait pas corriger ses erreurs... Les visions obsédantes qu’il avait de la lame qu’il voulait forger étaient d’autant plus cuisantes qu’elles lui étaient impossibles à réaliser. L’image de l’épée était claire, mais la manière de la réaliser demeurait incertaine, brumeuse; Comment ferait-il, pour la créer, cette lame parfaite?... Il ne savait pas. Pour le moment.

  • Aeqa travaillait l’acier depuis bien longtemps. Il avait 21 vertiges, mais était déjà un homme fait. Son travail lui prenait le plus clair de son temps - Il s’était marié tôt, comme le voulait la tradition, et n’avait jamais quitté son île, contrairement à ce qu’elle voulait. Le père de son épouse lui avait appris l’art de la forge, mais Aeqa mettait un point d’honneur à faire en sorte que ses créations ne ressemblent pas à celles de son maître.

  • A vrai dire, c’était une réussite plutôt affligeante. Ses créations ne ressemblaient pas à grand chose... Elles étaient souvent critiquées par ses rares clients pour leur aspect trop ouvragé, et leur profusion de défauts techniques en tout genre. 

  • Le plus frustrant, pour lui, c’est qu’il avait l’impression que ses lames, ses boucliers, ses chaînes et ses crochets étaient tous pourvus d’une singularité unique. Il pensait réussir là où tant d’autres armuriers expérimentés échouaient régulièrement, à imprimer une âme dans des objets inanimés. Le manche d’une de ses épées était ainsi frappant, et les motifs qu’il avait imprimé sur le bois étaient d’une symétrie stupéfiante; Malheureusement, la lame était légèrement tordue sur la gauche, la rendant impossible à dégainer dans les temps. Tel bouclier avait une courbure parfaite, presque visionnaire, mais une prise en main détestable et un diamètre honteux. L’acier de ces chaînes aurait pu entraver un ours, mais certains de ses maillons avaient été bâclés. 

  • Entassées là, ses créations défectueuses trouvaient de moins en moins d’acheteur.. Aeqa en faisait trop, et il le savait. Cela ne l’empêchait pas de continuer. Une métaphore amère hantait régulièrement ses pensées: “Ce n’est pas parce qu’un non voyant se sait aveugle qu’il peut voir le rocher qui lui tombe dessus”. Cet état d’esprit fataliste l’empêchait de progresser. Son envie trop pressante de créer quelque chose de parfait l’empêchait de fabriquer quoi que ce soit d’utile, et il pensait que c’était dû à sa nature profonde; Il se croyait porteur d’une tare, qu’il pensait immuable.

  • Le fardeau d’être lui le hantait encore plus que l’épée. Il se méprisait si profondément qu’il lui arrivait de mettre fin prématurément à ses projets les plus aboutis, pour se punir d’être Aeqa, même s’il trouvait toujours un autre prétexte pour s’expliquer ces échecs auto-instigués. 

  • Ainsi, toutes ces raisons poussèrent Aeqa à attendre, plutôt que de se mettre à l’ouvrage. Son frère, Patmé, vint le voir de nombreuses fois avant de repartir sur les mers, mais il refusa de lui adresser la parole. Il travailla de nombreux acier, sans jamais risquer à toucher le crâne et à gâcher son métal, avec l’espoir de progresser dans son art en travaillant sur des métaux moins précieux. Pendant d’interminables saisons, Aeqa exprima son talent du mieux qu’il put; Mais, au bout de deux vertiges de labeurs intenses, il dut se rendre à l’évidence. Il avait échoué. Aucune de ses créations ne lui semblaient être à la hauteur: Et même, elles étaient devenues de plus en plus bancales, comme si le souci qu’il se faisait pour son épée rêvée était trop grand pour qu’il se remette à créer des objets simplement vendables. 

  • Le soir, après avoir gardé le silence pendant tout le repas, il repartait vers sa forge, et regardait droit dans les orbites fendillés du crâne noir jusqu’à des heures tardives. Il dormait à peine, mangeait sans appétit, et ses yeux se creusaient de jour en jour. L’obsession virait à la maladie. Il perdait du poid à vue d’oeil, devenait de plus en plus désagréable, haussait le ton pour un rien et ne supportait plus la moindre discussion avec un être humain. Quand Patmé revint sur l’île, plus d’un vertige après lui avoir apporté le crâne, il reconnut à peine son petit frère; On aurait dit une ombre, un squelette animé au ton froid et monocorde. 

  • On aurait pas dit, en le regardant bien, qu’Aeqa était sur le point de réaliser les nombreux exploits qu’il était pourtant sur le point d’inscrire à jamais dans l’histoire. Il avait l’air faible, étrange, trop obsédé par ses plans pour les mettre à exécution: Il lui faudrait encore attendre la brise, avant de devenir l’homme qu’il était vraiment. En attendant, son frère ne le reconnaissait plus.

  • Quand il chercha à discuter, toutes ses tentatives demeurèrent des échecs. Pendant ce laps de temps, Patmé, lui, n’avait pas chômé: il avait miraculeusement réussi à apaiser la situation avec les colons, comme promis, et avait gagné un joli pactole dans l’affaire. Il avait l’idée d’un marché fructueux dans lequel il prétendait vouloir se lancer, un business qui lui avait été inspiré par Octaf. Il voulait y faire participer son frère, mais celui-ci, jaloux, refusa d’entendre les explications. Ils se disputèrent, violemment.

  • Avant de partir, Patmé lança, dans un ultime élan de colère:

  • “Et moi qui t’avais trouvé les plans de l’arme parfaite!”

  • L’Autre Lune

  • Oui, c’est assez, pour le peuple du soir… Octaf les rejoindra bientôt. En attendant, revenons à Séclielle. C’est après tout dans cette ville, qu’était cachée la Brise; L’instrument du désastre. D’abord, je vais raconter le rêve de l’Héritier, et sa rencontre avec Lymfan. Mes souvenirs en appellent d’autres, et j’ai presque fini de présenter les acteurs principaux de cette histoire. Je crois qu’il est possible que je sois Patmé; Mais Aeqa était mon ennemi, je m’en souviens… Je crois que j’aimerais bien me dire que je suis Seth, le briseur de monde: C’était un être si singulier… Mais, non, je sais bien que je ne suis pas Seth… Je ne suis aucun d’entre eux, et pourtant! La neige de Séclielle… Les embruns de Ma’ek, le soleil de Mencis… J’ai l’impression de les avoir tous vécus, et je chéris ces terres disparues avec autant d’amour que si elles avaient été les miennes… 

  • D’abord, le rêve…

  • dAvalion (I)

  • Au-dessus, le ciel. Il est mauve, jaune, turquoise, habillé des silences du matin. En dessous, le monde. Je n’y redescendrai plus. Et au cœur de cet écrin de cieux et d’enfers, la perle plane. La perle c’est cet œil, cette orbe clairvoyante qui discerne plus loin qu’aucun visionnaire - Cet œil, c’est celui de Garuda. Mon aigle. Blanc, immaculé, splendide. J’attend qu’il aperçoive, assis sur son dos, planant comme la perle, lassé des nacres. J’attend sans y croire. Les motifs étranges qu’esquissent les montagnes, vu de haut, ça ressemble un peu à des lettres. Peut être que le pavi a été inspiré par ces alphabets de granit impassible, figés dans les courbatures des siècles, mais capables d’adopter une infinité de formes différentes, selon l’angle duquel on les regarde. 

  • Ça fait tellement longtemps que j’attend. Que je cherche. Que nous sertissons les cieux, l’aigle et moi. Mais, cette fois-ci, il aperçoit. Ses plumes blanches se dressent, et il pousse un cri dans le béant des voûtes. Moi aussi, j’ai vu. 

  • Le voilà! C’est forcément lui. Il y a une tempête de sable, là-bas. Un déchaînement de fureur improbable, ici, loin du désert. Je reconnais ce stigmate: une telle corruption ne peut émaner que d’un Inferné. C’est forcément lui, j’en suis sûr.

  • Au-dessus, le ciel. En dessous, le monde. Et la perle plonge. Des abysses dans le genre j’y ai sombré milles fois. Mais je ne m'y fais pas. Garuda pique, moi sur son dos je m’écrase. Puis il ouvre ses ailes dans un bruissement de tonnerre; Nous nous stabilisons au-dessus du cyclone. 

  • Je veux pénétrer à l’intérieur de la tourmente. Je me lève sur le dos de l’aigle en plein vol, et songe à la note la plus appropriée à utiliser à ce moment précis. Le Talar? L’Antea? Non, j’ai une meilleure idée.

  • J’ouvre mes sens, et pénètre le mystère de la musique comme un habitué dans un bordel. Je sais quelle catin je suis venu voir: Brectae, la lettre qui casse. Je la cherche dans la Sonate, et quand je retrouve le décolleté de ses miracles, j’ouvre les mains; la note s’imprime sur ma paume, et le tumulte est divisé comme un banc par l’écaille. Garuda s’engouffre dans le chemin d’air pur qui s’est ouvert jusqu’au cœur de la tempête. 

  • Au dessus du sable, en dessous, du sable. Droit devant… La forme inespérée d’un homme que j’ai cherché pendant quinze vertiges. ça m’étonne qu’elle soit encore si familière. Alors que nous nous approchons, il se tourne vers nous, et je le vois de face. Il n’a pas l’air surpris de me voir, au contraire. L’Inferné lève la main, et je vois ses lèvres bouger. Le temps se suspend. Mais jamais assez longtemps.

  • Soudain, le chemin que j’ai tracé se referme. On se retrouve pris dans la tempête. Garuda n’a pas d’égal dans les cieux; pourtant, les bourrasques sont si violentes qu’il se retrouve emporté avec les grains de sable, et moi je tombe du dos de ma monture.

  • Avalion (II)

  • Etius se réveilla en sursaut, dans la pénombre de sa chambre du Séminaire. Sa sueur avait imbibée ses draps, et il s’en débarassa en portant les mains à son visage. C’était la première fois depuis longtemps, qu’il rêvait de son frère et de l’aigle blanc. Il le savait au plus profond de lui: Son rêve était réel, et son aîné avait véritablement vécu ce dont il avait rêvé. 

  • Le jeune homme voulait absolument garder une trace de son cauchemar. D’un geste rapide, il se redressa et se jeta sur le carnet qu’il gardait près de son lit. L’encrier et la plume étaient cependant introuvables, et il oublia tout, sauf la sensation d’avoir fait un rêve qu’il ne fallait surtout pas oublier. Il jura contre lui-même, et laissa tomber le carnet sur son lit. Tant pis…

  • Il se leva, et entreprit une rapide toilette. Le visage de l’adolescent était d’une douceur troublante. Il ne s’admira pas, devant son miroir de bronze; et pourtant, il était admirable. Ses traits exprimaient la jeunesse la plus parfaite; Il avait le teint agréablement rosé, les lèvres rouges et pleines. De belles boucles blondes tombaient sur ses épaules, et ses yeux bleus ressemblaient à deux lacs innocents dans lesquels aucun vice ne devait jamais avoir perturbé l’eau claire. Vraiment, ce visage avait quelque chose d’inhabituel, d’angélique et d'immaculé, et sa beauté venait du fait même qu’il semblait ignorer qu’elle existait.

  • Trois coups firent vibrer sa porte. Il n’était pas encore habillé, mais il se disait que c’était sûrement un des serviteurs qui venait le réveiller. Il ouvrit la porte d’un geste brusque et hargneux, mais il se retrouva nez à nez avec la belle Téléma Féléis. Il écarquilla les yeux. Pourquoi une des enseignantes du Séminaire venait-elle le voir, lui?

  • “ Jolie tenue, commenta la jeune femme en regardant l’accoutrement d’Etius. 

  • K… K… Kym, Maître Féléis. Que…?

  • C’est un peu tard pour vous réveiller, jeune homme…

  • Le regard de la jeune femme se posa sur les tâches de peintures éclatantes qui recouvraient les mains d’Etius: Il avait peint jusque tard, ce soir là. Il rougit, et referma un peu la porte pour se cacher de ce coup d'œil indiscret. C’était une brune au regard perçant, qui portait toujours le même sourire sarcastique sur le coin des lèvres. Elle était jolie, et Etius était encore novice pour ce qui était du sexe opposé: Elle haussa un sourcil, amusée de son trouble, et reprit:

  • On a besoin de vos facultés… si spéciales. Il y a une petite fille, à l’entrée. Elle sent mauvais, et on dirait qu’elle sort tout droit du quartier des perchoirs, mais elle prétend pourtant savoir déchiffrer le pavi.  

  • Cette information fit tiquer Etius. Il réouvrit un peu la porte, sans y penser.

  • Elle sait lire le pavi? Vraiment?… Et, pourquoi vous n’essayez pas simplement de lui faire lire un texte ?...

  • Elle a lu tout ce qu’on lui a donné, mais la vieille Elena pense que c’est parce qu’elle avait appris les textes par cœur. Bon, maintenant, tu arrêtes les questions et tu vas t’habiller. Je t'attends, mon petit détecteur de mensonge. 

  • Etius garda le silence un moment, un peu choqué par la dernière phrase de Telema. Elle était vite passée au tutoiement… Avait-t-elle oublié à qui elle parlait? Il était tout de même l’Avalion, l’héritier direct du fondateur de la dynastie des Gins. Elle n’avait pas à lui donner des ordres! Mais il ne protesta pas. Il s’habilla en vitesse - il portait l’uniforme des apprentis du séminaire, une toge blanche similaire à l’habit noir des maestros - et sortit de sa chambre. Celle-ci était située dans les plus beaux étages, réservés à l’élite du Suprémat et aux enseignants. Etius n’était pas plus pédagogue que maestro; Il possédait pourtant l’une des chambres les plus luxueuses de l’édifice.

  • Ils traversèrent les étages sans se dire un mot. L’adolescent frissonnait de dégoût en parcourant les allées; Il détestait l’architecture surchargée du Séminaire, ses artères bouchées par le va et vients incessant des maestros et des apprentis. Il le comparait sans cesse au Kymérion, ou il aurait largement préféré dormir, et à son cher palais natal du Helga’la.

  • Quand ils arrivèrent dans les sous-sols, Etius baissa timidement la tête. C’était le domaine des maestros, et les élèves n’étaient pas censés avoir l’autorisation d’y entrer. Au bout d’un couloir éclairé par des braseros d’une blancheur impersonnelle, ils arrivèrent devant un petit cachot, dans lequel une petite fille était assise par terre.

  • Elle empestait le cheval. Etius porta la main à son nez, pris de nausée. Il n’était pas habitué à sentir les odeurs inconvenantes, et qu’une fille en transporte autant, ça l'écœurait franchement. 

  • Passé ce premier instant de surprise, il salua la geôlière. C’était Elena Sahis, la gardienne de l’entrée du Séminaire; ça n’arrivait pas souvent, que la vieille maestria déserte son poste. Elle salua à peine le jeune homme, mais il ne s’en offusqua pas outre mesure. Elle avait des restes d’écumes au lèvres, et répétait “Tu vas voir, maintenant…” à la prisonnière.

  • Il y avait deux tabourets devant les barreaux, et Etius en prit un, en expliquant qu’il devait être assis, pour employer sa “faculté”. Telema Féléis ne dissimula pas son rire: Dire qu’il avait besoin de s’asseoir, pour entrer dans l’Etat…

  • La jeune fille ne disait rien. L’espace d’un instant, lorsqu’ils se croisèrent le regard, elle eut l’air un peu effrayée; Mais cette image s’envola plus vite qu’un rêve. Le regard brun de la gamine s’alluma tout à coup d’un éclat qui intimida franchement Etius. Il détourna les yeux, gêné, et dit:

  • Kym. Je m’appelle Etius. Et toi, comment t’appelles-tu?...

  • Elle mit un instant à répondre. Le flamboiement étrange qu’il avait surpris dans le regard de la fillette avait été remplacé par un éclat froid et calculateur. Elle eut l’air de réfléchir intensément, puis elle sourit d’un air triomphal, comme si elle avait compris quelque chose d’utile.

  • Kym. Je veux bien te donner mon nom, mais d’abord, dis moi pourquoi c’est toi qui m’interroge.

  • Etius tiqua. Ses deux aînées aussi. Avait-elle déjà deviné non seulement la nature de ses facultés, mais également leurs failles? Il lança un regard interrogateur à Téléma. La belle brune le pressa à répondre d’un geste sec.

  • C’est parce que je possède une capacité assez utile. Je suis un Avalion.

  • Il était assez content de cette réponse. Il ne lui avait pas menti, mais il n’avait rien révélé. La juste mesure de vérité se pèse aux omissions. La vagabonde avait l’air ravie.

  • Un Avalion?! Je suis honorée de te rencontrer, je veux dire, de vous rencontrer. J’ai tout lu sur votre famille. La Déchéance de Tahar Gin a été un drame pour les cinq royaumes; C’est votre père, je suppose? Qu’avez vous ressenti quand…

  • Qu’importe, la coupa froidement Etius. Dis moi comment tu t’appelles.

  • Je m’appelle Lymfan, fille de Selir, répondit-elle docilement.

  • Tu n’as donc pas de nom de famille. Pourtant, on m'a dit que tu savais lire le très-saint pavi… Est-ce que tu as menti à Elena?

  • Les corps des deux maestros se crispèrent en attendant la réponse. C’était le moment fatidique. La faculté d’Etius n’était pas la plus étonnante qu’on puisse trouver parmi ceux qui pratiquaient la Musique. Il n’était pas encore maestro, mais avait reçu l’Onction, ce qui avait révélé son “mantra”, son pouvoir particulier. Elle était simple, mais assez utile: Il était capable de détecter n’importe quel mensonge. 

  • Lymfan semblait avoir compris tout ça, sans que beaucoup d’indices viennent lui confirmer la chose. Etius aurait juré qu’elle laissait durer le silence juste pour s’amuser à regarder leurs trois visages déconfits. Elle eut un grand sourire, et répondit:

  • Bien sûr... que je n’ai fait que mentir. 

  • Etius la trouvait de moins en moins plaisante à regarder. Quand elle parlait, des micro convulsions animait ses lèvres, et la voix de la gamine lui paraissait trop haut perchée dans les aigus. Son visage lui sembla trop fin, son cou trop long et ses dents mal ajustées: Il l’aurait bien peinte, pour en faire une sorte d’effigie de la médiocrité du peuple, et songea un instant à lui proposer une entrevue: très vite, cependant, pensant à la dernière huile qu’il n’avait pas encore terminé, il écarta l’idée de son esprit:

  • Laissez-tomber, elle ne sait pas le lire, dit-il en s’épargnant de la regarder plus longtemps.

  • Je sais le lire! Je l’ai prouvé! Vous n’avez aucune raison de m’enfermer ici!

  • Elle avait parlé d’un ton ferme, en se relevant avec autorité. Même Téléma eut un geste de recul. Mais Etius répliqua de toute sa morgue:

  • Si tu sais vraiment lire le pavi, ça veut dire que tu connais les lettres secrètes. Comment une fille sans nom de famille aurait-elle fait pour apprendre les alphabets intimes? 

  • Elle réflechissait toujours de manière trop visible, avec tellement de concentration qu’elle avait l’air franchement stupide. Mais, quand elle parlait, sa voix avait une fermeté étonnante, qui forçait à bien l’écouter malgré toute velléité de distractions.

  •  Un homme a offert un exemplaire des Révélations à mon père, et, comme il était écrit en pavi “complet”, je m’en suis servi pour l’apprendre, par déduction.

  • Etius eut un hoquet. Par déduction? Il se pensa malade, ou endormi. Si elle avait menti, il l’aurait senti; Une démangeaison étrange lui aurait gratté l’échine, et il aurait pu la discréditer à son aise. Hélas, rien: Elle ne pouvait pas lui mentir. Pourtant, elle ne pouvait pas non plus être en train de dire la vérité. Ses deux aînées eurent une réaction à peu près similaire.

  • Vous voyez! beugla la vieille gardienne. Elle me fait tourner en bourrique depuis au moins une heure! Quelle idée, de faire confiance à ce gamin! Vous croyez que j’ai le temps, moi, pour ces...

  • Si tu connais vraiment les lettres secrètes, parle moi du Brectae, l’interrompit Telema. Elle fixait Lymfan sans prêter attention à quoi que ce soit d’autre dans la pièce.

  • Cette dernière haussa les épaules, et entreprit de réciter les détails extrêmement complexe de l’utilisation de cette lettre sur un ton mécanique et indifférent, comme si elle avait décrite la recette d’une très banale omelette au beurre:

  • Brectae est la troisième lettre de l’alphabet intime des Avalions. C’est donc une Note primordiale. Elle marque une césure, et ne peut s’accorder qu’avec Uraes et Minv, à condition que les harmonies soient justes et qu’il n’y ait pas eu de Tévéï dans le tempo. En cas de…

  • Tais-toi, idiote! l’interrompit alors Etius en criant.

  • Les trois femmes présentes dans la pièce lui firent des yeux ronds. Il baissa les yeux, rougit, mais ajouta tout de même, la voix tremblante:

  • C’est... C’est une des lettres secrètes des Avalions. Elle n’est pas sensée en révéler les secrets à n’importe qui…

  • Alors ce qu’elle a dit est vrai? s’exclama Telema. Etius sentit l’avidité de la maestria lui pénétrer les chairs. Le Brectae ne peux pas être utilisé s’il y a eu un Tévéï, dans le tempo?

  • Etius réprimat un juron: Il ne pensait pas que Lymfan donnerait une réponse si détaillée:

  • Oui, admit-il. Il fallait que l’interrogatoire se termine, ou la gamine risquait de révéler plus de secrets d’état à ces deux femmes pour lesquelles il n’éprouvait aucune sympathie. Elle ne peut pas mentir, elle sait lire le pavi. Maintenant, vous allez l’inscrire sur les registres, pour la session qui vient, et me laisser l’escorter jusqu’à la sortie. 

  • Pardon? Mais elle ment, c’est évident! s’écria Elena.

  • Je veux encore l'interroger, encore! 

  • Je n’émet pas cette idée en tant qu’apprenti, mesdames. C’est un ordre que je vous donne en tant qu’Avalion. trancha Etius. Ouvrez le cachot.

  • Ces mots ne plurent pas du tout à Téléma. L’enseignante souffla des narines, avant de relever la tête d’un air hautain.

  • Avalion, hein?... Parce que ça veut encore dire quelque chose?

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que le pavi est un alphabet composé de soixante-cinq lettres, qu’on appelle aussi des “notes”. Chacune d’entre elles peut s’écrire de plus de septs-cents manières différentes, et l’apprentissage du pavi nécessite donc des décennies de pratique. 

  • Ces lettres sont elles-mêmes divisées en deux alphabets séparés selon le type de lettre qui les composent: Les lettres “communes” et les lettres “intimes”. Si les lettres communes peuvent être apprises par n’importe qui, dans n’importe lequel des temples de l’Orchestre, les lettres intimes sont en revanche nettement plus difficile d’accès. Chacun des 5 grands clans de l’Orchestre possède en effet “l’exclusivité” sur un certain nombre de lettres, qu’ils sont les seuls à apprendre dès le plus jeune âge. Pour apprendre à lire le pavi complet, un apprenti de base doit donc s’attirer les faveurs des 5 clans réunis; Il y a dans ces échanges de lettres une dimension toute politique, qui rend bien compte des tensions qui animent le Suprémat.

  • Lymfan, fille de Selir

  • “Et donc, maintenant qu’on marche, si je mens, tu ne peux pas le savoir?

  • … Non. J’ai besoin d’être assis, pour utiliser mon mantra.

  • C’est quand même pas si stupéfiant, comme pouvoir. Je veux dire, pour un Avalion, hein! Sans vouloir te vexer.

  • J’ai entendu dire que Tahar Gin était capable de faire tomber la foudre, et que le corps de Leïa était plus ou moins indestructible. Comparé à ton pouvoir, ça fait plus “Avalion”, tu ne trouves pas?

  • …”

  • Elle ne fatiguait pas. Question après question, elle lui minait les nerfs. Elle était bavarde, mal-élevée, et semblait insensible à sa propre odeur, tout comme aux multiples plissements de nez qu’elle déclenchait dans les couloirs. Les maestros les dévisageaient tous les deux avec étonnement. Ils reconnaissaient tous très bien Etius, et le voir accompagné d’une gueuse allait sans doute animer les conversations jusqu’à une heure tardive.

  • “Je suis sûre que tu es le fils de Tahar Gin. Je veux dire, des Avalions, il y en a pas des millions. Donc, si je ne me trompe pas, tu dois être Etius Gin. L’héritier du trône de l’Indor. J’ai raison?”

  • Il rougit de colère, mais ne répondit pas.

  • Par déduction.

  • Elle avait appris le pavi par déduction. Elle devinait maintenant son identité par le même moyen. Il tourna la tête vers elle, et se mit à l’observer tout en marchant. Vraiment, elle n'avait pas l’air fine. Elle se déplaçait mécaniquement, sans aucune trace de la grâce féminine dont elle aurait dû être garante, même à son âge.

  • Pourquoi tu me regardes comme ça? Je suis désolée, mais je dis que la vérité, pour ton pouvoir. Tu peux t’vexer, si tu veux, mais ça changera rien au fait qu’il est médiocre, par rapport à ce qu’on attendrait d’un Avalion.

  • La remarque le blessa franchement. Cette fois-ci, il ne réussit pas à garder le silence.

  • Je suis malade, crétine. Je suis atteint de froideur, alors, tes remarques sont très déplacées!

  • Je ne vois pas pourquoi je me tairais. Je n’ai pas attendu de me retrouver en face de toi, pour dire la vérité. Tu as quel âge? 15 vertiges, ou 16?

  • 17, corrigea-t-il, ravi de voir qu’elle se trompait tout de même quelquefois. Elle ne répondit pas, mais son regard disait clairement: “Dans quelques mois, je serais plus forte que toi”. Ou est ce que c’etait lui, qui interprétait trop? Il ne se posa pas la question, et renchérit tout de suite: C’est quand même fou que tu me parles comme ça, alors que je viens de te sortir d’un cachot. Tu devrais me remercier de t’avoir sauvée.

  • Tu l’as pas fait pour me sauver, tu l’as fait parce que tu ne voulais pas que j’explique le Brectae aux deux vieilles folles. Ne me prend pas pour une idiote. D’ailleurs, tu en connais combien, des lettres, toi?

  • Dix lettres communes, et les huit lettres des Avalions, marmonna-t-il. 

  • Pour ton âge, ce n’est pas trop mal, je crois.

  • Elle le prenait de haut, alors qu’elle n’avait même pas de souliers dignes de ce nom. Lorsqu’il posa soudain un regard dédaigneux sur ceux-ci, Lymfan sembla soudain se rappeler de quelque chose:

  • “ Maintenant que j’y pense… Le Séminaire me doit de l’argent, non? Vu que je connais toutes les lettres…”

  • Etius ne répondit pas tout de suite. En réalité, il ne savait pas: Une telle chose n’était jamais arrivée auparavant. Les serfs ne lisaient pas, c’était censé être une évidence. Toutefois, la demande était sans doute légitime, et en arpentant les livres des lois, il trouverait peut-être une legislation quelconque expliquant ce qu’il devait faire dans une telle situation; Mais, comme il voulait se débarrasser d’elle au plus vite, il sortit négligemment de sa bourse un énorme mark d’or, qu’il déposa dans les mains abasourdies de l’enfant comme s’il s’agissait de menue monnaie.

  • Les yeux de Lymfan sortaient de leurs orbites; Un mark, c’était cent talents d’argent, une fortune à peine imaginable. Combien de boucheries cela valait-il?.. À l'idée de ramener ce mark à son cousin, elle frémit de joie. Il la traiterait sans doute différemment, si elle lui rapportait une telle fortune…

  • Etius ne fit même pas attention à ce que son geste venait de déclencher chez la petite. Elle, elle avait relevé vers lui des yeux pleins d’une reconnaissance infinie; Lui, il pressait le pas. Elle continua à le harceler tout le long du trajet, et, quand ils arrivèrent à la sortie, il la congédia avec soulagement.

  • Lymfan, fille de Selir. Une enfant, une paysanne sans manière et sans beauté, qui avait appris à lire l’alphabet le plus complexe du monde de manière autodidacte. Le personnage n’était pas crédible, et Etius ne l’aurait pas inventé s’il avait voulu écrire une histoire. 

  • Il y avait quelque chose qu’elle n’avait pas dit… Un secret qu'elle avait omis, il en était certain. On racontait que, là haut, dans le Nord, là où se dressait le palais gelé, de curieuses idées avaient commencé à germer et à s’enraciner dans l’esprit des croyants… Les Féléis étaient le clan le moins soumis du Suprémat, et Lymfan était originaire de leur royaume - son léger accent en était la preuve. L’apparition d’une paysanne capable de lire l’alphabet secret était le signe avant coureur de quelque chose de terrible… Quelque chose de… trop inquiétant pour qu’Etius y réfléchisse une seconde de plus.

  • Il se retourna, et entra à nouveau dans le Séminaire. Au moment où il passa la deuxième porte, qui était encore gardée par la suppléante d’Elena Sahis, il se rappela alors avec horreur de la date. C’était le jour du passage de l’Autre Lune.

  • Aujourd’hui, sa sœur était en ville.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que le terme “Avalion” est celui qu’on réserve aux descendants directs du fondateur de la dynastie des Gin. Seuls les prétendants au trône ont le droit de porter ce titre: Les autres descendants du Premier Avalion portent simplement le nom de “Gin”. 

  • Ce dernier n’est pas exactement un prophète, pour les pratiquants de la Chimère, mais son influence dans la culture Kymerienne est presque aussi grande à elle seule que celle de leur bien-aimé Gabriel. C’est un conquérant légendaire, qui parvint à s’approprier toute la mythique région de l’Indor sans demander l’assistance d’aucune armée.

  • En plus de cette particularité d’avoir été un guerrier inégalable, il est le seul à avoir jamais vaincu le Fléau; Il a fondé le Suprémat, et unifié les cinq royaumes, garantit la liberté de culte, dans la région du Helga’la; La liste de ses accomplissements pourrait ainsi durer un moment. Ses descendants actuels sont toutefois dans une impasse, la succession s’étant révélée très difficile après la Déchéance de Tahar Gin.

  • Mythe de Tahar Gin

  • Il y a 15 vertiges, 

  • Tahar Gin est l’homme le plus puissant du Suprémat. Le Huitième Avalion a déjà dépassé son père et son grand-père; Avec lui, l’héritage de Gabriel semble n’avoir jamais été entre de meilleures mains. C’est un homme calme et sûr de lui; Un dirigeant bien intentionné, mais qui ne manque pas de force. Il a réussi à tenir les Sahis à l’écart du pouvoir, à redresser le pays: Le plus grand de ses exploits, c’est d’avoir retrouvé Solaris, l’épée sacrée du Premier Avalion. Son fils aîné, Antar, est un génie qui surpasse toutes les attentes de son père; Sa fille, Leïa, est déjà une apôtre renommée, et a même très récemment accompli l’exploit de tuer l’un des 6 infernés, chose qu’on pensait impossible pour une personne n’étant pas elle même Infernée.

  • Ce père, cet homme d’état, ce maestro plein de réussite semble pourtant très seul, ce soir-là. Il est adossé au balcon du Kymérion. Son regard s’est perdu sur la ville, et une curieuse émotion semble l’animer. La mort d’un des Infernés revêt une signification très importante. Au cours de sa vie, il a dû affronter de nombreuses choses: des echecs, des complots, des tentatives d’assassinat ou pire, de destitution. Mais aucun de ces adversaires semble n’être aussi insurmontable que celui contre lequel il lutte sous la lueur du soir: Le succès. 

  • Il a si bien réussi, il a si bien démontré sa supériorité sur ses adversaires qu’il a vu naître en lui un doute étrange. C’est qu’il a été confronté à tellement d’hommes médiocres, desquels on lui avait pourtant chanté tant de louanges… Tant de mirages de grandeur cloîtrée dans la petitesse de leurs maigres ambitions, tant de faux engagements prononcés à la hâte et d’affections surjouées ont croisé sa route qu’il en est venu à douter de sa propre valeur. 

  • Est-il vraiment Tahar le Fort, guide suprême de l’Orchestre et des cinq royaumes, ou bien est-il quelqu’un d’autre? Un être plus misérable, plus lamentable, qui n’a fait que saisir les opportunités qui se sont naturellement proposées devant lui… Pendant les longs vertiges de son règne, combien de fois a-t-il effectivement pensé à la Chimère? Même lorsqu’il dirige les prières des auditeurs, il feint au fond son air dévot. Son esprit, lui, est toujours concentré sur quelque plan qu’il lui faut déjouer, quelque taxe qui doit être levée, ou quelque navire sacré qu’il est impératif de faire construire.

  • Que pense-t-il vraiment de la Chimère? Du message de Gabriel? Comment savoir si le prophète lui-même n’était pas un imposteur? Lorsque Gabriel est descendu des Monts Brisés, il a prétendu être venu sauver les laïcs des pouvoirs des désignés… Mais maintenant, il semble que ce sont les pouvoirs des maestros, que les laïcs doivent craindre. 

  • Maintenant, il semble que les maestros sont tout aussi méprisables que les désignés. Seule l’élite des cinq familles peut espérer recevoir l’Onction; et cette élite le dégoûte, tant par son égoïsme que par sa vanité. Tahar ne se rend pas compte que c’est précisément ce dégoût, qui fait de lui un homme différent des autres; à cet instant, le dégoût l’a englouti lui même, et il ne croit plus à sa propre valeur, ni à celle du prophète; Il ne croit pas plus en la Chimère ou dans l’Ordre des choses.

  • Et pourtant, ce sentiment de vide si profond, si absolu et si radical ne dure qu’un instant. Non. Les désignés sont des monstres sanguinaires, des faux dieux. Leur éradication est la seule chose qui a permis l’avènement de ce royaume. Son regard semble soudain revenir à lui, et, s’il ne bouge pas les pupilles, celles-ci se concentrent soudain sur ce qu’il est en train de regarder. Cette ville, cette cité. Ces bâtiments bleus et blancs, ces allées magnifiques; La propreté et la sûreté qui règne dans les quartiers qu’il a le luxe d’avoir devant son balcon illumine peu à peu son regard. Oui.

  • La médiocrité est acceptable, à un certain degré. La Chimère, en désignant les pires des hommes, ne fait qu’indiquer la marche à suivre pour améliorer la société. La médiocrité s’effacera, l’honneur et le goût du bon naîtront dans le cœur des hommes, il en est sûr, il en est certain, le pauvre. La beauté du geste de la Chimère l’émeut un instant; Kym est comme un vent qui gonfle les voiles du navire qu’est le peuple, et un jour, les vents le ramèneront aux rivages du jardin originel; C’est la promesse de Gabriel, l’oxygène de sa foi.

  • Et, alors que ce songe illuminé lui sublime la ville, et que l’idée d’un progrès motivé par Dieu lui-même rend toute son âme extatique, il commet l’erreur de prononcer un Voeu. Celui de faire de ses paroles une réalité, de tenir ses promesses; celui de ne dire que la Vérité.

  • Un curieux bruit se fait alors entendre dans son dos. C’est un son délicat, le tapotement d’un coussinet sur le sol, étouffé mais perceptible dans le silence de la nuit. L’Avalion se retourne, et derrière son dos, c’est elle, c’est Lui. Dieu, la Chimère.

  • Son regard est épouvanté, mais la Chimère l’ignore. Elle s’approche du Suprémain, et le pique à la gorge.

  • Aussitôt, la nature de mortel du maestro s’évanouit. Il ne ressent plus la faim, ni la soif: Un hurlement résonne dans tout le Kymérion.

  • Gam Gin, le cousin et garde personnel de Tahar, se précipite sur le balcon, alerté par ce cri; il trouve le Huitième Avalion à genoux sur le sol. La Chimère a déjà disparu, mais le garde comprend instantanément ce qui vient de se passer: La Musique toute entière est parcourue de notes corrompues, et l’Avalion a la main posée sur le cou. Ils ne se disent rien, mais leurs regards parlent pour eux. Gam fait un geste comme pour s’approcher, mais l’Avalion murmure:

  • Arrête toi…

  • Un éclair rouge parcourt alors la pièce, et, malgré tous ses efforts, le garde ne peut plus avancer. Il s’est figé dans une position surnaturelle, et Tahar recule son dos en arrière.

  • “Non…” murmure-t-il. Un autre éclair rouge parcourt la pièce, et Gam Gin se remet à bouger, stupéfait.

  • D’autres personnes entrent dans la pièce. Parmi elles, Antar, son fils, et sa fille, Leïa. Parmi elles, At Sahis, le seul rival du pouvoir impérial: Tous comprennent, et tous désespèrent, à l’exception de dernier. At Sahis observe le Suprémain de toute la hauteur de sa victoire, et émet un sourire furtif, avant de prononcer d’un ton grave:

  • Kymeria aq safar… Le Huitième a été désigné. Saisissez vous de lui!”

  • Ce soir-là, Tahar Gin parvint à échapper aux maestros. La Chimère venait d’exaucer son souhait: Tout ce qu’il disait deviendrait désormais réel, qu’il le souhaite ou non; Son squelette était devenu de jyste, et son corps émanait une corruption qui effritait la pierre, rouillait le fer et ternissait les eaux. Cela le plongea dans un désespoir profond, et il se cacha loin des hommes, là où il ne prendrait pas le risque de dire quelque chose qui altèrerait le monde dans ses fondements même. Ses enfants, Antar, Leïa et Etius Gin, devaient terminer l’histoire des Avalions dans une apothéose sanglante qui effacerait leur héritage.

  • Le passage de l’Autre Lune - Séclielle

  • Les habitants de cette partie du monde ressentaient un amour très particulier envers leurs cieux. C’étaient des cieux étranges, que ceux qui recouvraient l’Ouest du monde, des cieux parcourus d’anomalies formidables, et à cette voûte étrange on rendait des hommages somptueux. Le plus apprécié de ces phénomènes était le passage de l’Autre lune. 

  • Malgré le fait que les humains ignorent l’utilité réelle de cette machine céleste, ils en percevaient l’infinie beauté avec une clarté inexplicable. Il ne passait qu’à peu près fois tous les trois vertiges, cet astre magnifique qui inspirait les plus beaux poèmes du monde aux plus mauvais aèdes. L’Autre lune courait dans le ciel comme un mirage, une heure, une seule, et son passage grandiose réveillait l’imagination des peuples depuis des millénaires.

  • Sur l’île de Ma’ek, on appelait ce jour la “Passion”: On comparait son passage à celui du véritable amour, assimilant la véritable lune à une relation ennuyante d’habitudes et pétrie par l’amertume, quand l’Autre ne passait qu’un instant, mais vous marquait à vie. A Séclielle, les mœurs, bien plus dogmatiques, avait fait de ce jour “l’Illumination”, et on préférait comparer la rareté des apparitions de l’Autre avec celle de la vérité dans le cœur des croyants.

  • A Séclielle, on éteignait les six phares, et le feu était proscrit dans toute la ville. On rangeait les encens des îles du sud et les bougies de l’est. Les mères ne préparaient pas de repas, aujourd’hui; C’était aussi un jour durant lequel seule, la viande était considérée comme propre à la consommation. Malgré ces privations, l’agitation avait gagné les rues, et on préparait les différentes célébrations qui allaient secouer la cité. Les étals étaient dévalisés, les quartiers pauvres, désertés, et les quartiers riches, envahis par la plèbe qui se déversait dans ses allées comme une odeur de fumier dans les narines d’un noble. Les parois écoeurées compressaient les corps, et les rues étroites du centre ville étaient réchauffées par la chaleur exhalée des démarches et des frictions.

  • L’Orchestre se réunissait au complet, aujourd’hui. A 18 heures, les apôtres allaient prononcer un discours saint, sur la place d’Açiz. C’était la seule fois de l’année ou les dirigeants du Suprémat seraient tous présents à la capitale. Les cinq prince électeurs eux même avaient fait le déplacement: Ces derniers étaient les personnes les plus importantes du pays, et quand ils arrivèrent au palais, ils furent chacun accueilli d’une manière différente, et avec les plus grands hommages.

  • Lymfan était présente dans la foule. Elle était sortie du Séminaire avec le cœur en joie: Elle était apprentie, enfin! Les choses se mettaient en place: Bientôt, elle deviendrait apôtre, et après sa mort, rejoindrait les auditeurs. C’était là son désir le plus profond: Mais quand elle les vit défiler sur l’estrade en agitant leurs bagues pleine de diamants, une appréhension familière gagna soudain son cœur.

  • Parmi les cinq électeurs, il y avait cet homme. Rémo Féléis. Au début, elle avait fait mine de ne pas le remarquer: Mais maintenant, elle ne voyait plus que lui. Le souvenir qui la hantait devint trop puissant, et elle préféra partir. Pour une fille de son acabit, sortir de cette foule compressée fut particulièrement difficile, et il lui fallut un temps conséquent avant de pouvoir retourner dans les bas quartiers, qui avaient été désertés; Là, quand elle fut sûre d’être seule dans une ruelle, elle éclata en sanglot. La dernière fois que l’Autre Lune était passée, elle avait dû faire des adieux.

  • Sur la place, les électeurs continuaient d’agiter leur faste, et la plèbe les acclamait pour cela. La servilité ambiante était insoutenable; Chacun tentait de croiser le regard de l’un ou l’autre des électeurs, les hommes, dans l’espoir d’y voir germer le respect et la reconnaissance naturelle auquel ils aspiraient, et les femmes, avec une sorte de désir pressant qui n’aurait logiquement pas dû avoir sa place devant des hommes saints; les enfants dans l’espoir d’y trouver un ami, les vieillards un souvenir. 

  • Quatre des électeurs se repaissaient ainsi des acclamations de la foule. à leur sourire, on aurait dit que c’était eux, qui avait accroché l’Autre Lune; Seule, assise dans un coin, la cinquième électrice était la seule qui ne s’était pas levée. Quand elle était arrivée, un curieux silence avait gagné l’assemblée; Si elle s’était redressée, il est certain que ce silence se serait à nouveau manifesté. Dès que le discours d’At Sahis, l’électeur de la capitale et le chef de l’Orchestre, fut terminé, cette femme étrange quitta l’estrade.

  • Avalion (III)

  • Le grande sœur d’Etius était seule, assise face à la mer, et personne ne lui prêtait attention. Un saule qui perdait déjà ses fruits la couvrait un peu de la lumière de la lune, qui déversait quelques taches claires sur ses cheveux bruns coupés à-la-garçonne. C’était une femme mûre, dont la peau avait été tannée par le vent et le sel. Toute sa figure était couverte des détails de la jeunesse tout juste perdue.

  • Quand Etius s’assit à côté d’elle, la brune ne le salua pas. Lui non plus. Ils passèrent un long moment à ne rien se dire. On aurait pu croire qu’ils savouraient la vue, parce qu’elle était magnifique; le banc de pierre sur lequel ils étaient assis était isolé dans un des jardins du Séminaire, et donnait directement sur le Kymérion. Le palais Suprême était fait d’un verre plus bleu que la mer qui l’entourait. Il était dressé sur un îlot verdoyant détaché du reste de la ville, et renvoyait la lumière de la lune dans un scintillement discret.

  • Mais les deux Avalions n’étaient pas du genre contemplatif. Ils se taisaient, parce qu’ils se savaient tous les deux soulagés de se retrouver, même si aucun des deux ne l’auraient admis. Etius attendait que sa sœur lui parle, et sa sœur n’attendait plus rien du tout. Le dialogue était muet. Ils partageaient l’affront que leur faisait la ville.

  • Les derniers membres de leur lignée se savaient piteux. Elle, elle était Leïa Gin, la reine-électrice de l’Indor, Avalionne, et gardienne des mausolées. La cinquième électrice, celle pour qui la ville s’était tue, la dédaignant au point de lui refuser son dédain. Une apôtre de génie, pourtant; Mais une Avalionne, quand même. 

  • Lui, il était Etius Gin, l’héritier légitime du trône de l’Indor - Trône auquel il ne pouvait pas accéder, parce qu’il était incapable de devenir maestro. Il fallait être apôtre pour prétendre régner sur un des États-électeurs; Lui n’était qu’un tutellé. A 17 vertiges, ce n’était pas si étonnant - Mais les Avalions étaient une lignée de génie, dans laquelle son nom figurait comme une exception. Ils avaient tous atteint l’Eveil, la maîtrise totale du pavi, à moins de 15 vertiges.

  • Et aujourd’hui, c’était le jour du passage de l’Autre Lune. Une fête censée la célébrer, cette lignée géniale, qui avait rendu l’Autre lune visible en Kymérie et dans toute cette partie du globe. Deux-cents vertiges auparavant, leur ancêtre, “le Premier Avalion”, avait “révélé” le ciel, et depuis, les kymériens voyaient ainsi passer l’Autre lune, alors qu’elle avait toujours été le joyau des cieux de l’Orient. Hélas, aujourd’hui, Séclielle snobait ses descendants.

  • “Combien de lettres as-tu apprises, depuis la dernière fois?”

  • La question fit voler en éclat l’empathie qu’ils auraient pu ressentir l’un envers l’autre. La voix de Leïa était froide, impérieuse, et appelait une réponse concise. 

  • … Une seule. Il murmurait. Sa sœur eut une grimace de dégoût.

  • Pathétique. 

  • Etius ne répondit pas. Il n’était pas en colère. En fait, il était plutôt d’accord avec elle, alors, il était vraiment difficile de trouver une répartie satisfaisante. 

  • Bien sûr, il se savait malade. Son corps était atteint de froideur, une affection rare qui ne touchait que les enfants de maestro. Son sang était si chargé en Musique qu’il lui était difficile de la percevoir: autrement dit, il était un maestro médiocre, un raté par essence qui ne pourrait jamais mériter son héritage... Pourtant, il savait bien qu’aux yeux de sa sœur, sa maladie était à peine un prétexte; Elle, pour qui tout semblait si évident, ne comprenait pas qu’il puisse avoir des difficultés à apprendre les bases de ce à quoi elle même excellait. Heureusement, il était préparé, et savait qu’il ne valait mieux pas répondre à sa sœur, dans ces moments-là.

  • Pourtant, aussi préparé qu’il était, il fut pris de désespoir quand il vit des larmes couler sur les joues de son aînée. Elle, qui était si forte, sanglotait à chaude larme, et il alla jusqu’à se demander s’il devait la prendre dans ses bras. Elle murmura ce qu’il était en train de penser à l’instant même:

  • “Si seulement Antar était là…”

  • Il fallait absolument qu’il change de sujet: Il ne voulait pas la laisser penser à leur frère. Il dit, sur un ton badin:

  • … Il se passe chaque jour des choses étranges, dans cette ville. Aujourd’hui, j’ai croisé une petite paysanne qui savait lire le pavi. Elle venait de l’Imbrie… Je sais que tu voyages beaucoup ces derniers temps, mais… Est ce que tu as entendu parler de ce qui se passe dans le Nord, avec les Féléis…? C’est étrange, tu ne crois pas…? Leur façon de voir la Chimère, et le message de Gabriel… C’est comme si…

  • Il était malheureusement trop tard: Leïa ne pensait plus qu’à Antar, et se lamentait intérieurement de ne pas savoir où il était.

  • Dans l’esprit d’Antar

  • Je suis un pèlerin d’une nature particulière, un prêtre sans doctrine. Je ne cherche pas la vérité, parce que si on peut la dire ou la penser, c’est qu’elle est fausse. Pourtant, je cherche. Pas Dieu, non: Je cherche des réponses. Je veux savoir ce qu’est réellement la Chimère.

  • J’ai parcouru le monde entier: J’ai dansé avec les mataris, prié à Séclielle et goûté aux saveurs interdites de Mencis. Je suis allé jusqu’au grand Sud, là où la magie n’existe pas, et je suis monté dans les machines d’acier, puis j’ai volé près des nacelles et de leurs ballons. Le tour du monde, je l’ai fait, et j’ai compris maintenant: Dieu n’existe pas, mais la Chimère, si. Et je veux comprendre d’où elle vient, et ce qu’elle veut réellement, si tant est qu’elle veut quelque chose. Oui, je veux savoir: Qu'est ce que Chimère? Pour ça, je dois d’abord retrouver mon père, Tahar le Déchu.

  • Au-dessus, l’Autre lune; En dessous, la tempête. Partout, du sable, et mon corps dégringole. J’ai perdu l’aigle de vue, mais j’entend toujours la Symphonie. Fin connaisseur des recoins de ses échos, je me mêle aux harmonies primordiales, et invoque à nouveau Brectae. La tempête se dissipe autour de moi, et j’en profite pour agripper le ciel, auquel je sais m’accrocher à pleine main. D’un rapide coup d'œil, je repère l’Inferné. 

  • Je me jette vers lui de toute la puissance de ma Musique; Mais mes efforts sont inutiles. Les sables se mêlent dans un éclair rougeâtre, et je suis happé par la gueule d’un serpent de gravier gigantesque; Projeté vers le sol, je n’ai aucun moyen d’empêcher ma tête d’éclater contre un rocher. La douleur est vive, intense, et je sens la vie s’échapper de moi, tandis que ma cervelle dégouline des fractures de mon crâne. Mes membres tressautent, et mon système nerveux reçoit d’ultimes signaux illogiques de la bouillie sanglante qui mélange mes pensées, mes souvenirs, mon inconscient et mes habitudes. Ma mémoire déborde sur mes rêves, mes remords s’étalent sur mes espoirs; Cette mixture de chair et d’esprit que j’appelais “moi” se répand dans la poussière, et je ne ressens plus rien depuis déjà quelques secondes. Alors, la providence s’exprime: un nouvel éclair rouge réassemble mon corps déchiqueté. Progressivement, l’univers me revient, et face à moi, je reconnais ce visage.

  • Ce visage, c’est celui de l’homme qui vient de m’assassiner. Celui de l’homme qui vient aussi de me ressusciter, me donnant la vie pour la deuxième fois. Ce visage, je le connais depuis ma plus tendre enfance. C’est celui de mon père. Tahar Gin.

  • Je viens de mourir, et je n’ai rien entrevu. Ni le néant, ni l’autre monde. Le choc m’empêche de dire quoi que ce soit, et je m’effondre sur moi même. Mon regard se pose sur le rocher encore tâché de mon propre sang. Je veux hurler, mais je me rends soudain compte à quel point j’ai du mal à respirer.

  • Mon père approche. Il m’agrippe par le col, et me relève. la forme sombre du désespoir remue derrière la glace de ses deux yeux bleu pâle. Je l’entend clairement dire: “Tu vas reprendre tes esprits, maintenant.”

  • Un troisième grésillement rouge, et je sens mon malaise se dissiper. Je repousse ses mains. Le tissu de ma cape s’effrite à l’endroit où il m’a tenu.

  • La tempête de sable ne s’est pas calmée. Nous nous tenons tous les deux dans l'œil du cyclone. Je me souviens de mon aigle, le cherche du regard, et constate, apaisé, qu’il plane au-dessus de nous. Quand je pose à nouveau les yeux sur mon père, il porte toujours le même accablement sur son visage. 

  • “Pourquoi es-tu venu ici, Antar?”

  • Je ne sais même pas quoi lui répondre. Il ajoute, proprement terrifié: “Es tu venu pour me tuer, mon fils?”

  • Bien sûr que non. Je t’ai cherché partout. J’ai renié le Suprémat, abandonné le Trône et les hommages, pour te retrouver. Ils disaient que je t’avais surpassé, que j’étais le meilleur depuis le Premier; mais j’ai trahi l’Orchestre. Ils me traquent, jusqu’aux les moindres recoins du monde, parce que j’ai volé l’aigle blanc pour te retrouver. Et maintenant, je ne trouve juste rien à te dire, mais tu prends mon silence pour de la haine ou de la peur. Tu reprends:

  • “Est-ce que c’est At Sahis, qui t’envoie?

  • Non… Bien sûr que non. Je ne suis pas venu pour te tuer. Je voulais juste…”

  • Je me rends soudain compte de ma démence. Qu’est ce que je voulais, exactement? Qu’est ce que je cherchais à retrouver, pendant tout ce temps? Sait-il ce qu’est la Chimère, lui qui n’a jamais été désigné par elle? J’avais perdu espoir, et je me rends compte que je cherchais pour fuir: j’ai trouvé, et je ne sais plus quoi faire. Ce n’est plus mon père que j’ai en face de moi. Tahar Gin, le Huitième Avalion, est mort quinze vertiges auparavant, le jour où la Chimère l’a désigné. En face de moi, ce n’est plus un homme; Il m’a tué, puis m'a ramené à la vie sans faire le moindre effort. Ce visage est celui d’un être supérieur, que certains révèrent même comme un dieu; le plus jeune des 6 Infernés. Tahar le Déchu.

  • Je veux que tu me dises quel était ton vœu. Pourquoi la Chimère t’a-t-elle désigné? Tu étais… Tu étais le chef de l’Orchestre. Pourquoi…?

  • … La Chimère n’explique jamais ses actes. C’est une tâche qui revient aux hommes, que de les déchiffrer. 

  • Le passage de l’autre lune - Ma’ek

  • Ici, le passage de l’autre lune était un jour de communion, et tous les marins faisaient leur possible pour revenir sur l’île. Le premier Avalion, certes hérétique, restait un homme respecté chez les mataris - après tout, c’était le combat mythique entre cet homme et le Fléau qui avait créé ce petit paradis terrestre qu’était Ma’ek - Ma’ek, la seule terre d’asile pour ce peuple haï de tous. C’est pourquoi, jusque sur Ma’ek, où l'on vénérait pourtant les désignés, on célébrait la révélation céleste de l’Avalion; On le considérait presque comme un frère, lui qui avait si astucieusement dérobé l’Autre Lune au nez et à la barbe de l’Empereur.

  • Parfois, les marchands mataris ne pouvaient pas rejoindre l’île à temps; mais il arrivait qu’un équipage arrive tard dans la nuit, et on célébrait son arrivée dans les rires et l’alcool de mûres. Patmé guettait une de ces arrivées merveilleuses depuis l’aube. Il était sur Ma’ek depuis une semaine, et il espérait du fond du cœur qu’un certain homme reviendrait au port avant qu’il ne reparte.

  • Quand il arriva,  Patmé se précipita à l’intérieur du navire qui venait d’accoster. Il courut sur le pont en ignorant les matelots qui le saluèrent en riant, et se jetta à l’intérieur de la cabine du capitaine.

  • Le commandant du navire sourit en le voyant entrer. C’était un vieillard boiteux, aux yeux gris, qui avait les yeux remplis de malice.

  • Octaf et Patmé se tombèrent dans les bras, et, très vite, leurs voix s’élevèrent au-dessus des vagues.

  • Ils se parlaient dans la langue de l'Éternel Empire, le vieux-mencite. C’était la langue la plus usitée au monde, et, bien qu’elle soit rocailleuse et difficile à articuler, tous les marchands sérieux se devaient de la pratiquer un minimum. Ils se parlèrent d’abord de tout et de rien, puis en vinrent justement à parler de l’Eternel, comme si le fait d’avoir utilisé une langue les forçait à parler de son pays d’origine, à la manière d’une goutte d’eau qui, sur le point de rejoindre la mer rugissante, porte encore en elle les traces de la paisible rivière de montagne duquelle elle a entamé sa descente.

  • “On dit qu’un homme exceptionnel vient de prendre la tête de l'Éternel Empire… Un guerrier féroce, qui porte le nom de Seth, dit Patmé sur le ton du badinage.

  • Oui, j’ai entendu parler de Seth… On raconte que c’est un puissant homme d’état… Son élection est une catastrophe pour les trafiquants de l’Empire... 

  • Tu dirais que c’est une mauvaise chose pour notre petit commerce?... interrogea Patmé. Octaf prit un moment avant de répondre:

  • Pour nous, non, ça ne nous concerne pas. L’Empire n’a jamais regardé vers la mer d’or. En revanche… C’est une très mauvaise nouvelle pour les pays du monde entier. Si l’Eternel parvenait à sortir de sa torpeur, et recommençait à lever ses troupes, alors aucun endroit du monde ne serait plus hors de portée de l’Empereur…

  • Ne dis pas n’importe quoi, ria Patmé. Il ne suffira pas d’un Chancelier talentueux pour redresser ce pays. Tant que notre trafic n’est pas remis en cause, tout va bien. Par contre… au sud, les colons…

  • Tu parles sans cesse du sud! Je n'aurais jamais dû évoquer cet endroit devant toi… 

  • Tu m’as promis que nous irions, et que tu me présenterais le roi auquel tu as fait allégeance, fit remarquer le jeune homme.

  • … Je t’ai dit ça, hein…? Je suis bien bavard, quelques fois…

  • Surtout quand tu as bu du bon rhum, confirma son matelot.

  • Assez parlé. Ne nous attardons pas sur le port, veux-tu… Je préférerais ne pas avoir à croiser l’assagi… L’Autre Lune va bientôt passer. Allons la voir ensemble: Nous parlerons plus tard des choses importantes. Ce soir, profitons!

  • Lorsqu’elle

  • Lorsque l’Autre Lune passa dans les cieux de Séclielle, un silence surnaturel couvrit la ville. Des dizaines de milliers d’yeux étaient rivés vers l’astre, et tous retenaient leur souffle; Lorsqu’elle passa dans les cieux de Ma’ek, le vacarme des acclamations des mataris en délire devant l’astre mystique réveillèrent les poissons sur des dizaines de kilomètres à la ronde. Les Kymériens fanatisés adressèrent des prières à la Chimère; Les mataris sauvages, eux, dansèrent pour impressionner leur propre dieu, Extellar, qui était censé vivre sur l’Autre Lune.

  • Lorsqu’elle passa au-dessus de Lymfan, la petite fille était cachée dans une ruelle miteuse d’un quartier totalement déserté, et pleurait à chaudes larmes en la regardant s'éloigner avec le souvenir. Pour oublier la peine, elle se répéta la phrase de la foi: “La Chimère est le seul Dieu, et Gabriel fut son messager”... Lorsqu’elle passa au-dessus d’Aeqa, il ne leva la tête qu’un instant, trop occupé à fixer le crâne de ses yeux révulsés, en se demandant pour la première fois à quelle divinité ce crâne avait bien pu appartenir. Pendant ce temps, son épouse admirait l’astre avec sa fille, en regrettant que son époux ne soit plus capable de la regarder avec elle.

  • Les voyageurs du grand Sud qui la voyaient passer au dessus de leur navire de commerce s’exclamaient d'émerveillement avec la même candeur que les enfants qui la voyaient pour la première fois; Les anciens savouraient sa vision avec tant de délice qu’ils sentaient leurs os revivre, leurs articulations s’affermir et leur peau se réchauffer. 

  • Et pourtant, lorsqu’elle passa dans la nuit ce jour-là

  • , aucune de ces âmes ne se doutait que c’était la dernière fois que passerait l’Autre Lune.

  • Les mondes interdits

  • L’Autre Lune est passée. Je n’ai pas réussi à la décrire, pas plus que je ne suis parvenu à décrire la Chimère. Oh, bien sûr, j’ai exposé ses effets sur les hommes; Je me suis servi des souvenirs que j’avais des notes du Registre pour expliquer sa place dans les panthéons, et j’ai même décrit quelques-unes de ses actions. Et pourtant, je n’ai pas encore dit à quoi elle ressemblait. Ce n’est pas par mauvaise foi, ou par paresse, que je ne l’ai pas fait, non… C’est que… j’arrive à peine  à me la représenter… Je me rappelle que le monde entier était suspendu aux interprétations que les nations donnaient à ses actes, mais presque pas de la Chimère elle-même. 

  • Elle m'apparaît comme une ombre, dans ces souvenirs, comme une trace dansante et volatile que je n’arrive pas à fixer avec précision. Je me rappelle des statues qui la représentaient, de leur regard impérieux… Mais le reste : rien… Antar avait raison de se poser la question. Peut-être suis-je Antar Gin?... Non, impossible. Après tout, je crois que le corps que j’habite est celui d’une femme, si j’ai bien compris ce qu’était une femme. Sa question résonne en moi…

  • Qu’est ce que la Chimère? On ne peut pas comprendre grand chose à cette histoire, si on ne comprend pas ce qu’elle était… Je vais y arriver… Pas tout de suite, mais j’y arriverai… Je la décrirai, je sais que j’y arriverai…

  • Le Maître

  • Il se passa plusieurs saisons sans que les rêves de Lymfan ne semblent devoir se concrétiser. Il faut dire qu’un événement fâcheux lui confirma vite une vérité très difficile à digérer: Séclielle n’était pas une ville aussi gorgée de sainteté qu’elle le pensait, et les habitants de la capitale étaient aussi sinon plus médiocres que les autres êtres humains qu’elle avait croisé durant sa courte existence. 

  • Après qu’Etius lui ait donné le mark d’or, et après le passage de l’Autre lune, Lymfan avait foncé vers la légendaire boutique de Séguon l’humble, un apothicaire et alchimiste connu jusqu’aux confins des cinq royaumes. Elle comptait y acheter de précieux artefacts, des décoctions fabuleuses et des fleurs secrètes; Or, avant d’entrer dans la boutique, elle commit l’erreur de faire une halte devant un étal splendide, sur lequel brillaient quelques pommes fraîches. Leur éclat lui rappellèrent doucement qu’elle mourait de faim. Elle approcha du marchand, lui désigna le plus rouge des fruits; mais, quand elle voulut payer, le vendeur grogna, et refusa abruptement de prendre l’argent. Il n’avait, d’une part, pas la monnaie sur une telle somme, et, d’autre part, pas du tout confiance en cette fille de rien, qui devait certainement lui présenter une pièce contrefaite: ou pire, volée.

  • Après l’avoir ramassée en rougissant, Lymfan, affamée, s’était ainsi entêtée à tenter sa chance dans d’autres boutiques, mais aucune d’entre elles ne semblait disposée à accepter le mark; Pire, encore, une vendeuse de poisson hargneuse finit par la dénoncer à la garde, et un soldat émacié et puant finit par l’expulser tout bonnement du quartier - non sans avoir dérobé la pièce d’or à la jeune fille, qu’il avait, lui, bien reconnu comme étant une vraie, et qu’il était certain qu’elle avait dû voler quelque part… 

  • Lymfan eut beau protester, pleurer, se débattre comme un fléau, rien n’y fit: la pièce était perdue. Elle poursuivit même le garde jusqu’à le voir disparaître dans un bordel; mais on lui refusa l’entrée, et elle rentra chez son cousin en pleurant. Sa mémoire exceptionnelle lui permit de retrouver sa route sans aucun mal, mais lorsqu’elle arriva dans la boucherie et qu’elle expliqua ce qui s’était passé, Adri éclata de rire en crissant: “un mark d’or! Bah voyons!”

  • Elle commençait à comprendre: personne ne pouvait croire qu’elle avait de l’or dans les mains. Depuis qu’elle était arrivée, on l’avait prise soit pour une menteuse, soit pour une folle; Par une curieuse sagesse qui lui était propre, elle ne l’avait pas pris personnellement. Elle l’avait tout de même mal pris. Si tout le monde la prenait pour une mythomane, ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose: que les habitants étaient habitués à la tromperie, que la cité était pleine de menteurs, qu’elle débordait de vice, et que Séclielle n’était depuis longtemps plus la ville décrite par les Révélations de Gabriel. Elle pleura sa fortune volée quelques semaines, mais cette désillusion, elle la souffrirait tout au long de sa courte et tragique existence.

  • Ici, il y avait les maestros et le reste; elle faisait partie du reste. Par cet état de fait, son statut social lui apparut alors clairement pour la première fois de sa vie, et les cours qu’elle suivait au Séminaire n’adoucirent pas cette révélation-ci. Elle n’était qu’une moins que rien.

  • Afin de devenir maestro, il fallait franchir plusieurs étapes: D’abord, on entrait au Séminaire, où l'on devenait “apprenti”. Elle avait franchi cette étape le jour du passage de l’Autre lune: la vieille dame qui avait voulu l’en empêcher la toisait depuis, chaque fois qu’elle entrait dans le Séminaire. 

  • Elle y suivait des cours dans les amphithéâtres de la tour, des cours qui reprenaient les bases du pavi, et que Lymfan trouvait totalement inutiles, compte tenu de sa propre maîtrise de ce langage… Rationnellement, toutefois, il faut dire qu’être apprenti était déjà un accomplissement en soi, et que le simple fait d’avoir pénétré les salles basses de la tour lui ouvrait les portes de nombreux métiers d’église, habituellement réservé à la petite bourgeoisie; mais elle ne voulait pas devenir prêcheuse, ni diriger les odes funèbres, ou marier les manants. 

  • C’était bien le prestigieux titre de maestria, qui l’obsédait; elle voulait, elle aussi, traquer les désignés. Comme Ezia Féléis. Elle voulait, elle aussi, guider et protéger les laïcs, comme cet homme, son maître d’autrefois, qui l’avait guidée et protégée dans le chaos du Nord. Pour cela, il lui fallait donc franchir trois autres étapes; D’abord, il lui faudrait trouver un nouveau maître, ce qui ferait d’elle une “tutellée”. Puis, elle devrait recevoir l’Onction, un saint onguent qui conférait aux maestros leurs pouvoirs phénoménaux. Enfin, elle passerait un examen final, et deviendrait maestria...

  • Malheureusement, la première de ces étapes semblait déjà infranchissable. Les autres élèves de l'amphithéâtre (des enfants de commerçants prospères, pour la plupart, qui la méprisaient presque autant qu’ils ne l’effaraient par leur pédance et leur maniérisme) lui avaient laissé entendre que seuls les membres des cinq familles électrices pouvaient espérer être pris sous l’aile d’un maître; C’était des oncles qui formaient des neveux, des père enseignant à leurs filles, des grandes cousines élevant le cadet de leur famille, mais jamais des princes prenant des paysannes sous leur aile, ça, non, ça ne s’était jamais vu… 

  • Rien n’aurait pu faire renoncer un esprit si obstinément buté que celui de Lymfan; Toutefois, au bout d’une saison et demie, elle commençait doucement à désespérer, et se mit à haïr Séclielle avec une ferveur renouvelée.

  • Le matin, elle marchait seule dans les rues jusqu’à atteindre le Séminaire; Là, elle assistait à des cours éminemment soporifiques, qui expliquaient très mal des choses qu’elle avait déjà comprises, et partout elle sentait des regards hargneux et jaloux se poser sur sa nuque; Elle n’avait rien à faire ici. 

  • L’après midi, elle rentrait à la boucherie, et se devait alors d’aider son cousin comme il le lui avait demandé: ses mains d’enfants devaient plonger dans la chair et le sang, vider des oies, remplir des boudins et écerveler des moutons. Parfois, la chair à vif lui rappelait le cadavre du maestro que le désigné avait tué, dans les ruines de la cité de Phénok; D’autres fois, les membres découpées lui évoquaient les massacres dont elle avait été témoin dans son Nord natal. à chaque fois, elle serrait les dents, et déployait des trésors de volonté pour ne pas vomir sur la précieuse marchandise.

  • Malgré ses dons pour l’apprentissage, elle parvenait rarement à se rendre efficace. Elle sentait les yeux noirs de Muche, le fils de son cousin, qui avait quelques saisons de moins qu’elle, se poser sur ses mains douces et maladroites avec un mépris sans mystère: Lui travaillait avec acharnement, sans jamais sourire, comme une miniature d’homme déjà rompu par son labeur. Elle n’avait rien à faire ici.

  • Toute la famille travaillait cette viande, dans un silence de meurtre, mais on en mangeait rarement, et les plats du soir étaient généralement constitués de galettes dures et de soupes insipides. Quand elle allait se coucher, elle était généralement si trempée de graisse poisseuse qu’elle la sentait pénétrer jusque dans les moindres fibres de son corps. Comme les bains coûtaient chers, elle ne se lavait qu’une fois par semaine, et les traces d’entrailles qui la tâchaient jusqu’aux coudes ne passaient pas inaperçus au Séminaire; bientôt, toute sorte de rumeurs et de légendes circulèrent à son propos, et sa réputation pénétra les hautes salles bien avant elle.

  • Seule la mer parvint à lui faire apprécier la capitale. Au final, elle la trouvait bien plus fascinante que tous les monuments splendides qui grouillaient dans les rues; Pour elle, ils leur manquaient la simplicité de l’insondable. Elle finit par découvrir un petit quai désert qui tournait le dos à la ville, et prit l’habitude d’y passer chaque matin avant d’assister aux cours inutiles. De là, elle appréciait la solitude, comme seuls les croyants savent le faire: en ne se sachant pas seule. Elle pensait à la Chimère, et pensait savoir que la Chimère pensait à elle.

  • Comme Séclielle était une grande ville, les occasions de se retrouver seule se firent de plus en plus rares. Elle aurait voulu lire, mais n’avait jamais possédé personnellement quelque chose d’aussi précieux qu’un livre. Oui, seule la mer parvenait à lui rendre un peu de cette sensation d’infini inexplicable qu’elle avait ressenti en parcourant le livre saint, des vertiges auparavant. Parfois, elle repensait à l’endroit qu’elle avait quitté. Toujours quand elle était seule, jamais trop longtemps.

  • Plusieurs semaines passèrent ainsi. Puis, la session fut sur le point de se terminer, et la saison d’Extellar approcha. La neige fondit, et les nuages omniprésents de la saison des nuées laissèrent place au bleu éclatant d’un ciel sans fioritures. 

  • Elle avait fini par se dire que sa connaissance du pavi devait n’être qu’un détail aux yeux des puissants; Des incompétents comme Etius Gin recevaient l’Onction, et elle, elle était condamnée à errer au seuil du Séminaire jusqu’à la fin de sa vie.

  • La réalité était bien plus terrifiante. La nouvelle avait ébranlé les cinq dynasties. Une enfant qui connaissait tous les alphabets intimes, et qui lisait le pavi comme si ç’avait été une écriture banale; Une prodige investie des secrets de chaque famille, sans qu’aucune ne lui en ait révélé un seul. Les Féléis étaient pointés du doigt: C’était du Nord, qu’elle était originaire, la petite démone; Les Sahis étaient critiqué pour leur inaction face à la menace, et les autres manigançaient pour tenter de lui extorquer les lettres claniques qu’elle avait apprise par “déduction”. Elle avait surgie de nulle part, et certains auraient bien voulu qu’elle retourne d'où elle était venue. 

  • Les lettres claniques étaient des trésors inestimables, sans lesquels il était impossible de bien comprendre la Musique. Ceux qui les connaissaient toutes étaient appelés des “apôtres”; Mais ils les avaient apprises après de longs vertiges de labeur, en rendant service à chacune des cinq familles, travaillant dur pour gagner la confiance de chaque clan. Et une gamine prétendait les avoir apprises par déduction!

  • Nombreux furent les maestros débutants qui demandèrent l’autorisation d’aller la chercher pendant l’une des sessions du matin. Si elle connaissait les lettres, alors, elle pourrait leur apprendre... La plus insistante d’entre toutes fut Téléma Féléis; L’ambitieuse tenait absolument à ce que Lymfan devienne son apprentie, et elle tenta de la prendre sous son aile pendant une très longue période. Pourtant, c’est bien dans les plus hautes sphères de l’Eglise que le cas de Lymfan finit par se jouer.

  • Ignorante du fait que son irruption dans la ville avait fait tant de vacarmes, elle s’enlisait dans le silence de sa routine. C’est un des matins où elle admirait la mer sur ce quai que les échos finirent par lui parvenir.

  • “Alors, c’est toi, Lymfan.”

  • La jeune fille se retourna, et reconnut instantanément la personne qui lui avait parlé: C’était Leïa Gin, l’électrice d’Indor. Une femme immense, coiffée comme un homme, aux mains épaisse et aux lèvres éternellement pincée; une maestria de renom, considérée comme la femme la plus puissante du Suprêmat.

  • Le jour du passage de l’Autre Lune, elle avait été la grande muette; La ville l’avait ignorée, alors elle avait ignoré la ville. Tous les électeurs avaient parlé face à la foule, babillant discours saint et révérations de la Chimère; Tous, sauf elle. Lymfan l’avait vue refuser de monter sur l’estrade, sous les huées silencieuses de la cité de l’aube. Comprenant vite qu’elle avait affaire à une noble, la jeune fille se releva, et s’inclina religieusement.

  • “C’est un honneur, Votre Majesté.

  • Appelle-moi “maître”, ordonna Leïa. C’est amusant, que tu te promènes ici…” Elle se tourna vers la mer. “Tu savais qu’autrefois, la ville continuait au-delà de ce quai? La majorité des habitants vivaient dans cette partie de la cité, et elle a tout bonnement disparu.

  • … Qu’est ce qu’il s’est passé?... Maître!

  • Le Fléau l' annihilée, déclara Leïa sans émotion. C’était il y a bientôt deux siècles… On raconte que la ville n’a jamais retrouvé sa gloire d’antan… Elle fit une pause, et regarda Lymfan de haut en bas. On m'a dit que tu savais lire le pavi. 

  • Ou.. Oui, maître. Je l’ai…

  • Apprise toute seule, d’après la rumeur. 

  • Lymfan rougit, et hocha la tête. L’Avalionne fut étonnée de la modestie de la petite. Elle continua.

  • Le titre de maestro se transmet uniquement dans les cinq familles. C’est stupide, n’est-ce pas? La maîtrise du pavi est la plus importante des compétences du maestro; et pourtant, c’est une chose aussi triviale que le sang, qui définit la capacité d’un être à accéder à ce rang. Sais-tu pourquoi?

  • … Non, maître, mais je trouve ça très…

  • Injuste? Sans doute, mais il y a une raison. C’est parce que, comme toi, le Fléau ne faisait pas partie des cinq familles.

  • Lymfan demeura interdite un moment. Pourquoi l’Avalionne lui disait-elle ces choses? Instinctivement, elle ressenti l’urgence de se différencier du mal incarné qu’était le Fléau, alors, elle répliqua:

  • Mais, depuis, les maestros ont bien adopté des gens du peuple, n’est ce pas? A Oïa, il y avait Solar Féléis, qui…

  • Solar Féléis est un bâtard, Lymfan. Sais-tu ce que cela signifie, d’être un bâtard?

  • Elle hocha la tête honteusement. Le silence semblait s’éterniser, aussi Leïa continua-t-elle:

  • … On dit que tu as rencontré mon frère. Qu’est ce que tu as pensé de lui?

  • Et bien, je dirais qu’il a l’air un peu médiocre, mais gentil.

  • Leïa sourit alors de toutes ses dents.

  • Tu es plutôt du genre franche. Son sourire disparut aussitôt. Ça ne t'aidera pas, si tu veux devenir mon héritière.

  • Elle lui tourna le dos, et partit en direction des pentes. Lymfan la regarda s’éloigner sans comprendre. L'apôtre s’arrêta, et se retourna vers elle en lui lançant un regard pressant.

  • Alors? Tu me suis?

  • Lymfan s'exécuta. Son cœur battait la chamade; était-il possible que…? Elles se mirent à gravir les pentes ensemble. Leïa marchait si vite que Lymfan était obligée de trotter pour rester à ses côtés.

  • Tu viens d’Oïa, n’est ce pas…?

  • Oui, maître.

  • Je vois… Dis-moi, Lymfan. As-tu déjà eu le moindre lien avec les Féléis…?

  • Et ben… Ma mère nettoyait le linge de l’électeur…

  • Leïa sembla réfléchir un instant aux implications que suggérait cette phrase. Se pourrait-il que cette gamine…?

  • Et que fait ta mère, maintenant?

  • Lymfan resta silencieuse. Face à cette discrétion, l'apôtre ne préféra pas insister pour le moment. Après tout, le passé de la petite ne l’intéressait pas du tout. Seul son avenir lui importait.

  • Je ne suis pas sûre de bien comprendre, maître. Vous avez décidé de me…?

  • Prendre comme apprentie.

  • Mais… Vous avez dit que le Fléau était comme moi…

  • Leïa s’arrêta.

  • Le Fléau a disparu bien avant ma naissance. Ce diable est quelque part, ça ne fait aucun doute, mais quel que soit la civilisation qu’il dévaste, ce n’est plus notre problème. Aujourd’hui, le véritable fléau qui menace notre pays, c’est la faiblesse de mes frères. Tu vas m’aider à secouer l’un d’entre eux… Si tu t’y prends bien, que tu me rends fière de toi, je te promets que je t’offrirai un avenir bien plus radieux que tout ce que tu es en droit d'espérer. Tu ne seras peut-être que régente, puisque ton sang reste… impur… Mais, tu vivras confortablement, et si tu es docile, je te ferai même recevoir l’Onction. Pour ça, il va falloir que tu m’en dises plus, sur toi….

  • Lymfan se tut à nouveau. Son maître haussa un sourcil. Finalement, le passé de la petite avait l’air plus intriguant que prévu. Elle haussa les épaules. Après tout, elles venaient à peine de se rencontrer: Il était inutile d’être trop envahissante…

  • Leïa garda le silence. Comme Lymfan n’osait pas le briser, il dura jusqu’à ce qu’elles arrivent à destination. La jeune fille avait du mal à croire ce qui était en train de se passer. L’Avalionne elle-même! Qui venait la chercher dans son coin secret, et qui lui demandait de la suivre! Elle remerciait la Chimère en silence, en baissant la tête dans une attitude religieuse. Elle pensait qu’elle avait de la chance, sans se douter qu'elle maudirait ce jour jusqu'à la fin de sa vie.

  • Au début, Lymfan pensait qu’elles se dirigeaient vers le Séminaire. Quand elles arrivèrent dans les hauteurs de la ville, Leïa tourna alors vers une rue que Lymfan n’avait jamais prise auparavant. Quelques instant plus tard,elles se retrouvèrent face au Kymérion, le splendide palais des Avalions. 

  • C’était un véritable chef d'œuvre de verre bleu, qui semblait avoir été taillé dans un morceau de mer. On ne pouvait le voir que depuis les plus beaux quartiers de la ville - Il avait quelque chose de mystique, là, juché sur cette île blanche détachée de la ville, scintillant près des vagues, vivant de reflets et d’arêtes. Ses hautes tours aigus semblaient se mêler au bleu des voûtes, et la plus haute d’entre elles retenait une immense flamme rouge.

  • On ne pouvait accéder au palais bleu qu’en passant par le pont d’Eden. C’était un autre édifice majestueux, un de plus dans la ville, qui se présentait sous la forme d’une immense passerelle de verre blanc, qui terminait sur un escalier de marbre bleu, et descendait jusqu’au niveau du Kymérion. Lymfan dut presque dévaler ces escaliers quatre à quatre, pour rester au niveau de la reine-électrice.

  • Avant d’entrer dans le palais, Leïa s’arrêta brusquement. Elle marchait devant Lymfan, et celle-ci la heurta avec autant de violence que si elle avait été un mur. L'apôtre se retourna lentement, et regarda la petite fille dans les yeux.

  • “Pourquoi veux-tu devenir maestria?

  • Je deviendrais apôtre, maître.

  • Leïa sourit.

  • ça ne fait aucun doute. Mais, tu ne réponds pas à ma question.

  • Lymfan baissa les yeux. Elle prit une longue inspiration, et répondit:

  • Pour servir la Chimère. Pour protéger les miens de la menace que représentent les désignés.

  • Ha. Haha. Je ne te pensais pas si croyante. Maintenant dis moi; Quelle est ta véritable motivation? Pourquoi veux-tu devenir apôtre, Lymfan, fille de Selir? Est ce le pouvoir ? La gloire? Ou bien est-ce l'appât du gain, qui t’as mise sur cette voie?

  • … J’ai grandi très près du Fantasme, Maître. J’étais dans la foule, le jour de la Percée.

  • Le visage impassible de Leïa Gin fut soudain traversé d’une émotion violente, comme si un souvenir terrible venait de traverser son esprit. Pour la première fois, elle eut l’air vraiment vieille.

  • Que la Chimère nous garde de revivre un jour une chose pareille. Très bien. Avant d’entrer dans le palais, il faut que tu saches une chose: Il est vivant.

  • … “il” est vivant? répéta Lymfan après un silence.

  • Le palais, précisa Leïa. Le Kymérion n’est pas gardé: Il n’en a pas besoin. Ce n’est pas un bâtiment comme les autres… Si tu entres ici, ce sera en temps qu’apprentie de l’Avalionne: par conséquent, le Kymérion se souviendra de toi, et ne te rejettera pas. Comprend bien qu’il s’agit là d’une relation qui vous unit tous les deux, et sur laquelle je n’aurai que très peu d’impact... S’il arrivait qu’il te juge indigne de moi, le Kymérion pourrait bien se venger, même si tu n’es pas à l’intérieur de ses murs. Par conséquent, tu dois comprendre une chose: me suivre ici, c’est abandonner à tout jamais le privilège d’être une laïque. Dès que tu passeras cette porte, ton corps et ta vie appartiendront à l’Eglise de Gabriel, et ta seule loi sera celle de l’Orchestre. Il n’y a pas de retour en arrière envisageable…

  • Elle se tut, et Lymfan crut qu’elle allait continuer à parler. Pourtant, son maître se retourna sans plus de cérémonie, et entra dans le palais. Le “privilège” d’être une laïque?... Après un court silence et un regard méprisant vers la ville, la jeune fille lui emboîta le pas sans la moindre hésitation. 

  • Notes du Registre

  • Le Registre admet qu’il n’a pas encore trouvé Dieu. Toutefois, le Registre connaît le Diable. Plusieurs noms lui ont été attribués: Le Fléau, Tio, le Païen… Sa légende n'a que deux cents vertiges*, mais a déjà affecté toutes les civilisations du monde. Dans le monde entier, son évocation est synonyme de juron ou de malédiction, et personne ne sait s’il est encore vivant.

    • Remarque: environs 167 années, dans le calendrier impérial.

  • Suite du rêve de l’héritier

  • Mon fils, me dit Tahar le Déchu. “Maintenant, écoute bien. Tu vas oublier que tu m’as retrouvé. Mais tu ne vas pas arrêter de me chercher, non. Tu iras au Nord, en croyant me chercher. Mais, là bas, tu trouveras le chemin qui mène à la Vérité.

  • La prodige et le raté

  • Le jeune homme se réveilla en sursautant, alors qu’un éclair rouge détruisait son rêve. Cette fois-ci, les choses se passeraient différemment. Le détail de chaque mot prononcé par Tahar était resté gravé dans sa mémoire. Etius tenait son rêve. Il se redressa, et nota tout ce dont il se souvenait sur le carnet près de son lit. Au “Nord”? Qu’est ce qu’il pouvait bien y avoir, au Nord? Il se gratta la tête, en tentant de décrypter ce qu’il venait de lire, mais, rien n’y faisait: Il n’arrivait pas à comprendre le rêve, parce qu’il ne se souvenait pas de ceux qui l’avaient précédé.

  • Des songes de ce genre, avec son frère en vedette, Etius en faisait régulièrement depuis sa tendre enfance. Au début, il avait pensé que ce n’était que des cauchemars.. Jusqu’à ce qu’une nuit, bien des vertiges auparavant, il rêve qu’Antar revenait au Palitana, pour voler l’aigle blanc. Il l’avait suivi dans la volière, l’avait vu assassiner les gardes et s’envoler vers l’horizon. Et le matin, au réveil, avait découvert avec horreur que l’aigle avait bel et bien disparu. Depuis, il était certain que ces images étaient toutes réelles; Il les peignaient souvent, prenait des notes, au point d’en oublier de s’alimenter pendant des jours, obsédés par ses visions. Il était sûr de ces prémonitions: Même si ça semblait improbable, c’était la seule explication possible. Ou bien était-ce une feinte de son propre esprit? Etait-ce parce qu’il n’acceptait toujours pas la défection d’Antar, qu’il rêvait encore de lui? À son grand désarroi, il sentit ses yeux s’embuer alors qu’il écrivait le rêve.

  • Il était de ces âmes douces et profondes, qui ressentent les choses avec une clarté souvent trop douloureuse. Des larmes lui montaient aux yeux à toute heure et à tout instant; Les raisons qui les provoquaient étaient parfois logiques, mais souvent surprenantes. Il suffisait qu’il fut témoin d’un acte d’amour, ou du passage d’un beau navire à l’horizon, pour sentir des larmes monter aux lisières de ses paupières; Tout l’émerveillait et tout l’attristait. Tous les jours, Etius pleurait, et l'innocence calme de son visage le rendait beau dans les larmes.

  • Elles lui brouillaient la vue malgré lui, sans jamais qu’il ne l’anticipe; Et il se trouvait ridicule, de pleurer ainsi, malgré le fait qu’on lui ait souvent répété qu’il n’y a pas de honte à pleurer pour un homme. 

  • Il lui semblait toujours qu’il en faisait trop, et il s’en voulait invariablement de ne pas avoir su se retenir; Mais au fond, il n’essayait pas vraiment de changer cela en lui, et il avait fini par accepter sa nature de pleurnichard. Preuve en était tous les efforts qu’il accomplissait pour la dissimuler au regard des autres. Dans tout secret, il y a de l’acceptation, et celui qui veut vaincre son vice doit le dénoncer à l'extérieur, en plein jour et en toute honnêteté, pour qu’en secret le changement commence à s’opérer à l’intérieur de lui. Etius, lui, cachait ses larmes, et par là même il s’y condamnait.

  • Après avoir fini de retranscrire le cauchemar, l’héritier se leva. Il s'étira longuement. Approcha de son immense fenêtre, qui donnait directement sur le Kymérion. Et aperçut ces deux silhouettes, qui marchaient sur le pont d’Eden. Il reconnut instantanément l’une d’elle comme étant celle de sa sœur aînée, Leïa - Une démarche militaire, souple et dynamique, absolument terrifiante aux yeux du lève-tard. La deuxième, il mit un temps à la distinguer comme étant celle de la vagabonde qu’il avait rencontrée le jour du passage de l’Autre Lune. 

  • Il ne savait même pas que sa sœur était en ville. Il les vit nettement s’arrêter devant la porte. Leïa avait l’air de dire quelque chose… Les épaules d’Etius s’affaissèrent sans qu’il n’y prête lui-même attention.

  • Bien sûr. Il devinait ce qui était en train de se passer. Son regard perdit tout éclat l’espace d’un instant, alors qu’il réalisait l’évidence. Il n’y avait rien à faire. Leïa était en train de prendre une nouvelle apprentie. Sa soeur, la plus puissante des maestros du Suprèmat, cette femme de fer qui avait à elle seule mis fin à deux guerres civiles, renonçait. A lui. Lui qui n’étais qu’un incapable, la honte de ses ancètres. Lui, pour qui sa sœur était comme une mère, puisqu’il avait tué la leur à sa naissance.

  • Il vit la traîtresse s’arrêter de parler, et se retourner pour entrer dans le Kymérion. Presque aussitôt, la rivale d’Etius la suivit. Il tremblait à présent. Cette fois-ci, de rage.

  • Oh, non. Pas comme ça. Il s’habilla de la longue toge blanche des apprentis, et sortit précipitamment de sa chambre. Elles allaient voir.

  • En dévalant les escaliers, il ignora les vieux maestros outrés qu’il bousculait sur son passage. A la sortie, il passa devant Elena Sahis sans lui accorder le moindre regard. Il se mit même à courir franchement, une fois sorti du Séminaire; Non. On n'allait pas le remplacer. Pas aussi facilement. 

  • Il traversa le pont d’Eden sans accorder d’attention ni aux flots ni aux rayons du soleil qui se reflétaient dans le verre, et pénétra l’enceinte du Kymérion. C’était une véritable cathédrale de verre bleu, dont chaque paroi était un vitrail racontant un des événements majeurs de l’histoire du Suprémat. 

  • Le Trône Bleu était posé au fond de la salle, majestueux et vacant. C’était juste derrière ce symbole du pouvoir abandonné que se trouvaient les escaliers menant aux étages. 

  • Il monta les marches quatre à quatre, et rejoingni enfin les quartiers de son clan. Un long couloir taillé dans le verre bleu marine menait à une multitude de chambres toutes plus luxueuses les unes que les autres; Mais il savait qu’elles étaient forcément dans la toute dernière, au bout du couloir. Il s’arrêta devant la porte, et prit une longue inspiration. Non. Cette fois-ci, ça n’allait pas se passer comme ça.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que la froideur est une maladie controversée, que ni les maestros, ni les alchimistes ne comprennent réellement. Elle ne touche que les enfants de personnes ayant reçu l’Onction; Ceux qui en sont atteint ne parviennent à maintenir l'État qu’avec de grandes difficultés, et voient leur énergie drainée par la moindre utilisation de leurs pouvoirs. Aux yeux de beaucoup des membres du Registre, cependant, la froideur n’est que la marque d’un certain manque de caractère, puisque le Premier Avalion lui-même en aurait été atteint durant sa jeunesse.

  • Leïa Gin

  • Leïa ne disait plus rien. Sa nouvelle apprentie venait de terminer de lui raconter son histoire. L’électrice avait fini par insister pour que Lymfan lui révèle tous les détails de son passé; à présent, elle se rendait compte qu’elle n'aurait pas dû. Un pli triste était apparu sur le front de la fillette, un pli qu’on était pas censé voir sur le visage d’une enfant. Celui de Leïa se durcit. Elle s’apprêtait à dire quelque chose, quand la porte s’ouvrit brusquement.

  • Ah-ha! Cria Etius en entrant. La main dans le sac! Qu’est ce qu’elle fait dans ma chambre, cette…

  • Tais-toi, dit Leïa sans le saluer.

  • Le visage de son petit frère devint écarlate. Une veine frustrée gonfla sur sa tempe, et ses yeux brillèrent d’un éclat hargneux; Mais il obéit tout de même mécaniquement. Leïa cessa de le regarder, et se remit à contempler la jeune fille. Sa voix était devenue beaucoup plus douce, quand elle s’adressa à Lymfan:

  • Je comprends… Tout ça a dû être dur pour toi. Mais, je te rassure. Je ne te ferais pas l’offense d’avoir pitié de toi.

  • Le pli qui déformait le front de Lymfan se dissipa instantanément, comme si la crainte de la compassion en avait été le motif. La jeune fille offra un sourire reconnaissant à son maître, et Leïa se dit qu’elle appréciait de plus en plus sa nouvelle élève. Avec un vécu comme le sien, il n’était pas étonnant qu’elle soit si mûre pour son âge.

  • Etius tremblait de rage. Sa sœur lui lança un regard de mépris. 

  • Toi. Qu’est ce que tu fais ici?

  • C’est à elle qu’il faut demander ça! répondit-il instantanément, comme si le fait de s’être empêché de parler pendant quelques secondes l’avait mené au bord de l’explosion interne. Comment peux-tu me faire une chose pareille, à moi, ton frère?  Ce n’est pas une Avalionne! Elle n’a…

  • Lymfan, voici Etius, le coupa Leïa. Tu l’as déjà rencontré, je crois. Vous partagerez les quartiers des Avalions pendant mon absence. Vous êtes tous les deux mes apprentis, aussi,  j'attends de vous que vous vous entraidiez. Elle t'aidera à apprendre le pavi, et tu lui apprendras les bonnes manières.

  • Quoi?! Alors, tu veux en faire ton apprentie? Tu ne m’as même pas consulté avant! C’est de la folie, At Sahis va…

  • Je ne veux pas simplement en faire mon apprentie. Je vais en faire mon héritière.

  • Les yeux d’Etius s’agrandirent avec horreur. Leïa devinait que c’était pire que ce qu’il avait imaginé, et elle ne put s’empêcher d’avoir un sourire mesquin.

  • Comprends moi. À l'est, l'Éternel Empire vient d’élire un homme puissant au pouvoir, un certain “Seth” qui n’a pas l’air de voir la puissance du Suprémat d’un très bon œil. Il faut que les Cinq Royaumes se fédèrent, plus que jamais, et pour cela ils ont besoin d’une personne capable d’utiliser le pavi, et conserver la dignité du rang des Avalions. Bien sûr, si tu deviens apôtre avant elle, tu conserveras ton héritage. Mais je ne me fais pas d’illusions sur ton cas; Tu es un paresseux, Etius. Elle va vite te rattraper, si tu veux mon avis. Oh, non, ne pleure pas, ajouta-t-elle d’un ton excédé quand elle vit des larmes monter aux yeux de son petit frère. Tu m’embarasses suffisamment en temps normal. D’ailleurs, tu devrais être content… Après tout, ça fait très longtemps que tu veux dormir au Kymérion. 

  • Etius allait répondre, mais une autre personne venait d’arriver à la porte; C’était un enfant aux yeux de crystal, et à la peau bleutée. Malgré ses traits juvéniles, il n’inspirait rien d’humain - On aurait dit un cadavre vivant. Quand l’enfant parla, sa voix les fit tous les trois frissonner.

  • Leïa Gin. At Sahis vous convoque à la tour d’Açiz.

  • Après avoir parlé, l’enfant se retourna brusquement, et ressortit de la pièce sans plus de cérémonie. Les deux Avalion ne semblèrent pas perturbés plus que ça par cette étrange apparition; mais Lymfan n’eut pas le temps de poser une question à propos de ce sinistre serviteur. Leïa jura, et sortit de la pièce sans accorder un regard à ses apprentis.

  • La Chimère

  • Les dieux étrangers sont bien humains...

  • Une nouvelle secousse jette à nouveau le maestro à terre. Mais cette fois, le roi aussi est tombé sur le plancher. 

  • Vous êtes bien sûr, que le navire ne va pas sombrer, votre Majesté?...

  • Le roi grogne enfin son injure, et sort de la cabine. Il monte les marches quatres à quatres. Sur le pont, c’est l’enfer par le vent et le sel. La cheminée du bateau à vapeur a éclaté. Une longue traînée de nuages noirs s’envole vers les cieux, et l'équipage est clairement en train de perdre sa lutte contre les flots déchaînés. Le jeune Octaf suit le roi dehors, et frissonne de terreur. 

  • Capitaine! crie alors le second du navire en les rejoignant près de la descente. Les moteurs sont en feu!

  • Merci bien, j’avais pas remarqué! rétorque le roi. Vous, dit-il en s’adressant à Octaf. N’êtes vous pas censé être une sorte de magicien? 

  • Pas du tout, je suis maestro, votre honneur!

  • Oui, oui, c’est ça. Il n’y a pas quelque chose que vous puissiez faire avec votre “Musique”?

  • Votre Majesté, je vous ai déjà expliqué que nos pouvoirs nous venaient du Vertige. Nous sommes trop loin de mon pays pour que j’exploite les…

  • Attention!

  • Une vague immense s’abat sur les trois hommes. Le maestro et le second sont envoyés à terre; Le roi-capitaine est le seul à résister aux flots qui balaient le pont. Il s’est agrippé à la descente, refuse de subir l’océan. Colossal, le roi se redresse, et traverse le pont pour approcher des moteurs. Les membres de l’équipage qui aperçoivent le vieux titan couvert d’écume reprennent courage, et redoublent d’ardeur dans leur lutte contre les forces de l’insondable. L’espace d’un instant, même l’explosion de la chaudière ne semble plus si grave - Ils sont avec le roi Conra VI, le plus grand marin de l’Histoire; le chef du peuple et père de la nation. Ils croient en lui comme les Kymériens dans leur prophète, et, soudain, leur héros se fige, horrifié. Au fond du bateau, sur la dunette, assis paisiblement sur son fessier, une créature l’observe.

  • Derrière lui, il entend un hurlement de terreur. Peu à peu, le regard de chaque homme se détourne du combat qu’il est en train de mener contre l’océan. L’espace d’un instant, le navire est totalement seul face aux flots, oublié par ceux qu’il transporte, tandis que les visages des matelots convergent vers la créature. Puis, des voix se lèvent de toutes parts.

  • Dieu! Crie Octaf.

  • Kymer! Hurle un des matelots.

  • La Chimère… murmure le roi.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre fut créé par onze individus originaires de tous les horizons. Nous fîmes le serment de trouver la vérité.

  • Tes affaires sont mes affaires

  • C’est complètement dément. Je ne peux pas accepter une offre pareille.

  • … Penses à l’argent que tu pourrais te faire, Patmé.

  • Il y pensait. En vérité, Patmé préférait largement l’or aux choses qu’il pouvait acheter avec; C’était son obsession, et il avait toujours eu un flair particulier pour le métal jaune. Mais l’idée était trop ambitieuse, même pour lui. 

  • Bon, bon, bon. je te laisse réfléchir. Reviens me voir quand tu auras pris ta décision…

  • Mais j’ai déjà pris ma décision, Octaf. Comment veux-tu qu’on attaque Séclielle? Mes marins et moi sommes marchands…

  • Et pirates à mi-temps, glissa le vieillard.

  • Le jeune homme hésita. La proposition était si ridicule qu’il aurait instantanément pris celui qui la faisait pour un fou, si la personne qui la faisait n’était pas cet homme. Il faut dire que, du fond du cœur, Patmé aimait Octaf. C’était un vieillard rusé mais bon, sournois mais sage, un ami. C’était un homme serein et sûr des choses, un homme qui avait, sûrement très longtemps auparavant, accepté l’univers et tout ce qu’il contenait.

  • De son vieil âge, il ne faisait pas un drame, et avait l’air de le vivre comme une métamorphose logique, comme une transformation sans impureté. D’une déconvenue il faisait une leçon, d’un conflit un échange; Oui, c’était un modèle pour Patmé, et pourtant Patmé ne lui ressemblait pas. En effet, il était clair qu’Octaf avait appris l’indifférence à toute chose, acquis sa sérénité au prix de longs efforts de l’âme; Chez Patmé, l’insouciance n’était qu’un rugissement venu du fond de sa nature, un angle si inhérent de son caractère qu’il n’avait jamais eu besoin de travailler à le ciseler. Leur différence était grande, mais leur complicité aussi.

  • Quand bien même… Tu sais ce qu’on dit sur les maestros…

  • Allons, tu sais bien qu’il ne s’agit que de légendes, assura le vieil Octaf, ses yeux gris se plissant dans une expression de sérénité absolue. En plus, on ne te demande pas de te battre contre qui que ce soit. Tout ce qui compte, c’est que tu fasses débarquer notre… “amie” dans la ville. Ensuite, nous débarquons tous au sud de la ville, dans les quais cachés de Séclielle; Là, je récupère ce dont j’ai besoin, pendant que toi et ton équipage, vous repartez aussi vite que vous êtes venus. 

  •  …Tu as toujours des idées... totalement folles.

  • Ils se sourirent. Patmé n’avait pas connu son père; C’était cet homme à la peau blanche, si versé dans l’art de la tromperie, qui lui avait servi de mentor, pendant les derniers Vertiges. Il le connaissait comme un marin de valeur, avant tout. Aux yeux de Patmé, la couleur de la peau importait moins que la capacité à braver la mer. C’était un garçon simple, qui ne divisait les hommes qu’en deux catégories d’êtres humains; Ceux qui affrontaient l’océan, et les lâches. 

  • Je mentirais si je te disais que c’est mon idée, mentit Octaf. Elle nous vient justement de cette… “amie”.

  • Bon… On remonte le Vertige jusqu’à la péninsule Kymérienne. Ensuite, on arrive jusqu’au port de Séclielle… Et après? Tu crois vraiment qu’on pourra accoster à la cité de l’aube sans se faire contrôler?

  • Bien sûr que oui! Il n’y a aucun contrôle, là bas. Tu sais bien que ce sont des sauvages...

  • Menteur, sourit Patmé. J’y suis déjà allé, et ils ont refusé de nous laisser approcher du port. Il n’y a que les rerouges, qui soient autorisés à entrer à approcher Séclielle. 

  • Octaf jura, et Patmé éclata de rire. Il prit une nouvelle gorgée de bière, et cria pour qu’on lui en amène une autre. Il toussa violemment: Le vieillard était revenu de son voyage avec une immense blessure au torse, et l’air d’avoir pris 10 vertiges d’un coup. Patmé ne s’inquiéta toutefois pas une seule seconde pour son mentor:

  • Tu dis que ton peuple est sauvage, Octaf. Mais j’ai vu Séclielle. Ce palais de verre bleu qu’ils appellent le “Kymérion”... C’est tout simplement… Marifique.

  • Magnifique, corrigea Octaf. Tu parles toujours aussi mal l’impérial, à croire que je ne t’ai rien appris. Et aussi joli que puisse être le Kymérion, c’est un bâtiment démodé. Notre ère est celle de l'acier... Si un jour, tu vas dans le grand sud, tu comprendras ce que je veux dire.

  • Et comment je sais, si ce que tu dis sur le sud est vrai, vieux singe?

  • Octaf leva les yeux au ciel. 

  • Ne change pas de sujet. Accepte, Patmé. Pour ce qui est d’entrer au port, j’ai un contact de confiance, à la capitale. Tu te rappelles de Berio le borgne?

  • … Très bien, oui. Tu parles de l’ivrogne qui a perdu son navire au jeu, c’est ça? 

  • Exactement. Il travaille à l’arsenal de Séclielle, depuis quelques temps. C’est lui qui t'aidera à entrer dans la ville. T’auras pas besoin d’y rester, Patmé; Tu nous déposes comme deux caisses de marchandises, et tu repars aussitôt. 

  • Et pourquoi tu ne le fais pas tout seul, d’abord?

  • Tu veux bien de ce travail, oui, ou non?

  • Patmé se gratta la tête quelques secondes. Octaf mentait souvent, mais la plupart du temps, le jeune homme avait réussi à gagner beaucoup d’argent, en suivant ses conseils. Beaucoup d'ennuis aussi: Mais Patmé avait infiniment confiance en sa capacité à leur échapper. 

  • Berio le borgne, hein… répéta-t-il, songeur. Et tu es sûr qu’il est fiable, Berio le borgne…?

  • Certain.

  • De la fiabilité de Berio le Borgne

  • Leïa défonça presque la porte en entrant dans la pièce. Deux silhouettes lui tournaient le dos: Elle reconnut Téléma Féléis, mais ne vit aucune trace d’At Sahis. La personne qui se tenait à côté de Téléma était un vieux matari, dont l'épiderme avait totalement blanchi. Son œil unique lorgnait sur la poitrine avantageuse de sa voisine, et une perle de salive luisait sur sa lèvre inférieure.

  • Le sommet de la tour d’Açiz était une annexe du Kymérion; D’ici, on pouvait voir toute la cité s’étendre à l’horizon. La pièce était presque dénuée de tout mobilier.

  • Où est-il? Où est At Sahis? demanda Leïa sans attendre.

  • Kym, Avalionne. Téléma ne prit pas la peine de se retourner pour répondre. Malheureusement, notre très saint protecteur n’est pas disponible. Il s’est retiré dans le calme de la méditation. C’est moi, qui suis chargée de vous donner votre mission.

  • Leïa accusa le coup. Alors, on en était arrivé là. Une maestro lui donnait des directives, parce que ce chien d’At Sahis était trop occupé à “méditer”. Téléma daigna enfin la regarder, surpris le trouble de l’Avalionne, et sembla ne pas réussir à cacher un sourire satisfait. 

  • Ma “mission”? reprit Leïa, pressée d’en finir.

  • Je vous présente Berio le borgne, dit Téléma en désignant l’homme qui l’accompagnait. Celui se retourna; une vague d’effluves nauséabondes accompagna ce mouvement. Berio nous a appris quelque chose de très intéressant, n’est-ce pas, Berio?

  • Arak,arak çal!

  • Il ne parle que le matari, l’excusa Téléma. A se demander ce qu’ils viennent faire dans notre pays, ces tâchetés…

  • Continuez, Féléis. 

  • Un imperceptible mouvement du sourcil informa Leïa que son ordre avait réussi à irriter Téléma. La jeune maestro reprit:

  • D’après Berio… Et il a une manière assez étrange de le dire… un "mort" prévoit de faire entrer une Sot’ka dans la capitale.

  • L’ambiance changea aussitôt. L’évocation de la Sot’ka fit oublier leurs querelles invisibles aux deux femmes, l’espace de quelques instants. 

  • Un mort?...

  • C'est comme ça que Berio l'appelle… 

  • Berio se grattait la tête en regardant la mer. Constatant qu'il était regardé, il voulut faire bonne impression.

  • Berio coulouké. Coulou tou?

  • Leia eut un petit tressaillement de dégoût, et pressa Telema:

  • Vous êtes sûre de votre… source?...

  • Il a apporté des éléments indiscutables. Ce "mort" aurait un équipage conséquent, presque une flotte à vrai dire. Ces derniers vertiges, les actes de piraterie le long du Vertige se sont multipliés, et Bério a été étonnamment précis sur les marchandises dérobées. De plus, un maestro de la famille Sahis aurait disparu sur Ma’ek il y a de cela quelques semaines… Nous pensons qu’il a été tué là bas, et qu’il est possible que cela ait un lien avec votre cible. Il a dit que le mort est son ancien chef, mais qu’il ne se satisfait plus de leur arrangement.

  • Et qui est ce mort?

  • C’est bien là le problème. Nous n’avons aucune idée de l’identité de cet homme. Notre enquête nous pousse à penser que tout cela a un lien avec le meurtre par un désigné d’Eterace des hauteurs, dans les ruines de la cité de Phénok: Ezia Féléis, qui était présente ce jour là, est repartie dans le Nord sans expliquer ce qui s’était passé De plus Berio dit que ce “mort” a un lien particulier avec…” Elle sembla hésiter un instant. “Avec Remo Féléis…

  • Vous pouvez dire “mon frère”, si vous voulez… l’interrompit Leïa avec une mauvaise moue. 

  • Tout ce que nous savons, continua Telema sans relever, c’est qu’il veut faire entrer une de ces créatures de la Reine Rouge, une de ces... engeances sauvages dans la capitale. 

  • Une Sot’ka à Séclielle…?

  • …D’après notre informateur, l’homme aurait un lien avec la révolte du Fantasme. Il nous a semblé naturel, à moi et aux auditeurs, de confier la tâche de le capturer à… l’héroïne de la cité de Phénok.

  • L’Avalionne ne répondit pas à l’affront dissimulé. Ce que Leïa avait fait à la cité de Phénok n’avait rien d'héroïque, et Téléma le savait bien; La rancœur qui animait les deux femmes n’était pas nouvelle. 

  • La magnifique Téléma Féléis était pressentie pour être la prochaine apôtre depuis déjà quelques saisons; Elle avait beaucoup de soutien parmi les auditeurs, et avait gagné l’amitié des trois autres clans par des manœuvres politiques peu subtiles, mais efficaces. Les dernières lettres qui lui manquaient pour devenir apôtre étaient celles des Avalions. Lettres que Leïa se refusait obstinément à lui partager; la jeune maestria l’irritait au plus haut point. Elle la trouvait trop superficielle pour accéder au beau-rang. Certains colporteurs aimaient raconter que Leïa était jalouse de la beauté de Téléma; bien au contraire, c’était justement le soin trop prononcé qu’elle mettait à sa coiffure qui suggérait à l’Avalionne que Téléma n’en mettait aucun à l’étude des textes sacrés. La Féléis continua:

  • … Il semblerait que cet homme se trouve sur Ma’ek, l’île d’origine des tâchetés. Elle crachait ce mot avec un mépris très prononcé. Vous connaissez notre politique à l’égard des païens, mais… compte tenu de votre passif... At Sahis a demandé à ce que je vous la remémore. Une fois arrivée là bas, vous leur présenterez la pureté de la voie en vous montrant clémente avec eux, et respectueuse de leurs coutumes. Vous ne tuerez aucun désigné, pas plus que vous ne massacrerez d’infidèles…” Telema prenait visiblement beaucoup de plaisir à rappeler les règles à sa rivale. Elle termina d’une derrière phrase qui sembla être l’apothéose de ce plaisir malsain qu’elle prenait à irriter Leïa: “Étant donné que vous n’avez pas d’aigle, il a été convenu de vous envoyer là bas sur une chouette.

  • Cette fois-ci, ce fut Téléma qui fut ravi de voir une micro expression sur le visage de Leïa révéler une colère trop violente pour être assourdie. La chouette, c’était son idée; l’humiliation devait être totale. Malheureusement pour elle, sa joie fut de courte durée.

  • C’est hors-de-question que j’y aille en chouette, Féléis. De tout temps, jamais un descendant de la lignée des Avalions…

  •  Oh, mais ce sont des temps étranges que les nôtres, Avalionne…” l’interrompit Telema en souriant. Il y avait un je ne sais quoi d’acide dans son ton mielleux, et sa voix avait la douceur d’un panacée pour l’effet d’un poison. “Partout, le monde évolue et se transforme. Regardez à l’Est, et vous verrez un guerrier au prise avec son arme: L'ascension du dénommé Seth à la tête de l'Éternel Empire est, pour beaucoup, un présage sombre… Regardez au Sud, et vous verrez les colons se presser sur nos côtes, prêt à s’approprier une île aussi proche que Ma’ek… Regardez à l’Ouest, là où se situe les terres astrales et où les rêves prennent vie, ce continent lointain que les cartes incertaines tentent en vain de définir : Partout, le monde change perpétuellement. C’est comme ça. Le Suprêmat doit changer, lui aussi…

  • Changer, hein? Je vous ai entendu bavasser la fleur des vents, mais vous avez soigneusement omis de mentionner l’un des pôles. Vous n’avez pas parlé du Nord, Féléis. Pourtant, au Nord, les actions de votre frère Remo ont beaucoup fait parler d’elles… Que s’est-il donc passé au palais gelé pour que votre clan devienne tout à coup si ingérable?... Vous ne répondez pas. C’est bien. Vous savez que je sais. La petite fille, Lymfan: Elle vient du Nord, et, comme je le pensais, la situation s’est beaucoup détériorée, depuis l’époque ou la belle Telema a été exilée du royaume de l’Imbrie…  

  • écoutez, Avalionne…” temporisa la jeune femme, qui tenait absolument à ne faire aucun commentaire concernant son frère. “Je comprends votre désarroi, mais la consigne me vient d’At Sahis… Il a dit que vous prendriez une chouette, puisque l’aigle blanc a été volé par votre frère…

  • Et je vous dis que c’est hors de question que j’y aille en chouette. Elles sont l'emblème de votre clan, après tout.

  • C’est une décision qui a été prise par les auditeurs, et je…

  • Hélas, il se trouve que les auditeurs n’ont aucune autorité en ce qui concerne la Sainte Flotte. Je prendrais l’une des Brises.

  • Lorsqu’elle mentionna le navire, un long silence se prolongea soudainement. Berio le borgne, qui ne comprenait pas un mot de ce que les deux femmes se disaient, restait néanmoins captivé par la belle Telema: l’expression de surprise que venait de prendre son visage la rendait particulièrement charmante.

  • Une Brise…?! répéta Telema, stupéfaite. Vous voulez dire qu’elles existent...? Que le monde interdit…?

  • Oh, pardon. Vous n’étiez pas au courant? Vous pouvez disposer, Féléis. J’aimerais rester seule ici quelques instants. Emmenez votre… compagnon avec vous.

  • C’était maintenant Leïa, qui prenait plaisir à humilier son ennemie. C’est dans ce pitoyable jeu des fiertés, cette discussion infertile et venimeuse, que se trouvait l’acte qui allait sceller le destin. Elle aurait pu y aller en chouette, rien n’aurait moins dérangé le monde: mais, pour la simple satisfaction de rappeler sa supériorité à Téléma, elle évoqua la Brise, et le condamna au chaos.

  • Au moins, l’effet escompté fut atteint. Téléma vacilla. L’espace d’un instant, la haine transfigura ses traits; Elle, si jeune, si belle, fut la plus laide des créatures de la pièce pendant un instant. 

  • Ce n’est pas mon...

  • Je n’aime pas qu’on discute mes ordres, souria grâcieusement la quarantenaire. S’il n’y a rien d’autre que je dois savoir, je vous ai dit de disposer, Féléis. Transmettez mes respects à At Sahis. Ah, et, soyez douce, avec la porte, en sortant. Je n’aime pas le bruit non plus.

  • La peau de Téléma avait rougi, et une veine auparavant inexistante battait à présent sur sa tempe. La maestria allait obéir, quand elle se souvint d’un détail qu’elle n’avait pas encore asséné.

  • Je vais partir, mais il y a une dernière chose dont je dois vous faire part.

  • J’écoute.

  • Berio nous a révélé qu’un trafic peu commun était à l'œuvre sur l’île de Ma’ek, depuis déjà quelques vertiges. Ces barbares de mataris ont réussi à développer tout un commerce autour de la jyste noire…

  • …De la jyste? Mais comment font-ils pour s’en procurer?

  • Justement. Selon toute probabilité, le mausolée du Roi Squelette a été pillé. En temps qu’Avalionne régnante, il me semble que c’est pourtant votre rôle sacré, de protéger le Helga’la... Mais vous ne devez pas avoir eu le temps de le remplir, avec toutes les… “missions” dont At Sahis… je veux dire, dont l’Orchestre, vous charge chaque saison.

  • Impossible. Personne ne serait assez fou pour…

  • Oh, mais il n’agit pas d’une théorie. Les auditeurs l’ont confirmé avant hier: Le Helga’la a été profané.

  • Leïa ne répondit pas. Se sachant victorieuse, Téléma enjoint Berio le borgne à la suivre en souriant, et sort de la pièce en refermant la porte avec une douceur exagérée.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que le Helga’la est une terre sainte pour absolument toutes les religions présentes sur le continent d’Ataras. Que ce soit à travers le culte d’Extellar, qui est né dans cette partie du monde; Du culte de l’Empereur, qui a jadis promis à son peuple que cette terre lui reviendrait de droit; Ou de celui des exilés, qui se font aujourd’hui encore “assagir” là bas, le Helga’la a toujours revêtu une importance de premier ordre pour les peuples d’Ataras. Le culte des désignés est d’ailleurs aussi appelé la “foi Helgalienne”.

  • Cet endroit, très important pour tous ceux qui vénèrent les désignés, a toutefois été conquis par le Premier Avalion, il y a de cela un peu plus de deux siècles. Il s’est approprié l’entièreté de la région de l’Indor, et le Helga’la a été le dernier territoire à tomber; Puis, le Premier y a installé la capitale de son propre royaume, et le Helga’la est désormais un lieu tout aussi saint pour les pratiquants du culte de la Chimère. Ils y exploitent la jyste noire, ce métal funeste qui compose l’ossature des Infernés, sur la carcasse interminable de celui qu’on nomma autrefois “le Roi Squelette”. Les héritiers de l’Avalion, en plus d’être les seuls à pouvoir être élu au titre de Suprèmain, sont les garants de la protection du mausolée du Roi Squelette, et des temples consacrés autant à la Chimère qu’aux désignés; C’est sans doute le seul endroit du monde ou la paix religieuse est garantie par le pouvoir central. Terre d’asile, le Helga’la est aussi appelé “Pâlitana” ou “cité des milles-palais”. Dans tout le Suprémat, le Helga’la est le seul endroit où les désignés sont libres de se déplacer, et de vivre leur vie sans être traqués par l’Orchestre et les maestros. 

  • Hélas, cette particularité a récemment commencé à être remise en cause, de par la faiblesse apparente des héritiers du Premier Avalion.

  • Tes affaires sont des affaires

  • Bon, si tu dis que Berio le borgne est fiable, c’est d’accord, Octaf. Cap sur Séclielle!

  • Tu ne dois pas poser de question. C’est une des raisons pour lesquelles ce travail est si bien payé. 

  • Hum… C’est comme avec la jyste, alors? J’encaisse, et je me tais? 

  • Exactement. Alors, tu acceptes?

  • Patmé scella son sort d’une poignée de main vigoureuse, et ils trinquèrent avec entrain. La taverne était très vulgaire; ceux qui s’y défonçaient le foie étaient tous mataris, et Octaf faisait figure d’exception dans ce décor. Pourtant, il s’y sentait à l’aise, et les longs vertiges passés avec les indigènes l'avaient imprégné de leur gestuelle. Ils parlèrent encore jusqu’à tard dans la soirée, chacun racontant ses dernières aventures en omettant bien sûr les détails les plus embarrassants, et leurs rires s'élevèrent à des hauteurs vertigineuses. 

  • Plus tard, quand Patmé, ivre mort, abandonna le bar pour s’en aller rendre à la mer, il s’assit un moment face à celle- ci. 

  • Il faisait bon. Il s’était agenouillé dans une crique qu’il avait l’habitude de hanter depuis sa plus tendre enfance. Devant lui, les flots noirs remuaient doucement, et, titubant, Patmé se déchaussa pour y tremper les pieds. Elle était fraîche. Il avança jusqu’à ce que l’eau lui touche les genoux. L’assaut des vagues le désarçonna, et il se vautra dans la mer. En ressortant la tête de l’eau, il voulut rire de son sort, mais il avala une grande gorgée de sel. Galvanisé, Patmé se releva enfin, et hurla de joie: C’est elle qui le faisait vivre! Elle, son épouse à lui; Patmé ne croyait pas en Dieu, mais s' il y en avait un, il était persuadé qu’il était caché sous la robe infinie des flots terrestres, dans une cité qu’il s’imaginait germant dans l’abysse.

  • Il regagna la berge, s’endormit sur le sable fin. Au matin, il se réveilla avec l’impression d’avoir eu le crâne écrasé sous une enclume. En se relevant, il constata avec surprise que son frère était assis sur un rocher, et qu’il l’observait. Ils étaient les deux seuls à connaître la crique, mais Aeqa ne sortait plus depuis bien longtemps.

  • Aeqa! Quel bon vent t’amène ici?

  • … C’est du vomi, ça?

  • Patmé baissa les yeux sur sa tunique et ricana, indifférent.

  • C’est rien! C’est vraiment bien que tu sois sorti. Ta femme m’as dit que tu étais un peu reclu, ces derniers temps…

  • Ravi de savoir que tu discutes avec ma femme.

  • L’aîné leva les yeux au ciel. Il se tourna face à la mer, et se lava la figure en continuant à parler.

  • Je vais bientôt partir, Aeqa! J’ai trouvé un nouveau filon, et je compte pas le laisser s’épuiser, celui-ci, oh, non. Un coup à Séclielle. Je pensais pas y retourner. ça m’ennuie un peu, tu sais; ça fait un bout de temps que quelque chose d’autre m’attire.

  • On va faire comme si tu m’avais demandé “Mais quelle est cette chose, grand frère?”. Cette chose, c’est un autre monde. 

  • Patmé se redressa, et pointa son doigt directement vers le sud.

  • La terre d’origine des colons. Les Déopées. Là-bas, pas de Chimère, de désignation ni de maestro. Mais des femmes, Aeqa, riches! à la peau noire, habillées comme des reines et parfumées comme les jardins de l’Empereur. Des machines, Aeqa, immenses, qui crachent la fumée et le feu jour et nuit; Des maisons de pierre et des palais d’acier. Des pièces d’or en cascade, des poètes et des savants à tous les coins de rue. C’est le seul endroit où je ne suis pas allé. Qu’est ce que t’en penses, toi?

  • … 

  • Quoi, tu comptes rester là à ne rien dire pendant encore longtemps?

  • Aeqa baissa les yeux. Il prit une profonde inspiration, et lâcha:

  • Je ne suis pas venu t’entendre raconter ta vie.

  • Ah? Donc tu es venu pour quelque chose, je suppose.

  • … La dernière fois, tu m’avais parlé de…

  • Tu parles de laquelle, de dernière fois? Celle ou tu m’as mis à la porte, ou bien, celle ou tu m’as mis à la porte?

  • Un peu des deux, admit Aeqa. Tu m’avais parlé des plans d’une arme…

  • Parfaite, oui. Et ben, c’est trop tard pour ça. Désolé. Je les ai plus.

  • Patmé sortit de l’eau. Les moustiques l’avaient dévoré pendant la nuit, et son visage était gonflé de boutons, mais il n’avait pas l’air de s’en soucier beaucoup.

  • Quoi, comment ça, tu les as plus?

  • Octaf est revenu, Aeqa. 

  • La nouvelle sembla catastropher le forgeron.

  • Quoi? Mais depuis quand?

  • Depuis un moment, mais ça m’étonne pas que tu n’ait pas remarqué… Il est revenu, et donc, ce n’est plus moi qui gère l’armada.

  • Armada, cracha Aeqa. En voilà un gros nom pour vos cinq petites barques. J’ai toujours détesté ce vieux requin.

  • Caravelles, Aeqa, ce sont des caravelles. C’est Octaf qui nous a appris à les fabriquer… Tu devrais le respecter un peu plus. 

  • Donc, si je comprends bien, tu as les plans d’une arme “parfaite”, mais tu ne peux pas me les donner. Dit-moi quand même ce dont il s’agit!

  • Et pourquoi faire? Tu passes ton temps à m’éviter, et maintenant, je dois tout te dire?

  • D’accord, tu sais quoi, je suis quelqu’un de bien. Alors, revenons en au Sud. Là bas, l’idée de se battre avec une épée est ridicule. Ils ont dû développer une autre façon de faire la guerre, et elle s’est avérée payante. Si les colons ont conquis les îles aux épices aussi facilement, c’est grâce à une arme “parfaite”: Elle a plusieurs noms, plusieurs formes, aussi, mais on appelle cette technologie “poudre à canon”. Ce que je t’avais obtenu, Aeqa, ce sont les plans d’une “poivrière”. Je t’explique comment ça marche...

  • Je sais très bien comment ça marche, l’interrompit son frère. Je t’ai déjà dit que les colons étaient venus jusqu’à Ma’ek. Le kok’r ne te suffit pas, tu veux importer des armes à feu, maintenant… Et bien, ça ne m'intéresse pas, alors. Je suis un forgeron, Patmé. Je fabrique des oeuvres d’art, pas des machines à meurtre.

  • Parce qu’une épée, c’est censé être moins un outil de mort qu’un pistolet, peut-être...

  • Le ton de Patmé était distant et provocateur. Aeqa mordit à l’hameçon:

  • Manier une épée, c’est tout un art. Devenir épéiste demande des années d’apprentissage. En trois mots, on peut apprendre à un enfant à manier un pistolet… Ces armes sont une autre de leurs boues. C’est comme avec leur foutue drogue… Leurs inventions sont bonnes qu’à vous arracher la liberté.

  • Patmé se mit à nouveau face au sud. Ses yeux verts s’emplirent à nouveau de la même passion qui les avaient animé quand il avait parlé des Déopées.

  • Epéiste… Triste métier, si tu veux mon avis. Pas grave, si tu veux pas. La liberté, tu crois la connaître... Mais la liberté, c’est l’or, Aeqa. L’or peut tout acheter: alcools, femmes, navires… Et avoir un navire, ça change la vie, j’te jure, Aeqa. Cest pas comme toi, qui vit des économies de ta femme... Si je veux aller à l’île de la Lune,  j’y vais; Si c’est au Palitana qu’on me propose des affaires, j’y vole. La liberté, c’est une voile, trois mâts et un bon cap. Je ne comprendrais jamais pourquoi tu as toujours refusé de prendre la mer.

  • … Tu en reparles à chaque fois…

  • Mais je ne comprend pas, Aeqa! Ophia est belle, je sais, et tu as ta petite fille… Mais la mer, Aeqa, la mer… Tu ne te dis jamais que tu t’es interdit le monde, quand tu l’as épousé…?

  • Je crois plutôt que c’est toi qui te permet trop de choses…

  • Je suis sérieux, Aeqa. Je ne comprends pas pourquoi. Pourquoi les gens s'interdisent-ils de vivre? Comment peut-t-on s’accrocher à la rive, et prétendre qu’on a vécu?

  • Aeqa était de plus en plus irrité par l’insouciance si caractéristique de son frère aîné. Il triturait une feuille de palmier dans ses mains d’un geste nerveux, le regard sinistre.

  • Tu dis que la liberté se trouve sur les flots. Ce n’est pas vrai. Moi, ma liberté, je l’ai trouvée devant les flammes de ma forge. Je la cherche en limant dans le fer; Quand j’arrive à trouver la forme que j’ai cherché dans l’inerte…

  • Oh, doucement. La forme que t’as cherché dans l’inerte? Rien de moins pompeux, Aeqa? Parce que ça avait l’air intéressant, avant que tu commences à jouer les Epalions.

  • Peu importe. Si tes plans sont ceux d’un pistolet, je n’en veux pas.

  • Aeqa quitta son frère sans plus de cérémonie. Celui-ci ne chercha pas à le rattraper; c’eut été peine perdue. 

  • Lorsqu’il n’était pas sur la mer, Patmé dormait dans l’ancienne maison de sa mère. Elle était située à l’écart de la ville, dissimulée derrière une végétation luxuriante. Une cabane à peine habitable, mal isolée, ou les moustiques avaient leurs marques, compte tenu des ruisseaux d’eau douce qui entouraient l’endroit. Patmé se refusait d’ordinaire à s’y rendre, autant à cause des moustiques qu’en raison des souvenirs qui grésillaient dans le taudis; Mais il n’avait plus d’argent sur lui. Tout bu. Qu’importe; De l’or, il en avait, et plus qu’assez. Mais il fallait aller le déterrer, au fin fond de la jungle de l’île, enjamber les lianes, se griffer contre les acacias; ça, il n’aimait pas, Patmé. Les flots, il les bravait sans frémir; la terre, c’était sa némésis, une vaste infection, de son avis. 

  • Alors qu’il grommelait intérieurement contre le sol qui le soutenait, en slalomant entre les branches, il entendit un craquement. En se retournant, il sursauta; Une femme se tenait tout près de lui, et l’observait avec un regard fixe. Elle était plus grande que lui, et d’une pâleur extrême; De longs cheveux noirs et poisseux lui coulaient jusqu’aux hanches, et son regard était animé d’un éclat gourmand qui horrifia Patmé. Il recula d’un pas, et trébucha sur une branche. La géante ne fit pas un pas vers lui, et continua à le fixer sans rien dire.

  • Patmé comprit tout de suite qu’elle n’était pas normale. Il avait plus l’impression d’être tombé en face d’un animal que d’un être humain. Elle était colossale, et son visage était parcouru de balafres étranges; Une plaie ouverte supputait un jus jaune, juste sous son oeil droit, sans que ça n’ait l’air de la déranger le moins du monde. Sa peau grise semblait morte, et se détachait par endroit.

  • Patmé hurla de terreur; Mais bientôt, son cri s’évanouit, effacé par un rire tonitruant et familier.

  • Elle t’as fait mouiller ton pantalon, Patmé?

  • En se retournant, Patmé vit alors Octaf et Enmar, un des autres capitaines de leur armada, ricaner en le pointant du doigt. Honteux, il se releva un peu vite, et s’approcha trop près de la femme. Il recula d’un bond, et demanda:

  • Qu’est ce que c’est que ça? C’est une exilée?…

  • Non, pas du tout, mais tu n’es pas très loin de la vérité. Patmé, je te présente Sekiace. Sekiace est cette… amie dont je t’ai parlé. Je lui ai fait sentir ton odeur, et elle t’as retrouvée en un clin d'œil.

  • Elle est vraiment terrifiante, Octaf. intervint alors Enmar. Ce n’est pas une bonne idée.

  • Patmé regarda à nouveau la concernée. Elle l’était... Elle le fixait toujours avec le même regard vide depuis qu’elle était apparue.

  • Enmar était bien plus âgé que Patmé, mais ce n’est pas pour ça que ce dernier respectait son jugement. ll avait déjà navigué avec Enmar, et le considérait avec beaucoup de respect. C’était un matari jovial, de nature très douce pour un marin. Aussi, se rangea-t-il vite à son avis:

  • Attends… Tu veux dire que c’est ça, que tu veux que j’emmène à Sécliélle?

  • “ça”? 

  • La voix de la femme fit frissonner Patmé en dépit de la chaleur qui l’etouffait sous la canopée. Elle était double, résonnait comme un chœur plus que comme une voix; grattait le tableau de son tympan comme une craie qu’on aurait pressé avec trop de force. 

  • Ne le prenez pas comme ça, ma chère, s’excusa Octaf, qui ne semblait pas perturbé le moins du monde. Patmé, tiens ta langue. Sekiace est une femme de haut-rang. C’est une princesse...

  • Patmé regarda à nouveau la colosse, et s’écarta doucement d’elle. Il salua Enmar d’un rapide coup de tête, et demanda:

  • Octaf… Je peux te parler une minute, s’il te plait?

  • Plus tard, plus tard. Alors, votre majesté? Est-ce qu’il vous plait?

  • Sekiace ne fit aucun signe montrant qu’elle avait entendu. Elle continuait à fixer Patmé sans rien dire, et on aurait vraiment dit qu’il lui donnait faim. Le jeune homme était de plus en plus mal à l’aise.

  • Je crois que c’est bon. Elle n’a pas l’air d’avoir trop envie de te m... Bon, bon, bon. Comme je te l’ai dit, Sekiace est d’une noble lignée; elle est la fille de la Reine Rouge.

  • Patmé comprit alors pourquoi la femme l’intimidait tant. La Reine Rouge était l’une des 6 Infernés; Si Sekiace était sa fille, cela signifiait qu’elle n’avait rien d’une humaine. Une Sot’ka, voilà ce qu’elle était. Les enfants des Infernés héritaient d’un corps odieux, qui mourait bien des siècles après la raison de ceux qui l’habitait. 

  • Attends, attends... Tu veux dire que tu veux que j’emmène une Sot’ka chez les infidèles? T’as perdu la tête?

  • Mais non! assura Octaf. Ma tête va très bien. Sekiace est prête à nous payer très cher pour le voyage. Comme je te l’ai dit, j’ai un contact fiable là-bas qui rendra ce débarquement plus facile. 

  • Tu sais très bien comment ils traitent les désignés, dans ton pays! Je crois pas qu’ils soient beaucoup plus ouverts en ce qui concerne les Sot’kas, là-bas. Je comprenais pas pourquoi c’était si cher payé, mais…

  • Évidemment, tu te doutais bien qu’il fallait qu’il y ait une compensation.

  • Quand bien même… Qu’est ce qu’une Sot’ka irait bien faire à Séclielle? Pourquoi aller dans le seul endroit qui vous est interdit?

  • L’Origine du Registre

  • “Je vais partir, maintenant. Tu lui apprendras tout ce que tu sais en attendant mon retour.” C'étaient les deux dernières phrases que Leïa avait dite à son frère avant de repartir il ne savait où. Etius avait obéit, assez misérablement, et il faisait à présent visiter le Kymérion à Lymfan. Celle-ci le bombardait de questions auquel il s’efforçait de répondre aussi vaguement que possible; après tout, elle était sa rivale. Il n’avait pas à lui révéler les secrets de son lignage.

  • Au fond du couloir qu’il traversait, une petite statue de verre représentant la Chimère les toisait du regard. Quand ils passèrent devant, Lymfan se signa et embrassa sa propre paume en murmurant: “Kymeria aq sadaris… La Chimère est mon seul Dieu, et Gabriel fut son messager.”

  • Humpf. Tu n’as pas besoin de faire ça. Il n’y a que moi qui regarde.

  • La jeune fille le foudroya du regard, et Etius haussa les épaules. Qu’importe. Si elle voulait se la jouer pieuse, ça impressionnerait les laïcs; pas les apôtres, ni les maestros. 

  • Ici, ce sont les trois bibliothèques. La première est réservée aux auditeurs, et contient essentiellement des rapports de marques. La seconde, c’est celle des Avalions… Je suppose que tu as le droit d’y aller, puisque tu es l’apprentie de ma sœur. Il n’y a pas grand chose, à part des livres d’histoire écrits en vieux-mencite. La dernière, c’est la bibliothèque privée de Leïa. Même moi, je n’ai pas le droit d’y entrer.

  • Ah… Et, c’est verrouillé ?

  • Je ne sais pas. Quelle question…

  • Tu n’as jamais essayé d’y entrer? Même pas une seule fois?

  • Etius dévisagea Lymfan un instant, avant de répondre:

  • Tu es sérieuse, là? Je te dis qu'on n'a pas le droit, de toute manière. Tu sais ce que Leïa fait à ceux qui lui désobéissent?

  • Non. Je l’ai rencontrée aujourd’hui, ta soeurette. Elle a l’air de bien m’aimer.

  • Etius allait répondre, quand elle fit un pas en avant, et ouvrit la porte d’un geste brusque.

  • Apparemment, c’est ouvert.

  • Lymfan entra dans la bibliothèque sans écouter les protestations d’Etius. Elle eut un sourire ravi. Elle n’avait jamais vu autant de livres de sa vie. Il n’y avait pourtant que deux étagères modestement remplies, en plus des quelques ouvrages dispersés sur un bureau adossé à une fenêtre de gypse. Une épaisse couche de poussière recouvrait le tout.

  • On a pas le droit, je te dis!

  • Sur le bureau, Lymfan reconnut alors une reliure familière. C’était un exemplaire des Révélations de Gabriel, similaire en tout point avec celui qu’elle avait vu dans sa jeunesse. Elle le prit dans ses mains: des traces de doigts indiquaient qu’il avait été ramassé récemment. Elle souffla dessus pour en retirer la poussière. Etius lui attrapa alors les poignets; Il était beaucoup plus fort qu’elle, et il en profita pour la jeter à terre.

  • Tu n’as pas le droit, j’ai dit! C’est à ma sœur, espèce de voleuse!

  • Lâche moi! 

  • Je t’ai dit qu’on avait pas le...

  • Lymfan lui mordit alors la main de toutes ses forces. Etius cria de douleur, et elle se libéra.

  • C’est qu’un livre! Arrête d’être un crétin!

  • Il y a plein de livres, dans les autres bibliothèques !

  • Elle s’enfuit en courant, et Etius la poursuivit jusque dans sa chambre. Elle ne parvint pas à maintenir la porte close, et il finit par réussir à entrer et à lui arracher le livre des mains.

  • Rends le moi! gémit-elle.

  • Non, je vais le ramener...

  • Tu es juste jaloux, parce que je peux lire les Révélations, et pas toi!

  • Tu n’as qu’à lire un autre exemplaire, répondit fermement Etius. Celui-ci était dans la bibliothèque de ma sœur… tu ne peux pas…

  • Qu’est ce que tu en sais? Je suis sûre que ça ne l’énerveras pas. Si ça se trouve, elle n’a pas verrouillé sa bibliothèque précisément parce qu’elle veut qu’on lise ces bouquins. Si ça se trouve, ce qu’il faut que tu apprennes à faire, c’est désobéir! Comment crois tu que tu vas apprendre une langue aussi exceptionnelle que le pavi, si tu n’oses même pas braver un interdit de temps en temps?

  • Tu sais quoi ?” Il lui jeta le livre à la figure. Tu n’as qu’à le garder, ton livre. “Mais quand Leïa apprendra ce que tu as fait, tu ne diras pas pas que je ne t’avais pas prévenu…

  • Il sortit de la pièce sans plus lui prêter aucune attention. Qu’elle aille au Fléau! Il avait des choses à peindre, et peu de temps à perdre. Après tout, ça n’était qu’un livre... Ce qui venait de se passer semblait sans conséquence, en dehors du fait qu’il avait appris qu’en plus d’être une peste arrogante, Lymfan était une petite voleuse. Rien qu’un simple bouquin… Malheureusement, c’est précisément de là que vint tout le problème: Il ne s’agissait pas d’un simple bouquin. 

  • S’il avait su, à ce moment! Tout aurait pu être évité! Le précieux ouvrage qu’elle s’était approprié était loin d’être un simple exemplaire des Révélations. Au moment précis où elle le sortit de la pièce, elle déclencha une succession d'événements funestes qui, dans l’ombre, mèneraient à une guerre sans précédent.

  • Le Chancelier

  • Je crois que c’est assez, pour clore le volet de l’introduction. Désormais, les bases sont posées, je crois… Non! Il reste un dernier tableau. Un dernier personnage, sans lien apparent avec les autres, mais que j’ai déjà évoqué auparavant. 

  • Cet homme… Cet homme vivait alors loin du peuple de la petite fille, et dans son ciel à lui, l’Autre Lune ne passait plus. Il n’avait aucun lien direct, ni avec la Dynastie des Avalions, ni avec les deux frères mataris, et encore moins avec ce maudit Octaf Féléis. Le briseur de monde vivait à l’Est, dans la capitale de l'Éternel Empire.: Cette autre capitale, qu’on appellait Mencis. Mencis la grande, cité des maudits et des illuminés, lovée dans les bras du fleuve Eos; Mencis la noire, resplendissante, cachée au coeur des grands déserts du titan nommé Orient, qui ceinturait les rivages fertiles dans ses bras de dunes.

  • Le non-passage de l’Autre Lune - Mencis, capitale de l'Éternel Empire

  • Chacune des parties de l’immense Jardin des clartés représentait l’une des régions de l'Éternel Empire. C’était un trésor national, et les plus beaux chefs d'œuvre de la civilisation Mencite y étaient entreposés, en compagnie d’artefacts religieux d’une valeur inestimable. C’était ici, à l’est, que se trouvait le dernier des trois tableaux majeurs de cette histoire, avec les cinq royaumes et la mer d’Or. Située à la jonction du delta de l’Eos, au beau milieu du désert, là où le soleil est un adversaire et le soir un ami, la cité de Mencis était la plus peuplée du monde; et pourtant il n’y avait pas âme qui vive, au sein ces jardins.

  • Toutes les richesses de l’homme et de la nature semblaient avoir été rassemblées là, et cet endroit relevait du miracle - les très rares êtres humains qui s’y étaient rendu avait été tellement touché par sa beauté qu’ils en étaient ressortis changés, souriant et enjoués, comme des êtres parfaitement épanouis par ce dont ils avaientété témoin, et qui n’ont plus besoin de voir plus de ce que la vie à a offrir. Mais pour Seth, la beauté n’existait pas. Distractions sur le chemin.

  • C’était un homme imposant, qui était bien plus grand que la plupart des colosses. Son pas était ferme, son menton relevé. Ses cheveux bruns étaient rasés de près, et son allure avait tout de celle d’un militaire. Il ne prenait le temps d’observer ni les fleurs chatoyantes qui parsemaient l’allée, ni les tableaux cloués aux arbres précieux enluminant ses virages. Il avait l’habitude de regarder droit devant lui, comme si l’endroit où il allait était toujours beaucoup plus important que tout ce qui se trouverait sur son chemin. 

  • Aujourd’hui, ce sentier était bordé de couleurs; Hier, c’était la mort qui le parsemait. Dans les deux cas, Seth ne regardait jamais le rebord du chemin.

  • Le colosse savait qu’il aurait pu se rendre maître du monde, s’il l’avait voulu. C’est une certitude qu’il avait tout à fait raison d’avoir: Cet homme n’était pas semblable aux autres. Ses émotions, il ne luttait jamais contre elle, et pourtant il en triomphait toujours. Sa force semblait sans limite, son caractère, impeccable: On aurait dit que la nature elle-même s’était exprimée en lui, tant il la représentait toute entière; Il était violent et doux, beau et fort, sage et cruel, parlait comme un orage aux uns et comme un oiseau aux autres. Dans toutes les proportions, c’était un grand homme que Seth. Et on ne pouvait s’empêcher de le remarquer. Après tout, c’était un fils de personne, un fils d’esclave, un simple soldat sorti du néant, qui était entré en politique hier, et qui était devenu l’homme le plus puissant de l’Empire en moins de temps qu’il en faut à une femme pour faire germer un enfant.

  • Ce jour-là, il n’éprouvait, comme à son habitude, aucune angoisse. Et pourtant, il aurait dû. Il était sur le point de rencontrer l’Empereur, après tout, et n’importe qui d’autre aurait été au moins nerveux de rencontrer l’essence de sa nation. Mais pas Seth. D’abord, parce qu’il n’était pas croyant; ni le culte d’Extellar, ni celui de l’Empereur, ni aucun autre n’avait su éveiller une quelconque trace de foi en lui. C’était une information qu’il se gardait bien de révéler, et il se contentait de faire semblant de pratiquer la religion officielle de l’Empire, sans chercher à lutter pour imposer ses vues athéistes sur le monde. Ensuite, la peur non plus, n’existait pas, dans l’esprit de Seth. Ou tout du moins, c’est ce qu’il pensait.

  • C’est ce tempérament, associé à son efficacité et à la froideur de son caractère, qui l’avait placé au poste très convoité de chancelier de l’Empire. A trente ans, il était le plus jeune homme ayant jamais occupé le poste; il gouvernait depuis quelques saisons, et il avait déjà ordonné des décrets visionnaires, qui avaient ébloui ses soutiens et décontenancé ses rivaux. Le monde entier était suspendu à cette rencontre: ce Chancelier réussirait-il là où tous les autres avaient échoué ?... Lui qui semblait si puissant, le serait-il assez pour convaincre l’Empereur ?...

  • Son autorité ne serait pleinement reconnue que si celui-ci lui donnait le Sceptre, un artefact sacré qui était le symbole final de la puissance politique, dans l’Empire. Alors, les fleurs, très peu pour Seth; Il regardait toujours droit devant lui. Il l’avait toujours fait, et c’est pour ça qu’on finissait par le suivre. Pourtant, cette fois-ci, il allait détourner le regard de son chemin pour la première fois de sa vie.

  • Toutes les fleurs et tous les arbres du monde pouvaient être trouvés dans le Jardin des clartés. Chaque sous-espèce d‘orchidée, chaque rose et chaque buisson, des immenses baobab du Grand Sud aux sapins du plateau de l’Imbrie, tous pouvaient y pousser, grâce à la science de l’Empereur. Ces jardins n’avaient pas d’égal en ce monde: Ils étaient entretenus par des dynasties d’esclaves qui ne le quittaient jamais. Mais Seth ne croyait pas en la beauté. Il n’avait pas vu les milliers de pétales s’ouvrir sur ses pas au fil de la matinée passée à traverser le Jardin, ni contemplé les rayons du soleil liquide qui coulaient entre les feuilles d’arbre pour éclairer sa route. Seth ne croyait pas en la beauté. Pourtant, quand il entra dans l’antichambre de l’Empereur, le dernier jardin avant la résidence, il la vit pour la première fois.

  • Il savait pourtant que c’était précisément dans ce lieu, qu’il fallait baisser les yeux. L’esclave l’avait prévenu, quand il était entré: Croiser le regard d’une des épouses de l’Empereur était passible de mort, même pour lui. Les 99 femmes jugées comme étant les plus “belles” de l’Empire étaient enfermées dans cette partie du Jardin. C’était une triste métaphore, qui habitait les fantasmes de bien des peuples. Ces femmes étaient appelées “les cent pétales”; Piètre réconfort des mots rendus à ces jeunes filles qui se voyaient exécutées dès l’apparition de leurs premières rides. Réduites à la fonction de fleur décorative, elles se fanaient l’âme à errer dans les sources chaudes entourant la Résidence.

  • Seth n’était pas un homme lubrique. Il ne s'intéressait pas aux femmes. Quand l’une d’entre elles était attirée par la force évidente qu’il dégageait, il la traitait avec tellement de froideur qu’elle changeait vite d’avis sur son compte; Brutal et hautain, il appelait le sexe féminin “sexe faible”, puisqu’incapable de se livrer aux arts de la guerre. Mais quand il la vit, il trouva soudain les arts de la guerre bien dérisoires.

  • Son regard resta fixé sur cette femme nue à la beauté indescriptible. Elle était assise sur le rebord d’une des sources, et fixait le ciel avec amertume. Les vapeurs s’étaient condensées sur sa peau, et ses membres reflétaient doucement la lumière du matin. Ses seins dressaient leurs pointes brunes  au-dessus d’un ventre finement dessiné, et une cascade de flammes noires couronnait son visage. Ses yeux sombres ressemblaient à deux trous dans lesquels on pouvait apercevoir le feu d’une âme consumée de jeunesse et de vie. 

  • A la première seconde, Seth se dit qu’il devait baisser les yeux. Il n’avait pas le droit de la voir. Si quelqu’un surprenait ce coup d'œil impudique, il serait exécuté le jour même; à la deuxième, il se promit de ne regarder qu’une seconde de plus. Mais à la dixième, la femme leva la tête, et écarquilla les siens.

  • Au début, elle n’eut pas l’air offensée de constater cet homme qui l’admirait de loin, sans s’arrêter de marcher. Ce n’est pas la pudeur qui l’animait, mais la surprise. Il osait? Puis, elle sembla se rendre compte qu’elle était totalement nue. Elle eut l’air de vouloir se cacher, mais, un éclair d’insolence arqua alors son corps, et elle toisa Seth sans cacher ses seins ni son sexe.

  • La bouche nigaude du colosse s’entrouvrit. Il la fixa avec tellement de béatitude qu’il s’écarta du sentier blanc qu’il avait suivi jusqu’alors. Se rendant alors compte de ce qu’il était en train de faire, il baissa précipitamment les yeux, et se remit à suivre la route. Son cœur battait fort dans sa poitrine, et il sentit une chaleur un peu trop agréable lui gagner le corps. Il fronça les sourcils, releva la tête, et se remit à marcher comme si de rien n’était. Après tout, ce n’était qu’un petit détour, se disait-il... 

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que presque toutes les traces de civilisations précédant l'avènement de la Chimère ont disparues. Ce que nous avons trouvé était incompréhensible, et ce que nous cherchions n’existait pas. La seule chose qui semble avoir existé avant la Chimère, c’est la Haute-Trinité; Trois épées sacrées, dont les propriétés extraordinaires témoignent de l’avancement des peuples ayant précédé la Chimère.

  • La première d’entre elles se nomme “Solaris”. C’est une arme de destruction massive, qui possède également une autre propriété étrange: L’Autre Lune semble ne passer qu'au-dessus de l’endroit où Solaris est située. C’est le Premier Avalion qui, il y a un peu moins de deux siècles, déroba cet artefact dans le trésor de Limbad.

  • Les deux cultes

  • Seth monta les marches, et entra dans la Résidence. Il la traversa sans la regarder. Son objectif se situait dans la cour intérieure; le “jardin intime” de l’Empereur. Quand il pénétra cette antre, il fut pris d’un frisson incontrôlable.

  • Le tableau était simplement, totalement et lamentablement laid. Si Seth avait du mal à apprécier la beauté, il remarquait tout de suite son absence, et il n’y en avait aucune trace, ici. Les pavés étaient couverts d’une épaisse couche de boue noire. Les quelques plantes qui poussaient là étaient des mousses venimeuses et des mauvaises herbes. 

  • Assis face à une table de bois pourri, l’Empereur lisait un livre, dont les pages avaient en partie noircies aux rebords. Il ne le touchait pas directement, et tournait les pages en utilisant un long pinceau de jyste noire. Il le faisait instantanément, comme si un simple regard sur les deux pages lui avait permis d’en extraire instantanément toute la substance. Il ne fit aucun geste pour saluer Seth, et celui-ci avait été prévenu: Il ne fallait pas interrompre l’Empereur, quoi qu’il soit en train de faire, mais plutôt attendre qu’il se décide à vous parler. Après tout, c’était un être immortel, et son appréciation du temps était particulièrement différente de celle des autres humains.

  • Il fut choqué de voir à quel point Limbad ressemblait aux statues qui le représentaient partout dans l’Empire. Ce visage semblait avoir été taillé dans le roc, et les yeux de l’Inferné étaient aussi vides que s’ils avaient été faits d’un marbre pensif. Il portait une immense pièce de soie rouge, dont les motifs cousus d’or étaient à la fois sobre et complexe, mais celle- ci était rongée par la Corruption, et pourrissait par endroit. L’Empereur Limbad était né presque trois millénaires auparavant, et pourtant, son visage était celui d’un homme à peine quarantenaire, parcouru d’une barbe mal-entretenue et cernés de poches disgracieuses. 

  • Son regard était absorbé par le livre qu’il lisait. De sa main droite, il prenait régulièrement des petites boules de pâtes noires qu’il se coinçait entre les gencives. Seth reconnut la substance avec horreur : C’était du kok’r. La “boue des sauvages”, un narcotique violent que les hommes du sud avaient introduit de force sur le territoire. L’idée que l’Empereur en consomma terrifia le géant; Il ne croyait pas en dieu, mais le fait de le voir se droguer restait un aperçu terrifiant de l’éternité.

  • Il attendit un long moment avant que l’immortel daigne lui accorder un regard. Quand finalement, il voulut bien lever la tête vers Seth, celui-ci avait les yeux ailleurs. Le murmure à peine audible qui s’échappa alors des lèvres de l’Empereur le fit sortir de sa rêverie.

  • “Je ne t’ai jamais vu ici. Qui es-tu?

  • Seth s’agenouilla brusquement, et réagit aussitôt, soulagé que l’attente se termine enfin.

  • Je suis l’Anadyo Seth, et je suis le quatre cent dix septième chancelier de Votre Éternel Empire, Votre Sainteté. Nous sommes le jour du passage du ciel sans lune, et…

  • Silence. Tu as déjà trop parlé. Tu peux repartir, maintenant.”

  • Seth releva la tête. L’Empereur s’était déjà remis à lire. Le jour du passage du ciel sans lune était un jour de deuil, dans l'Éternel Empire. Autrefois, c’était dans les cieux qui recouvrait Mencis, que l’Autre Lune dispensait sa beauté… Aujourd’hui, cependant, les hérétiques avaient volé l’astre, et cette perte symbolisait le déclin de l’Eternel, celui-là même auquel Seth refusait de croire. 

  • Était-ce donc ça, un Dieu? Quoi, c’était tout? Il n'aurait même pas une seule occasion de réclamer le Sceptre? Non. Seth ne serait pas aussi lâche que les précédents chanceliers. Il expliquerait le désastre qui menaçait de ravager l’Empire, même si cela signifiait qu’il devait mourir pour avoir dérangé Dieu.

  • Je connais votre Calvaire, Votre Sainteté. Je sais que m’écouter est pour vous très pénible, et je connais bien les risques que j’encours. Mais je dois vous révéler la situation dans laquelle se trouve l’Empire, ou sinon, personne ne le fera ja...

  • Il n’y eut pas de silence; L’Empereur se mit à parler alors que Seth n’avait pas fini:

  • Ton cran va peut-être m’amuser. Lève toi et parle, mais sois bref.

  • Ce brusque changement de décision ne choqua pas Seth. Encore une fois, il connaissait la malédiction de l’Empereur. Plus de 2000 ans plus tôt, Limbad avait été piqué par la Chimère: C’était l’Inferné qui avait régné le plus longtemps dans l’Histoire. 

  • Pendant le laps de temps infime qu’il passa à se relever, Seth s’efforça de rassembler les informations qu’il était venu livrer à l’Empereur. Il tria l’inventaire des choses essentielles qu’il avait à dire d’un mouvement de l’esprit brutal et irréfléchi.

  • Il y a 4 siècles, les…

  • L’Orchestre, oui, je sais déjà. 

  • Oui, bien sûr. Revenir sur l’origine des maestros était inutile. L’Indifférence de l’Empereur n’avait commencé que deux siècles plus tôt, après tout.. Il fallait lui expliquer à quel point l’Orchestre était devenu influent, et comment la nouvelle religion menaçait de faire s’effondrer l'Éternel Empire. Mais il fallait le faire vite. La malédiction de l’Empereur ne le rendait pas très patient.

  • Le culte de la Chimère a de plus en plus de pratiquants, votre Sainteté. Les citoyens se détournent des vieilles croyances, et beaucoup d’entre eux ne vous considèrent plus comme un dieu, mais comme un...

  • Comme un démon. Et bien qu’ils meurent. Exécutez tous ceux qui pratiquent cette nouvelle foi.

  • Il y en a trop, votre Sainteté. Ils ont le soutien de l’Orchestre, et, au sud, les hommes noirs ont commencé à traîner bien trop près de nos côtes. Les Afilies n’ont pas versé de tribut, cette année... Et les infidèles se sont regroupés, récemment. Plusieurs satrapes se sont convertis, et…

  • Silence. Tu m’ennuies. Débrouille toi, Seth Anadyo, quatre cent dix septième Chancelier de mon Éternel Empire. ”

  • Limbad lui indiqua la sortie de manière pressante. Il allait protester à nouveau; Il était loin d’avoir fini. Mais l’Empereur avait posé sa main sur un objet que Seth n’avait pas vu en entrant. C’était une épée rouge, qui semblait bien trop longue pour être maniée. Seth ne l’avait vu qu’en peinture, mais il savait très bien de quelle arme il s’agissait. Et la lueur de folie qui démangeait les yeux de l’Empereur le terrifia tellement qu’il découvrit soudain qu’il connaissait la peur. Il repartit d'où il était venu sans regarder ni les fleurs, ni les femmes, ni même droit devant lui.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que la Chimère a trois manières très différentes de désigner les hommes. Trois malédictions qu’elle décerne sans rien expliquer.

  • La plus répandue d’entre elles, c’est la griffure. On estime qu’un être humain sur vingt porte cette marque dans le monde, bien que ces proportions varient énormément selon les endroits. Les désignés de ce type sont appelés des “Ombrages”. Personne ne les approche, parce qu’il est dangereux d’être leur allié. L’amour d’un Ombrage est effet le moteur de sa puissance. Ils possèdent tous la même faculté, qu’on appelle la “pénombre”, et qui leur permet de manipuler les ombres qui les entourent. C’est un pouvoir en apparence sans limite, puisqu’il n'épuise jamais celui qui l’emploie. 

  • En effet, cette faculté ne puise pas ses forces dans son utilisateur, mais dans celles de ceux qu’il aime. Autrement dit, les Ombrages sont capables de miracles ahurissant, à condition de vampiriser leurs proches dans la manœuvre. Il est compréhensible que la plupart des gens évitent de se lier avec eux, et dans toutes les 

  • cultures du monde, ils soient systématiquement marginalisés. Sauf, peut-être, dans l’Eternel Empire, ou ils portent le titre prestigieux d’“Anadyo”.

  • Je saigne… J’ai dû interrompre l’écriture… Cela fait deux jours, que j’ai terminé de raconter la rencontre de Seth et de l’Empereur. Quelle douleur, ô, Kymer, quelle douleur! C’est une sensation qui m’est étrangère… Ces chiens! Ces lâches! Ils ont failli m’avoir, oh, je les aurais laissé faire! J’aurais bien voulu qu’ils m’achèvent, mais, c’est ce corps… C’est ce corps, qui ne veut pas mourir, et qui m’a fait jurer d’écrire tous ces souvenirs… Je perds trop de sang… Je dois continuer… Je me perdrais dans leurs rêves, et j’oublierais peut-être la douleur, de cette manière…

  • LIVRE II: Les révoltés

  • Pouilleuse 

  • Rêve

  • J’ignore pourquoi je les hais. Ils sont des milliers, tapis dans les ténèbres; Ils m’observent, et sourient d’un air ironique. Rageuse, je décide de les imiter - Un rictus sarcastique réhausse ma lèvre supérieure, et je les toisent de tout mon mépris. Malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à discerner leurs visages; Quand j’en fixe un, il disparaît, et je ne peux les voir que du coin de l'œil. Qui sont-ils?

  • Comme certaines faces surgissent à quelques centimètres de mes yeux, je me met à agiter les mains dans l’espoir d’en gifler une. Mais mes doigts n’heurtent que le vide, et les yeux moqueurs disparaissent à l’instant où je crois les frapper. Je sens des souffles dans ma nuque, mais quand je me retourne, rien. Il fait si sombre que je n’arrive pas à voir le sol - Terrifiée, je m’y recroqueville. Mes yeux roulent dans leurs orbites, traquant les faces qui ricanent au coin, et finissent par en attraper une. Je réalise alors que c’est mon propre visage qui m'observe en riant.

  • Réalité

  • Mes chers disciples… Je vous présente Lymfan, fille de Selir. Elle est désormais officiellement la tutellée de Leïa Gin. Et elle lui fera honneur, n’est-ce pas?...

  • Les regards des huit autres disciples composant la classe étaient rivés sur la jeune fille. C'était le premier cours de Lymfan depuis qu'elle avait été prise sous l'aile de l'Avalionne. Elle avait reçu une belle toge blanche en tant que tutelle et s'était soigneusement préparée pour ce jour. Elle était presque jolie, maintenant qu'elle était bien coiffée, et ses cheveux noirs comme de la suie étaient devenus d'un beau châtain clair une fois soigneusement lavés.

  • Malgré les efforts qu'elle avait déployés pour arborer une apparence impeccable, son profil ne correspondait pas à celui des autres élèves. Dans sa posture, la forme de ses mains, et la façon dont les cernes profonds enfonçaient son regard triste dans son visage de fillette, on pouvait détecter une différence évidente. Lorsqu'on lui posa une question, elle répondit par un hochement de tête et un rougissement.

  • Hé bien, tu peux être fière de toi, reprit Telema Feleis, mielleuse. Tu as 12 vertiges, c’est ça?... à ton âge… Maîtriser le pavi… C’est un exploit sans précédent. Lymfan, fille de Selir, je te souhaite la bienvenue. Kymeria af fobene.

  • Quand la professeure s'inclina, tous les élèves reprirent en chœur: "Kymeria af fobene" - Mais avec bien peu d'entrain. L’atmosphère était tendue, pleine de méfiance; il était évident qu’ils étaient déjà au courant de l’arrivée de la jeune fille, et que ces adolescents issus de la haute noblesse n’acceptaient pas l’idée d’étudier avec une… une pouilleuse des campagnes du Nord, une malpropre renommée, dont on disait qu’elle se nourrissait du sang des rats qu’elle égorgeait dans les bas quartiers de Séclielle.

  • Ils étaient assis à même le sol, tandis que Telema les inspectait depuis un siège de pierre sombre. Une statue de la Chimère se dressait derrière elle, et la maestria partageait avec elle le même regard sévère et gracieux. La lumière entrait par une fenêtre de gypse opaque, et les sortait à peine des ténèbres ou la poussière voletait paresseusement.

  • Bien. Nous allons reprendre là où nous nous sommes arrêtés la dernière fois. Pouvez-vous me rappeler quelles sont les trois Tâches sacrées du maestro, Karrie?

  • Une pimbêche assidue se redressa religieusement (aux couleurs de ses vêtements, Lymfan comprit qu’il s’agissait d’une Sahis) et récita :

  • Diffuser les textes. Guider les laïcs. Exterminer les Désignés.

  • Bien, vous pouvez vous rasseoir. Clair, concis - Vous êtes bien une Sahis,  ajouta-t-elle avec un regard complice. Elle s’adressa ensuite à nouveau à la classe. La dernière fois, nous avions évoqué l'histoire du Premier Avalion et du Fléau. Aujourd'hui, ce sera un cours assez différent de ceux que nous avons l’habitude de prendre. Mais d'abord, qui parmi vous a reçu l'Onction?

  • Les 8 autres élèves levèrent tous la main en même temps. Telema haussa un sourcil faussement surpris.

  • Ah, bien. Je suppose que ce sont vos familles qui vous l'ont procurée… Une deuxième question, maintenant. Lequel d'entre vous va m'expliquer ce qu'est l'État ?

  • Comme personne ne répondait, Telema finit par désigner Étius de l'index. Celui ci se leva d'un mouvement malhabile, et bégaya:

  • Le dépassement de tous les sens, Maître.

  • Ce n'est pas la réponse la plus précise qui soit, mais elle est juste. Lymfan, pouvez vous me préciser ce qu’on ressent, lorsqu’on entre dans l'État?

  • Surprise qu’on lui pose la question, Lymfan bégaya:

  • Je… je n'ai pas reçu l'Onction, Madame… 

  • "Maître", corrigea Telema. Même si tu ne l'as pas reçu, tu dois savoir à peu près ce qu'est l'État, n'est ce pas?

  • … je sais qu'il faut entrer dans l'Etat pour faire de la magie... 

  • De la Musique, répliqua sévèrement Telema.

  • …Et que, ceux qui sont dans l'État ont des pouvoirs, avait continué Lymfan.

  • La jeune fille tentait désespérément de garder son calme, mais l’attitude de Telema lui semblait si hautaine qu’elle sentait déjà son cœur battre de colère et son souffle se raccourcir. Oui, cette attitude… Elle lui faisait penser à Rémo Féléis.

  • Exactement, reprit Telema sans sembler remarquer l’irritation de la disciple. Seuls ceux qui reçoivent l’Onction entrent dans l’Etat; Seuls ceux qui peuvent entrer dans l'État sont capables de miracles. Mais encore? Simé, vous avez la réponse ?

  • Un garçon efféminé se redressa avec trop de grâce, et minauda:

  • Celui qui entre dans l'État voit l’invisible, hume l’inodore et effleure l’immatériel. 

  • Ses sens se dépassent, confirma Telema, heureuse de l’avoir entendu réciter l’un des versets de Gabriel. Celui qui entre dans l'État distingue enfin la Réalité. Et, qui sont les seuls à ne jamais pouvoir entrer dans l'État?

  • Les pauvres? glissa un garçon.

  • Toute la classe éclata de rire, à l’exception de Lymfan, qui cligna des yeux. Même Telema avait esquissé un sourire narquois.

  • Les Désignés, corrigea-t-elle néanmoins. Ceux que la Chimère a marqué deviennent incapable d’entrer dans l’Etat. Et ceux qui n’ont, bien sûr, pas reçu l’Onction…

  • Je ne comprends pas vraiment ou vous voulez en venir, déclara alors Lymfan. Pourquoi énoncez vous des évidences?

  • La classe se réjouit à nouveau. Telema s’approcha de Lymfan d’un air grave.

  • On n’interrompt pas le Maître.

  • Ah? Mais, vous parliez plus, là…

  • Et surtout pas avec des questions stupides, abrégea Telema. Etius, expliquez à cette jeune fille pourquoi il est si important de revenir à ces bases.

  • Les cours de Telema sont des cours de méditation… On est supposé entrer dans l’Etat pendant toute l’heure, et écouter la Musique.

  • Etius avait parlé très vite, sans la regarder. Il avait clairement honte d’être associé à elle. 

  • Quel petit couple attachant, lâcha Telema, déclenchant une troisième vague d’hilarité. La présence d’une jeune fille qui n’a pas reçu l’Onction perturbe en effet nos habitudes. C’est, hélas, l’Avalionne, qui m’as imposé de vous prendre avec moi dans ce cours; il m’est impossible de m’opposer à la volonté de la sainte descendante.” Telema avait dit cette dernière phrase avec un chagrin évident. Elle marqua un arrêt, et reprit: “Revenons-en au cours. L’Etat permet donc de distinguer la Réalité. Voir le monde tel qu’il est réellement… L’Etat permet d’utiliser le pavi à son plein potentiel, de lire les mots que le monde prononce et de s’en approprier le pouvoir. C’est le privilège de cette faculté qui fait des maestros les “Guides” légitime de la foule des laïcs. Cette masse ignare qui compose le peuple n’est vouée qu’au mal et à la perversion - les plèbes se ressemblent toutes, se remuent toutes dans la même fange crasseuse en agitant les mêmes faux principes - C’est le fardeau des siècles. Les systèmes de valeurs sont tous faussés par l’écho néfaste de ceux qui se sont trompés hier, et l’avenir est troublé par les erreurs fatidiques de ceux qui se tromperont demain. Mais c’est là que les maestros interviennent.

  • Les élèves étaient subjugués par le mépris virulent que la professeur laissait suinter. Lymfan, elle, crut relever des fautes de syntaxe et une certaine suffisance.

  • Lorsqu’un être atteint l'État, il voit au-delà des paradigmes… Elle bava presque le mot, en en savourant l’aspect distingué avec une subtilité d’abattoir. C’est cette faculté si précieuse qui fait de nous des élus, et qui doit guider vos propres pas: Nous prenons notre pouvoir du Vertige, et du continent interdit qui se trouve au-delà du Vertige. La Musique résonne des terres-astrales jusque dans nos régions bénies par Kym, et c’est elle, qui nous libérera des désignés. Aq Savar.

  • Aq Savar, répétèrent tous les élèves: Lymfan, elle, n’eut pas le temps de reprendre la prière.

  • Bien sûr, il ne suffit pas de recevoir l’Onction, continuait Telema… Certains demeurent incapable de maintenir l’Etat plus de quelques secondes, malgré le fait qu’ils l’ont reçu depuis des années… Et, disant cela, elle lança un regard lourd de sous-entendu à Etius, qui courba l’échine. D’autres encore ne semblent tout simplement pas avoir le sang nécessaire pour entrer dans l'État, malgré leur talent pour la lecture du pavi. Après tout, seuls les auditeurs peuvent donner l’Onction, et, même l’Avalionne ne peut pas outrepasser la juridiction du grand At Sahis.

  • Elle ne regarda pas Lymfan, mais les élèves le firent pour elle. Pour la jeune fille, c’en était trop.

  • Si les maestros sont les guides du peuple, pourquoi est-ce qu’ils n’en seraient pas issus?

  • Personne n’esquissa le moindre sourire. Telema n’accorda aucun regard à Lymfan, et continua:

  • Bien sûr, l’Etat permet aussi de sentir les odeurs inodores, mais certaines sont perceptibles même sans avoir reçu l’Onction.

  • Les éclats de rire mirent Lymfan hors d’elle. Elle se leva brusquement, et pointa un doigt accusateur vers la professeur.

  • “Et, puisque chaque Homme a une âme, chaque Homme est capable - Ceux qui disent le contraire s’écartent de ma voie.” Exorde de Gabriel, 13ème verset. Vous parlez du peuple comme d’une plèbe immonde, mais vous…

  • Asseyez-vous.

  • … Vous respectez même pas les principes les plus élémentaires de notre reli…

  • Silence!

  • Telema avait parlé avec si peu d’autorité que Lymfan marqua un arrêt.

  • Ha! Vous posez bien, mais dès que quelqu’un vous contredit, plus rien…

  • Telema réfléchit un instant. Si elle avait espéré s’entendre avec cette gamine, ses illusions s’étaient volatilisées. Elle ne se rendait même pas compte de sa suffisance, ou de l’aspect humiliant du moment qu’elle faisait passer à  la petite fille. Pour elle, il s’agissait simplement d’exposer clairement l’ordre des choses. Elle ne dit pas le mot auquel tous avaient pensé dès que Lymfan était entrée dans la classe, mais répliqua avec douceur:

  • Il faut croire que l’apprentissage du pavi ne vous a pas appris les manières. Instruite, mais sans éducation...

  • Je…

  • Vous allez vous lever, et sortir de la pièce. Ensuite, vous irez au troisième étage, et vous entrerez par la grande porte bleue que vous trouverez au fond du couloir. Là, vous demanderez à voir At Sahis.

  • Il y eut un silence. Lymfan serra les poing, laissa glisser un regard hargneux sur les autres élèves qui se retenaient de rire, et sortit en trombe de la salle de classe. En marchant jusqu’aux escaliers, elle fulminait; Ils ne savaient pas qui elle était. Ce qu’elle avait vécu. Elle valait mieux qu’eux tous, et elle le prouverait; Oui, peut être, elle n’avait pas grandi dans des draps de soie, et n’avait jamais goûté aux épices exotiques de Ma’ek et du grand sud avant son premier repas avec Etius, qui avait grignoté le festin avec autant d’indifférence que s’ils avaient bu la soupe des bouchers. 

  • Elle connaissait pourtant sa valeur - N’avait aucun doute quant à ses facultés. Elle allait leur montrer, à ces porcs habillés comme des princes! Bientôt, Leïa reviendrait, et elle se débrouillerait pour lui faire recevoir l’Onction. En gravissant les marches (Deux à deux, comme à son habitude), elle songeait déjà à ce qu’elle allait déclamer devant At Sahis. L'electeur de la capitale était connu dans le Supremat entier, et sa sagesse était légendaire: Elle savait qu'il la comprendrait, lui.

  • Oui, elle avait été renvoyée de cours, non pas à cause de son propre manquement, mais à cause de l'ignorance que Telema Féléis semblait pratiquer avec autant de ferveur qu'une discipline. Tout ce qu’elle avait fait, c’était citer les textes que cette nobliaude ne pouvait pas lire, ignare qu’elle était. Lymfan allait changer la mentalité du Séminaire, elle le savait - Les maestros s’étaient embourgeoisés, et elle sentait bien qu’ils étaient plus intéressés par la politique que par la Chimère, par les manières que par les principes. Arrivée au troisième étage, elle continua à se répéter les phrases pleines de verve et de panache qu’elle comptait servir à At Sahis - Angoissant à peine, alors même qu’elle allait rencontrer l’homme le plus puissant du pays, le dirigeant officieux du Suprémat depuis la Déchéance. 

  • Quand elle arriva devant la fameuse porte bleue, un détail la fit pourtant tiquer. C’était une petite porte de bois usé, ou la peinture s’écaillait par endroit - Le loquet était rouillé, l’encadrure, abîmée par le temps. Peut-être At Sahis respectait-il, lui, les principes de dénuement et de modestie que Gabriel avait tenté d’inculquer aux Hommes…? Elle prit une profonde inspiration, et toqua à la porte. 

  • Elle entendit le bruit d’un corps qui se lève, et des pas pesant s’approchèrent du seuil; Puis, la porte s’ouvrit. Une très forte odeur d’excrément et d’urine remplit d’abord les narines de Lymfan, qui plissa le nez de dégoût. Puis, une nouvelle odeur éclipsa la précédente, et une orbe humaine se leva dans l’horizon du seuil - Un obèse morbide, à la peau grasse, qui marinait dans sa sueur. Il avait la bouche légèrement entrouverte, et ses dents, rares et pourries, diffusaient une haleine terriblement fétide. Son sourcil unique se fronça alors, alors que son œil strabique dardait une lumière interrogatrice sur la gamine.

  • “Qu’estu veux, toi?

  • Je… Je suis censée voir At Sahis?...

  • L’astre odorant s’esclaffa quelques instants, mais fut vite rattrapé par une toux grasse qui le poussa à cracher un molard jaunâtre aux pieds d’une Lymfan hébétée.

  • At Sahis n’utilise pas ces chiottes-ci, dit-il après que son hilarité soit passée. Son pot d’chambre est au Kymérion. C’est la p’tite Féléis, qui t’envoie, hein…? Bordel. Elle a un d’ces derrière, cel’la. Bon, bah j’suppose qu’elle t’envoie pour m’aider. C’est bien gentil d’sa part. J’dois lui avoir tapé dans l'œil… Enfin, bref. Suis-moi.

  • Il se retourna sans plus de cérémonie, mais Lymfan ne lui emboita pas le pas. 

  • Attendez, je suis élève, ici, moi. Je suis tutellée par l’Avalionne, et…

  • Et alors? Moi aussi, j’suis élève. J’suis l’apprenti d’Cassion Des Hauteurs, MOI, d’pus plus d’quinze vertiges, même. ça m’empêche pas d’faire c’qu’on m’demande - Et si on t’as envoyé ici, c’est forcément pour m’aider. Donc tu la boucles, et tu suis tonton Vortal. 

  • Ainsi, Lymfan passa le reste de la journée à récurrer des pots de chambres appartenant aux maestros du séminaire, que, visiblement, l’obèse ne savait pas entretenir. Il lui déclara qu’il s’appelait Vortal - Qu’il était un homme du peuple, honnête et pieux. Il loua inlassablement ses propres mérites, tout en vidant les seaux de merde dans les canalisations de pierre qui se bouchaient parfois - Il expliqua avec beaucoup de prestige qu’il était un peu le microbe-gardien de cet endroit. C’était sa plus grande fierté que d’être concierge ici - Il était nourri, logé, et percevait même quelques pièces de cuivre de la part des maestros et des apprentis, quand il faisait bien son travail, ou que leurs transits se montraient particulièrement cléments. Il remarqua que Lymfan apprenait vite, et que les mouvements qu’elle faisait pour récurrer les seaux étaient d’une grande précision - Il la complimenta très gravement sur sa manière de rincer la merde, parce que c’était “pas commun, une p’tite fille qu’apprend si vite! Faut qu’j’me méfie, tu pourrais me piquer ma place…”

  • Notes du Premier Registre 

  • Le Registre estime que, pour utiliser leurs pouvoirs, les maestros doivent entrer dans ce qu’ils appellent “l’Etat”. Quand ils entrent dans cette sorte de transe, ils deviennent capable d’effectuer une variété de miracles que même les mages sont incapables de reproduire. Il semble qu’un élément essentiel de son fonctionnement repose sur la dilatation des pupilles; En effet, un maestro aux yeux crevés n’a plus aucun moyen d’utiliser ses pouvoirs. Leurs yeux reçoivent une Onction qui permet de voir et de contrôler ce que les maestros appellent la “Musique”. 

  • Ces concepts sont difficiles à saisir pour le commun des mortels, mais les quelques maestros qui composent le Registre sont trop têtus pour accepter de nous les expliquer plus clairement… Aussi, le Registre ne peut ici qu’estimer que les maestros sont définitivement des gens aussi bornés qu’agaçants.

  • Anadyo

  • Rêve

  • Un soleil emerge d’un océan noir. Mon corps flotte à la surface, serein. J’aperçois l’astre sans rien ressentir. Tordus dans les remous, ses rayons nimbent l’horizon d’éblouissement. Je reconnais cet endroit. Il m’est familier, je crois. 

  • Les autres êtres qui gisent à la surface de l’eau regardent tous ce soleil avec la même envie. Il est si beau… Je me satisfait pour l’instant de ne faire que le regarder. Ce n’est que quand je m’aperçois qu’ils essaient de le saisir, qu'un besoin pressant naît en moi: Ils se battent pour l’avoir. Alors, soudain, je le désire; cherche à m’en rapprocher; Je ne suis pas comme eux, j’y parviendrai. Moi, j’ai ce qu’il faut pour sortir de la torpeur; Un escalier d’ossements écarlates surgit des eaux bouillonnantes, juste devant ma carcasse. J’y traîne un corps d’une lourdeur effroyable, m’agrippe à chaque marche a des os toujours plus fins, jusqu’à atteindre l’orbe enflammée qui sertit le ciel.

  • Mais quand je l’attrape, il n’est plus qu’une bille froide, qui tient dans le creux de ma main. Rien qu’un caillou tiède luisant faiblement sur ma paume. Je ressens un sentiment de déception immense, sans savoir pourquoi; La voûte s’éteint, et une lumière rouge jaillit du fond de l’océan; Et quand je baisse les yeux sur le chemin funeste que je viens d’emprunter, je me rend compte qu’il s’agit d'un échafaud constitué des charognes de ceux qui se noyaient à mes côtés.

  • Réalité 

  • Seth sortit la tête des flots. Trois femmes esclaves remplissaient le bain d'eau brûlante et d'essence parfumées. Il inspira, les dévisagea longuement. Reconnut tout de suite les plus âgées ; Myria et Safia. Rivalisant d'éclat et de longueur, leurs chevelures s'écoulaient comme deux fleuves sombres sur le carrelage poli du Bain palacial. Leurs peaux basanées d'impériales étaient couvertes de tatouages cryptiques, qui symbolisaient leur statut social; Esclaves du Palais, ça voulait dire reines parmi les asservies. Assises près des eaux, elles laissaient leurs jambes nues et hâlées tremper dans le bain qu'elles renflouaient en riant. Myria était une femme aux formes généreuse, qui parlait d’un ton toujours trop enfantin et souriait le plus souvent sans les yeux - Plus mince et plus gracieuse, Safia avait le regard coiffé de deux peignes d’onyx qu’elle appelait ses cils, et d’une volupté indescriptible qui accompagnait le moindre de ses battements de paupières.

  • Seth n'avait aucune idée de l'identité de la troisième esclave. C’était une gamine d’à peine une dizaine d’années. Contrairement à ses congénères dénudées, elle portait une longue tunique qui lui dissimulait les bras et les jambes. L'enfant multipliait les allers retours pour ses deux aînées, allant chercher sur un braséro les seaux d'eau bouillante qu'elles déversaient dans le bain. Sa jeunesse colorait son teint pâle de rougeurs juvéniles. Il ne l'avait jamais vu auparavant, et s'indigna de voir une fille si jeune servir dans cette partie du palais. 

  • "C'est Amina, Anadyo, précisa Myria. Elle est arrivée au Palais avant-hier.

  • Ah oui...? Et, où servais-tu, avant ?

  • A Théopolie... Répondit la concernée en abaissant la tête. Myria éclata de rire, révélant deux rangées de dents éclatantes.

  • Ne sois pas si timide! Seth n'est pas comme les autres hommes du Palais. Il ne te demandera jamais rien... d'inconvenant. Et, disant cela, elle jouait avec sa chevelure.

  • A ton grand désespoir… soupira Safia, appuyant ses dires d'un regard entendu vers le torse du colosse.

  • Insensible aux glousseries engageantes des deux esclaves, Seth reprit:

  • Théopolie, hein?... Au cœur des Afilies. C'est une terre qui rougit plus souvent que les autres...

  • Ne vous faites pas de souci, Anadyo... Elle a beau venir de "là bas", Amina pratique la foi impériale.

  • Le sous entendu de Safia était clair. Les Afilies étaient une région de l’Empire immense et lointaine, qui se situait à la frontière avec les cinq-royaumes. Là bas, le peuple avait progressivement commencé à se convertir à la foi de Gabriel, et c’était, encore aujourd’hui, une région particulièrement troublée.

  • Merci, Safia, dit Seth d’un air impassible. Mais peut-être vas-tu finir par la laisser parler ?

  • Safia se répandit en excuses, et l’enfant leva les yeux vers Seth, gênée. Elle tremblait de tout son corps.

  • C'est comme l'as dit Safia, Anadyo. Mon ancien maître vénérait l'Empereur...

  • C'est bien, déclara Seth en détendant tous ses muscles. Cette nouvelle religion que pratiquent les Afiliens n'est pas mauvaise, en soi. Elle est juste... Incompatible avec la paix impériale.

  •  ...

  • C'est ce que tu penses, toi aussi? Tu as le droit de ne pas être d'accord avec moi, tu sais. Je ne te dénoncerais pas.

  • La jeune fille interrogea les deux autres du regard, et celles ci l'encouragèrent a parler librement. 

  • Et bien... Anadyo... Depuis que les légions ont rasé les Temples, je me suis souvent demandée si... Si Limbad était vraiment un Dieu.

  • Il y eut un silence. Les deux esclaves contemplaient Amina avec horreur, et la jeune fille baissa à nouveau les yeux. Seth s'était glacé, et toute trace d’amabilité avait déserté son visage.

  • Safia, Myria. Pourquoi n'iriez vous pas voir si l'eunuque a du travail pour vous?

  • Elles se précipitèrent hors de la pièce sans demander leur reste. Quand les portes démesurées furent rabattues, Seth se tut encore un moment. Il se redressa avec lenteur. Plissa les yeux.

  • Es-tu idiote, Amina?

  • Seth supposa qu'elle était trop terrifiée pour répondre. Il soupira: Le problème était délicat. Quelques années plus tôt, bien avant que Seth ne deviennent Chancelier, un drame avait agité l’Empire. En se convertissant à la foi de Gabriel, les habitants des Afilies avaient cessé de rendre hommage aux membres des Légions Extraordinaires: Vexés, certains d’entre eux s’étaient échappés de Mencis pour se venger sur les temples de la Chimère. Cet événement avait été d’une violence inouïe, et ses répercussions semblaient à peine commencer à se faire ressentir.

  • Nous allons donc considérer que tu es idiote. Écoute moi attentivement. Je devrais te punir, pour avoir osé dire une chose pareille - Pourtant, je n'en ai pas l'intention. Mais tu dois me promettre que tu ne diras pas de telles absurdités devant un autre Anadyo...

  • Vous pensez vraiment que Limbad est un Dieu, alors? 

  • Le Bain palacial était une pièce très vaste, close et globalement démeublée. Le plus imperceptible des mouvements de l'eau la remplissait d'échos. Le silence y clapota quelques instants, avant que la jeune fille n'ajoute:

  • Je sais très bien qu'avant d'être désigné par la Chimère, vous n’étiez qu'un esclave. Maintenant que vous vous êtes hissé à la tête du pays, qu'est ce que vous comptez faire pour protéger les plus faibles ?

  • ...Quoi…?

  • Rien. Vous allez rien faire, comme tous ceux qui vous ont précédés. Alors que, l’Orchestre... 

  • Ça suffit. Tais-toi!

  • Tout en parlant, la jeune fille s'était rapprochée du bain. Elle tremblait toujours, mais Seth comprenait maintenant que c'était de haine. Elle leva un doigt accusateur vers le torse du colosse. La marque d'une griffe balafrait celui- ci.

  • Cette cicatrice est la seule chose qui légitime votre pouvoir. Sans elle, vous seriez même pas grand eunuque… 

  • Seth soupira. Bien sûr. Il aurait dû s'en douter.

  • Tu t'es convertie… pas vrai ? Tu fais croire que tu adores Limbad, mais tu le vois comme un démon.” Comme elle ne répondait pas, Seth continua de parler. “Tu sais, je trouve, moi aussi, que les lois de l’Empire sont assez injustes. J’ai été griffé par la Chimère. Ceux qui pratiquent l’ancien culte avec le plus de piété me voient comme une sorte de demi-dieu; “Anadyo”, c’est le titre qu’on m'a asséné. Mais, moi, je peux te dire une chose: Je n’ai rien de divin. Je ne suis qu’un homme. Ta croyance à toi voudrait faire de moi un démon - Ce n’est pas beaucoup plus proche de la vérité. Mais si c’est ce que tu souhaite croire… Je ne t’en tiendrai pas rigueur. Ce sera notre secret à tous les deux, si tu me promets que tu ne diras pas de telles choses à un autre Anadyo. Je n’aime pas beaucoup assister aux châtiments des esclaves. Il tendit la main en souriant, pour sceller l’accord. Tu n’as rien à craindre, ici, tant que tu tiens ta langue.

  • Amina inspecta la paume de Seth, interdite. Après un instant d’hésitation, elle approcha la sienne, et, d’un geste sec, fit surgir une lame de sa manche. Elle la planta dans l’avant-bras du colosse, et tourna le couteau dans les muscles, le visage déformé par la haine. Impassible, Seth l’attrapa par la cheville, et tira en arrière d’un geste brusque; Le crâne de la gamine craqua en heurtant le carrelage.

  • Du sang teinta les eaux, et Seth extirpa le poignard de son bras. Elle l’avait planté à une profondeur étonnante, mais la blessure était superficielle. Il sortit du bain, consulta le poul de l’esclave - Morte. Il jura: il l’avait tuée par réflexe, la pauvre enfant. Qui l’avait jetée dans cette impasse? Elle n’avait pas pu agir seule; Cette tentative d’assassinat avait forcement un commanditaire. La douleur de la blessure grimpait en intensité, et la tête lui tournait. Seth se releva, et voulut appeler la garde; Mais le poison fit son effet, et il s’effondra sur le sol.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que la Chimère a inspiré deux manières de Croire. Au sein du Registre, ces deux religions sont représentées, aussi tenterons nous de demeurer aussi impartiaux que possible. 

  • Pendant des millénaires, les hommes ont considéré ceux-que-la-Chimère-marque comme des dieux. Martyrs de sa malédiction, ils portaient le poids du péché des hommes sur leurs épaules, et leur souffrance était considérée comme la rédemption nécessaire de l'humanité. Bien sûr, leurs facultés titanesques leur accordèrent sans doute un crédit supplémentaire, qui leur permit de revendiquer le pouvoir sur leurs semblables. Ainsi, les désignés firent émerger un nombre incalculable de royaumes, d’empire et de principautés. Mais, il y a 4 siècles, un homme se dressa contre ce principe antique. 

  • Il déclara que ceux-que-la-Chimère-marque n'étaient pas des dieux. Il affirma que les désignés n’étaient que des hommes, devenus des démons, des être corrompus, et que la Chimère les punissait pour leurs propres crimes. A l'époque, tous les trésors du monde étaient entre les mains de marqués, et sa révolte n'aurait pas eu grand impact si elle avait eu lieu dans d’autres circonstances. Mais Gabriel ne s’est pas contenté d’affirmer et de déclarer; Il a offert l’Onction aux peuples de Kymérie.

  • L’héritier

  • Rêve

  • Je trempe à nouveau le pinceau, et j’enrichis l’une des dames de deux bracelets dorés. Ils lui vont bien. Tout à coup, le ciel me semble trop fade -  quelques pigments lui redonnent un bleu plus éclatant, si vif qu'il restructure toute ma peinture. Un sourire illumine mon visage, et je le transmets à l'un des personnages de l'arrière-plan.

  • Devant la toile, je suis maître de la terre et des cieux, un dieu indéniable pour les personnages que j'anime. Chien, chat, jeune homme ambitieux et vieille dame hautaine - ici, tous sont soumis aux mouvements de mes poignets, aux caprices les plus extravagants de mon imagination, et mon contrôle est total - ici, devant cette toile auparavant déserte de nuances, je suis réellement libre: libre, parce que rien ne m'est interdit.

  • Réalité

  • Quelqu'un toque à la porte. Étius lâche un juron; le bruit l'a fait sursauter, et il a donné un coup de pinceau trop ample sur sa toile. Il se lève en furie, ouvre la porte dans le même état d'esprit, et constate avec horreur que la personne sur le palier n'est autre que cette peste de Lymfan:

  • "Qu'est ce que tu veux, encore?

  • Hey, calme toi, réplique la jeune fille de sa verve habituelle. C'est juste qu'aujourd'hui, on a cours aux arènes, mais, je ne sais pas où elles sont… Je me suis dit qu'on avait qu'à y aller ensemble…"

  • Évidemment. Il avait totalement oublié ces fichus cours d'escrime, matière incontournable de la formation du maestro - et qu'il aurait bien aimé contourner, comme d'habitude… Mais, bien sûr, il est forcé de baby-sitter cette gamine. Il n'aurait pas pu imaginer pire compagnie.

  • "Range la toile" soupire-t-il au Méniant qui lui servait de chevalet. L’enfant-golem s'exécute sans répondre, et l'aspect mécanique de sa gestuelle procure un sentiment de malaise à la gamine. Quand elle le voit passer devant elle, Lymfan ne peut s'empêcher de pousser un sifflement impressionné - totalement inadapté, selon Étius, qui n'apprécie pas beaucoup le manque de manières de l'apprentie de sa sœur.

  • "Ils font flipper, ces gosses… marmonne-t-elle.

  • Ce ne sont pas des gosses, ce sont des Méniants. Ce sont les serviteurs du palais… 

  • Un peu bizarre, comme serviteurs, si tu veux mon avis… moi, ils m'écoutent jamais, quand je leur demande quelque chose …

  • C'est parce qu'ils n'obéissent qu'aux Avalions, réplique Étius sur un ton fatigué. Allez, allons-y… Que ça se termine vite …

  • Comme ça? S'exclame la gamine en voyant Étius sortir de sa chambre toujours vêtu de son tablier tâché de peinture.

  • Oui, comme ça, grogne le noble, allez! Allez! 

  • Il sort de la chambre, et Lymfan se met à le suivre sans plus de cérémonie. 

  • Je savais pas que tu peignais, lui lance-t-elle alors qu'ils descendent les escaliers de verre qui mènent à la salle du trône. Il était joli, ton tableau … Le garçon sur l’aigle blanc, c’était le renégat? Ton grand frère?...

  • Oui, admet-il, prêt à subir une remarque désobligeante.

  • C’était très beau.

  • Il tourne son regard vers elle, et fronce les sourcils.

  • … Merci, répond Étius, étonné du compliment, mais toujours d'humeur massacrante.

  • Comme quoi, ce n'est pas parce qu'on est nul dans un domaine, qu'on est nul partout. Moi, par exemple, je suis nulle en boucherie, mais j’ai des facilités avec les livres. Toi, t'es un maestro de second rang, mais…

  • J'aimerais vraiment que tu arrête de me tutoyer, l'interrompt-il, excédé. Nous ne sommes pas des amis, et nous ne sommes pas non plus du même rang.

  • … Pourquoi tu dis ça?... Tu m'en veux encore, pour le livre?... 

  • Etius se fige, et Lymfan le heurte; Bousculé, il manque de tomber par terre. Il se retourne vivement vers elle, avant de lui répondre sur un ton menaçant :

  • Le livre… c'est ton problème. C'est toi qui devras assumer les conséquences de tes actes. Je pense que tu sous-estimes beaucoup la colère de ma sœur… 

  • Je suis sûre que ça ira, le rassure Lymfan en remuant la main. ça n’est qu’un livre. Tu sais, elle et moi, on s'est bien entendu …

  • Hmpf. J'avais remarqué… tu es comme elle: naturellement agressive.

  • … C’est toi qui est tout mou…

  • Etius ne répond pas. Lymfan semble soudain regretter ce qu’elle vient de dire, et reprend, d’un ton beaucoup plus doux:

  • Dis, Etius… Tu crois que Leïa va me donner l’Onction, un jour?...

  • … Et bien… Je suppose que, si elle demande à At Sahis, il ne sera pas forcé d’accepter… répondit froidement Etius. “Donc, ta question n’est pas très pertinente. La vraie question, c’est, est ce qu’At Sahis voudra bien donner l’Onction à une serf… 

  • Lymfan semble réfléchir un instant, puis elle déclare:

  • Tu sais, je ne pense pas vraiment qu'elle veut faire de moi son héritière. À mon avis, elle cherche juste à te réveiller un peu…

  • Sans aucun doute”, répond Étius comme pour se persuader lui-même. Ils se remettent à marcher. “Tu n'es qu'une paysanne. Ça fait plus de 200 vertiges, qu'aucun serf n'a reçu l'Onction … il n'y a que toi pour penser que tu la recevras un jour.

  • Le visage de Lymfan s'empourpre, et elle semble regretter d'avoir été si aimable:

  • … Et y a bien que toi pour penser que tu mérites ton titre, marmonne-t-elle.

  • L'Avalion ne répond pas. Il ne compte pas prendre l'avis de cette gamine en compte. En passant dans la grande salle du palais, il jette un long regard à Solaris, accrochée au-dessus du Trône Bleu. 

  • C'est une épée gigantesque, d'une largeur ridicule, d’un noir mat, dont l’absence de reflet rayonne par contraste au sein de ce palais scintillant ; une des trois lames sacrées, les seuls traces du monde qui a précédé la Chimère. 

  • Que Lymfan le veuille ou non, cette énorme plaque de métal, cette arme de destruction massive auquel l’Autre Lune est liée lui appartient: C’est son héritage. Et d'ailleurs, qu'il le veuille ou non, lui aussi …

  • Alors qu'ils sortent du palais, Lymfan le harangue à nouveau, visiblement décidée à le faire parler.

  • Tu sais, ta sœur m'a demandé de t'apprendre un peu le pavi. Pourtant, tu n'as pas l'air très motivé… Tu m’évites depuis que je suis arrivée ici. Tu veux pas que je t’explique des trucs, pour progresser un peu?

  • Je me fiche du pavi, grogne Étius. Je suis atteint de froideur, de toute façon…

  • Sérieusement?... Tu sais que tu as de la chance, de l'avoir appris au Séminaire… moi, j'ai dû me débrouiller toute seule…

  • "Toute seule", "toute seule"... Tu viens d'Oïa, pas vrai? Je suis au courant de ce qui se passe chez les Féleis… tu as peut-être appris le pavi par déduction, mais je suis sur que ça a un lien avec ces fanatiques… je suis sûr que Rémo Féléis est ton grand héros, tous les paysans du Nord lui vouent une vénération sans borne…

  • Rémo? répondit Lymfan d’une voix sourde de colère. C’est un grand démon!

  • Touché, sourit Étius. J'étais sûr que tu avais un lien avec lui… il y a des rumeurs étranges, sur l'électeur de l'Imbrie… on raconte qu'il a un faible pour la plèbe, et qu'il a même des amis dans les basses castes… Pourquoi tu lui en veux? Tu le connais?

  • Lymfan rougit; Même si le message de Gabriel proclame l'égalité entre les hommes face à la Chimère, elle ne peut s'empêcher de se sentir de plus en plus honteuse de faire partie des "basses castes", comme si elle était en quelque sorte responsable de sa naissance. Mais le souvenir de Remo balaie bien vite ce sentiment, et elle doit l’oublier:

  • Si tu t'en fiches tant du pavi, pourquoi est-ce que tu es inscrit au Séminaire ? Tu n'as qu'à devenir peintre…

  • Je n'ai pas besoin de devenir peintre, je le suis déjà. Mes toiles se vendent à très bon prix, et j'ai déjà reçu des compliments venant de grands maîtres. Tu es naïve, de penser que j'ai le choix… toi, tu n'as pas de nom, tu es la fille de ton père, et ça s'arrête là. Moi… je suis le dernier Avalion. Ma place est au Séminaire.

  • Le visage innocent du jeune homme est alors parcouru d’une sourde appréhension qui bouleverse Lymfan. Etius est un très beau garçon, et sur ce visage émouvant, même les émotions les plus étouffées se lisent profondément, et elle ne peut s’empêcher de ressentir une certaine compassion pour le peintre.

  • Ils traversent le pont d'Éden en silence, Lymfan méditant sans doute sur ces dernières paroles.

  • Ce doit être difficile, de faire partie des hautes castes, le plaint-elle soudain avec une sincérité déconcertante. C'est vrai que pour moi, c'est plus simple. Ma maman était blanchisseuse… Et elle ne tenait pas vraiment à ce que je fasse le même travail qu'elle.

  • La phrase de Lymfan étonne beaucoup Etius. L'idée qu'elle le plaint le réconforte un peu,mais il ne peut pas s'empêcher de se sentir à son tour assez honteux, à l'idée de recevoir de la sollicitude de la part d'une personne qui n'a sans doute pas toujours mangé à sa faim. 

  • … Lymfan … tout à l'heure, quand on sera en cours… Essaie d’éviter Atha des Hauteurs, d’accord? C’est la grande fille élancée qui…

  • Je vois très bien qui c’est, mais pourquoi tu me dis ça?... répond Lymfan, qui ne voit pas le rapport avec le fait que sa maman était blanchisseuse.

  • Fais-moi confiance, termine Etius.

  • Leur discussion les a mené jusqu'au Séminaire, dans lequel ils entrent sans saluer Elena Sahis ni le garde qui surveille l'entrée. Ils se perdent quelques minutes dans les artères du bâtiment, se frayant un chemin dans ces couloirs ciselés dans la roche, avant d'enfin atteindre l’arrière de la tour, une immense cour extérieure qui se termine sur la falaise. A la vue de Telema, un frisson d'appréhension parcourt l'échine de l'Avalion. 

  • Étius! Je n'ai pas l'habitude de te voir arriver si tôt , le félicite la maestria. Cette jeune fille a une très bonne influence sur vous… Je suis sûr que vous allez tous les deux finir par vous entendre.

  • Oh, vous, avec vos prédictions, vous pouvez bien allez… commence Lymfan.

  • Merci, maître, l’interrompt Etius. J’essaie de faire honneur à ma sœur. 

  • Vous faites bien, félicite Telema. Allez chercher des armes d'entraînement; Les autres ne vont pas tarder à arriver…

  • Ils s'exécutent en silence. Lymfan suit Etius en baissant la tête, consciente du fait qu’il lui a sans doute sauvé la mise. Comme Telema l’a assuré, les autres élèves arrivent à leur tour. Lymfan n’a pas encore bien retenu leurs noms; De toute manière, aucun d’entre eux ne les saluent. Etius ne réagit pas à cette apparente indifférence de la part des autres élèves, mais Lymfan, elle, sent son sang commencer à s’échauffer. 

  • La dernière élève à arriver leur réserve un traitement différent. Celle-ci, Lymfan a vite retenu son nom: elle est spéciale. La jeune Atha des Hauteurs est une prodige; Lors des cours que donne Telema, c’est en général elle qui donne les réponses que même Lymfan ne connaît pas. On lui a dit que c’était sa dernière semaine de cours; dans quelques jours, Atha sera nommée maestria. 

  • En plus de cela, elle est très assurée, et sait faire preuve d’une certaine forme de répartie: grande, élancée, déjà belle de ses 16 vertiges, elle est douée d’un regard profond, dans lequel on peut lire un grand esprit d’analyse. 

  • Quand elle apparaît dans la cour, elle jette un sourire narquois en direction de Lymfan, qui tient maladroitement une épée contre son corps, puis s’approche rapidement d’elle en disant: 

  • “Ha! Vous avez donné une fourche à la paysanne?”

  • En la sentant venir si vivement vers elle, Lymfan a le réflexe de lever l’épée pour garder Atha à distance; Celle ci donne une claque au bâton avant d’asséner un violent coup de genoux dans le plexus de la jeune fille, qui sent l’air déserter ses poumons; Puis, elle pousse faiblement sur le visage de Lymfan, la déséquilibrant juste assez pour qu’elle tombe par terre. Loin de susciter l’indignation, cette scène déclenche l’hilarité chez les autres élèves. Telema elle même ne fait pas preuve de beaucoup d’autorité envers la jeune Atha, et commente même:

  • Tu aurais dû tenir ta lame plus fermement, Lymfan… 

  • Atha.

  • Une nouvelle voix vient de faire irruption dans la cour. C’est lui: Lymfan se relève et tremble un peu d’excitation, Etius, d’appréhension. Xanvre des Hauteurs, l’un des bretteurs les plus renommés des cinq royaumes: On raconte qu’il a formé les 3 dernières de génération de maestro, et pourtant, il a à peine l’air d’avoir 40 ans.

  • Il observe Atha avec sévérité. Ils sont parents, bien sûr; Comme tous les membres de la famille des Hauteurs, ils sont tous les deux grands et élancés, doué d’une paire d’yeux bleus étonnants. Les membres de cette dynastie sont connus pour être les meilleurs bretteurs du monde, et Lymfan se serait attendue à une certaine connivence entre Xanvre et Atha, mais elle perçoit un certain embarras dans l’air.

  • Bien, nous sommes tous là, commence Xanvre en s’approchant. Il tient lui aussi une épée d'entraînement dans la main; Chauve, et doué de trait très marqué, sa démarche s’accorde bien avec la froideur de sa voix. “Il y a une nouvelle élève, ici. Vous êtes vous déjà tous présenté?...

  • Oui, je les ai présenté, Xanvre… intervient Telema.

  • Soeur Féléis, grince Xanvre, qui a soigneusement éviter de la remarquer depuis qu’il est arrivé. Il est rare que vous assistiez aux cours d'escrime avec vos classes…

  • Je tiens juste à vérifier que tout se passe bien avec la nouvelle élève, assure Téléma en souriant de plus belle.

  • Humpf. Bien. Vous pouvez assister au cours si vous le voulez; Peut-être cela vous permettra-t-il de reprendre les notions que votre vie au palais vous a vite fait oublier.

  • Telema rougit, et semble prête à répondre, mais Xanvre reprend en s’adressant à la nouvelle élève:

  • Comment t’appelles tu?

  • …. Lymfan.

  • Lymfan, mon commandant.

  • Lymfan, mon commandant!

  • Et quel est ton nom?

  • Je… Je suis Lymfan, fille de Selir, mon commandant.

  • Non, je ne t’ai pas demandé qui était ton père. Quel est ton nom?

  • …Mais… je n’en ai pas!

  • Je vais te le dire, ton nom. Tu es Lymfan Gin, l’apprentie de l’Avalionne. Tant que tu dormiras au palais, et que la reine-électrice t’accordera sa protection, tu porteras ce nom dans ma classe. Je me fiche du fait que tu n’as pas encore été adoptée; Si Leïa t’as prise sous son aile, je ne tolèrerai pas que tu lui fasses plus de déshonneur; Ses deux frères lui en ont déjà assez fait. Ne laisse jamais les membres des clans inférieurs te marcher dessus. Quant à vous, ajoute-t-il, je compte sur vous pour ne pas oublier ce nom. Tous en rang!

  • Les élèves s'exécutent, et Lymfan s’empresse d’imiter Etius. Ils ont tous levé la garde de leur lame à hauteur de leurs pectoraux, et se tiennent bien droit en regardant devant eux. 

  • Comme nous avons une nouvelle élève, je vais vous rappeler quelles sont les caractéristiques de mon cours, et ce que j’attends de vous. Les maestros sont des guerriers de la foi, des protecteurs du peuple et des serviteurs de la Chimère; Notre devoir est de nous montrer digne du titre de bouclier des laïcs, titre que nous a assigné Gabriel…

  • En entendant cela, la très croyante Lymfan pense avoir enfin trouvé cette noblesse, cette foi qu’elle est venue chercher à Séclielle, et pendant un instant, elle suspend presque son souffle: mais Xanvre poursuit:

  • … Quand vous êtes ici, je veux que vous oubliez tout ça. Les maestros sont des prêtres, des protecteurs, selon vous? Répondez!

  • Non, commandant! répondent-ils tous en chœur, à l’exception de Lymfan. Elle reprend un instant plus tard:

  • N.. Non, commandant!

  • Alors que sont-ils? dit-il en s’approchant d’elle d’un geste brusque.

  • … Je… Je ne sais pas , mon commandant.

  • Il la fixe un instant avec un air de profond dégoût, comme si la simple existence de la jeune fille était un affront à tout ce qu’il y avait de beau et de bon dans ce monde et dans les autres. Il se redresse lentement sans perdre ce regard d’écoeurement sincère, et clame:

  • Les maestros sont des guerriers. Des forces de la nature: et la nature n’a ni morale ni principes. Je suis celui qui a formé le Bûcher de l’Indor; Sépian Sahis, Néron des Hauteurs. Mais j’ai aussi formé le renégat et le déchu. Ils ont tous pris des chemins différents, et pourtant… Pourtant, aucun de vous ne pourrait survivre à un affrontement avec l’un des élèves que je viens de citer; Quel que soit la voie qu’ils ont choisie, mes disciples pourront toujours compter sur ce que je leur ai enseigné dans cette cour. Un guerrier ne se défend pas; sa vie, et celle de son général importe peu. Un guerrier exerce l’art de la guerre, l’art de la victoire, et il doit toujours combattre comme s’il était aux portes de la mort. Aux portes de la mort, qui se soucie de protéger le peuple? Le bouclier protège, et il a la sagesse d’attendre; mais c’est la lame, qui pourfend l’adversaire. Soyez la lame de vos principes: Suivez ma voie, et un jour, vous serez peut-être d’aussi grands combattants que l’Avalionne ou Néron des Hauteurs.

  • L’évocation de Néron des Hauteurs, le brillant apôtre et grand frère d’Atha, fait gonfler la poitrine de celle-ci de fierté. Celle de l’Avalionne, en revanche, fait baisser la tête un instant à Etius.

  • Ici, vos valeurs ne comptent pas, poursuit Xanvre. Vos capacités non plus. Seuls, vos efforts, et l’endurance avec laquelle vous les appliquerez ont de la valeur à mes yeux.” Il marque une pause, et s’arrête à nouveau sur Lymfan. “Cette petite fille est bien plus jeune que vous tous: elle aura du mal à se battre à arme égale contre des guerriers comme vous, qui avez tous environ 16 vertiges, et qui avez déjà reçu l’Onction. Aujourd’hui, nous nous entrainerons donc sans entrer dans l'État. Cela ne signifie pas que vous devez la mépriser comme si elle n’avait aucune valeur: elle a déjà fait l’effort de venir, et nous a même amené notre déserteur. Je ne pensais pas, en venant ici, que je serais gratifié de la présence de l’héritier en personne…” Etius sursaute à son évocation. “Alors, qu’est ce qui t’arrive, ton altesse? Tu oses remettre les pieds ici après tes semaines d’absence? Pensais tu que je n’allais rien dire?”

  • … Commandant, supplie déjà Etius, la froideur me fatigue, et je…

  • Pas de je! hurle le commandant Xanvre. Tu n’es rien, Avalion. Rien qu’une minette effarouchée. Tu te prends peut-être pour une fleur rare, comme on en trouve dans la boutique de Séguon l’Humble… Pour un artefact caché à la vue de tous, pour un petit génie des arts… Mais ici, tu n’es rien. Rien qu’un absentéiste et un paresseux! Redresse-toi! Tu vas affronter Atha, aujourd’hui.

  • Celle-ci pousse un petit cri de joie, mais le commandant la foudroie du regard.

  • Bien, commandant,” couine misérablement Etius. L’épouse de Xanvre des Hauteurs lui a récemment acheté un tableau, et il est certain que sa dernière remarque a un rapport avec ça - il savait qu’il n’aurait pas du commercer avec cette vieille folle... Sa réaction provoque les éclats de rires de la classe.

  • Tu vas pouvoir tester ta future épouse! ricane le plus vieux des apprentis. “Cet élève-là est déjà doté d’une barbe dense, et Lymfan a pu constater qu’il était nettement plus vulgaire que le reste de la classe.

  • Silence, Jacaar, répond Atha en s’avançant dans la cour. Le jeune homme, que Lymfan a pourtant vu plusieurs fois intimider les autres élèves, se tait pourtant presque instantanément.

  • Etius et Atha se détachent tous les deux du groupe pour aller s’affronter au milieu de la cour. Les choses sont vite terminées: Etius se jette sur Atha avec la frénésie du désespoir, et elle le désarme aisément d’un astucieux revers de la lame. Puis, elle lui assène un violent coup d’épée au visage; Alors qu’il recule, nettement sonné par le coup qui a fait jaillir une fontaine de sang de son nez, elle l’attrape par un bras, le fait passer par-dessus son dos et le jette violemment au sol. Puis, alors qu’il est clairement vaincu, elle lui donne un grand coup de pied dans l’arcade sourcilière.

  • Atha! hurle le commandant.

  • Mais c’est l’Avalion! proteste aussitôt la jeune fille en se retournant. Je dois le combattre avec toute ma force, par respect pour ses ancê…

  • Tu es une honte pour ta famille, gronde Xanvre. Aucun membre du clan des Hauteurs ne s’est jamais comporté avec une telle insolence… Tu vas épouser ce garçon, un jour. Est-ce comme ça que tu conçois le mariage?

  • Ces paroles ont un effet profond sur la jeune fille. Des larmes lui montent aux yeux, et pourtant, elle ne pleure pas, pas plus qu’elle ne répond. Elle retourne se ranger dans les rangs, et Etius la rejoint quelques secondes plus tard. Son nez saigne abondamment, et des larmes coulent malgré lui de ses yeux; Il est très rouge, sans qu’on puisse savoir si c’est la faute du coup ou de la honte. Lymfan déglutit avec difficulté. Si ces deux-là doivent se marier, elle plaint sincèrement Etius… Atha est aussi féminine qu’une hache dans un crâne de porc, et Etius n’a pas l’air d’être très boucher dans l’âme… Le commandant recommençe à parler.

  • Jacaar! Toi qui est si prompt à te moquer des autres. Je veux que tu affrontes les trois Sahis. Qu’ils se dégourdissent un peu…

  • Le jeune homme sourit en s’avançant. Il lance un regard arrogant au reste de la classe, et Lymfan ne peut s'empêcher de rougir quand le regard du beau garçon passe sur elle. Sur les trois Sahis, Lymfan n’en a reconnu que deux: Il y a Bellain, l’imbécile arrogant qui rit bien fort à chaque fois que quelqu’un humilie les deux apprentis de Leïa; Karrie, la pimbêche assidue qui fait tout pour s’attirer l’affection de Telema, et un troisième garçon, un peu plus jeune qu’eux, et dont elle ne connaît pas le nom. Ils sont tous blonds et empotés, exagérément gracieux et visiblement peu habiles: Le combat ne dure là aussi que quelques instants. 

  • Jacaar se bat avec deux épées de bois; En quatre mouvements de hanches et deux enjambées, il a désarmé ses trois adversaires. Ceux-ci se figent, stupéfaits; Bellain et Karrie demeurent hébétés, mais le troisième garçon se jette courageusement sur Jacaar. Celui-ci, qui domine le petit d’une bonne tête, lève son genoux avec légèreté; le visage du garçon s’écrase violemment contre la rotule. Puis, Jacaar éclate de rire, et jette ses deux épées au sol avant d’avancer vers les deux Sahis en hurlant. Effrayés, les deux reculent et tombent par terre, sous les éclats de rire de la classe.

  • Imbécile, le réprimande le commandant en l’attrapant par le bras. 

  • Je les ai tous vaincus! proclame Jacaar en se dégageant. Que ma lignée soit bénie! Oh, Kym, Askaraet! aska lozic!

  • En disant cela, il effectue une pose rituelle particulièrement ridicule, à laquelle personne n’ose pourtant rire, tous beaucoup trop gêné pour réagir.

  • C’est un Reale, murmure Etius à Lymfan, amusé par son expression d’abasourdissement. Les membres de leur clan sont tous un peu comme ça… Les Monts Brisés sont un peu isolés, tu comprends…

  • Tu as fini? S’irrite le commandant. Toi et tes stupides traditions… Tu m’as beaucoup déçu, lors de ce combat, Jacaar. Pourquoi as tu jeté tes épées? Ils auraient pu t’attaquer…

  • Aucun d’entre eux n’aurait rien pu faire contre Jacaar Reale, affirme la brute. Contre des adversaires de valeur, je n’aurais jamais commis une telle imprudence, ô, puissant et viril commandant.

  • Tu… Je… commence Xanvre. Le commandant s’interrompt soudain, effectue une pause grave, et reprend: Va rejoindre les autres, Jacaar. Vous deux, reprend-t-il, Bellain et Karrie, vous êtes des lâches. Si ça continue comme ça, je vous ferais redoubler avec l’Avalion. Quant à toi Véant, félicitations: Tu n’as pas démérité. La prochaine fois, essaie quand même d’éviter de te jeter sur ton adversaire la tête la première… Passons à la suite, maintenant.

  • Comment osez-vous? l’interrompt alors Bellain. Le visage du jeune homme est devenu rouge de colère, et il semble sur le point d’exploser.

  • Ne parlez pas comme ça au commandant Xanvre! tente de l’interrompre Telema Féléis, qui se fait pourtant aussi discrète que possible. Bellain l’ignore:

  • Vous n’êtes qu’un vieux crouton, qui n’a jamais pu devenir apôtre… Je dois devenir maestro à la fin du Vertige, en même temps que Jacaar et les autres. Si vous me faites redoubler, sachez que… que… que cela aura des conséquences...!

  • Des conséquences?

  • Un long silence répond à la place de Bellain, qui semble soudain se rappeler qu’il n’a pas affaire à son papa. Xanvre n’a cette fois-ci pas une expression si menaçante que ça: Au contraire, c’est la soudaine douceur avec laquelle il s’exprime qui rappelle son pouvoir.

  • Parle moi des conséquences, Bellain.” En disant cela, Xanvre ne bouge pas, et pourtant, son visage est sujet à un mouvement. Ses pupilles s’agrandissent jusqu’à faire disparaître ses iris, signe qu’il vient d’entrer dans l’Etat. 

  • L’atmosphère devient alors curieusement oppressante. L’air lui-même semble se faire rare; Les élèves frissonnent tous du plus profond de leur âme, alors que la présence du maestro s’abat sur leurs épaules comme une force invisible et pernicieuse. 

  • Vous y allez un peu fort, avec ces enfants…

  • L’étrange aura se dissipe, et Xanvre se retourne vers le nouvel arrivant. C’est un homme un peu plus vieux que lui, qui porte l’habit noir et un visage très grave.

  • Sépian Sahis! Quel bon vent vous amène?...” Les pupilles de Xanvre ont retrouvé leur état normal, et l’étrange pression dans l’atmosphère s’est dissipée. “Je dois dire que je suis embarrassé; J’aurais préféré ne pas exposer votre fils devant vous de la sorte…

  • Ce n’est rien. Véant s’est bien défendu. C’est le plus jeune de la classe, n’est ce pas? Je veux dire, en dehors de…

  • Le regard de Sépian cours vers Lymfan. Celle-ci se redresse, tentant de faire aussi bonne figure que possible, mais elle a l’air ridicule, à côté d’Etius qui saigne toujours du nez.

  • Est-ce que c’est elle, que vous venez tous voir? s’agace le commandant Xanvre. Je ne crois pas que vos propres entraînements étaient des sujets d’attractions…

  • C’est une petite fille plus spéciale que nous, commandant, admet Sépian. Je voulais voir à quoi ressemblait cette prodige…

  • … Hum… Naturellement… Dites moi, avez vous tout de même conscience qu’il s’agit d’une gamine d’à peine 12 vertiges? De toute manière, elle est trop petite pour combattre. Ces grands gaillards n’en feraient qu’une bouchée. Aujourd’hui, je comptais simplement lui apprendre à tenir une épée, alors, vous risquez d’être passablement déçu du spectacle.

  • Oui, même Etius pourrait la battre en étant désarmé, commente alors Bellain.

  • Tais-toi! hurle alors Lymfan en se jetant sur le Sahis en levant son épée de bois dans les airs. Etius la retient, mais Xanvre gronde:

  • Je vous ai ordonné de vous tenir, Lymfan Gin. Si vous tenez à me mettre en colère, très bien. Je vais vous faire combattre contre ce cher Bellain.

  • Quoi? proteste le concerné. Je me suis déjà battu, ce n’est pas juste…

  • Un guerrier doit combattre bien plus d’un adversaire à la fois, et même un couard peut se faire rattraper par plusieurs problèmes en même temps. Tu la combattras désarmé, puisque c’est ce que tu as suggéré….

  • Bellain fronça les sourcils, puis, il sortit des rangs en imitant inconsciemment la démarche de Jacaar. Lymfan s’approcha elle aussi, timidement, et le dernier combat put commencer. Etius, excédé pour sa part, soupira: Etait-ce vraiment bien pédagogique…?

  • Elle se jette sur le jeune pleutre en levant son épée au dessus de sa tête et en hurlant comme une Reale, et cette méthode stupide lui vaut d’être désarmée quasi instantanément; Bellain se saisit de ses poignets, et lui arrache l’épée des mains. Puis, il veut attraper la jeune fille, mais elle fait un pas en arrière, se saisit de son bras tendu, et jette le bellâtre par dessus  son épaule, exactement de la même manière qu’Atha lorsqu’elle a affronté Etius. 

  • Un nouveau silence s’empare alors de la classe.

  • Et bien, le spectacle en vaut peut être la peine, finalement… siffle Xanvre.

  • *****

  • A la fin du cours, Etius et Lymfan se dirigèrent vers la sortie ensemble. La petite avait positivement impressionné Etius; Quand à Lymfan, elle ne pouvait s’empêcher de commencer à ressentir une certaine affection pour ce grand paresseux. Il n’était pas très dégourdi, certes, mais au moins essayait-il; Il ne ressemblait pas à Bellain ou à Karrie. Cette nouvelle légèreté de leur rapport se ressentit dans la discussion qu’ils entretenirent sur le chemin du Kymérion; Elle était remarquablement légère, et d’une fluidité qui les déconcertait un peu tous les deux. Mais, alors qu’ils allaient atteindre le pont d’Eden, ils entendirent quelqu’un les appeler dans leur dos.

  • Avalion! Avalion!

  • En se retournant, ils constatèrent qu’il s’agissait de Jacaar, qui les avaient poursuivis jusqu’ici. Il attrapa la main d’Etius, et se prosterna devant l’héritier.

  • ô, puissant descendant du Premier…

  • Kym, Jacaar….

  • … Je suis venu te dire que je veux te prendre ta femme.

  • Il y eut un silence d’incompréhension, puis, Lymfan s’emporta:

  • ça suffit maintenant! Vous pouvez pas le laisser un peu tran…

  • Calme-toi, Lymfan, la surprit le prince. Il reprit: Tu es amoureux d’Atha, Jacaar?

  • Je la désire, et je la mérite, affirma le jeune homme. C’est une grande guerrière, farouche et sanguinaire; Elle est sans doute la réincarnation du rêve d’un ours, une femme digne d’un Reale…

  • Lymfan ecarquilla les yeux, un peu étonnée qu’une telle brute soit capable de poésie.

  • Jacaar… Tu sais que ce n’est pas par amour, que je dois épouser Atha. C’est une affaire d’alliance…

  • Je suis l’héritier légitime du trône du Fil de l’Exil, ô puissant et viril Avalion. Mon clan est courageux, fort, et plein de bonté envers ceux qui l’ont aidé…

  • Etius soupira. 

  • Bien, Jacaar. Si tu m’assures de ton soutien, je ferais en sorte de répudier Atha, et tu pourras la séduire. Mais ne tente rien avant d’avoir eu mon accord: Tu devras d’abord me prouver le… courage de ton clan.

  • Oui… Oui! cria Jacaar en se relevant d’un air triomphal. Mon clan n’est que courage, et ma parole est plus forte que l'acier! Je te prouverais ma valeur, Avalion! 

  • Puis, il partit dans la rue en hurlant de rire et de joie. Lymfan et Etius se regardèrent un instant.

  • Il est… spécial. Tu vas vraiment le laisser… Te prendre ta femme…?

  • Toi, alors… Tu réfléchis comme ma sœur... S’il aime cette fille, qu’il l’épouse. Il veut me confier son clan, il l’a juré sur son honneur… Alors que c’est moi qui devrait le remercier de me débarrasser de cette… cette…

  • Main de fer dans un gant de fer?

  • Les deux tutellés partagèrent un petit rire nerveux, et pour la première fois depuis leur rencontre, ils semblèrent comprendre qu’ils étaient dans le même camp. À cet instant, Etius espérait même que la petite recevrait l’Onction bien vite, et se demanda quand est ce que Leïa allait revenir à Séclielle.

  • Le mensonge des siècles

  • Laisse moi deviner, soupira Vortal. Tu t’es encore faite sortir de cours?

  • Lymfan baissa la tête sans rien répondre. Vortal se gratta le front un instant, puis lui désigna la brosse à récurer en haussant les épaules.

  • Je m’demande bien c’qu’on va faire de toi. C’est la première fois qu’une élève vient m’aider aussi souvent. Qu’est c’que tu lui as fait, à la Féléis, pour qu’elle t’en veuille à ce point?

  • La jeune fille ne répondit pas. Elle se mit à sa tâche sans exprimer d’autre émotion que la résignation, et Vortal poussa un nouveau soupir.

  • Allez, boude pas. Au moins, tu es avec tonton Vortal. ça pourrait être pire, tu sais!

  • Elle le regarda de haut en bas. Des tâches de gras maculaient son tablier, et une crotte de nez gigantesque sertissait sa narine droite. Elle ne dit rien, mais Vortal comprit très bien ce qu’elle pensait. Il haussa les épaules, lui sourit de toute la pourriture de ses dents, et se remit au travail avec amabilité. 

  • Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour terminer de nettoyer les cuves incrustées de selles. Quand elles furent aussi propres que possible, Lymfan demanda à son tuteur si elle pouvait lire. Aujourd’hui, elle avait prévu le coup; Cela faisait plusieurs fois que Téléma la sortait systématiquement de cours. Lymfan était sûre que Leïa ne tarderait pas à revenir: en attendant, elle avait pris la décision d’assurer son éducation par ses propres moyens. Vortal accepta en souriant, et elle quitta sa vision avec soulagement.

  • Elle sortit l’exemplaire des Révélations qu’elle avait dérobé dans la bibliothèque privée de l’Avalionne, en prenant bien soin de ne pas le salir. Depuis qu’elle l’avait volé, quelques jours plus tôt, elle n’avait même pas eu le temps de l’ouvrir - Elle avait beaucoup hésité à le faire, compte tenu de l’arrangement de ses relations avec Etius. Pourtant, la tentation était trop forte, et son affection pour Etius, encore trop faible: Il n’était après tout qu’un pauvre bougre, c’est vrai, mais il n’était justement rien de plus que cela, et elle continuait à penser que son avis n’avait aucune importance. 

  • Quand elle l’ouvrit, elle eut une réaction de stupeur. Le livre était parcouru de griffures rouges, qui venaient perturber l’harmonie générale du texte. Ce ne pouvait pas être l'œuvre de Leïa, non… La personne qui avait osé vandaliser ainsi le livre saint l’avait fait sans précision apparente, et la plupart des passages devenaient à peine lisibles. Le dépit gagna son visage. Elle qui pensait avoir trouvé un échappatoire, elle se retrouvait avec un torchon illisible; Elle maudit la personne qui avait fait ça, et elle allait refermer le bouquin, quand elle remarqua quelque chose.

  • Les traits rouges qui dérangeaient le texte n’étaient pas aussi insensés qu’ils le paraissaient. En fait, ils semblaient… le recomposer. Le pavi était un alphabet étrange; Chacune de ses lettres pouvaient s’écrire de plus de 700 façons différentes, et les nuances entre les signes étaient si infimes qu’il fallait des années d’apprentissage pour être capable de les identifier avec certitude. 

  • Pourtant, il semblait qu’une personne avait pourtant été assez brillante pour raturer le texte de manière à le réécrire, en déplaçant le sens de plusieurs phrases de quelques mouvements de pinceau, de manière aussi grotesque que géniale. Une lettre en devenait une autre, une phrase se déformait en un paragraphe et une page en un mot.

  • La page ouverte devant ses yeux, elle la connaissait ainsi très bien; C’était un passage versifié très fameux, “A l’ombre des grenadiers”, un poème très cryptique avec lequel elle avait autrefois débuté son apprentissage du pavi.

  • Avec les ratures, le titre et le contenu de la comptine changeaient - Il fallait être expert dans le décodage de cet alphabet, pour remarquer l’imperceptible métamorphose que les modifications suggéraient. Même un apôtre expérimenté aurait eu du mal ne serait ce qu’à déceler la nature de ces ratures, et pourtant, Lymfan réussit même à les déchiffrer: Ainsi, au lieu d’ ”à l’ombre des grenadiers”, le poème était renommé: “Comment traverser le Vertige”. 

  • Alors, c’est vrai? Tu sais vraiment le lire? demanda Vortal.

  • Lymfan ne lui accorda aucune attention; Elle devait oublier l’endroit où elle était par tous les moyens. Plus elle lisait, moins elle comprenait ce qu’elle avait entre les mains. Le “Correcteur” (elle lui donna instantanément ce surnom, sans même y faire attention) faisait la description d’une terre instable, d’un continent des songes, sur lequel il était impossible de poser le pied - Pourtant, il en décrivait chaque parcelle comme s’il l’avait visitée lui même, précisant ses contours avec une multitude de détails trop précis pour avoir été imaginés. Il peignait l'anatomie odieuse de créatures cauchemardesque, érigeait des tours immense formées de fantasmes, un désert interminable où l'on retrouvait tout ce que l'Homme avait perdu et une plage semblable à une mer d'aube qu'il appelait "le Champ des Possibles". 

  • Elle se rendait peu à peu compte que les ratures ne modifiaient pas le texte, mais qu’elles en révélaient plutôt les lignes sous-jacentes- En effaçant une lettre ici, en en rajoutant une là, on déduisait un sens différent aux mots, et c’est comme si le texte avait déjà été présent dans les Révélations, mais qu’il avait seulement été révélé par le Correcteur.

  • La porte s’ouvrit alors, et Lymfan referma le livre avec précipitation. Il ne fallait pas qu’on la surprenne avec un livre profané - Surtout pas si elle devait expliquer comment elle l’avait obtenu. L’homme qui entra dans les toilettes ne leur prêta pas la moindre attention. Vortal, lui, haussa un sourcil, et quand le maestro fut reparti, il s’empressa de poser la question:

  • Pourquoi tu l’as caché?

  • Elle eut une grimace de dédain, et le réouvrit à une autre page. “Le récit glorieux des Apôtres”. Un texte charnière de la foi Kymérienne, que Lymfan avait étudié pendant de nombreuses saisons avant de pouvoir le comprendre. Le correcteur avait renommé cet extrait: “Le mensonge des siècles et les 67 manières de cuisiner un ange”. Elle allait s’empresser de lire cet essai étrange, quand Vortal se pencha sur elle.

  • Hum? C’est toi qui a gribouillé sur le livre?

  • Elle le referma brusquement, et jeta un regard noir à Vortal.

  • Non, c’est l’Avalionne qui m'a demandé de l’étudier.

  • ça, ça m’étonnerait. Le Bûcher de l’Indor, demander à ce qu’on étudie un livre profané? Impossible. 

  • Le bûcher de l’Indor?...

  • Tu ne connais même pas le surnom de ton maître… T’es un cas, toi, hein. Bon, te fais pas d’soucis. J’dirai rien. Mais cache le bien, ton livre… Réécrire les textes sacrés, c’est pas quelque chose qu’on te pardonnera aussi facilement que tes petites embrouilles avec la Féléis. Faut qu’tu fasses profil bas ici… T’as pas d’nom...

  • Et faire comme vous, récurer les pots de chambre pendant 15 vertiges?

  • Vortal éclata de rire. Il n’était pas du tout vexé, ce qui irrita beaucoup Lymfan.

  • Je ne suis qu’un homme du peuple. Et, je comprends pas le pavi, moi… Je pourrai probablement jamais lire les Révélations, puisque toute traduction en langue commune est interdite. ‘toute façon, j’la lis même pas, la langue commune. Mais, tu sais quoi? Moi, j’suis sûr que j’ai compris ce que la Chimère attend de nous.

  • Lymfan le regarda sans comprendre. Ravi de son effet, Vortal continua.

  • Les apprentis, les maestros, les apôtres… Ils passent des années à étudier les textes, pour comprendre c’que tout le monde sait bien, au final. L’humilité, l’courage, l’abnégation et la perseverance… C’est pas dans les livres, qu’on apprend ces choses là. 

  • Lymfan ne captait pas la sagesse de ces paroles: Elle n’écoutait personne, trop sûre de sa propre intelligence, et son visage exprimait ce jour-là, comme tant d’autres jours auparavant, un certain mépris qui gâchait cette même intelligence de son regard. Pourtant, Vortal continua:

  • On doit les vivre tout de suite, là, spo'tanement, parce que la véritable noblesse, c'est pas l'resultat d'un calcul. Pourtant, j’suis sûr que c’est ce que la Chimère attend de nous, j’veux dire, qu’on ait ces qualités là, quoi. Qu’on soit bon. Si tu veux jamais qu’elle te désigne, faut êt’es digne. Alors, peut-être que je suis pas apôtre, mais moi, au moins, je connais ma place et j’sais m’en satisfaire. Tu devrais faire comme moi, au lieu d’essayer de concurrencer la Féléis… ou Gabriel, ajouta-t-il en regardant le livre.

  • Je ne cherche pas à...

  • Oh, tu sais, t’as pas besoin de me convaincre. Je suis sûr que t’es une brave petite fille, ça fait aucun doute. Mais c’est juste que… Tu comprends peut-être pas encore très bien les lois d’cet endroit. 

  • Je veux pas les comprendre. Je veux les changer.

  • Vortal haussa les sourcils, et éclata d’un rire énorme et tonitruant.

  • Et comment tu comptes changer les choses, si tu les comprends même pas?

  • Notes du Premier Registre

  • Les buts des membres du Registre sont divers et variés, mais nous nous sommes tous entendus sur un point. Nous souhaitons tous, entre autres choses, trouver Dieu.

  • La Signature

  • Rêve

  • La Chimère est là, juste devant mes yeux. Je me prosterne devant elle, sanctifiée - J'ai tout à lui demander, mais je veux d'abord savoir si elle m'accepte. Elle n’esquisse aucun mouvement dans ma direction. J'observe sa forme avec passion - Dieu n'a pas choisi une apparence impressionnante. La Chimère évoque la modestie de l'Éternel, ou sa simplicité. Je me relève, et m'approche d'elle. Si elle me désigne, je sais que je terminerais ma vie de moi même ; plutôt mourir que devenir comme ceux que je hais le plus au monde. Mais, alors que je lève la main vers Dieu, un mur de pages surgit devant moi. Que se passe-t-il ? Je reconnais le texte saint sur ces pages gigantesque (Combien de vents dans la vie d’un vautour?), qui m'ont piégé dans leur prison d'encre et de papier. 

  • Je panique, et essaie de pousser ce mur - en vain. Les pages semblent légères, mais sont plus solides que du métal - Dans ma frustration, je me mets à les frapper, encore et encore - mes poings s'écorchent, et des ratures rouges apparaissent sur les pages que j'ai voulu tourner.

  • Réalité

  • En se réveillant, Lymfan découvrit avec étonnement qu'elle avait les jointures couvertes de blessures - elle ne se rappelait pas de son rêve, et se dit qu'elle avait dû remuer durant la nuit. Il lui restait quelques heures avant le lever du jour - son regard se posa sur le livre encore ouvert posé sur sa table, et elle se jeta dessus, avide des connaissances que récelaient cet ouvrage.

  • Le jour précédent, Lymfan s'était endormie très tard. Elle avait passé la majeure partie de la nuit à éplucher le livre, de plus en plus émerveillée par la science étrange qu'il contenait. Le Correcteur avait transformé les textes sacrés en un véritable guide pratique, rempli d'astuces en tout genre concernant les sujets les plus variés - il donnait des conseils sur la meilleure manière d'accorder des vers, détaillait des techniques de jardinage contre-intuitive, dressait la carte de nations impossible et partageait des recettes insensées qui donnaient pourtant l'eau à la bouche. . Partout, un signe revenait; C’était une façon d’écrire la “Ovi” , la plus commune et la plus simple des lettres; Elle était employée dans une de ses formes les plus rares, et en cela, elle constituait une sorte de signature pour le maestro de génie qui avait altéré ce livre. 

  • Si elle ne comprenait pas grand chose à la plupart des passages, elle restait fasciné par le lien subtil qui unissait le texte de base et la version remaniée - même si les sujets abordés par le Correcteur était variés, elle parvenait toujours à faire un rapprochement entre les versets originels et ces farces étranges qui pavaient le bouquin.

  • Le dernier chapitre qu'elle avait lu s'intitulait "Ce que les croyants doivent construire” ; La correction s'appelait : "Le Kymérion et ses passages secrets: Guide pratique".

  • Notes du Premier Registre

  • Ma’ek est une petite île majestueuse, perdue en plein cœur du Vertige. C’est un volcan éteint, sur lequel le peuple matari s’est exilé après les Purges. Il y a deux siècles, cette île n’existait pas; C’est le combat mythique entre le Premier Avalion et le Fléau qui l’a fait émerger de l’Océan. C’est sur cette blessure infligée au monde qu’a été fondé le premier Registre; A sa création, nous étions onze.

  • La Brise

  • Une légère brise le fit frissonner - C’était la dernière avant le lever du jour. Aeqa s’était réveillé tôt, comme à son habitude. Il venait de terminer de s’habiller, et s'apprêtait à arroser les fleurs d’Arée, quand une petite voix l’apostropha: C’était sa fille, apparue dans son dos sans qu’il ne la remarque. Elle lui sourit doucement.

  • Les fleurs d’Arée, c’est mes préférées.

  • Je sais, ma chérie.

  • Il la serra négligemment dans ses bras, pressé d’être à sa forge, quand Myrrhe lui posa la question fatidique:

  • “Papa, c’est quoi la Chimère?”

  • C’était une question trop sérieuse pour être ignorée. Il n’était pas sûr de très bien assumer son rôle de père, de manière générale, mais cette fois-ci, il fallait une réponse claire. Il se rappela du jour où il avait lui-même posé cette question pour la première fois. Comme le voulait la coutume, sa mère l’avait aussitôt emmené voir l’assagi, qui lui avait longuement expliqué la foi inébranlable que se transmettaient les mataris depuis des siècles. Peut-être aurait-il dû l’imiter, et guider sa fille au temple pour qu’on lui explique le monde dans les formes - mais il était pressé de travailler, et peu respectueux des traditions. 

  • “Viens, on va s'asseoir.” répondit-il après un bref silence.

  • Étonnée, mais ravie de recevoir l’attention de son père, elle le suivit sans faire de bruit, en affichant un grand sourire ébahi. Ils marchèrent pieds nus dans la cour poussiéreuse. S’assirent sur les vieux bancs de pierre qui en bordaient les contours. Puis, Aeqa commença à expliquer ce qu’il croyait être la seule Vérité concernant la Chimère.

  • Il parla longtemps, du monde des esprits auxquels croyaient les mataris, des échanges secrets que se livrent la vie et la mort, et du véritable sens du verbe “rêver”. Il était étonnamment éloquent, mais restait suffisamment simple pour que l’enfant ne soit jamais perdue. Il raconta qu’autrefois, les hommes étaient de grands pécheurs, et qu’un esprit vengeur s’était incarné dans la Chimère pour les punir de leur arrogance - Sa version du déluge était la même que dans l’Empire ou dans le Supremat. En revanche, il n’y avait qu’un seul être que son âme de matari reconnaissait comme un dieu: Extellar. 

  • Quand son père lui raconta l’histoire du plus puissant des Infernés, un matari, comme eux, l’enfant fut tellement fascinée qu’elle eut du mal à rester en place. Son comportement attendrit Aeqa, et il hésita à rester un peu plus longtemps pour discuter avec elle. Mais il avait terminé, et il fallait qu’il entame son labeur.

  • “Reste encore un peu, papa…

  • Qu’est ce qui se passe?

  • Ophia se tenait dans l’encadrure de la porte, et n’avait pas du tout l’air de comprendre ce qu’elle voyait.

  • Papa m'a tout raconté!

  • Qu’est ce qu’il t’a raconté, ma chérie? Viens par là. Elle pressa sa fille de la rejoindre, comme inquiète de la savoir avec son père. Innocente, Myrrhe voleta jusqu’à sa mère d’un bond de sauterelle.

  • Il m'a tout dit pour la Chimère, Extellar, le grand rêve et...

  • L’expression du visage d’Ophia suffit à la faire taire. Aeqa s’était déjà relevé, et approchait de sa forge, mais il s’arrêta avant même d’avoir regardé sa femme, ayant senti un net changement dans l’atmosphère.

  • Cette fois-ci, siffla-t-elle, tu vas trop trop loin. Et après un court silence, elle cracha: Rhago.

  • Le mot “Rhago” est un de ceux qu’il est le plus difficile de traduire. Propre à la culture matari, composée quasi exclusivement de marins, il faut en comprendre les coutumes pour percevoir la profondeur de l’injure; Ceux qui ne prenaient pas la mer étaient considérés comme des lâches et des esclaves, voir des sous-homme soumis à la terre et à sa pesanteur - des Rhagos. Seuls les vieillards et les femmes renonçaient à l’appel de l’océan - Tout du moins dans l’esprit de ceux qui voguaient sur ses flots.

  • C’était un mot humiliant, qu’on prononçait rarement, même pour rire - Aeqa l’entendait souvent. Venant de sa propre femme, cet assortiment de sonorités aléatoire eut un effet profond et dévastateur sur son esprit. 

  • Le Rhago paie la nourriture de ta fille…

  • De quelle nourriture tu parles? Tu ne vends jamais rien! Lui parler des Grandes Choses… Comme ça, au bord de la cour… Tu as perdu la tête?

  • Et alors? En quoi c’est un problème de lui expliquer le monde nous-même…

  • Maman, t’as pas compris! Papa, il est gentil! C’est moi qui lui ai posé la question…

  • L’enfant était au bord des larmes, rongée par la culpabilité. Elle fut à peine entendue.

  • ...Alors, en plus d’être trop lâche pour voguer, et de ne pas être foutu de ramener de l’argent, tu n’as aucun respect envers notre foi?

  • calme toi, femme… Il prononça ce dernier mot avec le même ton d’injure que celui qu’elle avait employé pour l’insulter.

  • T’as rien d’un homme! Ne me demande pas de me calmer!

  • Aeqa n’avait pas beaucoup de répartie - communiquer avec les êtres humains lui était d’autant plus difficile du fait qu’il ne pouvait pas leur donner de coup de marteau.

  • Si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à emmener toi-même ta fille au temple.

  • Tu sais quoi? C’est exactement ce que je vais faire!

  • Myrrhe déversait un torrent de larmes protestatrices quand sa mère la prit par la main pour l’emmener vers la sortie - en vain. Avant d’emprunter le sentier, Ophia hurla:

  • J’irais au temple, et je demanderais qu’on annule notre union par la même occasion!

  • Tant mieux, ça me fera des vacances… lâcha Aeqa avec négligence. Mais ses mots ne blessèrent que lui même, et Ophia était déjà loin.

  • Il arriva enfin devant sa forge - mais sans entrain. Pourquoi était-il si pressé, déjà…? Personne ne l'attendait, après tout. Pour la première fois depuis très longtemps, ses “créations” lui semblèrent n’être qu’un tas de ferraille sans aucune valeur. Elle était partie. Non, non. Elle allait revenir. Ophia avait toujours eu ce caractère explosif, direct; Ce trait le gênait, mais c'était aussi une des raisons pour laquelle il… il devait penser à autre chose.

  • Sur la grande table sur laquelle Aeqa disposait ses quelques outils, une nappe de toile couvrait le crâne. Le matari s’en approcha avec lenteur. Il souleva le voile, espérant échapper à l’angoisse qui germait dans son torse en contemplant le fruit de son obsession - Mais le crâne lui rappela le deuil qui couvait, et il le recouvrit très vite.

  • Il fallait qu’il la rattrape. Qu’il s’excuse… Non. Qu’ils s’expliquent. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui la mettait folle de rage, quelques instants auparavant - Mais le départ soudain de son épouse avait soufflé comme une bourrasque dissipant le brouillard dans lequel ses frustrations l’avait plongé. Ce n’était pas seulement cette altercation; Le court moment qu’il venait de passer avec sa fille ravivait en lui des sentiments éteints, tendres et chaleureux, qu’il surprenait avec autant de joie que s’ils avaient été de vieux amis en terre étrangère. Ces soudains jaillissements internes galvanisèrent Aeqa, et il se jeta sur le sentier. 

  • Il trottait, presque heureux de l’urgence, pieds nus sur un sentier graveleux - Il fallait qu’il la rattrape. Il s’attendait déjà à la voir, derrière cet arbre, ou celui-ci.

  • Mais il ne la rattraperait pas. Comme tant d’autres hommes avant et après lui, il avait réagit trop tard, et la brise qui soufflait sur Ma’ek annonçait un changement qu’il lui était impossible de pressentir.

  • Quand il sortit de la jungle de l’île pour poser le pied sur les roches volcaniques qui bordaient la plage, il eut une vision très claire de l’entièreté du port. Le temple de l’assagi se dressait sur une hauteur, faisant face à la mer, et de nombreuses habitations aussi rudimentaire que la sienne bordaient les flots. Ma’ek était une île tropicale, où les arbres arboraient des couleurs chatoyantes qui auraient émerveillé quiconque aurait posé les yeux dessus; Mais l’habitude lui fit ignorer totalement ces plantes incroyables. C’est qu’un seul point sur l’horizon, lui, inhabituel, absorbait toute son attention.

  • C’était un navire d’un blanc immaculé, nabot mais sublime. Il avançait à une vitesse impressionnante, comme mû par une force invisible. Il ne ressemblait pas aux monstres à vapeurs venus des mers du sud, qui accostaient parfois pour commercer avec cette île primitive, ni aux bicoques ridicules de l’Empire, que les mataris moquaient du rire le plus sincère. Il était mince, fendait les flots avec une élégance entière; Son bois éclatant bondissait comme l’écume sur la crête des vagues. Il n’y avait presque pas de vent, ce matin-là; Pourtant, ses splendides voiles blanches étaient aussi gonflées qu’en pleine tempête. Il voguait sans autre équipage qu’une femme, d’âge mûr, et à la peau tannée par le soleil marin. Elle se dressait à la proue comme une montagne à l’horizon, et Aeqa perçut sa puissance sans savoir à quoi il devait l’attribuer.

  • Son vaisseau blanc, qu’elle ne manoeuvrait pas, accosta néanmoins sur le pont avec autant de légéreté et de précision que s’il avait été dirigé par un équipage experimenté. Sans s’arrêter de marcher, Aeqa changea instantanément d’objectif. Il avait beau n’avoir jamais pris la mer, il restait un matari - Il se devait d’aller regarder cette merveille d’un peu plus près.

  • Il n’était pas le seul à avoir pris connaissance de l’arrivée du bateau. Sur un autre sentier, neuf, celui-ci, un jeune homme accourait pour transmettre la nouvelle de l’arrivée d’une apôtre sur l’île. Il s’écorcha contre des plantes grimpantes, aspira un insecte dans ses halètements et trébucha plusieurs fois - mais à aucun moment il ne ralentit. Quand il atteint enfin la vieille demeure de Patmé et qu’il en enfonça la porte d’un violent coup d’épaule, aucun des grands marins parsemant le plancher n’eut la moindre réaction; Seul un rot anonyme marqua son entrée.

  • “ Ils sont là! Les apôtres sont là!

  • La ferme, Ocar… grogna un ivrogne puant, adossé à un des murs de chaux.

  • Capitaine Patmé! Lui répondit Ocar. Au port! Il y a...

  • Il s’interrompit pour éviter la bouteille que lui lança Enmar, écroulé dans une flaque de vomi qui n’avait pas l’air d’être la sienne.

  • … un navire blanc, reprit le messager, sans équipage et…

  • ...Dont les voiles se gonflent même par temps calme?

  • Cette dernière voix était plus sobre que les autres. Octaf venait d’apparaître d’un escalier, l’immense Sot’ka sur ses talons. Le jeune Ocar s’inclina bien bas devant le vieillard, jeta un regard terrifié à la créature, et confirma d’un hochement de tête.

  • Octaf et l’altesse morbide se regardèrent un instant. 

  • … Voilà qui change un peu nos plans, souria Octaf. Mais si ils n’ont envoyé que quelques apôtres, j’imagine qu’à deux, nous pourrons nous en charger…

  • Les apôtres, cracha la Sot’ka. Le seul son de sa voix réveilla la majorité de l’équipage avachi sur le sol. J’ai déjà dévoré plusieurs d’entre eux. Ils ont mauvais goût. Le blasphème les gâte…

  • Ah… Tout à fait charmant, ma chère. Combien d’entre eux sont arrivés?

  • Qu’importe, gronda Sekiace. Dix ou cents, c’est du pareil au même. Leurs os crisseront sous ma mâchoire. Laissez-moi m’en charger.

  • Le messager déglutit, se sentant dispensé de répondre. 

  • Ah… Oui, bien sûr, bien sûr... sourit Octaf. Allez-y, votre Majesté; Je m’occupe de réveiller notre équipage, et nous préparons notre départ.

  • La Sot’ka hocha la tête d’un air pensif. Le vieil Octaf continuait de sourire de toutes ses dents. Dès qu’elle fut sortie, et qu’il eut la certitude qu’elle s’était suffisamment éloignée, il laissa son visage s’effondrer sur lui-même.

  • Quelle catastrophe… 

  • Il se jeta par terre, à côté de son plus fidèle matelot: Un Patmé ivre mort qui n’avait plus rien du gamin fringant qu’il avait l’habitude d’incarner.

  • Un plan si complet, geint le vieil homme. Ficelé jusque dans ses moindres détails… Réduit à néant en l’espace d’une seconde.

  • … Vois les choses du bon côté, rota Patmé. Avec un peu de chance, la Sot’ka et les païens s’entretueront…

  • Près du dit navire, une petite foule s’était attroupée. La femme à bord était rentrée dans sa cabine, et semblait attendre la présence d’un comité officiel avant de toucher terre. Aeqa était en face de la poupe, et s’extasiait à distance. Isolé du groupe qui s’était formé, il sortait d’ordinaire si peu que les quelques âmes qui le reconnurent eurent l’air aussi choquées par sa présence que par celle du vaisseau. 

  • Aeqa n’était peut-être pas marin, mais il savait reconnaître la beauté quand il la voyait; C’était elle qu’il traquait, après tout. De plus près, la perfection de l’ouvrage se précisait. Sa forme épousait la mer dans un balancement serein. Son mat s'élevait dans le ciel avec la finesse d’un trait de pinceau trempé dans l’ivoire, et même sans ses ailes, voiles rentrées prêtes à recouper le ciel, il ressemblait à un oiseau.

  • On était allé chercher l’assagi, et l’attroupement se faisait de plus en plus dense. Horrifié par la foule, Aeqa s’enfuit à regret - une telle beauté, il aurait voulu la contempler en silence. Ce n’est qu’une fois qu’il fut éloigné du vacarme qu’il se rappela ce qu’il était venu faire: Sa femme et sa fille étaient sans doute au temple, et il s’empressa de le rejoindre. Une légère brise caressa alors son échine, et il tourna la tête.

  • La créature la plus ignoble qu’il avait vu durant sa courte existence passa alors à quelques centimètres de lui sans lui accorder un regard.

  • Un puissant sentiment de terreur le fit tomber à la renverse. Les yeux révulsés, il ne respirait plus: La chose qu’il était en train de regarder existait-elle vraiment? C’était une femme immense, d’au moins deux mètres cinquante - Sa peau grise pourrisait sur elle même, et ses cheveux poisseux étaient maculé de sang.

  • Sans faire attention au petit humain écoeuré qui venait de se jeter par terre, la Sot’ka se rua sur l’embarcadère. La foule se dissipa presque instantanément, en poussant des hurlements à la vision de la bête. Arrivée face au  navire, Sekiace marqua un arrêt. Pendant quelques instants, on aurait dit qu’elle admirait la Brise. La géante posa sa main sur sa coque. Presque avec tendresse. Puis, une onde de choc parcouru son corps, et elle poussa avec une violence inouïe.

  • Le navire, immense, par rapport à la Sot’ka, s’enfonça dans les flots dans un mouvement brusque, avant de remonter en claquant. Les quelques badauds qui étaient restés à distance là s’enfuirent alors, à l’exception d’Aeqa, qui restait pétrifié de terreur. Ses muscles ne lui répondaient plus: Il avait beau leur ordonner de fuir, il était comme contraint de regarder cette scène se dérouler sous ses yeux.

  • “Sortez de là!” Rugit la créature en employant la langue matarie. Son cri fit vibrer le tympan d’Aeqa. Il était proche de s’évanouir, quand il fut témoin d’une scène qu’il ne comprit pas du tout. La Sot’ka se pencha à nouveau sur le navire, en l’inspectant avec indifférence, quand un morceau de tissu bleu, enroulé autour du mât, lui fit écarquiller les yeux. Une expression faciale inattendue apparut alors sur le visage de la créature: Celle-là même qui figurait sur celui d’Aeqa. Une expression de terreur si profonde qu’elle acheva de terrifier le forgeron. Il l’entendit murmurer: 

  • “Le Bûcher…”

  • Puis, le corps tout entier de la chose s’arqua en arrière. Elle pivota avec une puissance féline, et s’enfuit en bondissant à une vitesse inhumaine. Quelques instants après qu’elle n’ait disparu du champ de vision d’Aeqa, la porte de la cale s’ouvrit alors. Leïa inspecta l’horizon d’un air suspect; Il n’y avait pas âme qui vive, en dehors du petit bonhomme pissé qui la dévisageait avec horreur. Elle poussa un soupir découragé, et lui dit:

  • Kymeria aq sadaris. Sacaris com dobele?

  • Devant l’air ahuri d’Aeqa, elle tenta une autre langue :

  • Dîvino comé doblino?

  • L’indigène secoua la tête de gauche à droite, se releva soudain et s’enfuit à son tour, terrifié par l’étrangère. L’Avalionne le regarda cavaler avec indifférence. Il était évident que ce n’était pas lui qui avait fait tanguer la Brise.

  • Elle ne pouvait pas vraiment se permettre de débarquer sur l’île, tout de suite. Ma’ek était un “pays” indépendant d’à peine un millier d’habitant, mais n’en demeurait pas moins dans la zone d’influence du royaume de la Lune - une attitude trop belliqueuse passerais pour une volonté de conquête, ce qui envenimerait les relations déjà difficile avec la Reine Rouge. La maestria devait donc se montrer diplomate. Elle pensait y parvenir sans trop d’effort.

  • Elle procéderait par étape: retrouver cette Sot’ka et l’homme qui avait tenté d’orchestrer le débarquement, les faire parler, les eliminer, et rentrer à la capitale. Ce dernier objectif était le plus important, pour elle. L’influence d’At Sahis devenait trop grandissante; Elle se devait d’aller clouer la langue du serpent avant qu’il ne l’empoisonne, et ne considérait en somme cette mission que comme une formalité.

  • Cette île était née du combat fratricide entre son ancêtre et le Fléau. Cette idée l’émut un peu; Ma’ek s’etendait à perte de vue, et elle se demandait bien quelle Note avait pu la faire émerger des flots.

  • Mais un événement l’extrait de sa méditation. Une délégation venait d’apparaître au bout du port; un homme âgé au torse nu et couvert de cicatrices rituelles dirigeait la marche. Six gardes énormes et armés jusqu’au cou l’accompagnaient, ainsi qu’une jolie jeune fille au visage clos.

  • Leïa n’eut pas besoin d’entrer dans l’Etat pour comprendre que le vieil homme était un Désigné. Une marque de morsure figurait sur son cou, et toutes ses cicatrices convergeaient vers ce point. Certaines de ces anciennes blessures remontaient de la jambe jusqu’à la gorge, d’autres descendaient de ses deux yeux noirs jusqu’à ce même point.

  • Elle fut incapable de dissimuler le sentiment de dégoût qu’il lui inspirait. La maestria connaissait trop bien les textes pour ne pas ressentir l’urgence de tuer face à un Désigné. Les Exilés, mordu par la Chimère, étaient la seconde catégorie de désigné, la plus étrange d’entre toutes. L’essence du mal se tenait là, devant ses yeux. Pourtant, le monde n’était pas aussi simple qu’elle l'aurait voulu, et elle se doutait bien qu’elle avait affaire au dirigeant de cette tribu primitive. 

  • En arrivant devant elle, l’assagi s’inclina. Ignorante du protocole qui régissait cet endroit, elle choisit de l’imiter, et son geste fut accueilli avec bienveillance. La jeune fille se révéla être une traductrice, et elle demanda à Leïa des explications sur cette arrivée soudaine. Cette dernière avait recomposé son visage, mais laissait tout de même transparaître un léger rictus de mépris. 

  • “Dites à votre maître de se rassurer. Le Saint-Suprêmat envisage de nouer des relations commerciales avec votre… noble patrie. La cour électorale m'a demandé de venir consulter les opportunités économiques que Ma'ek a à offrir.

  • Ne prenez pas l’Etvar pour un imbécile, étrangère, lui répondit la jeune fille sans prendre la peine de traduire. Vous êtes Leïa Gin, la reine de l’Indor. Une apôtre de la foi du diable… Qu’est ce qu’une femme comme vous…?

  • Tu parles très bien le Kymérien, je tiens à le dire. Mais maîtriser plusieurs langues n’apprend pas à choisir les bons mots. Si j’avais des intentions belliqueuses, je n’aurais pas eu besoin de les dissimuler, esclave. Répète à ton maître ce que je viens de dire.

  • Il n’y avait aucune trace de colère, dans la voix de l’Avalionne. Elle s’exprimait clairement, sans détour et sans attendre.

  • Après avoir traduit, l’esclave répondit:

  • L’Etvar vous souhaite la bienvenue, votre Altesse. Mais l'île de Ma'ek produit en vérité bien peu de choses. Que peux-t-il y avoir ici qui rivalise de richesse avec l'immense royaume de l'Indor? Le Suprêmat n’a-il pas annoncé son “retrait”, la fermeture de ses frontières, il y a deux siècles? Nos marins n’ont même pas le droit d’accoster sur vos ports… 

  • Même l’Indor n’a pas su reproduire les jardins de Limbad. On raconte qu'une fleur très spéciale pousse sur cette île, et seulement sur cette île. Vous devez forcément la connaître. On l'appelle "Fleur d'Arée". J’aimerais vous en acheter en grande quantité.

  • L’Etvar connaît bien cette fleur, traduisit l’esclave après un instant. Nous ne la cultivons pas, mais nous pouvons vous en procurer quelques spécimens. L’autre Avalion est venu nous en demander, lui aussi. Son aigle était majestueux, mais notre peuple aura certainement une préférence pour votre navire. L’Etvar dit qu’il est d’ailleurs surpris qu’une foule plus conséquente ne se soit pas rassemblée… Mais nous continuerons cette entrevue dans un contexte plus propice. Si vous le voulez bien, suivez-nous au temple, votre altesse.

  • La mention de son frère déstabilisa Leïa, mais elle dissimula bien mieux cette émotion que les précédentes. Antar, à Ma’ek? Qu’est ce qu’il était venu faire là? Pourquoi avait-il besoin de fleurs d’Arées? Avait-il lu les Révélations corrigées, lui aussi? Peu importe. Elle s’inclina, et entrepris de les suivre sans plus de cérémonie.

  • Au temple, Aeqa ne retrouva ni sa femme, ni sa fille. Même l’assagi n’était pas là… Sa frayeur passée, il s’était remis à leur recherche, mais personne ne les avait vues de la journée. Une angoisse sourde le pressait de plus en plus. Le souvenir de la créature, encore très présent dans son esprit, s’associait tragiquement avec celui de sa fragile petite fille. Il décida de retourner sur ses pas, mais alors qu’il atteignait le sentier, il croisa son frère.

  • Ils devaient être une vingtaine, en tout, à claudiquer sous les branches. Patmé n’était pas le plus frais d’entre eux; Seul, Octaf restait sobre. Quand il reconnut ce dernier, Aeqa eut une grimace haineuse. Octaf, lui, demeura fidèle à lui-même.

  • Mon très cher Aeqa! Comme c’est plaisant, de te voir ici. Dis-moi, il y a du grabuge sur le port, de ce qu’on m’as raconté?

  • Salut, Patmé, ignora le forgeron. Toujours en bonne compagnie, à ce que je vois.

  • Salut, Aeqa. Toujours seul, à ce que je vois… 

  • Quelques sourires épuisés saluèrent la réplique. Aeqa faillit s'énerver - mais il n’avait pas le temps. Si elles n’étaient pas au temple, ou étaient-elles? Il tenta de s’esquiver, mais Octaf le saisit alors par le bras, avec une force étonnante pour un homme de son âge.

  • écoute. Je sais que tu ne me portes pas dans ton cœur. Mais tu dois me dire ce qu’il s’est passé au port.

  • Après une hésitation, Aeqa entrepris de raconter brièvement ce dont il avait été témoin. Quand il mentionna la fuite de la créature ignoble, Octaf blêmit légérement.

  • Et tu es sûr qu’elle a dit “Le Bûcher”, avant de fuir? Mais elle a parlé en matari, au moins? Tu as compris, ce qu’elle a dit, cette créature?

  • Je n’ai pas le temps. Je dois aller chercher ma femme et ma fille…

  • Ah…? Tu as perdu ta femme?...

  • Ne t’inquiète pas, Rhago, ricana Daïn, l’un des marins que commandait Patmé. Elle est sûrement avec son amant… Essaie de la comprendre…

  • La réplique déclencha cette fois-ci l'hilarité du cortège, qui se réveillait progressivement. Patmé ne reprit pas son subordonné, et esquissa même un sourire coupable qui transperça Aeqa. Il se demanda si elle pouvait vraiment être chez un autre, et lui en voulut instantanément à cette idée, comme si elle avait été responsable de ses inquiétudes.

  • Bien sûr, Ophia n’était pas avec un homme. Après la dispute, elle avait voulu aller au temple - mais, sur le chemin, elle avait décidé d’emmener sa fille ailleurs. La dispute l’avait blessée, et elle ne décolèrais pas - elle ne voulait pas aller voir l’assagi dans cet état. Après avoir grimpé quelques centaines de mètres au-dessus du port, on atteignait des sources chaudes légèrement cachées, uniquement connues de quelques femmes de l’île, qui avaient gardé jalousement ce secret depuis des décennies. Elles s’y étaient plongées toutes les deux, et la chaleur bienfaisante de l’eau apaisait leurs émotions.

  • “Maman… Papa et toi, vous allez faire la paix…?

  • … ma petite Myrrhe…

  • Tu sais, il m’as super bien raconté tout.

  • … C’est pas le problème…

  • Tu vas le pardonner, pas vrai?

  • Maman.

  • Maman!

  • Oui, je vais le pardonner. Calme toi, maintenant, et arrête de parler de ton père. Viens ici...

  • L’enfant, ravie, rejoignit sa mère, qui entreprit de lui laver les cheveux. Elles continuèrent à discuter doucement, de tous les sujets, sauf d’Aeqa, et leurs rires traçaient de grands cercles dans l’eau. 

  • Un bruit tonitruant résonna alors dans la forêt.

  • C’est quoi, maman?

  • Ophia s’était figée, et regardait en direction de la pente. Elle intima à sa fille de taire, et elles se baissèrent tous les deux jusqu’à être presque entièrement immergées.

  • La Sot’ka apparut alors dans la clairière. Elle n’était pas essoufflée, et regardait droit dans leur direction.

  • Au temple, Leïa et l’assagi avaient entamé leurs négociations. Ils étaient assis sur des bancs de pierre rudimentaire, mais la vue splendide qu’offrait le balcon rattrapait ce détail.

  • Les fleurs d’Arée étant endémiques de l’île de Ma’ek, le Désigné était en position de force, et il tenait à le faire valoir; Ses exigences étaient ridicules.

  • La jyste n’est pas un produit que vous pouvez me demander de marchander. Le Helga’la est un sanctuaire, pas une exploitation minière.

  • L’Etvar dit qu’il comprend, répondit l’esclave. La jyste est une matière sacrée pour les Kymériens; Mais aux yeux des mataris, les ossements du Helga’la sont plus que des morceaux de métal. Ce sont les restes du Roi Squelette, le démon dont Extellar nous a tous sauvé. En offrir quelques… reliquats… à notre temple serait un grand geste d’amitié envers Ma’ek. 

  • Leïa leva les yeux au ciel. Le culte d’Extellar. La plus ridicule des sornettes inventée par les païens; Le Correcteur, avec qui elle n’était pas d’accord sur toute chose, lui en avait cependant démontré toutes les failles. Elle s’impatientait; Cet homme n’était après tout qu’un matari, et elle était la Reine-électrice de l’Indor. Elle dégaina son épée en un éclair, et les gardes n’avaient pas eu le temps de sortir la leur quand elle la jeta aux pieds de l’Etvar. Celui-ci les apaisa d’un geste.

  • Touchez-la seulement avec les yeux, gronda l’Avalionne. L’esclave traduisit d’une voix tremblante, à présent proprement terrifiée par l’étrangère. Observez ses proportions - Sa noirceur, son tranchant. Ceci est une lame de jyste - Chaque maestro en possède une, qui correspond à ses aptitudes. Elles ne rouillent pas, ne s’émoussent pas; C’est un acier souple, qui résiste à toutes les altérations du réel. La garde est ornée de sorts indélébiles: Si vous tentiez de l’attraper, elle vous rejetterait et vous perdriez la raison. Mais, surtout, traduisez-bien, surtout; elle a été forgée dans la jambe d’une de ces pourritures ambulante qu’on appelle “Désigné”. L’esclave hésitait à parler, et chercha longtemps ses mots pour translater l’insulte.

  • Quand elle eut terminé de traduire, l’Etvar poussa un long soupir. Elle n’avait pas dit “Inferné”, mais “Désigné”, et l’assagi en était un, lui aussi, bien qu'il ne soit pas fait de jyste. Furieux qu’on insulte ainsi leur poupée sacrée, les gardes frémissaient de rage, mais lui demeurait distant. A peine concerné, il hocha la tête un instant avant de répondre en employant une formidable douceur, indéniable en dépit de la barrière de la langue, et que Leïa ne perçut pas du tout. Quand il finit de parler, l’esclave et les gardes se regardèrent un instant, l’air interdit. 

  • L’Etvar dit qu’il comprend. Vous avez vos coutumes, et nous avons les nôtres. Il dit qu’il ne cherchait pas réellement à vous extorquer de la jyste, et que votre réaction est légitime. En vérité, il pense que ceux qui profanent la croyance des autres méritent un grand châtiment; Justement, il se pourrait qu’un de ces individus se trouve sur cette île. L’Etvar dit qu’il sait que vous n’êtes pas là pour les fleurs d’Arées, même si vous insistez sur ce point. Sur Ma'ek, il existe un homme qui n’a respecté ni les traditions kymériennes, ni les coutumes mataris. L’Etvar pense que c’est pour lui, que vous êtes ici.

  • Celui qui avait piétiné tous les rites salissait maintenant la cour d’Aeqa. Ce vieillard claudiquant s’était engouffré chez le forgeron; L’équipage tout entier l’avait accompagné, plus ou moins contre son gré, et plusieurs matelots s’étaient répandus dans la forge. Paniqué, Aeqa tentait de contenir le raz de marée, mais rien n’y faisait - ils ne savaient pas toucher avec les yeux. 

  • Octaf s’était assis exactement à l’endroit ou Aeqa et Myrrhe discutaient plus tôt. Il avait cueilli une fleur d’Arée, et la faisait tourner dans ses mains sans lui porter la moindre attention. La fleur ressemblait aux mataris; Ses pétales noires étaient tachetées de blanc. 

  • “Regardez ce que j’ai trouvé!”

  • C’était Daïn, qui avait hurlé. Aeqa le détestait du plus profond de son être; Il avait subi ce grand idiot aussi loin que remontaient ses souvenirs. Le forgeron réalisa avec horreur que le crétin avait soulevé la nappe, et agitait maintenant le crâne devant toute la cour.

  • Tu nous avait pas dit que t’étais si blindé, Aeqa. Un crâne de jyste! Rien que ça!

  • Pose! Pose ça, Daïn! Arrête! transpira Aeqa.

  • Ça doit valoir au moins 30 pièces d’or, un morceau de cette taille...

  • Lâche ça, imbécile… Patmé avait surgi d’on ne sait où, et son subordonné sursauta quand il lui arracha le crâne des mains.

  • Oui, capitaine! 

  • Patmé voulu rentrer dans la forge pour ramener le crâne à son frère, mais Octaf l’arrêta.

  • Je crois que j’ai mon idée sur la façon dont Aeqa a obtenu ce crâne.

  • Patmé déglutit, et se retourna vers son mentor. Ils se regardèrent un moment, interdits. Puis, Octaf éclata de rire.

  • Difficile de gronder l’élève quand il ne fait qu’imiter le maître… Va cacher ça. Et ne te fais plus surprendre à me voler. 

  • Son ton était toujours aussi guilleret qu’à l’accoutumée, mais la menace restait si claire que Patmé se promit de se fixer de lui-même de nouvelles limites. Aeqa agrippa le crâne, et le serra contre son cœur en fronçant les sourcils.

  • Il faut que vous partiez! Tous! Allez-vous-en!

  • Les discussions reprirent. Dès qu’il leur parlait, ils faisaient mine de ne pas entendre, et Aeqa finissait d’enrager. Il fallait absolument qu’il retrouve sa femme, bien sûr... Mais malgré sa hâte, il ne pouvait pas laisser la maison et la forge à ces pirates; Il les voyait déjà disparaître sur les flots, accompagné par le crâne et les économies d’Ophia… Compagnie peu éloquente, mais si précieuse aux yeux d’Aeqa qu’il en oubliait momentanément l’imminence du danger qui planait sur sa famille.

  • Octaf. Je sais qu’ils n’écoutent que toi. Fais-les partir.

  • Nous n’allons pas rester longtemps, je te le promet. Si c'est vraiment le Bûcher qui a débarqué sur l'île, nous devons à tout prix l'éviter. La maison d'Aeqa est assez isolé, elle ne viendras pas nous chercher ici, c'est certain... Ce cher Etvar va sûrement nous dénoncer dès qu’il apprendra que nous avons des ennemis. 

  • Non, je ne pense pas que l’assagi nous dénoncerait… Répondit Patmé.

  • L’Etvar avait déjà dénoncé Octaf depuis un moment, mais Leïa, qui ne concevait aucune alliance avec un marqué, refusa d’admettre qu’elle n’était pas là pour les fleurs. Ils finirent par arriver à un arrangement très avantageux pour le matari. Elle était forcée de reconnaitre qu’il avait le sens du commerce. 

  • Il expliqua qu’il y avait très peu de fleurs d’Arée sur l’île; Rare étaient ceux qui la cultivaient. Pourtant, il se rappelait qu’un des forgerons du village avait décidé d’en faire pousser quelques unes, et entreprit de guider le Bûcher jusque chez Aeqa. Sur la route, ils continuèrent à discuter.

  • L’Etvar dit qu’il vous a déjà vu, une fois dans le passé.

  • Ah oui…? Leïa s’en fichait éperdument.

  • … Il dit que plus jeune, avant d’être marqué, il était mercenaire pour le clan de l’Oracle. Il dit qu’il était là, quand vous l’avez… La traductrice hésita un instant. Fondue? Brûlée vive.

  • Ah, mes 17 vertiges… soupiras-elle d’un air songeur. L’esclave traduisit avec des yeux hébétés.

  • … L’Etvar dit que c’est amusant. Vous avez tué un Inferné, et, quelques semaines plus tard, la Chimère a piqué votre père. Il dit... que le sort rie même des puissants...

  • Elle était habituée à ce qu’on l’attaque sur son père, mais pas de cette façon précise. Leïa se contenta pourtant de renifler; l’avis d’un chien ne devait pas l’atteindre. Le Correcteur avait parlé de ces fleurs. En obtenir quelques exemplaires ne pouvaient pas lui faire de mal, et elle tâchait de se concentrer sur cet objectif, même s’il n’était qu’une façade. Elle en arrivait presque à oublier son véritable but, trop prise par son jeu pour se rappeller du sous-texte.

  • Il faut que nous allions au port, intervint Enmar. Si la Kymérienne tente de nous retrouver chez Patmé, il faut qu’on profite de ce répit pour…

  • Pour réfléchir à un plan, termina Octaf.

  • Pour voler ce merveilleux bateau, corrigea Patmé.

  • Pour dégager le plancher! invita Aeqa.

  • Patmé a raison, Octaf. Il faut qu’on prenne la mer. Si c’est vraiment le Bûcher, alors, on lui échapperas que si on pars maintenant

  • Du calme, dit Octaf en triturant la fleur. Du répit, nous en avons un peu. Qu’est ce qu’elle viendrais faire ici?

  • Quoi qu’il en soit, l’Etvar dit que vous devriez rééllement vous méfier de cet “Octaf”. Il vit chez un jeune homme de grande valeur appelé Patmé, sur lequel il exerce une influence malfaisante. L’Etvar dit qu’en plus de trafiquer de la jyste, il a jeté le deshonneur sur de nombreuses familles mataris, en transformant d'honnêtes pêcheurs en pirates sanguinaires. Il vit par là, dans la jungle. Peut-être pourrions nous y passer… avant d’aller chercher les fleurs… Vous pouvez être sûre que, là bas, vous trouverez des preuves de ces accusations.

  • L’Etvar dit, l’Etvar dit… Dite à l’Etvar que je ne suis pas sa milicienne. Il m’as extorqué 30 talents d’argent, alors il y a intérêt à ce que votre forgeron n’ai pas jardiné avec son marteau.

  • Le forgeron tenait toujours le crâne contre son coeur. L’idée qu’on puisse lui voler l’avait à présent totalement obnubilé; Son précieux fragment de jyste était la source de toutes ses joies, et eux, ils ne sauraient même pas en apprécier la juste valeur, s’ils lui dérobaient. Il les quitta dans la plus grande discrétion, et s’eloigna dans la forêt proche pour y dissimuler son trésor. Personne ne remarqua qu’il était parti.

  • La Sot’ka redescendait tranquillement des sources chaude, propre et repue. Son odorat hors norme lui avait permis de repérer Octaf, et elle sentais également l’odeur menaçante qui avançait dans la jungle; La bête était un peu ennuyée. Elle arriverait après le prédateur qui venait de débarquer sur l’île.

  • Aeqa venait tout juste de commencer à creuser quand il entendit les pas approcher.

  • Qui est-ce? questionna Leïa. Ses yeux descendirent jusqu’au crâne de jyste que le matari était en train d’enterrer. Dites moi qui est cette personne, ordonna l’Avalionne.

  • L’Etvar ne savait pas quoi dire. Il ne répondit pas à la reine, mais s’adressa directement au forgeron.

  • Qu’est ce que tu fais ? Comment as-tu obtenu ce crâne, Aeqa?

  • Etvar!... Qu’est ce que vous faites ici?

  • Leïa s’approcha, et le forgeron recula de deux pas, intimidé. Elle devait faire quelques centimètres de plus que lui, mais était tellement plus large d’épaule qu’il se sentit soudain minuscule. Mais quand elle attrapa le crane, qu’il avait posé sur le sol, à côté de lui, il perdit tout sens de la couardise.

  • Geleb fugb bal! l’entendit-elle brailler. Le petit homme tenta de lui prendre des mains, mais elle lui donna un très léger coup du plat du pied au niveau de la hanche, et il tomba en tournant sur lui même. 

  • Kafib! Sebel da babul! 

  • L’Etvar dit que vous ne devez pas frapper ses suj…

  • C’est lui? C’est lui, l’homme dont vous m’avez parlé?

  • … N… Non. Il s’agit d’Aeqa, le forgeron...

  • Leïa regarda le crâne, puis le nabot qui rampait à terre. Ainsi, les mataris avaient tellement pris l’habitude de piller le Helga’la que même le plus crasseux d’entre eux pouvait cacher un crâne de jyste derrière son jardin?... Une sourde colère prit le maître de Lymfan à la gorge. Elle articula lentement: 

  • Demandez-lui ou est ce qu’il a obtenu ce crâne.

  • L’esclave s’executa, mais le matari restait muet. Comme il n’avait pas l’air disposé à coopérer, elle dégaina son épée, et posa le tranchant sur la gorge d’Aeqa, qui glapit de terreur.

  • Tu as entendu?

  • Peu importe, rétorqua Patmé. Qu’est ce que ça signifie, Octaf? 

  • Nous ne pourrons pas tous embarquer sur la Brise. Il faut que nous faussions compagnie aux autres.

  • Je ne comprend pas, Octaf. Tu voudrais les abandonner sur cette île alors que…?

  • Capitaine! hurla alors une voix depuis la cour.

  • Patmé et Octaf se retournèrent en même temps. Ils se hatèrent de sortir de la demeure.

  • De là ou elle étais, la Sot’ka pouvait tout voir sans qu’il n’y ait aucune chance qu’on l’aperçoive. L’animal s’était perché à un demi kilomètre, dans la forêt, sur la branche enorme d’un arbre couvert de mousse. Elle entendait pourtant distinctement ce que se disaient les stupides humains qui s’agitaient dans la cour. 

  • Tous à plat ventre! Maintenant! Rugit l’Avalionne en jetant un matari trop osseux sur le sol.

  • Sekiace se coucha sur la branche, intimidée par la terrible voix du Bûcher, qui agitait sa lame devant les humains d’eau. Les cicatrices sur son dos lui lançèrent douloureusement, et elle se hérissa. Elle avait déjà eu affaire à cette créature démoniaque, quelques années auparavant - La Sot’ka perdait peu à peu ses souvenirs, au fur et à mesure qu’elle vieillissait. C’était une des caractéristiques de son corps - Il avait une telle longévité que son esprit devait mourir avant lui. Elle oublierais peu à peu sa vie, cesserais de penser pour ne devenir qu’une bête dénuée de conscience - Mais ce souvenir là, celui du jour ou le Bûcher avait rasé la Taba... il resterais gravé sur sa peau pour l’éternité. 

  • Les proies refusèrent tous d’obéir au prédateur, sûrement parce qu’ils ne comprenaient pas sa langue; Tous, à l’exception du décrépit. Il s’allongea par terre en souriant, et sa meute l’imita après une hésitation. Octaf n’avait jamais l’air intimidé, mais Sekiace savait qu’il puait la peur.

  • Pourquoi tant de colère, ma chère? dit-il en employant la langue des humains des neiges. Comment puis-je vous aider? IC’est tellement… agréable, de croiser une compatriote en terre étrangère.

  • J’imagine que c’est toi, Octaf. Elle jeta alors un crâne noir à ses pieds. Toi qui est un compatriote, tu connais le sort reservé aux profanateurs..

  • Allons, allons, pourquoi ces accusations hâtives? Vous…

  • Releve-toi.

  • Octaf s’executa. Il lui obéissait; C’est ce qui faisait de lui un humain moins stupide que les autres. Sekiace en eut l’eau à la bouche; Son cerveau avait sûrement bon goût.

  • Ou est la créature que vous vouliez emmener à Séclielle?

  • … Je ne vois pas de…

  • Ne mentez pas. Votre collaborateur vous a dénoncé. Il a également fait état de votre participation aux Révoltes du Fantasme, et du petit trafic auquel vous vous êtes adonné. Vous auriez mieux fait de choisir d’importer de la drogue.

  • A vrai dire, Octaf importait aussi de la drogue. L’odeur de peur devenait plus présente. Les autres humains présents ne parlaient pas la langue du froid, mais le ton du Bûcher avait fini par leur faire comprendre qui était le dominant. Pourtant, l’un d’entre eux, plus désorienté que les autres, se redressa, et se mit à parler la langue du désert, que la plupart des humains comprenaient.

  • Kymeria aq sadaris, maestria. C’est à peu près la seule chose que je sais dire en Kymérien, alors parlons mencite, si vous le voulez bien…

  • Allonge toi, gronda le Bûcher dans la langue du désert.

  • Je pense avoir compris ce qui vous met folle de rage; Vous avez sûrement entendu parler de notre trafic de jyste, et, bien sûr, on vous a donné le nom d’Octaf. Hélas, on vous a menti; Je suis le seul dirigeant de cette opération, et c’est à moi qu’il faudras vous adresser.” L’humain rebelle s’inclina gracieusement. Il était beau, et appétissant. “Patmé, fils de Ma’ek, acheva-t-il de se présenter.

  • Tais-toi, Patmé! cria Octaf. Tu dis n’importe…

  • N’écoutez pas mon subordonné - Il est du genre trop fidèle. 

  • Le Bûcher s’approcha de l’humain. Elle ne renifla pas l’odeur du mensonge, mais donna un coup dans sa cuisse juteuse, ce qui le força à s’agenouiller.

  • Si c’est toi le responsable, alors, c’est toi qui paieras pour ces crimes. Mais d’abord, parle. Où est la bête?

  • La bête…? Et ben, la bête… Elle a peur de vous. Elle s’est cachée dans les hauteurs, près du volcan, mais je ne sais pas ou elle est, précisément.

  • Sekiace était furieuse, et désarçonnée: Il sentait le mensonge, mais disait la vérité. 

  • Comment avez-vous réussi à dérober ceci?

  • Le Bûcher montra le crâne. Patmé soupiras.

  • Une bien triste erreur, que j’ai faite durant ma jeunesse, je l’admet…! Aujourd’hui, je dois en payer les conséquences. Mais, afin de vous raconter cette histoire, j’ai besoin de vous montrer quelque chose.

  • La prédatrice resta interdite un instant, avant d’accepter d’un hochement de tête. Le fils de Ma’ek se releva lentement, avant de glisser une main dans sa poche, et d’en sortir un objet étrange, que la Sot’ka n’avait jamais vu auparavant.

  • Savez-vous ce qu’est cette chose, maestria?

  • … Non. Mais c'est du fer. Quel rapport avec la jyste?

  • Le rapport n’est pas évident, mais, voilà… Il s’agit d’un produit du sud. C’est mon ami Octaf, ici présent, qui m’en a parlé pour la première fois…On le tiens par ici - cette poignée est adéquate, n’est ce pas?... Cette partie là s’appelle un “barillet”. Si vous le voulez bien, regardez dans ce trou, ici, à l’intérieur de ce tuyeau.

  • La maestria se pencha en avant, et sans le vouloir, Sekiace fit de même à 500 mètres de là, intriguée par ce morceau d'acier. Il faut dire que, dans cette partie du monde, on n’avait jamais vu de pistolet.

  • Puis, Patmé appuya sur la gâchette, et une explosion retentit. Elle vit distinctement une bille de fer sortir du canon à une vitesse suprenante. La maestria, bien que suffisamment rapide pour eviter la bille, ne réussit pas à s’écarter totalement de sa trajectoire, et elle transperça son épaule en la jetant à terre. Elle resta un instant sur le sol, choquée, et la Sot’ka sentit son instinct de bête hurler de joie. La dominante avait été sévèrement blessée; elle allait agir. 

  • Sekiace s’accroupit sur la branche, et bondit avec tant de puissance qu’elle rompit l’arbre tout entier. Elle traversa les cieux comme un boulet de canon lancé à pleine vitesse, et s’écrasa précisément sur le torse du Bûcher. Le sol de la cour éclata sous l’impact, et les débris projetés tuèrent quelques uns des humains; Sekiace sentit avec satisfaction qu’elle avait broyé plusieurs des côtes de sa proie, et profita d’être sur elle pour lui briser une épaule. Quand elle se baissa pour l’achever en lui ouvrant la gorge avec ses crocs, elle vit clairement les pupilles du Bûcher s’agrandirent jusqu’à faire disparaître ses iris, alors qu’elle entrais dans l’Etat; puis, tout s'assombrit. Sekiace reprit conscience un instant plus tard, écrasée sous les décombres de la maison qu’elle venait de traverser.

  • Elle se défit des blocs qui l’entravaient, mais quand elle releva la tête vers la cour, que les humains d’eau survivants étaient en train de fuir en glapissant, elle ne vit aucune trace de sa proie. Et soudain, elle se rappela que c’était elle, qui était chassée.

  • D’immense flammes bleuâtres germèrent sur sa peau, et elle la sentit fondre quasi-instantanément. Elle ne put identifier leur provenance. Elle tenta de se rouler par terre, mais les flammes ne firent que gagner en intensité. Elle devait fuir, fuir cet enfer et cette femme atroce; Elle bondit avec dix fois plus de puissance qu’elle ne l’avait fait quelques secondes auparavant; Mais le vent soulevé par le saut ne dissipa pas le brasier qui crevait désormais ses muscles.

  • Elle s’écrasa dans les hauteurs de l’île, sur le rebord du cratère du volcan, qu’elle traversa dans sa chute. Alors qu’elle hurlait à la mort en se roulant dans le cratère enorme dans lequel elle terminerais sa vie, elle eut une ultime vision d’horreur avant que ses orbites ne fondent - Le Bûcher était déjà là, son visage couvert de sang éclairé par les flammes qui consumaient la créature. Elle ne l’entendit pas dire:

  • Kymeria aq sadaris. 

  • Mais elle sentit bien le choc brulant qui pulvérisa son corps et fendit la terre jusque dans ses profondeurs, réveillant le volcan qui avait dormi depuis 2 siècles.

  • L’Etvar était mort. Sa traductrice avait vu son crâne exploser sous un gravat. La garde s’était enfuie, et l’esclave dévalait le sentier en hurlant de terreur, quand un grand tremblement secoua l’île entière, et la jeta sur le sol. Elle voulut se relever, mais gémit douloureusement; Sa cheville s’était brisée dans sa chute. C’est alors que les marins apparurent sur le sentier; elle leva les mains en appelant à l’aide - mais ils l’évitèrent sans lui porter attention, occupé à leur propre terreur. 

  • Patmé fermait la marche. Il portait son frère sur son dos, qui saignait de la tête. Il lui lança un regard plein de pitié, et elle implora:

  • Patmé! Je vous en prie...

  • Il eut l’air d’hésiter; Mais il y eut un nouveau tremblement, beaucoup plus violent, et le volcan explosa dans un bruit assourdissant. Une gigantesque colonne de fumée noire jaillit du cratère, et Patmé s’était remis à courir bien avant qu’elle ne retombe. 

  • Quand il atteint le port, le chaos était déjà à son comble. Il voyait son propre navire submergé par la foule - Même la Brise était couverte de mataris paniqués qui tentaient vainement de comprendre son fonctionnement. Le poids d’Aeqa commençait sérieusement à lui peser, et il n’avait aucune idée de l’endroit ou son mentor était passé. Il fut forcé de le poser un instant pour reprendre son souffle. Il en profita pour regarder derrière lui; La forêt était en feu. Il y eut alors une nouvelle explosion, encore plus violente que la précédente, et un enorme pan du volcan s’effondra. Une nuée ardente se mit alors à dévaler droit sur le port. C’était un monstre de fumée vivante, qui semblait avancer lentement, mais qui grossisait à une vitesse inquiètante. La créature était prête à digèrer indistinctement la vie et la roche dans sa course mortelle, et un violent sentiment de panique releva Patmé. 

  • La fumée allait atteindre le port d’un instant à l’autre, et il courit plus vite qu’il ne l’avait jamais fait, malgré le poid de son frère évanoui sur son dos. Il trébucha plusieurs fois, mais parvint à atteindre les quais à temps pour se rendre compte que son navire partait sans lui. 

  • Des pêcheurs l’avaient volé, et son équipage n’avait pas l’air d’être à bord. Il se précipita logiquement vers la Brise; Les mataris avaient laissé tomber l’idée de la voler devant l’obstination de l’appareil à rester à quai.

  • Il jeta Aeqa à bord, et grimpa sur le pont, espérant réussir là ou ils avaient échoués. Il n’y avait aucune trace de gouvernail, pas de rames, et aucun cordage ne descendait du mat. Il se rendit vite compte que la tentative resterait vouée à l’échec.

  • Le monstre engloutissait déjà le temple, et le port suivrait dans quelques instant. Tous les bateaux n’avaient pas reussi à quitter l’île, et un bouchon s’était formé à la sortie du port;  des centaines de mataris avaient échoués à monter dans les embarcations, et ils s’étaient jeté dans l’eau, homme, femme et enfant, tentant desesperement de fuir l’enfer qui glissait déjà sur la plage, engloutissant tout sur son passage. Patmé s’apprêtait à sauter dans l’eau à son tour, quand il entendit des pas resonner sur le navire. En tournant la tête, il aperçut Octaf defoncer la porte de la cale, et entrer dans l’habitacle. Il y eut un petit ressac, et la Brise quitta le quai. Ses grandes voiles s’ouvrirent d’un coup, et elle fusa loin des berges et de la fumée en quelques secondes - la nuée engloutit de nombreux navire sans parvenir à rattraper la Brise, qui slaloma entre les embarcations sans en heurter aucune. Quand l’eau fut devenu plus profonde, la nuée qui les poursuivait continua à se répandre dans les profondeurs et ils l’observèrent dévaler sous les eaux avec inquiétude.

  • Patmé se redressa, et vit la Brise dépasser successivement chacun des navires chanceux qui avaient quitté le port à temps. Il regarda alors vers l’île, qui n’était plus à présent qu’une pente de flamme liquide, et ressentit un tel sentiment de soulagement d’avoir quitté la plage qu’il poussa un cri de joie, qui ne fut pas reprit.

  • 4 personnes étaient montées à bord; Octaf, Daïn, Ocar et Enmar. Aucun n’avait l’air d’humeur à se réjouir. Le reste de l’équipage était introuvable, et il était certain qu’ils n’avaient pas survécu. Octaf se félicitait d’être arrivé à temps, et Patmé ne put que joindre sa voix à ces louanges - mais son enthousiasme parut déplacé. Sur la berge, ceux qui avaient voulu nager s’étaient noyés ou étaient morts ébouillantés, parfois un mélange des deux. 

  • Sidéré, l’équipage ne quitta pas l’île des yeux.  Sur le navire, tous arborait un visage catastrophé. Tous se rendait peu à peu compte qu’ils étaient les uniques survivants de l’île. Les navires brûlés coulaient les uns après les autres, et des débris enflammés flottaient à la surface - Mais il n’y avait plus aucun bruit, désormais, en dehors du grondement lointain du volcan qui ne semblait pas s’apaiser, sa rage ne semblant pas prête d’être étanchée. Tous comtemplaient avec horreur les émanations noires qui s’élevaient vers le ciel - Tous, à l’exception de Patmé, qui scrutait le Sud avec une expression de bonheur inappropriée.

  • L'Ombre

  • Souvenir

  • Seth fut présenté à l’office de la légion vers son onzième vertige. C’était un jeune esclave famélique, ayant eu l’honneur d’être désigné par la Chimère; Elle avait griffé son torse, anobli son sang, et il était maintenant un homme libre - libre de rejoindre la légion impériale. Pendant les septs années qu’il passa dans cette caserne hostile qui surplombait la capitale de l’Empire comme un visage architectural de sa violence, il fut formé à une myriade d’arts guerriers. Il se révéla vite être un élément prometteur; Sa rigueur exceptionnelle et son humilité lui valurent presque l’affection de ses co-légionnaires. Presque.

  • En plus d’être entraîné au maniement de la lame, on apprenait aux Anadyos à abandonner le sentiment appelé “amour”.

  • Ce n’est pas simplement qu’il était vu comme une faiblesse. Les Ombrages, griffés par la Chimère, étaient la première catégorie de désignés, la plus commune: Pour un Ombrage, l’amour était une malédiction tenace, un sentiment auquel il se devait de renoncer malgré toutes les inclinaisons de son âme - Il fallait oublier son père, sa mère et toutes les personnes chéries pour leur épargner les souffrances de la malédiction de la Chimère. Le pouvoir des Ombrages puisaient ses forces dans l’énergie vitale de leurs proches. Plus ils utilisaient l’Ombre, le nom qu’on donnait à leur pouvoir, plus les organisme des êtres qu’ils aimaient vieillissaient. Désaimer devenait donc essentiel pour ce qui était d’un Anadyo - Car l'Ombrage qui n'aimait personne pouvait tout de même utiliser ses pouvoirs, dans une version atrophiée, mais suffisante pour en faire des soldats d’exception.

  • Cela, Seth n’y parvenait pas. Il se distinguait dans toutes les catégories par sa vigueur exceptionnelle - Souplesse, force, endurance, il gagnait chaque épreuve, écrasait tout concurrent, sauf quand il s’agissait d’une seule. Quand son examinateur, une fois par an, lui posait la question fatidique:

  • “As tu oublié ceux que tu aimes?”

  • Il répondait toujours:

  • “Non, général. Je ne les ai pas oubliés.”

  • L’examinateur haussait les épaules, plissait les lèvres d’un air désappointé, et le congédiait. Pourtant, malgré l’évidence de son incapacité à désaimer, aucune sanction ne venait jamais punir ces sentiments honteux - Aussi commença-t-il à les cultiver avec de plus en plus d’insouciance. Il pensait à sa mère, qui était toujours esclave à la demeure de son ancien maître - se remémorait les manières de ses soeurs et le tempérament rieur de son père. 

  • Les autres anadyos étaient logiquement tous très hostile à l’idée de devenir ami avec qui que ce soit - Sauf, peut-être, Trado. C’était un ancien esclave lui aussi, grand, longiligne et souriant. Seth en vint à le considérer comme un proche, même s’il savait qu’il lui fallait haïr aimer. Parfois, ils s’interrogeaient ensemble sur leurs avenirs, se racontaient leurs passé, mais évitaient de parler du présent, et de la rudesse avec laquelle ils étaient traités. Un autre de leur sujet de conversation était la Porte.

  • Au coeur de la caserne se dressait une lourde porte de bois sombre, qu’un anneau de fer rouillé permettait d’ouvrir en tirant avec suffisamment de force. Quand Seth ou Trado l’ouvraient, elle donnait directement sur le vide. La caserne était perchée sur un rocher, et 200 mètres de rocs effilés comme des rasoirs s’étalaient sous leurs yeux.

  • Pourtant, la Porte avait une fonction; Une fois par an, quand une promotion d’anadyos atteignant leur dix-huitième année se voyait admise au rang de légionnaire, c’était le directeur de l’établissement qui l’ouvrait, après une cérémonie grandiloquente. Et quand il le faisait, ce n’était pas la ville qu’on pouvait voir par delà le seuil, ni les rocs tranchants, mais bien une prairie verte émeraude, qu’un ciel bleu recouvrait entièrement. Pour Seth et Trado, ce carré d’herbe étincelante représentait un paradis terrestre, un aperçu d’éternité. Les consacrés entraient alors, et le directeur refermait la Porte jusqu’à l’année suivante; On ne voyait jamais les admis revenir, et personne ne savait où elle débouchait.

  • Trado et Seth s’amusaient souvent à imaginer ce jardin qu’ils n’avaient jamais pu qu’apercevoir, mais auquel ils inventaient des détails d’une précision étonnante. Seth prétendait qu’il y avait là bas des colonnes de vergers interminables (comme chez son ancien maître), et qu’on avait le droit d’y ceuillir autant de fruit qu’on voulait - Trado répliquait que c’était des fleurs, qu’on devait cultiver là bas, des buglosses, des colchiques et des myosotis. Les deux étaient d’accord sur un seul point: Il devait y avoir des chênes, car on imagine pas un paradis sans le roi des arbres. En hommage à cette certitude insouciante, ils plantèrent un gland dans le jardin de la caserne, et prêtèrent une attention particulière à sa croissance.

  • Le temps passa, et les entraînements devinrent de plus en plus rigoureux. Seth n’avait plus rien de l’enfant chétif qu’il avait été - il dépassait maintenant Trado d’une bonne tête. On le considérait à présent comme un des meilleurs éléments que la caserne ai jamais connu, et il semblait promis à une place de premier ordre. Trado, de son côté, se distinguait surtout par sa paresse et par son potentiel qu’il gâchait à la vue de tous. Poli, même à la course, Trado demeurait souriant, ne se plaignait jamais, mais insupportait tout le monde, à l’exception de Seth. 

  • C’est ainsi qu’ils atteignirent leur dix huitième année. Le jour de la cérémonie, ils prêtèrent serment devant le directeur, et on leur ouvrit la Porte. Attendant l’Eden, ils vécurent la Chute. En y entrant, la prairie se révéla n’être qu’une colline surplombant un horizon infernal. Un désert grisâtre, vaste étendue inerte; Aucune vie ne semblait possible dans un environnement si hostile - Pourtant, des silhouettes, indénombrables, parsemaient la boue de raideur cadavérique et de mouvements machinaux. Elles ne faisaient aucun bruit, n’exprimaient aucune émotion. Ces corps à peine humain, famélique et nerveux, travaillaient silencieusement  à construire des temples rectangulaire et désincarnés que d’autres silhouettes détruisaient sans fracas, quelques instants seulement après qu’ils aient été édifiés. Pourquoi répétaient-ils ce cycle insensé? Seth l’ignorait, mais il sut instantanément qu’il devait se diriger vers le gouffre qui rougeoyait au coeur de cet enfer.

  • Ils descendirent de la colline par un sentier étroit, hérissé de rochers poussiéreux. Des tâches écarlates écorchaient le chemin. On entendait à peine le pas des esclaves muets accomplissant leurs travaux absurdes. Le sentier devint une allée blafarde, et ils se retrouvèrent au coeur de cette cité atroce. En les voyant de plus près, Seth découvrit que ces carcasses n’avaient pas de bouche, ce qui était approprié, puisque leurs regards n’exprimaient rien de prononçable - Il y avait des petites filles, des vieillards et des jeune homme - Aucun ne se démarquait des autres, et ils semblaient tous possédés par une atroce déclinaison de vigueurs absentes. Leurs peaux nues étaient couvertes de la même poussière grise qui recouvrait l’horizon. Plus les jeunes légionnaires avançaient dans la cité, plus ils sentaient croitre en eux un sentiment innomable. 

  • C’est alors qu’ils arrivèrent devant le gouffre. Un immense être de lave et de cendre se prelassait dans le cratère, et son oeil unique dardait sur eux un regard oppressant. Une bouche monstrueuse s’ouvrit alors, ses contours bavant de magma: Le cyclope se présenta comme l’âme de l’Empereur, et leur souhaita la bienvenue dans l’Autre Palais. Il leur présenta cet endroit comme le châtiment qu’il réservait à ses ennemis, et à ceux qui le trahissaient. C’était son domaine, son enfer personnel, un lieu en dehors du monde, où il voyait tout, écoutait tout; Même leurs pensées ne pouvaient lui échapper, ici. Les esclaves méthodiques qui accomplissaient l’étrange labeur le faisaient pour expier la faute qu’ils avaient faite: S’opposer à Lui, l’Eternel Empereur, Limbad. 

  • Il leur fit prêter serment, un à un - Tous s’executèrent, terrifiés. Ils s’attendaient presque à ce qu’il en condamne un, pour l’exemple, et pour rappeler à quel point la différence de pouvoir était grande, entre un Ombrage et un Inferné; Mais il les congédia, presque avec amabilité. Une porte s’ouvrit devant eux, découpée dans le vide; une nouvelle Porte qui les raméneraient à la Réalité, ou ils entameraient leur vie de légionnaire. Ils s’y engouffrèrent avec précipitation, pressé de quitter l'Autre palais et son peuple de muets. Ils furent tous étonnés de voir qu’ils étaient de retour dans la caserne - Mais l’homme qui les acceuillit n’était pas le directeur qu’ils avaient connus. La caserne elle-même était méconnaissable - elle était en ruine, et aucun des meubles brisés qui en parsemait le sol ne ressemblait à ceux qu’ils avaient connu. Et, alors qu’il leur expliquaits ce qui venais de se passer, Seth regardais avec horreur, la vérité horrifiante qui surplombait l’épaule de cet étranger. Une fenêtre donnait sur le jardin de la caserne; à l’endroit ou ils avaient planté le gland se dressait un chêne titanesque, certainement vieux de plusieurs siècles.

  • Réalité

  • Tu t'es vite rétabli...

  • Seth ne répondit pas. Trado et lui étaient accoudés à l’un des balcons de la Chancellerie, le long d’un couloir isolé qui donnait sur les tours de guets. D’ici, on pouvait la voir dans toute sa souillure: Mencis-la-vieille, la plus ancienne cité du monde - la plus vaste, la plus célèbre, la plus peuplée… la plus indomptable, la plus violente et la moins organisée. Sa misère s’étendait à perte de vue. Le fleuve qui la traversait, l’Eos, était un stigmate de sa saleté; Griseatre et boueux, cet égout à ciel ouvert tranchait la ville en deux. C'était aux pieds de l'Eos que se situait le tombeau des Chanceliers, un endroit où il avait bien faillit finir prématurément. Autrefois, être enterré au pied de ce fleuve sacré aurait pu être au moins considéré comme un honneur… Mais, aujourd'hui, il n'existait aucun endroit au monde qu'il n'aurait pu moins espérer.

  • Convoque-la, Trado.

  • … tu es sûr? Tu n'as pas encore le Sceptre, Seth. Elle n'a aucune raison de t'obéir…

  • On vient d'essayer de me tuer. J'ose espérer que tu comprends que je ne peux pas laisser une telle chose rester impunie. Je viens à peine de prendre le pouvoir…

  • Deux gardes passèrent alors dans leurs dos. Seth s'interrompit pour répondre à leur bref salut, et ne reprit que quand ils se furent suffisamment éloigné.

  • … Si ça viens à se savoir, ma réputation risque de prendre un coup…

  • Tout le monde est déjà au courant, Seth… soupira Trado.

  • … Pardon?

  • C'est la garde qui t'as retrouvé… tu devrais savoir qu'il n'y a rien de plus bavard qu'un homme armé dans un bordel.

  • Seth jura, et s'appuya contre le balcon. Sa réputation allait être sévèrement entachée par l'affaire. Qu'un guerrier de sa carrure puisse être mis en danger de mort par une enfant...

  • Ce n'est pas grave, dit-il après un court moment de réflexion. Convoque-la, Trado.

  • Je te dis que ça ne sers à rien! Protesta-t-il. Sans le Ssceptre, tu n'as aucune autorité sur les Légions Extraordinaires.

  • Peut-être pas, en effet. Mais l'Ombre, elle, n'a aucune autorité sur le trésor de l'Empire... Je suis sûr que…

  • Tu pourras soudoyer l'Ombre? Tu rigoles, j'espère ? Tu sais quand même que ce genre de méthode ne marcheras pas, avec elle?

  • Aucun homme ne vit sans désir, et l'argent peut accomplir la plupart d'entre eux.

  • Voilà de bien sages paroles. 

  • Une nouvelle voix venait de se joindre à la discussion.

  • Ils se retournèrent tous les deux en mettant la main sur garde de leurs épées, mais ils étaient toujours seuls dans le couloir. 

  • Anadyos...

  • Ils levèrent la tête. Le torse dénudé d'un homme difforme sortait d'une ombre dans un coin du plafond. Il avait de grands yeux vides, posé sous des sourcils presque inexistant. Son crâne chauve était couvert de cicatrices profondes, et son nez avait été tranché très profondément. Ils se detendirent à peine en le reconnaissant.

  • Quand on parle du loup…

  • Mes hommages, Chancelier, répondit l'Ombre. Il avait une voix féminine et gracieuse, beaucoup plus agréable que son visage n'aurait pu le laisser suggérer. Mais si je puis me permettre, qui de nous deux est le loup? Vos méthodes semblent bien sinistre. L'Ombre parlait d'une voix calme, et arborait un sourire absent.

  • Que dire des tiennes ? Répliqua Seth, impassible. 

  • C'est mon rôle, de surveiller les recoins de l'Empire…

  • Comme si l'Empereur se souciait encore du sort de la Chancellerie… Ou de l'Empire, d'ailleurs… 

  • Vos paroles sont très graves, Chancelier… prononça l'Ombre sur un ton sans gravité.

  • J'ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi. 

  • Elle ne répondit pas. Seth n'arrivait toujours pas à savoir de quel bois était fait cet homme - Sans vraiment savoir pourquoi, il le trouvait répugnant. Le vide de son regard avait quelque chose de gras et d’intime - L’Ombre regardait droit dans l’âme, mais avec un regard visqueux et plein de sarcasme.

  • J’écoute.

  • Seth regarda Trado, puis, repris:

  • Tu n’es pas sans savoir qu’on a tenté de me tuer. 

  • En effet….

  • Je veux savoir qui a commandité ce meurtre. Je suis sûr que si tu enquêtes…

  • Inutile d’enquêter, Chancelier. Je sais déjà qui est le responsable. Je peux vous le dire, si vous voulez.

  • Qu’est ce que tu veux, en échange?

  • L’Ombre sembla réfléchir un instant.

  • Qu’avez vous dit, sur l’argent…?

  • ****

  • A l’Ombre des Grenadiers

  • TraÎner sans sous, là, dans les alentours, 

  • Cessant d’espérer voir tout ce que j’avais vu,

  • Derrière les masques ornés, le vécu des vautours.

  • Forcé de croire en ce que je n’ai jamais cru.

  • Je trouve une source, bien loin des alentours, 

  • Rêve qu’ici tout seras différent.

  • Comme un amour rattrapé par le temps,

  • Je trouve mon masque, deviens l’un des vautours.

  • Amer hier, je vivrais vieux demain, 

  • Vaste horizon devant, ma moisson de cadavres.

  • Oublié mes amis, mes cieux sont sans refrain, 

  • Mon futur au couchant, je n’espère plus de havre.

  • Riche de rien, ce dans les alentours, 

  • Sous un soleil parfumant trop l’effort, 

  • Si peu d’entente avec les gens autour, 

  • Car tout s’achète, même communion des corps.

  • Riche de tout, repos aux alentours, 

  • Là, tout mes rêves sont moins beaux que le Sien.

  • Et si cette ombre n’a de prix que le mien,

  • Combien de vents dans la vie d’un vautour?

  • Le Clan des Sahis

  • Rêve

  • Depuis quelques jours, une fumée épaisse recouvre le ciel de Séclielle. Elle est arrivée bien avant la nouvelle de l’éruption de Ma’ek, qui n'atteindra jamais ses rives. Les habitants de la cité, tenus dans une ignorance bienheureuse de ce qui se passe en dehors des frontières, attribuent la présence de cet immense nuage à un funeste présage - et, déjà, dans les artères et les ruelles, une expression de sombre appréhension se balade sur les faces anonymes qui en borde les murs. 

  • La foule dévisage ses maîtres avec insistance - Pourquoi les maestros ne font-ils rien? La nuit a littéralement gagnée le jour, mais les supposés guides illuminés se terrent dans l’ombre. L'appetit collectif se réveille : la misère l'entretient depuis bien trop longtemps. Mais ce n'est pas la faim, le véritable problème. On crie au blasphème - Certains prétendent même que Dieu a abandonné la patrie. Un rêve de masse s’attardait déjà dans la cité avant les événements - Une soif de sang impossible à étancher, provoquée par un manque profond qui harcèle la capitale depuis bien trop longtemps: le besoin fatal de la foule de vouloir voir tomber ses idoles. 

  • Une idole plus discrète doit faire tomber tout faux-dieu. La Sauvagerie rêve ce jour là d’un responsable idéal. L’illusion excite la bête; une vénus de carcasse caresse doucement l’intérieur de son sommeil, et elle s’éveilleras bientôt, prête à réaliser son fantasme. Pour l’heure, on râle, dans les tavernes - On gueule sur les avortons, et les mendiants reçoivent moins de monnaie qu’à l’accoutumée. Patiente, la Sauvagerie s’exprime encore humblement, mais ne se réfrène pas pour autant. La déesse inconnue, allongée sur cette nuit forcée duquel on ignore l’origine, s’épanouit dans des ardeurs inutiles: Disputes triviales, débats dénués de sens et rivalités superflues germent aux quatres coins de la cité, échos d’un futur proche et certain qui défigureras l’Histoire toute entière.

  • Les maîtres de la foule ne font pas exception à cette lente soumission des Hommes aux rêves de l’instinct collectif. Là-bas, dans les hauteurs du Séminaire, la méfiance traine ses crispations dans les couloirs, longe les escaliers et s’insinue jusque dans les dortoirs. Heureusement, ici, on a déjà un doute sur la responsable de cette nuit prolongée: L’Avalionne, encore, l’Avalionne, toujours, le Bûcher et ses éternels massacres. Il y a eu un remous dans la Musique, et même les apprentis devinent qui l’a causé. Mais, bien sûr, ce n'est pas elle, qui devras payer.

  • Réalité

  • Elle avait attendu que les couloirs soient déserts pour sortir de sa chambre. Lymfan ne s'y faisait pas, à ce palais gigantesque - Le Kymérion resplendissait tellement qu'elle se croyait parfois dans un rêve. Elle, qui n'avait connu que le désordre d'une vie de paysanne, se réveillait maintenant dans des lits drapés de soie pour étudier auprès des plus riches héritiers du Suprèmat. 

  • Pourtant, ce n'était pas de ce luxe dont elle avait rêvée. Elle en était certaine; Si elle était venue au monde, ce n'était pas pour le confort d'un lit à baldaquin. Elle aurait préféré un dortoir, si son véritable désir eut été satisfait : celui d'apprendre la musique, et de devenir une femme aussi puissante que l'Avalionne; Celui de comprendre Dieu, celui de le servir... 

  • Les cours de Telema ne lui avaient rien appris depuis son admission au Séminaire - les Révélations corrigées, si. Elle aurait dû se méfier de l'ouvrage, elle qui voulait tant servir la Chimère ; Après tout, il s'agissait d'un livre profané… Mais c'est qu'un voile invisible brouillait son discernement: Elle ignorait que son véritable Dieu était la connaissance.

  • Aucun chapitre ne l'avait autant absorbée que celui concernant les passages secrets du Kymérion. Elle avait attendu longtemps avant d'oser partir explorer ces chemins cachés - Mais ce soir, elle oserait. 

  • Le couloir était plongé dans l'obscurité la plus totale. Elle avait mémorisée entièrement les vers qui composaient le Guide pratique - même dans le noir, elle savait pertinemment où aller.

  • Elle avança à tâtons dans les couloirs, sur la pointe des pieds. L'étage auquel elle était logée était celui des Avalions - Pas étonnant qu'il soit désert… Mais, dès qu'elle atteindrait l'escalier, elle passerait par la phase la plus délicate de son escapade. Les Sahis, famille aux branches indénombrables, avaient investis les étages inférieurs du palais au fil des décennies, et c'était dans cette partie du Kymérion que se trouvait le passage qu'elle recherchait. 

  • Elle se déplaçait avec la légèreté d'une fée ivre morte. Après avoir heurté les murs plusieurs fois, alors qu'il aurait suffit de les longer, et, arrivée devant les escaliers en colimaçon, elle s'assit franchement et entreprit de descendre les marches sur les fesses.

  • A son grand soulagement, les quartiers des Sahis semblaient déserts. Étonnamment, aucune des chambres n'étaient allumées - Elle attribua ce calme apparent à l'éducation rigoureuse que devait recevoir ces nobliauds. 

  • "Devant la troisième chambre, baissez la tête", disait le Correcteur. Elle eut du mal à repérer laquelle était la "troisième", mais finit par y parvenir. "Touchez la pupille d'ambre de l'esthète"; Cette tâche semblait déjà plus compliquée. Baissez la tête... Elle se doutait qu'il devait y avoir une sorte de tapisserie sous ses pieds, mais l'obscurité était telle qu'elle ne voyait même pas ses mains. Pendant quelques instants, elle les laissa courir sur le sol à la recherche d'une irrégularité salvatrice, mais ne trouva rien. Elle allait abandonner, quand son doigt se posa sur une surface lisse au toucher. Elle appuya dessus aussi fort que possible, et la porte de la chambre s'ouvrit brusquement. 

  • Lymfan retint un cri à grand peine, tout en se jetant en arrière, terrifiée à l'idée d'être attrapée à traîner dans les couloirs.

  • Mais il n'y avait personne. Elle se releva, et entra sans faire de bruit. Elle ferma la porte en retenant son souffle. Que disait le Guide, déjà…? Elle se récita les vers qui suivaient:

  • "Vous voilà dans l'estomac du palais.

  • Résistez aux acides, soyez galet,

  • Ne regardez pas les tableaux dans les yeux.

  • Malgré leur beauté, ils vous emporteraient."

  • Cet avertissement étrange n'avait ici pas beaucoup de sens, puisqu'elle ne voyait rien. Elle resta tout de même sur ses gardes en continuant de se remémorer le Guide.

  • "Pour trouver le passage, prenez la mer;

  • Devenue Brise, saignez la terre.

  • Fenêtre ouverte, allez toucher l'enfer,

  • Retrouvez dans les mots comment peigner l'amer."

  • Cette partie était décidément la plus énigmatique. Elle avait miraculeusement compris qu'il fallait sans doute ouvrir une fenêtre donnant sur la mer, mais plusieurs problèmes se posaient à la fois: D'abord, elle n'en voyait nulle part. Ensuite… Ensuite, ça ne voulait rien dire. Le Correcteur était définitivement mauvais poète. Mais, au point où elle en était, il en faudrait plus pour la décourager… Le bouton secret sur la tapisserie l'avait convaincue: aède médiocre ou non, le Correcteur restait une source fiable. 

  • Elle se mit à tâtonner les murs, à la recherche d'une poignée salvatrice qui aurait révélé une fenêtre ; Mais rien n'y faisait. Au bout d'une vingtaine de minutes passées à remuer la pièce de fond en comble, elle finit par se décourager; Mais c'est alors qu'elle entendit un bruit sourd, venant du couloir. Une porte venait de claquer, et quelqu'un approchait de la pièce. Elle retint son souffle, et s'écrasa contre le mur, du côté des gonds de la porte.

  • Le flamboiement d'une torche lui parvenait depuis le seuil. Elle s'attendait à ce que la personne passe dans le couloir. Mais un cliquetis précéda l'ouverture de l'entrée, et elle sentit son coeur exploser dans sa poitrine.

  • Un jeune homme s'engouffra dans la pièce. Il lui tournait le dos, mais elle le reconnut aussitôt : C'était Bellain Sahis, un élève de sa classe. Il ne l'avait pas remarquée, mais il risquait de le faire à tout moment - pourtant, étrangement, il baissait la tête avec insistance, et Lymfan commit l'erreur de ne pas l'imiter.

  • La torche flamboyait en jetant une douce lumière sur la pièce. La flamme lui révéla alors deux choses: les lettres pavis gravées sur les murs, et les gigantesques tableaux qui y figuraient. Droit devant elle, l'un d'entre eux représentait un homme assis sur une barque tourmentée par un océan déchainé, qui en observait un autre, debout dans les cieux. Elle croisa le regard de ce personnage étrange, qui planait sur la peinture, et soudain, la pièce disparut brutalement.

  • Tout à coup, elle se retrouva sur un bateau de misère, violemment secoué par la mer. Elle tomba lourdement, incapable de tenir sur ses jambes. La foudre claquait au vent. Le ciel vomissait un déluge qui la trempa instantanément. Toujours désorientée, elle ne fit pas tout de suite le lien avec l'avertissement du Correcteur - De toute manière, la vision apocalyptique auquelle elle était soumise lui aurait fait oublier son propre prénom.

  • Des nuages noirs roulaient sur les cieux en crachant des éclairs gigantesque, et des vagues furieuses s'abattaient sur son crâne. L'eau était terriblement froide, et la barque était peu à peu submergée. Fiché dans le ciel, un homme terrible écartait les bras en la regardant droit dans les yeux. L'expression de son visage était si haineuse qu'elle la terrifia plus encore que l'océan et la foudre; quand elle hurla, elle ne s'entendit pas.

  • "Qu’est ce que tu fais là, toi…?"

  • Une voix chaleureuse venait de percer la tempête, et elle l'entendit avec une netteté improbable. Ça n'était pas l'avatar de la colère qui l'avait prononcée - En se retournant vers la voix, elle découvrit un vieillard serein, assis à la poupe comme si elle avait été un fauteuil des plus confortables. Il lui sourit, et leva la main - la mer, le ciel et l'avatar furent absorbé dans sa paume, et il ne resta plus qu'eux deux et la barque, perdus dans un décor opalescent et dénué d'horizon.

  • "Alors c’est toi, Lymfan?"

  • A l'étage supérieur, Étius rêvait. Il se voyait traînant dans l'obscurité. Sans qu'il sache vraiment pourquoi, sa sœur le suivait en souriant. Elle avait l'air de croire qu'il savait pertinemment où ils allaient… Lui, terrifié, il n'osait pas lui dire qu'il n'en avait aucune idée… Et plus ils marchaient, plus la situation s'envenimait. Il aurait dû s'arrêter, lui expliquer qu'ils étaient perdus, mais… Elle lui faisait trop peur. 

  • Ce n'est pas vraiment qu'il était lâche. En vérité, ça ressemblait plus à du bon sens, compte tenu du caractère de l'Avalionne. Dans ce rêve, elle avait pourtant l'air... si douce... Mais peu à peu, sans qu'il ne s'en rende compte, Leia devint Lymfan, et son rêve se métamorphosa. C'était maintenant lui, qui suivait. L'abîme s'était transformée en un champ de verdure très étendu, et un soleil chaleureux recouvrait l'atmosphère. Il allait lui demander où ils allaient, quand le rêve changea à nouveau, mais d'une façon beaucoup plus brusque: Un givre épais recouvrit la scène, et le visage d'un vieillard fit irruption dans son rêve, effaçant tout le reste et le mettant dans un état de conscience presque douloureux:

  • Réveille toi, ordonna le vieil homme.

  • Étius s'executa en hurlant. La sensation de la présence de cet étranger était encore très vivace dans son esprit, et il se releva en portant une main à son visage. Il n'en pouvait plus. Ses rêves étaient de plus en plus intenses chaque nuit, sans qu'il parvienne à leur donner un sens. 

  • Il sentit un besoin impérieux de sortir prendre l'air. Il alluma une torche, et sortit dans le couloir du Kymérion. A sa grande surprise, il constata que la lumière était allumée dans la chambre de Lymfan. La gamine l'irritait, mais il devait admettre qu'elle l'avait impressionné. Les remarques qu'elle seule osait asséner à Telema étaient si colorées qu'il ne pouvait s'empêcher d'y repenser plus tard en souriant. Après tout, il n’avait rien à perdre à essayer de s'entendre avec elle. Il s'approcha de la porte, qui était entrouverte, et entra dans la pièce.

  • Le chaos y régnait. Le lit avait été retourné, et le sol était maculé de sang. Le cadavre d'un homme atrocement défiguré reposait sur le sol, et un Méniant observait la carcasse d'un air absent.

  • Les Méniants étaient des créatures horribles, qu'Etius connaissait bien: Ces enfants artificiels à la peau bleue étaient les gardiens du Kymérion, et il les fréquentait depuis sa plus tendre enfance. Golems dociles, les Méniants demeuraient des créatures qui inspiraient la méfiance la plus insidieuse à toute personne ayant le malheur de les croiser. Ils étaient petits, inexpressifs, puissants. Robotique et insensible, bien que pourvu des visages les plus angéliques qui soit. Plus jeune, Étius avait pris l'habitude de les éviter à tout prix, angoissé par leur très apparent manque d'empathie.

  • Vous n'avez rien à faire en dehors de votre chambre, Avalion. L'horrible voix du Meniant le fit déglutir. Le soleil ne s'est pas encore levé…

  • … Dis moi… qu'est ce qui s'est passé?...

  • J'ai surpris cet étranger dans la chambre de l'apprentie, et je l'ai éliminé. La créature avait répondu de manière mécanique, instantanément distraite par l'ordre direct qu'elle venait de recevoir. Il y eut un léger silence, comme si le Méniant ne réussissait pas à choisir ses mots. Aucun étranger n'est jamais arrivé aussi loin dans le Kymérion sans autorisation. Je ne connaissais pas la procédure, Avalion.

  • Lymfan revint enfin à elle. Elle était allongée dans l'obscurité. Ce que lui avait dit l'homme était encore très présent dans son esprit, et elle l'avait déjà assimilé. L'excitation procurée par ses révélations lui fit reprendre ses esprits avec promptitude. Elle se redressa, et s'approcha du passage sous le tableau, qu'elle savait désormais exactement comment emprunter.

  • Bellain Sahis était soulagé de ne pas être le dernier à arriver. Quand l'énième maestro fut assis à la table, les rassemblés marquèrent tous un silence. Bellain déglutit bruyamment. Certains des plus éminents apôtres du pays avaient été réunis ce soir, dans le secret le plus total, et lui n’était même pas maestro. Il fallait qu’il fasse bonne impression.

  • Trois des figures les plus importantes de leur ère se tenaient à différents endroits de la table: Près de son oncle Bellite (qui était celui qui l'avait lui-même invité à cette réunion), l'énorme duc d'Orbence occupait un siège beaucoup trop petit pour lui. Il était le propriétaire terrien le plus opulent de la famille, et aurait pu être le plus riche, si le visage famélique d'Ereas Sahis ne s'était pas tenu à un autre coin de la table. Ce dernier, ombrageux et solitaire, était connu pour ses liens maintes fois publiquement niés avec la Triade et les bordels clandestins. Il avait joint ses mains et regardait fixement la troisième grande figure de cette table: Néron des Hauteurs, le seul représentant d'une autre famille électrice assistant à cette réunion. Sans compter les Avalions, il était considéré comme le plus grand apôtre de son temps, et c'est lui qui intimidait le plus Bellain. Grand et élancé, comme tous les habitants des hauteurs de Vertigo, il souriait pourtant distraitement, comme s'il ne se rendait pas vraiment compte de l'endroit où il était; Son visage respirait la douceur, et émettait un contraste profond avec les faces suspicieuses qu’arborait les Sahis.

  • Kymeria dem sadaris, mes frères.

  • Personne ne répéta après cette voix, mais tous baissèrent la tête en embrassant leur paume. Elle appartenait à un homme encore plus important que les trois autres: At Sahis. Il venait d'apparaître au bout de la pièce, et c'était la première fois que Bellain le voyait d'aussi près : Pourtant, ils étaient assez proches, par les liens du sang. C'était un vieil homme au visage marqué par de profondes rides de sourire, qui semblait émaner une sorte de sérénité indescriptible. Il portait de long cheveux gris et une petite barbe de la même couleur. Gracieux et élégant, il semblait un homme d'une sagesse infinie. At Sahis continua à parler, son audience subjuguée par le calme de son ton et la beauté de sa voix:

  • Je vous remercie tous de vous être déplacés. Sans plus attendre, je veux que nous passions au sujet pour lequel je vous ai convoqué, qui est...

  • C'est l'Avalionne, qui a provoqué cette nuit! C'est elle, j'ai des… preuves…

  • La voix de l'oncle Bellite mourut dans sa gorge alors qu'il se rendait compte de son impolitesse. La stupidité de son oncle embarassa Bellain, qui regreta sincèrement leur affiliation. Personne ne releva pourtant le fait qu'il avait interrompu le grand At Sahis, et celui ci reprit avec douceur:

  • … Certes. Nous devons parler de ce sujet, aussi… Il est évident que ces nuages n'ont pu être provoquée que par la reine-electrice de l'Indor, Leïa Gin. Et, bien que je ne pense pas être... le seul à avoir des "preuves" de ce que j'avance… Nous nous en sommes tous rendus compte. La Musique a été bouleversée, et nos rêves se font de plus en plus rares, ces derniers temps…

  • Il y eut un silence que le tutellé ne comprit pas, mais il vit plusieurs apôtres hocher la tête avec approbation.

  • J'ai comme vous l'espoir de la voir un jour se retirer sur les Monts Brisés... Mais il semblerait que le Bûcher ait encore de beaux jours devant elle - il n'y a rien que nous puissions faire contre cette femme. Ce à quoi nous devons nous consacrer, c'est aux conséquences de ses actes. Maestros! Nous devons dissiper les nuages au dessus de Séclielle. 

  • Ce nouveau silence, l'apprenti le comprit bel et bien. Dissiper les nuages?... Rien que ça… Même Néron avait l'air pris au dépourvu.

  • ...Nous pourrions faire venir Obie, dit tout de même l'apôtre.

  • Obie?... répéta le Duc en remuant sur sa chaise. Reale, vous voulez dire?... Oui, c'est une idée… Mais, le temps qu'elle vienne depuis le Fil de l'Exil…?

  • Je ne pense pas que les nuages se seront dissipés d'ici là... Grogna Ereas Sahis, austère et agressif. Mais nous devons nous soucier d'autre chose. Maestros. Mes informateurs sont formels. L'Avalionne a rayé Ma'ek de la carte.

  • La nouvelle secoua violemment l'assemblée, et tout le monde se mit à parler en même temps. 

  • Est ce que ça signifie que nous sommes en guerre contre la Reine Rouge?

  • Il faut détrôner cette folle d'Avalionne…

  • Mais non, rassurez-vous donc, personne ne regretteras les tachetés...

  • Une armée!... Une armée de Sot'kas qui va déferler sur...

  • Maestros, répéta At Sahis.

  • Le calme revint instantanément.

  • Cette nuit sera dissipée, comme les autres avant elle. Ce n'est pas pour parler de l'Avalionne, que je vous ai réunis aujourd'hui.

  • Et pourtant, c'est d'elle dont nous devons parler.

  • Néron lui même écarquilla les yeux, et le Duc deborda de sa chaise. Impassible, le sombre Ereas Sahis continua:

  • Il y a bien des sujets dont nous devons traiter, Maestro. Le Chancelier de l'Empire, Seth Anadyo… Il a survécu à notre tentative d'assassinat, et si l'Ombre parle, nul doute qu'il agiras. 

  • Sans le Sceptre, le Chancelier n'a aucune autorité sur son armée… répliqua At Sahis, l'air d'avoir déjà répété cette phrase des centaines de fois.

  • ...La Reine Rouge a rappelé ses ambassadeurs de l'Indor, continua Ereas sans s'interrompre, et nous n'avons toujours aucune nouvelle de Cassion des Mousses. Qui sait si l'électeur de Vertigo n'a pas été tué par le renégat…

  • Mon cousin n'est pas mort. Je l'aurais senti, assura Néron, qui souriait d’un air indulgent. A mon avis, il n'a pas encore réussi à attraper le renégat, et vos informateurs n'ont pas réussi à l'attraper, lui… 

  • Aussi important que soit la politique… extérieure de notre pays… je le répète : je ne vous ai pas convoqués pour ça.

  • Vous n'apparaissez qu'une fois tous les dix vertiges, exagera Ereas, déterminé à apostropher At Sahis. Et quand vous vous montrez enfin, vous esquivez systématiquement les sujets qui nous importent… a quel instant est ce que l'électeur de la capitale est devenu le Supremain ? Vous n'êtes pas notre dirigeant, et personne ne vous a élu. Solaris n'est pas entre vos mains, pas plus que le destin de la nation. Cette mascarade de réunion… Vous nous mettez donc au même rang, nous, le haut comité des Sahis, et Néron des Hauteurs?... Je suis un auditeur, pas un apprenti, ajouta-t-il en lançant un coup d'oeil dédaigneux à Bellain Sahis.

  • Ereas foudroyait l'electeur du regard, mais celui ci n'avait pas l'air sincèrement touché. Il eut une mine un peu désolée avant de répondre :

  • Vous êtes aussi éloquent qu'à l'accoutumée. Chacune des personnes conviées ce soir auras son importance. Je suis déjà au courant du rappel des ambassadeurs de la Reine Rouge, et les nouvelles concernant le Chancelier de l'Empire me sont également parvenues. L'Ombre ne nous trahiras pas, c'est un fait. Mais, ni la Reine Rouge, ni ce “Seth” ne sont les plus grandes menaces auquel notre confédération est confrontée. Non… Notre plus grand ennemi vient bien de l'intérieur, et je pense avoir des informations en main que même vos amis des Triades ne connaissent pas… Mon cher Ereas.

  • La simple évocation de la plus violente des pègres du monde lança un froid sur l'assemblée, et Ereas souffla du nez. Mais At Sahis ne lui laissa pas le temps de prononcer sa perpétuelle présomption d'innocence :

  • Comme vous le savez, le Supremat n'a pas de dirigeant depuis 15 vertiges, et il semble évident que les Avalions ne soient pas… en mesure de nous en fournir un. Les cinq royaumes unis qui forment notre pays ne l'ont jamais été sous une autorité autre que celle de la dynastie des Gins, et sans représentant légitime dans la famille Suprême… ils menacent de se séparer d'un jour à l'autre.

  • Je vous trouve bien alarmiste, rassura Néron. Ce qui unit nos patries, c'est la foi dans la Chimère, et elle n'a jamais vacillée…

  • J'apprécie votre remarque, Ayden. Venant d'un clan aussi loyal que le votre, elle est d'autant plus tragique. Il est vrai que les dirigeants de Vertigo resteront nos alliés en toute circonstance... Mais malheureusement, vous avez tort. Vous devriez le savoir: Eterace des Hauteurs a disparu, et la dernière fois qu'il a été vu, c'était en compagnie de deux Féleis. Recemment, une jeune fille est arrivée au Séminaire; Une paysanne sans manière, sans argent et sans nom. Et pourtant, son arrivée a remué la ville: Elle sait lire le pavi. Aucun serf, même parmi les plus grands érudits des basses castes, n’a jamais appris à lire l’alphabet saint depuis au moins deux siècles - compte tenu du fait que cette jeune fille est originaire du Plateau de l’Imbrie, il était évident qu’elle avait un lien avec les Féléis, mais j’en ai eu la preuve, désormais. C'est de cette famille, dont nous devons parler ce soir : le clan des ailes diffuse des traductions du livre saint.

  • At Sahis s'arrêta de parler, et lança un regard nonchalant à l'assemblée. Quelques secondes passèrent, et elle explosa: Les maestros se mirent tous à parler en même temps, et même Bellain hurla:

  • Tuez les Féleis!

  • Bellain est un de mes élèves favoris, dit Telema Féleis. Mais cette petite Atha... qu'est ce qu'elle est douée…! On voit bien qu'elle vient de Vertigo… comme toi...

  • Oui, oui… marmonna son amant du soir en se rhabillant. Il s'appelait Rhéon: C'était un membre du clan des Hauteurs, le plus grand, mais moins talentueux des frères de Néron. Il avait la physionomie du peuple des Hauteurs; Long, fin, presque émacié, mais vigoureux, sec, avec une étrange lucidité au fond de son oeil bleu. Telema se desolait de le voir partir si tôt. En plus d'être beau garçon, elle l’imaginait très habile avec les mots, et il l'avait fascinée dès leur première rencontre.

  • Et, je ne t'ai pas raconté. Il y a cette… pouilleuse, qui vient d'intégrer le Séminaire…

  • Hum, hum… répondit Rhéon en cherchant sa cape.

  • Elle est vraiment hors-norme, mais, qu'est ce qu'elle est bornée…

  • C'est la marque… Ah, la voilà, s'interrompit-t-il en retrouvant sa cape. La marque des grands esprits…

  • Oui, mais il suffit pas d'être borné pour avoir raison. 

  • Si tu l'dis… Bon, j'y vais.

  • Quoi, comme ça? Reste un peu, Rhéon… Ça fait tellement longtemps qu'on s'est pas vu...

  • Un rictus de mépris defigura le visage de l'être aimé. Il eut un sourire ironique, et dit, avec un sourire qui l'horrifia jusqu'au plus profond de son être:

  • T'en verras d'autres, je m'inquiète pas …

  • Il tourna les talons. Elle lui cria d'attendre: La porte claquait déjà. Téléma resta glacée un instant. 

  • Le sous entendu était clair. Elle respectait Rhéon, mais ne lui avait pas été fidèle, pas plus à lui qu'à aucun homme - Elle pensait qu'un esprit comme le sien, qui semblait si libre, si aérien, qu'un esprit si fin l'aurait comprise. Mais elle avait été stupide.

  • Elle s'affaissa sur son lit. Voulut se retenir de pleurer, tout en sachant pertinemment qu'elle n'y arriverait pas. Mais, au moment où elle allait céder à ses émotions, elle entendit quelqu’un toquer à la porte.

  • Elle se releva brusquement, à l'idée que Rhéon ait pu faire demi-tour tour: mais devant l’entrée, elle reconnut Étius avec surprise. Celui ci la dévisagea un instant, surpris de la voir au bord des larmes.

  • "Maître… Maître, il y a un cadavre dans la chambre de Lymfan…"

  • Le calme était loin d'être revenu dans la pièce, mais At Sahis avait conservé le sien. Il écoutait attentivement le tumulte qui s'était emparé de la table à l'annonce de la nouvelle. Comme il s'y attendais, la partie la plus radicale de la famille appelait à l'éradication pure et simple du clan des ailes, ainsi que le prévoyait la loi Suprème: Ereas Sahis avait été implicitement désigné comme le meilleur défenseur de cette cause. Beaucoup craignaient Rémo Féléis; On racontait qu’il faisait partie des maestros les plus doués du Suprémat, et le clan des ailes avait fourni quelques un des apotres les plus brillants de leur temps. Les quelques âmes moins va-t-en guerre s'étaient réfugiées sous la bannière de Néron des Hauteurs, le plus doux d'entre eux tous, qui peinait à trouver du soutien parmi les Sahis.

  • L'éradication totale… c'est un peu exagéré, je trouve. Excommunions simplement Rémo Féléis: C’est lui, le problème. Et puis, nous en savons trop peu sur cette révolte…

  • Au contraire, nous aurions dû la voir venir, répliqua Ereas. Les Féléis n'ont jamais jugé digne d'appliquer la Réforme du Premier sur leur territoire. Le père de Rémo voulait déja nous trahir après la Déchéance… Mais, l’Avalionne, bien sûr, a eu son mot à dire…

  • Si nous devons attaquer les Féleis, nous devrions l'envoyer, elle… gloussa le duc d’Orbence. Le Bûcher pourras peut-être étancher sa soif de cendres à Oïa...

  • Neron devrait suffir à gérer les Féleis. Il n’y a rien à craindre… Je vais l’envoyer dans l’Imbrie: Cassion y était, aux dernières nouvelles… répondit At Sahis. Comme à chaque fois que l'électeur parlait, les maestros se recentrèrent sur sa personne. Mais puisque nous reparlons de l'Avalionne, il y a un autre sujet, que nous devons aborder.

  • Il jeta un long regard vers le fond de la pièce.

  • Comment son apprentie a-t-elle réussi à infiltrer cette réunion ?

  • Il y eut un silence d'incompréhension. Puis, tous se retournèrent vers l'endroit que At Sahis regardait fixement. Ils mirent un temps à la discerner, mais elle n'était pas si bien cachée… Derrière un des piliers de verre bleu qui soutenait le plafond de la pièce, une légère ombre trahissait la présence d'une personne de très petite taille.

  • Il y eut quelques murmures indignés, et At Sahis prononça calmement:

  • Allons, montrez-vous. Nous vous avons tous remarqué, maintenant...

  • Après un instant d'hésitation, Lymfan prit la décision d'obéir à cette voix si avenante. Elle se savait prise au piège, de toute manière.

  • Quand elle sortit de sa cachette, elle fit face à une ribambelle de visages estomaqués. Incapable de mesurer la gravité de la situation, elle la trouva très drôle. Ils la regardaient comme si elle venait d'une autre planète. Sa démence fut confirmée à l'assemblée quand elle dit, avec une nonchalance absolue :

  • J'ai vu Bellain entrer, alors j'ai décidé de le suivre. Désolée.

  • Saisissez-vous d'elle! Hurla Ereas.

  • Non! Contredit aussitôt At Sahis, stoppant net les quelques maestros qui s'étaient redressés. Il sourit à Lymfan d’un air bienveillant. Laissez-la nous parler. 

  • Elle a forcément entendu des choses… siffla Néron des Hauteurs, qui avait posé sa main sur la garde de son épée. 

  • Du calme. Lymfan est une fille intelligente, et elle va répondre à nos questions. Il se mit à s'adresser directement à elle. Je souhaitais te rencontrer depuis un petit moment, Lymfan, fille de Selir. J'aurais préféré que ce soit dans des circonstances bien différentes, crois moi bien, mais… je vais maintenant devoir t'interroger. Tu dois me promettre que tu diras exclusivement la vérité, c'est compris?

  • Compris, sourit-elle, totalement inconsciente du danger qui planait sur sa personne.

  • Depuis combien de temps as-tu écouté ce que nous nous disions?

  • Depuis le début, votre Altesse.

  • Elle ne prenait même pas la peine de mentir.

  • … Je vois. Est-ce l'Avalionne, qui t'as demandé?...

  • Euh… Non! J'ai fait que... suivre Bellain dans les couloirs.

  • Elle ment ! Cracha ce dernier. Je l'aurais forcément remarquée si elle m'avait suivie…

  • Peu importe, trancha Néron. Il avait l'air affligé. Nous devons nous débarrasser d'elle, dès maintenant. Si l'Avalionne apprend que je participe à ces réunions, elle va me… Je préfère ne pas y penser. Il se leva en degainant son épée. Je n'aime pas tuer les enfants… marmonna-t-il en s'approchant de Lymfan.

  • Ça suffit, Néron.

  • Néron suspendit son élan. Il se retourna avec lenteur, et plongea ses yeux dans ceux d’At Sahis un court instant. Puis, par respect ou par crainte, il detourna le regard et rengaina sa lame.

  • Cette fois-ci, c'est trop! Ereas s'était levé à son tour. Une espionne fait irruption dans la salle, et vous, vous, vous n'êtes même pas capable de…

  • Les pupilles d'At Sahis s'ouvrirent alors qu’il entrait dans l’Etat, et Ereas se tut net. Il se rassit sagement, et un curieux malaise gagna l'assemblée. 

  • Lymfan, fille de Selir, prononça-t-il avec une extrême douceur. Au nom des intérêts de l'Orchestre et de la famille des Sahis, je vous reconnaît coupable des crimes d'espionnages et de vagabondage dans les lieux saints.

  • D'espionnage ? répéta l’accusée. Mais vous m’avez dit que…

  • En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous condamne donc au Fantasme.

  • Cet annonce stupéfia les maestros. L’électeur n’avait jamais autant absorbé l’attention qu’à cet instant précis.

  • At… supplia Néron. Tuons-la maintenant, s’il te plait.

  • Nous ne pouvons pas assassiner une apprentie impunément, répliqua At Sahis - surtout pas si c’est celle de l’Avalionne. Nous ne sommes pas dans l’Empire, ici. Elle a eu droit à un procès, et à un jugement.

  • At Sahis… vomit Ereas, dégouté par les paroles qu’il se sentait forcé de prononcer. C’est une enfant… Laisse-la au moins mourir comme telle…

  • Le peuple sauras…. At Sahis avait délibérement ignoré son cousin, et s’adressait maintenant à l’assemblée. Il mérite de le savoir. J’annoncerais à la foule comment l’Avalionne a sali le Kymérion en y laissant entrer une vagabonde, qu’elle a chargée d’espionner notre famille....

  • Lymfan se jeta aux pieds de l’électeur. Elle semblait enfin avoir saisi la position dans laquelle elle était: Quand il avait prononcé le mot “Fantasme”, son visage s’était décomposé, et Bellain n’avait jamais vu une expression de peur si profonde sur le visage d’aucun être.

  • Votre Sainteté!… Ne m’envoyez pas là bas, par pitié… J’ai déjà vu le Fantasme! J’étais dans la foule, le jour de la Percée… C'est vous qui m'avez dit de...

  • Il reste un problème, la coupa At Sahis en posant le doigt sur ses lèvres. Il ne faut pas que tu répètes ce que tu as entendu, d’ici ta jetée. Je te condamne donc au mauna

  • Lymfan voulut protester, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Sa voix refusait obstinément jaillir de sa gorge: Pire, l’oxygène désertais ses poumons comme si elle avait prononcé les mots que ses levres refusaient d’articuler, et elle devint rouge, à force d’essayer de parler. 

  • Sépian, ordonna At Sahis. Raccompagnez Lymfan aux cachots… 

  • Demande à Bellain, At. Je ne suis pas ton…

  • J’ai encore besoin de Bellain.

  • At Sahis allait revenir à la discussion, quand un bruit éclatant résonna derrière les pilliers de verre. Les maestros se levèrent tous en même temps, et on entendit le sifflement inquiètant d’une vingtaine d’épées de jyste dégainées simultanément. Quand la créature entra dans la pièce, il y eut une vague de déglutition parmi les maestros: C’était un Méniant, un des golems du Premier. L’enfant artificiel s’approcha des Maestros avec la robotique habituelle de sa démarche, et annonça:

  • Lymfan, fille de Selir. L’Avalion vous convoque dans votre chambre.

  • La gamine, écroulée sur le sol, n’essaya même pas de répondre. Le Méniant s’approcha d’elle d’un air neutre, et At Sahis voulut protester:

  • Attend. Je viens de prononcer un…

  • J'obéis en priorité aux descendants du Premier, le coupa mecaniquement le Méniant en ramassant Lymfan sur le sol. Celle ci ne se débattit pas, alors qu’il la soulevait avec moins de cérémonie que si elle avait été un sac d’ordures.

  • Il sortit de la pièce très calmement, sans que les maestros ne tentent quoi que ce soit. Ils demeuraient sidérés: Bien sûr, il n’était pas question de s’attaquer à la créature. C’aurais été aussi dément que d’attaquer le Kymérion lui même, ce palais vivant qui leur louait tous une chambre. At Sahis lança un regard entendu à Néron, et celui-ci suivit de la jeune fille.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que le rite de l'Exil est pratiqué depuis 2100 annés. Il est reservé à la deuxième catégorie de désigné, les Exilés. Les désignés qui se font mordre par la Chimère perdent la raison - mais leur folie n'est pas anodine. Elle est si profonde qu'elle leur permet d'altérer le monde autour d'eux. Ce sont eux, bien plus que les Infernés ou les Ombrages, qui ont contribué à l'effacement de l'Histoire: Dangereux et instables, ils semblent seulement capable du pire. Pourtant, certains reviennent de l'Exil avec la "maîtrise" de leur propre démence. Ceux là sont appelés des "assagis".

  • Le Fantasme

  • C'était à Méandres, dans une ruelle glacée par le givre nocturne. On entendait gronder un opéra furieux, joué par le vent et l’océan qui se fracassaient aux monts torturés hérissant les côtes. C’était ici l’ultime nord des cinq royaumes: le froid seul régnait en maître incontesté sur ses pavés antiques, dalles polies par les siècles que ses habitants avaient progressivement déserté au fil des derniers vertiges, à la faveur de terres moins traumatisées que cette métropole des glaces.  

  • La nuit était bariolée d'aurores boréales somptueuses ondulant doucement sur la voûte. Elles éclairaient le givre couvrant les terribles tours inhabitées qui dominaient la ville, et créaient des formes fantomatiques errantes sur leurs murs blafards. Pourtant, il était bien seul, à admirer ce spectacles: A cette heure-ci, les quelques rares habitants de Méandres avaient délaissé le monde pour rejoindre les rives du monde interdit.

  • Antar Gin s'était d'abord posé à quelques kilomètres de la cité. Il avait passé une bonne partie de la nuit à la rejoindre à pied, sans se presser. Les murailles de la ville étaient toujours percées, depuis la révolte du Fantasme, et la garde ne surveillait pas toutes les entrées de cette cité immense. Le renégat avait pu pénétrer l’enceinte de la ville sans trop de difficultés, et en avait parcouru les avenues abandonnées sans frissoner, malgré la cruauté du froid.

  • Au bout de la ruelle, il savait pertinemment ce qu'il allait trouver. Le Fantasme ne l'avait jamais vraiment intéressé, auparavant. Aujourd’hui, pourtant… Quelque chose lui intimait d’aller voir. Il cherchait son père depuis plus de douze vertiges: pourtant, il n’avait jamais cherché ici.

  • Quand il sortit de la ruelle, il s’arrêta un instant, subjugué par l’Océan Impossible. Il ne ressemblait pas du tout à la somptueuse mer d’Or, plus au sud, sur laquelle Séclielle et Ma’ek se situaient; Non, même de nuit, on sentait bien toute la différence. C'était un enfer flamboyant d'écume, constamment déchaîné. Aucun port ne donnait sur ses flots noirs, que seuls, les suicidaires les plus déterminés tentaient d’approcher. La chandelle d’Antar lui permettait à peine de voir à quelques mètres devant lui, mais il pouvait l'entendre en bas de la falaise, hurlant contre les rocs cruels qui tapissaient sa surface comme les dents atroces d'un titan de pierre enseveli sous les eaux. C'était le reflet éthéré des aurores et de la pleine lune, qui lui permettait de vaguement discerner les contours de la fureur.

  • Pourtant, ça n'était pas ces flots enragés qu'il était venu voir. Un pont de pierre à moitié désagrégé partait de la crête de la falaise, jusqu’à un endroit caché sur l’Océan. A quelques centaines de mètres de la falaise, il pouvait l'entendre rugir de toute la furie de son mystère : Le Fantasme. Il ne le voyait pas; Pourtant, le Fantasme était presque rendu parfaitement visible par la puissance de l'image que son esprit s'en faisait. Tout le monde le savait: Le Fantasme était un gouffre sans fond, large d'un demi kilomètre, qui crevait l'Océan à quelque centaines de mètres des côtes de Méandres. Les turbulences y sombraient dans un vacarme assourdissant, et on disait que c'était de la faute de ce gouffre, si l'Océan Impossible avait toujours été impraticable.

  • Le monde ne savait alors rien de ce qui reposait au fond du Fantasme. Les conjectures les plus funestes alimentaient sa légende depuis des temps immémoriaux. L'humanité l'ignorait encore, mais ce gouffre hurlant existait déjà bien avant les premiers pathétiques balbutiements qu’articulaient les anciens primates. La Chimère elle-même était apparue longtemps après le Fantasme - et Dieu semblait moins énigmatique que ce puit sans fond qui crevait l'Océan Impossible.

  • L'Orchestre se servait de ce gouffre comme d'une prison pour les Exilés qui apparaissaient dans le Suprèmat. Il était si difficile de tuer un humain mordu par la Chimère que le Fantasme semblait la seule manière durable de se debarasser d'eux.  Une légende racontait même que Gabriel y avait poussé un Inferné… Depuis, les marqués des 5 domaines y étaient jeté sans procès, et, longtemps, on avait cru qu'il s'agissait d'une condamnation à mort rituelle… Jusqu'au drame ayant eu lieu 4 vertiges plus tôt: la Percée.

  • Antar souhaitait aller plus près. Il renifla, et entreprit de rejoindre le pont. Les yeux impassibles des statues de la Chimère qui surplombait presque chaque bâtiment semblaient le suivre de tout leur mépris. Quand il atteint enfin la passerelle, il fut presque rendu hésitant par le mauvais état de celle-ci. Le pont était démesurément long, mais aucun pillier ne s’enfonçait dans l’océan en contrebas, et Antar se demandait comment un tel édifice avait pu être construit. Le vent claquait, et le moindre faux pas pouvait s’avérer fatal.

  • Il s'apprêtait à traverser malgré tout, quand une voix suspicieuse s'exprima derrière lui:

  • "Quel étrange visiteur…"

  • Antar se retourna lentement. Le visage qu'il discerna dans la ruelle lui était familier, mais il ne parvint pas à mettre un souvenir dessus: C'était un homme d'une trentaine de vertiges, blond et mal rasé. Son visage respirait la santé, mais à la pauvreté de ses habits, Antar crut d'abord qu'il s'agissait d'un mendiant. 

  • Bonsoir, répondit le renégat.

  • Kymeria aq sadaris. Tu ne te souviens pas de moi, n'est ce pas? 

  • … Pas vraiment. 

  • Je suis Remo Féleis, l'électeur du plateau. Nous assistions ensemble aux cours de la vieille Elena, tu te souviens…?

  • Antar eut une moue désappointée. C'était bien sa veine. Méandres était quasiment une ville fantôme, mais il avait fallu qu'il y croise un apôtre - un des 5 électeurs, par-dessus le marché. Il leva les yeux au ciel en posant la main sur sa garde, prêt à engager le combat, puisqu'il le fallait, mais Remo leva les deux mains devant lui en signe d'apaisement.

  • Du calme, du calme… Je ne suis pas fou, tu sais. Je tiens vraiment à la vie, alors… si nous pouvions éviter le duel…

  • Hum, marmonna le renégat. Il tourna le dos à Remo, et se remit à regarder en direction du pont. Après un silence, l'électeur se rapprocha de lui et demanda:

  • C’est incroyable, de te tomber dessus, comme ça. Le plus puissant des maestros, plus doué que l’Avalionne elle-même… Qui a renié l’Orchestre et que l’Orchestre a renié. Il regarda dans la même direction que le renégat. Tu as déjà vu le Fantasme?

  • ...

  • Ah… Je vois... Tu es toujours aussi bavard. C'est le devoir sacré des Féleis que de le garder, tout comme les Gins gardent le Helga'la, et les Sahis, le Séminaire.

  • Antar ne répondit pas. Il se demandait si Remo Féléis le laisserait approcher du Fantasme sans rien dire, ou s'il allait devoir l'affronter. Il se rappelait de Rémo comme d’un fanatique, doué d’une générosité sacrificielle, mais d’un esprit moins ouvert que les jardins de Limbad.

  • … Mais pour être honnête, il faut reconnaître que nous n'avons pas réussi à le faire, ces derniers vertiges. La tâche s'est avéré trop compliqué, et sans ta… terrifiante grande soeur… qui sait, si Méandres existerait encore…? Il y a 4 vertiges, nous avons bien cru que le plateau d'Imbrie entier allait tomber sous le joug des démons. Alors que, pendant des siècles, aucun exilé n'était jamais revenu du Fantasme, il a soudain décidé d'en rejeter une centaine, qui se sont déchainé sur la ville. La "Percée". La pire évasion de masse de notre histoire… Sans l'intervention de l'Avalionne, ils auraient dévasté le plateau, c'est certain.

  • … Oui, ce n'est pas étonnant qu'elle vous ait sauvé. Elle est très puissante, dit Antar sans émotion.

  • … Oui, très puissante… Mais sans doute pas assez. Elle a réussi à tuer quasiment tous les évadés, en abattant quelques montagnes en même temps. Pourtant… Pourtant, il semblerait que, même elle n'ait rien pu faire contre Ria.

  • Pour la première fois depuis le début de la conversation, Antar accorda sa pleine attention à son interloctueur. Il n'avait jamais entendu parler d’une personne ayant tenu tête à sa soeur - en dehors de lui-même, bien sûr...

  • Ria…? Repeta-t-il.

  • C'est une exilée, s'empressa de préciser Remo. Une assagie, même. Tu sais à quel point ils sont difficiles à vaincre… on peut leur éclater le crâne, les couper en morceaux, ou les brûler vif, ils renaitront toujours tôt au tard, et il n'y a que le temps qui peut avoir raison d'eux.

  • Antar lui lança un regard un peu condescendant, et répondit:

  • Pourquoi déblatères-tu des évidences?

  • Et bien, pour être honnête… j'aurais besoin de ton aide. L'est du plateau est sous le joug de ce démon depuis de nombreuses saisons, maintenant … Aucun des maestros qu'on a envoyé la bas n'est jamais revenu. Mais toi, toi, tu es… peut être le seul à pouvoir faire quelque chose. La cité d'Oïa risque de tomber entre ses mains à tout moment… 

  • … Pourquoi ne pas demander de l'aide à At Sahis, ou à Néron ? Il y a des tas d'apôtres dans le Suprèmat qui…

  • Je pense qu'il y a de grandes chances que le plateau ne fasse plus partie du Suprèmat d’ici la prochaine saison, le coupa Remo. La gravité soudaine de son ton surprit un peu Antar. Les 5 domaines ne sont plus une terre sainte, mais le territoire de prédilection de la corruption et de la violence. Toi-même, tu as quitté l’Orchestre pour ça, n’est-ce pas? Ces porcs gavés qui occupent la capitale… les auditeurs sournois, les princes obèses et l'essaim de maestros inaptes qui pullulent dans les lieux saints… Ils ont tous délaissés la Chimère et les enseignements de Gabriel pour se livrer à leur piètre jeu de pouvoir. Or, femmes et gloire personnelle sont devenues les seules vocations de notre caste, alors même que c’est ce dont les Révélations nous avaient mis en garde… Je sais que toi aussi, tu refuses cette fausse foi “réformée”, et que tu souhaites revenir aux sources de notre religion. Sinon, pourquoi aurais-tu délaissé le Trône ? Sinon, que ferais-tu devant le Fantasme?

  • Antar descendait si rarement parmi les hommes que la seule attention qu’il accordait à Rémo l'épuisait peu à peu. Il avait hâte d’être seul, pour réfléchir plus calmement à tout ce que l’électeur venait de lui dire; Pourtant, il savait qu’il devait répondre, et c’est ce qu’il fit.

  • La corruption… La violence... l’injustice de ce monde, et la bonne manière de vénérer la Chimère… Tout ça, ça ne me concerne pas. Tu te trompes, si tu penses que j’ai quitté le Suprèmat parce que j’étais en désaccord avec ses lois. La bonne ou mauvaise manière d’interpreter les textes, je m’en fiche; Parce que ce sont des bêtises, de toute manière. Je ne crois pas en Dieu, et, s’il est de ce monde, ce n’est pas la Chimère. 

  • Cette fois-ci, c’était Remo qui demeurait silencieux. Il avait l’air aussi étonné que si Antar lui avait annoncé qu’il flatulait de l’or; Cet etonnement se transforma vite en une expression de haine innomable. Devant l'évidente stupidité de cette réaction, Antar ne put retenir un petit sourire ironique, qui poussa l’électeur a parler:

  • … Moi qui pensais que tu me comprenais. Je ne voulais pas te juger pour ton nom, mais Solar avait raison: Les Avalions ont tous l’indignité dans le sang. Rémo dégaina son épée. Elle était comme lui, courte et épaisse. Il la leva en l’air devant Antar, et cria: “Maestros!”

  • Avant même qu’il ait terminé de dire le mot, huits apotres sortirent simultanément des ruelles adjacentes. Fait étonnant, ils portaient tous des armures, comme s’ils s’étaient préparé à combattre un adversaire hors norme. Antar leva un sourcil, un peu étonné de les voir agir comme s’il ne les avaient pas détectés. Il toussata d’un air gêné en constatant que Rémo s’était mis en garde; Et, comme il n’avait pas très envie de se battre, se laissa simplement tomber du haut de la falaise, à la stupéfaction des neufs Féléis.

  • Le consul 

  • Le consul des Afilies était un homme faste et généreux. Il y songeait beaucoup, à sa propre générosité; De son point de vue, elle était très stratégique. Il était certain qu’il se protégerait bien mieux en se créant des alliés partout qu’en cherchant à s’imposer par la force - sa méthode s’était révélée très efficace, jusqu’ici.

  • Comme tous les nobles régnant sur l’une des régions de l’Eternel Empire, il passait une année Limbadéenne sur deux à la capitale; plus précisément, dans l’immense Kym qui se dressait à l’ouest de la ville, tout près du Jardin des clartés. Là, il se prélassait de bien des manières; Les très nombreuses esclaves mises à dispositions des hauts-fonctionnaires de l’état, les mets de première qualité et le sens du divertissement propre à la culture Mencite le ravissait pleinement, et il se montrait très reconnaissant envers ce que la capitale avait à lui offrir - même s'il savait qu'elle pouvait tout lui reprendre. Il s’était déjà fait sa petite réputation. Les courtisanes se disputaient sa compagnie - non pas qu’il ait été un amant particulièrement indomptable, ou d’un humour décapant. Non. Le consul des Afilies était un homme faste et généreux.

  • Il était 15 heures, et il se réveillait à peine d’une longue nuit d’ivresses délicieuses et variées. Son corps énorme avachi sur un des divans de sa salle de réception, il observait les esclaves ranger la pièce en admirant leur efficacité.

  • Que serait le monde, sans esclaves…? se demanda-t-il, sur un ton très philosophant.

  • Oh, vous pensez déjà, alors qu’il est si tôt, votre Majesté?... flagorna un des nobles de sa suite, lui aussi allongé sur un des divans.

  • Ils sont l’Ordre et le Fondement de toute patrie, continua le consul, déjà enflammé par sa précieuse pensée. Certains membres des hautes castes pensent à tort que nous sommes la partie la plus importante de l’Etat, puisque nous sommes ceux qui ordonnent. Ils ont tort: ce sont les esclaves qui orchestrent le bon fonctionnement de la nation. Ceux qui obéissent. Aucun homme n’est plus efficace que celui qui obéit, tout comme aucun navire n'est plus efficient que celui auquel on donne un cap: c’est un fait. Evidemment, sans nous, ils ne sauraient que faire, et vogueraient sans doute à leur propre ruine: Mais sans eux, comment pourrions nous nous prendre la mer?... 

  • Vous avez raison…! C’est vraiment… Limpide! roucoula le second courtisan.

  • C’est la raison pour laquelle l’Orchestre n’osera jamais s’attaquer à l’Eternel Empire. Ils n’ont pas d’esclaves assez dévoués pour leur obeir… Leurs forces sont divisées… Quelle folie, murmura-t-il tragiquement en regardant une belle servante terminer de nettoyer le sol avec des gestes experts. S’ils n’ont pas d‘esclaves, ça ne peux vouloir dire qu’une chose: C’est leur peuple dans son ensemble, qu’ils sont forcés d’asservir...

  • … Oui, oui... quelle folie…

  • Les esclaves avaient achevés leur besogne. En temps normal, ils auraient déjà désertés la pièce pour rejoindre d’autres parties du palais: Mais aujourd’hui, ils se rassemblèrent dans un coin, près des balcons, ou ils demeurèrent droit et immobile, attendant sous doute un ordre qui viendrait tôt ou tard. Le consul ne fit pas spécialement attention à ce détail: Après tout, il les rinçait généralement en pourboire, et il pouvait comprendre leur désir de rester près de lui. Le généreux consul appela l’un d’entre eux d’un geste de la main, et lui offrit une pièce d’argent, avant de l’envoyer chercher du vin. L’esclave remercia servilement son maître, avant de sortir de la pièce en lui marmonnant une insulte entre les dents.

  • Qu’avez vous prevu de faire, ce soir, cher consul?

  • Et bien, j’ai entendu dire qu’une pièce d’Epalion allait être joué au théatre du Soleil… badina-t-il en souriant.

  • Une pièce du grand Epalion? Vraiment?... Je pensais, qu’après ce qu’il s’était passé, à la dernière représentation…

  • Oui, c’était légendaire, s’émut le consul. Les deux courtisans s’assirent plus confortablement, prêt à l’écouter déblatérer cette histoire qu’il avait déjà raconté mille fois. “C’était par un soir chaud; Je dégustais des dattes de l’oasis de Seri avec les princes de cet endroit sublime, et nous étions assis, là, dans le grand amphithéâtre de la ville. C’était un jour de fête pour le feu Chancelier Rhaek, que l’Empereur le sanctifie, et cette pièce n’était sensée être qu’une distraction pour célébrer le mariage de sa fille. à l’époque, personne ne savait rien de la troupe d’Epalion… Dès les premiers instants, cette amuserie surpassa toutes les attentes de l’auditoire., pourtant passablement ivre. Quelque chose, dans la tournure des phrases… Dans la manière avec laquelle les dialogues s’enchainaient, dans le rythme effrené auquel les scène se succédaient… Quelque chose retint instantanément l’attention de chacun d’entre nous. La pièce dura trois actes: Jamais je n’oserais tenter de vous résumer cette histoire, car je ne possède pas les mots d’Epalion, et ne pourrait jamais vous rendre le quart de ce qu’il a conté, ce soir là. 

  • “ En peu de temps, le silence se fit dans tout l’amphithéatre; L’ambiance était plus solennel que le jour du sacre de Seth. Les ambassadeurs de tous les pays du monde, même sans discerner toutes les nuances et les beautés de la langue mencite, pouvaient comprendre le sublime de ce qui était raconté par le seul mouvement des corps, par la seule danse des voix et des postures. Puis, la dernière scène s’acheva; Il n’y eut pas un applaudissement. Depuis plusieurs scènes, déjà, l’auditoire avait épuisé ses larmes, ses rires et ses cris de joie; ne restait que des visages aux yeux rougis d’avoir pleuré, orné de coiffures démises et de sourires épuisés. Et c’est là qu’il s’avança, avec son luth. La pièce était finie, nous n’attendions plus rien; Mais Epalion devait offrir un dernier joyeau à nos sens. L’air qu’il joua ce soir là resteras à jamais gravé dans ma mémoire… Et dans la notre à tous. Je ne possède ni les mots ni la prestance pour rendre compte de la prestation qu’il a rendu ce soir là, et pourtant je dirais: Qu’il a chanté l’histoire des hommes, l’histoire de l’exil et du retour au pays, l’histoire de l’amour naissant et de l’amour trahi; Je n’ai jamais ressenti de sentiments plus intenses que ceux qu’il m’a partagé ce soir là. Je n’étais, hélas, pas le seul à sentir un grand bouleversement dans mon âme… En effet, l’émotion répandue par le poète fut si violente qu’un drame dut terminer cette soirée. Quand les dernières notes retombèrent de la voix d’Epalion, le Chancelier, déjà âgé, porta la main à son coeur, comme nos âmes le firent toutes; Mais c’est que le sien s’était arrêté. On dit depuis que son vieil organe n’avait pas pu supporté une telle beauté, et que c’est cela même qui le conduisit à sa fin; et il mourut ainsi, laissant le pouvoir à l’Anadyo Seth… Un homme bien moins facilement distrait par la beauté, de ce qu’on dit de lui…

  • C’est une très belle histoire, mon cher consul. On me l’a déjà raconté, mais jamais dans une telle prose… Hélas, je ne sais pas si nous aurons un jour la chance d’un jour voir Epalion de nos propres yeux; Aujourd’hui, tout le monde le connait, et je suppose que ses pièces ne seront vues que par ceux qui ont déjà…

  • N’avez vous pas deviné? J’ai déjà réservé nos places, mes chers amis.

  • Ces très profitants amis le flattèrent de sa prévoyance, et il se délecta de ces compliments, qui l’encouragèrent à poursuivre sur des ragots: 

  • J’ai même entendu dire que le Chancelier serait présent… Epalion est un tel poète… Même ce guerrier impitoyable ne peut manquer une occasion de le voir. Il a beau avoir manqué de se faire assassiner, il a toujours le coeur au théâtre… 

  • ...Oui… Les deux courtisans se regardèrent étrangement, comme si ils avaient déjà évoqué ce sujet auparavant. La tentative d’assassinat du Chancelier a beaucoup remué l’Empire… D’autant que, l’assassine semblait venir de chez vous…

  • Chez moi, chez moi… Vous y allez fort, bedonna le concerné. Je n’ai commencé à gouverner les Afilies que depuis la destruction des Temples; Je ne suis, moi, qu’un simple rouage de la machine impériale... Ne m’associez pas à ces fanatiques, je vous en conjure…

  • … Pourtant, les mesures que vous avez prise recemment semblaient encourager à une plus grande tolérance vis à vis des convertis, cher consul.

  • Le cher consul ne perçut pas le reproche insidieux qui se dissimulait derrière cette phrase.

  • Et bien…! Que voulez vous! Les Afilies sont à la frontière avec le Suprèmat. Il n’est pas étonnant qu’il puisse s’y développer un certain… syncrètisme…

  • Allons, dit le second courtisan avec bonhommie, dites-nous la vérité, plutot que d’employer vos grands mots que personne ne comprend. Pourquoi avez-vous adoucit les sanctions sur les convertis?

  • Le consul regarda en direction des esclaves d’un air faussement soucieux, et sourit, coupable.

  • Et bien...Pour tout vous dire….

  • Vous êtes convertis vous-même? Le coupa le premier courtisan.

  • Non, non, bien sûr que non…! Pourquoi donc êtes vous si agressif, aujourd’hui, Léon? Reprenez donc un peu de cette petite esclave que vous aimez tant, elle vous calmeras un peu… Non, mes raisons sont bien plus matérialistes qu’elles n’en ont l’air. Vous l’ignorez peut être, mais parmi les Afiliens, ceux qui possèdent le plus de terres sont des convertis qui suivent l’étrange voie de la Chimère… Le consul baissa la voix. En leur garantissant une certaine liberté, je me suis garanti, à moi, des impôts tout à fait… confortable… Et leur réseau marchand est l’un des seuls qui traversent les frontières hérmetiques des 5 domaines. Les convertis sont vu comme des ennemis de l’Empire, ici, à la capitale, mais je puis vous assurer, qu’en terme strictement économiques….

  • Alors c’est pour ça, le coupa Léon. L’argent. Tout s’explique. Tu voulais te goinfrer.

  • Ce soudain changement de ton décontenança le consul. Son triple menton remua un peu, et il cligna des yeux. Personne ne lui avait parlé comme ça depuis sa plus tendre enfance, et il n’avait aucune idée de la manière dont il fallait réagir. 

  • … Léon, que…?

  • Tu pensais que personne n’allait jamais remonter jusqu’à toi, n’est ce pas? 

  • Au moment ou Léon dit cette phrase, les esclaves décroisèrent tous les bras, comme s’il s’agissait d’un signal.

  • Tu pensais qu’en jouant le jeu de l’Orchestre, et en tentant d’attenter à la vie du Chancelier, tu t’enrichirais encore plus…

  • Qu’est ce que vous faites…? bredouilla le consul aux esclaves, qui avancaient désormais vers lui. Reculez, n’approchez plus. 

  • Laisser une esclave faire le sale boulot… Tu aurais entâché la réputation de l’Empire pour plusieurs siècles, si tu avais réussit.

  • Seth n'est pas mon ennemi! Je ne sais pas de quoi vous parlez!” gémit-il en se redressant avec difficulté. La scène était d’autant plus pathétique qu’il disait la stricte vérité: le pauvre idiot n’avait absolument aucun lien avec l’affaire.” Ecoutez, je ne sais pas ce qu’on vous a dit, reprit-il, misérable et suppliant, mais il y a erreur… L’assassinat ne fait pas vraiment partie de mes…

  • Inutile de nier. L’Ombre vous a dénoncé. 

  • L’Ombre…? Reculez, je vous l’ordonne!

  • Le problème, c’est que leur ordre, à eux, vient de quelqu’un qui s’est elevé plus haut que vous. 

  • Les esclaves se saisirent du consul, qui grouina de terreur. La femme qu'il avait trouvée si charmante entreprit d’enrouler un drap autour du cou du consul.

  • Tu vas mourir de la manière dont tu as cru pouvoir tuer Seth, acheva Léon en s'asseyant sur le divan.

  • Arrêtez… Pitié… J’ai de l’ar...

  • Le consul ne parvint pas à terminer sa phrase. La belle esclave qu’il observait plus tôt tirait à présent sur les deux extrémités du drap avec une vigueur exceptionnelle. Il eut beau se débattre de toutes ses forces, la poigne des esclaves l’entravait plus fermement que leurs chaines. Celui qu’il avait envoyé chercher du vin revient dans la pièce, et, constatant que l’assassinat avait débuté, prit l’initiative de servir un verre aux deux partisans de Seth. Les courtisans reprirent leur discussion, alors que le visage du consul passaient du rouge au pourpre, et que ses yeux sortaient atrocement de leurs orbites.

  • Quel soulagement. Je n'en pouvais plus de l’entendre s’étaler sur tous les sujets, comme si son avis était celui d’une sorte d’intellectuel sophistiqué…

  • Oui. Avec sa mort, le Chancelier est vengé: Nous allons échapper à la guerre civile.

  • Et sur ces mots optimistes, ils trinquèrent joyeusement, avant de se se diriger vers le théâtre pour assister à la pièce du grand Epalion. Leur optimisme ne devait pas être de courte durée. Heureusement pour ces deux porcs, ces deux girouettes, ils se mettraient bientôt du côté de ceux qui désiraient se venger du Chancelier. Pour ce dernier, l’avenir s’assombrissait pourtant: En réalité, le consul des Afilies, bien qu’il soit un faux philanthrope aussi vénal que cupide, avait, par sa politique ingénieuse, apaisé la région pendant de nombreuses années. Son décès , associé à l'exposition de son cadavre dans les rues de la capitale pendant plusieurs jours, provoqua un très grand tremblement parmi les élites des Afilies. Sa fausse générosité lui avait apporté de vrais amis. Quelques jours plus tard, la Haute Afilie fit sécession, entrainant avec elle deux autres régions dans sa révolte et déclenchant ainsi la deux-cent-trente-quatrième guerre civile de l’Eternel Empire.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que les mythes de la création du monde sont aussi nombreux et variés que le sont les civilisations. Il est néanmoins toujours possible de retrouver des points communs entre ces récits. C’est dans les cinqs-royaumes que le mythe semble pourtant diffèrer le plus largement des autres. Le Registre tenteras ici de rendre compte de ce mythe particulier, qui a retenu l’attention de l’un de ses membres. Les Kymériens pensent que la Chimère a créé le monde en deux jours:

  • Le premier, elle façonna toutes choses, et elles les voulut toutes parfaites et eternelles. Ce ne fut qu’une aube interminable, qui dura une véritable éternité: Elle n’avait pas encore inventé la nuit. Ainsi, à la fin de leur maturation, les fruits redevenaient fleurs, et les hommes enfants. Ce premier jour aurait pu durer à tout jamais.

  • D’après la tradition, c’était toutefois un monde incomplet. C’est le poète favori de la Chimère, un ange que les Kymériens appellent “Kyriel”, qui devait inspirer à Kym la touche finale de sa création. Kyriel eut en effet l’idée de la nuit; Le premier jour s’acheva ainsi, et la tradition précise ici qu’il s’acheva “par une indulgence de Dieu.”. La légende continue par ce vers: “Hors, l’ange Kyriel avait si bien peint la nuit, en la sertissant d’étoiles muettes et tremblantes, en y accrochant l’Autre lune, en la parfumant de sommeils profonds et de rêves diffus, que la Chimère fut profondément charmée par la beauté du tableau.” 

  • C’est pourquoi, lorsque le second jour se leva, la Chimère se résolut à “offrir” une nuit à toute choses. C’est ainsi qu’elle donna “la mort à la vie, le mal au bien, et le malheur à l’homme.”. Depuis, toute chose est vouée à disparaître, “les plus dérisoires des astres, comme les plus essentiels des saints.”.

  • Livre III: Les mirages

  • Octaf

  • Je me souviens de la brume. On y traînait comme dans un mirage. Du goût du sang sur ma langue - le froid avait fissuré mes lèvres en profondeur. Et puis, des échos paisibles de vagues caressant la barque avec la tendresse d'une mère engourdie par le sommeil. Pourtant... l'essentiel, oublié. La brume: claire. Le reste n'est plus très net. Je ne sais même pas s'il l'a jamais été... Déjà, sur l'instant, je me rappelle que j'avais l'impression d'arpenter le souvenir d'un étranger : je n'avais rien à faire là, et personne ne m’avait invité.

  • J'aurais dû rentrer à Séclielle, rejoindre l'Orchestre - Donner mon rapport à l'Avalion, bref, m'impliquer dans les choses de ma condition. J’étais un maestro, n’est-ce pas… Mais plus maintenant. Car je venais de croiser Dieu, en pleine nuit, sur la mer d'Or; Et la Chimère m'avait désigné. Pourquoi moi? Qu’avais-je fait, pour mériter ça? Etait ce parce que j’avais livré ces informations à l’étranger…? Qui sait, au fond. La Chimère ne s’explique jamais… Le bateau du roi de Tourmence reposait maintenant sous les abysses avec son équipage, colosse assassiné par son propre coeur ... Les moteurs ayant explosé, on avait évacué le navire comme on avait pu, et, à présent, moi, le souverain de Tourmence et un mort dérivions tous les 3 vers notre destinée.

  • Le mort, c'était le marin sensé ramer pour nous - maigre et unique escorte qu'on avait bien pu se garantir pendant le chaos du naufrage. Une douleur horrible lui avait pris la jambe pendant la deuxième nuit, et s'était propagée dans son corps entier avant de finir par l'emporter vers l'autre monde. Sa carcasse atrocement figée dans la souffrance nous terrifiait tous les deux - On avait fini par le cacher sous le plus fin des tissus humides qu'on avait pu trouver…

  • Je pensais sincèrement que j'allais y passer, moi aussi. J'espérais que la mort arriverait vite, et qu'elle serait aussi douce que possible. Je n'avais plus nulle part où aller: je venais d’être désigné, et je désirais en finir. Si Dieu m’avait déclaré impropre… Ou était l’intérêt de vivre?... Je n’aurais jamais dû parler de la carte incertaine au roi. C’était sans doute ça, qui avait fait enrager la Chimère… En tout cas, c’est que je me disais alors, plongé dans un silence profond, me détachant du monde pour me confronter à mes regrets les plus douloureux.

  • Je me souviens donc très mal de l'île. Presque seulement du brouillard infernal qui bouffait l'horizon, nous cachant les possibles naufrage et les récifs certains. 

  • Pourtant, ce n'est pas un écueil qui surgit devant nous, ce soir-là. Je l'entendis d'abord, l'île des morts: il y avait quelque chose de massif, dans l'eau. Les ressacs avaient changé de ton. Mon imagination créa l'horreur d'un monstre désincarné guettant dans la brume, et le réel exauça presque aussitôt cette création de mon esprit. 

  • Je cru d'abord être tombé dans la gueule du Léviathan. Il fallut un moment pour que je discerne clairement ce que je voyais: Deux vastes rocs blancs encadraient le gouffre d'une crique étrange. La barque se rapprochant, je constatais que, loin d'être tout à fait sauvage, ces deux immenses blocs de marbre étaient criblés de symboles et de caveaux anguleux. Entre les deux mâchoires de pierre, des cyprès savamment alignés nous dissimulaient la gorge de l'île, comme une glotte monocorde cachée derrière le croc des tombeaux.

  • Car, plus nous avancions, plus il devenait clair que nous pénétrions dans un cimetière. Je pouvais presque sentir les regards de centaines de spectres rivés sur moi; Rien ne rendait la présence de tombes évidentes, et pourtant il était évident qu'elles étaient là. Ce mausolée marin éveilla en moi une sensation très particulière : Je me demandais ce qu'il faisait là, au beau milieu de la mer, et à quelle nation malade ce caillou avait bien pu appartenir. C'est alors que le roi murmura:

  • "La voilà… l'île des morts. Nous sommes sauvés, Octaf."

  • Je me suis retourné vers lui et l'ai regardé longuement. Je le trouvais fascinant, ce roi étranger, ce marin audacieux et triomphant qui n'avait pas perdu espoir une seule fois depuis le naufrage de son vaisseau. La force de son caractère me complexe encore un peu sur le mien, je l’avoue: Dire que je ne le croyais pas… J’avais tout abandonné, jusqu’à mes tours de rame, alors que lui... Il m'avait dit qu'il savait où nous allions, et l'avait répété inlassablement pendant les 5 jours que nous avions passés en mer, comme une invocation ou comme une prière, qui se voyait maintenant exaucée. C'était lui qui faisait avancer la barque, sans se plaindre: Lui qui avait donné les derniers sacrements à son mousse agonisant; Moi qui frôlait déjà la mort. Ma constitution fragile a dû lui inspirer un certain mépris, mais s'il en a jamais éprouvé, il ne me l'a pas fait ressentir une seule fois pendant que nous dérivions sur la barque.

  • "... Où sommes-nous ?... Demandais-je, me surprenant moi-même de ma curiosité.

  • À l’est des îles de feu, répondit négligemment le roi. À 300 kilomètres au sud de l'île d'or.

  • Si loin…?

  • Oui. Il n'y a aucune terre habitée, dans les environs. Cette île n'est connue que de quelques initiés.

  • Je n'ai pas demandé ce qu'il voulait dire par là. Bien que cette île ait soulevé tant de questions, je suis resté muet jusqu'à ce qu'on y débarque. Si le roi avait gardé espoir, sans doute y en avait-il un: En tout cas, toucher terre me fit le plus grand bien: C'est la dernière sensation de laquelle je me souviens clairement: Enfin, un sol stable! 

  • J’ai oublié ce que nous nous sommes dit en débarquant. Je me souviens simplement que, le lendemain matin, sans qu’il accepte de m’expliquer comment nous avions fait pour nous retrouver là, nous nous sommes réveillés dans les appartements du roi de Tourmence, à des milliers de kilomètres au Sud; C'est ce jour là que j’ai promis à mon sauveur que je lui ramènerais l’une des Brises.

  • --

  • Et aujourd’hui, j’en dirige une. C’est la Blanche: La plus rapide d’entre elles. J’étais là, à sa fabrication, mais je n’aurais jamais pensé avoir l’honneur d’en diriger une un jour. L’équipage est démoralisé. Aeqa a tenté de se jeter à la mer deux fois - il ne nous crois pas, pense que Ma’ek est encore là, et espère retrouver sa famille… Même le très brutal Daïn semble à deux doigts de fondre en larmes. Ils ont perdus leur nation; Le volcan a englouti leurs familles et leurs amis, et leur douleur a plongé le navire dans une autre sorte de brume, plus dense encore que celle de mes souvenirs. Pourtant, je me dois de ressembler au roi qui m'a sauvé, il y a si longtemps - je regarde l'horizon, et leur assure que nous arriverons à bon port.

  • Patmé s’approche en souriant. Il n’a pas l’air perturbé, lui: Il s’approche de moi, sur le pont, et dit:

  • “Ce bateau est incroyable. Ce matin, on voyait encore les rives de l’île de la Lune… et maintenant, on arrive déjà à l’île d’or. Ç'aurais pris deux semaines, même avec le plus rapide des navires des colons… Je comprends pourquoi tu voulais faire débarquer une Sot’ka à Séclielle, maintenant… Si c’était pour voler ça, alors…!”

  • Il m’explique qu’il a hâte d’arriver à l’île d’or, que nous allons pouvoir recruter un nouvel équipage. Sa joie de vivre me glace les sangs. Il a tout perdu, lui aussi: Mais on dirait qu’il n’avait rien. Je l’apprecie un peu, ce jeune homme: Pourtant, c’est lui que je dois emmener en Tourmence avec moi. Une Brise n’a pas besoin d’équipage, mais j’ai besoin de lui. Je sais qu’il conviendra au roi.

  • Mais, alors qu’il continue de parler du futur, le passé réapparaît devant moi. Je la vois surgir dans un recoin de l’horizon. Ses deux faces blanches sont sorties de la brume; les cimes des cyprès remuent doucement sous le vent. Une barque brisée est échouée sur la berge. Patmé se retourne pour voir ce qui me sidère, et s'exclame:

  • “Depuis quand est ce qu'il y a une île, ici?”

  • Mirages (I)

  • Il y a dans chaque homme 1000 humanités

  • Et nous sommes l'aveugle et le clairvoyant.

  • Les mêmes fois, les même vanités

  • Les lents nuages, les éclairs foudroyants.

  • J'envisage chacun comme une étrange nuée

  • Dans un seul être, le lointain, les parages!

  • Je ne pardonne pas, j'oublie: celui qui frappe est déjà décédé

  • Puisque le temps fait de nous des mirages.

  • Lymfan

  • "Comment va ma petite Lymfan?", as-t-il demandé! Après ça, il s'est présenté. Il m'a expliqué que les tableaux de l'antichambre étaient des gardiens: Que l'hallucination que j'avais vécue était due à un sort, mais que j'étais une intruse très particulière. At Sahis m'as dit qu'il voulait que j'assiste à la réunion, qu'il avait voulu me rencontrer depuis mon arrivée à Séclielle. Il m'a donné pour instructions d'entrer dans la salle et de tendre l'oreille… Je suis sortie du tableau, et j'ai obéi. Puis, il m'a trahie, et condamnée au Fantasme.

  • Le Méniant me jette aux pieds d’Etius. Il m’a ramené dans ma chambre, où deux autres de ses semblables nettoient ce qui ressemble à de vagues traces de sang. Telema Feleis me dévisage avec insistance depuis un divan à l’autre bout de la pièce. Elle n’est pas apprêtée, et de larges cernes couronnent son regard: Etius, lui, semble plus en forme que toutes les autres fois ou je l’ai vu, comme si la nuit était son plus beau vêtement. Ils me pressent tout deux, me demandent de leur expliquer pourquoi un homme a pénétré l'enceinte du Kymérion, ce qu'il faisait dans ma chambre et pourquoi je n'étais pas dedans. J'essaie de répondre que je ne sais pas, mais aucun mot ne sort de ma bouche: d'autres questions fusent de la leur. Où est-ce que j'étais? Qu'est ce qui me prend, de traîner dans les couloirs, et, pourquoi est-ce ce que je ne leur répond pas?

  • Elle a été assignée au mauna, le saint silence, précise alors l'un des Méniants. Il lui est désormais impossible de communiquer...

  • … Pardon? 

  • Telema se rapproche de moi, et plonge ses yeux dans les miens. Leur beauté m'impressionne un peu, et je fais un pas en arrière.

  • Ma pauvre… minaude-t-elle. Toi, tu as vraiment fini par croiser At Sahis… Elle détourne le regard, et semble réfléchir un instant. Je savais bien que Rhéon et Néron ne pouvaient pas avoir fait le voyage depuis Vertigo sans raison valable… Tu as surpris une... discussion, Lymfan? C'est ça?

  • Je n'ai pas confiance en cette femme. Pourtant, ma détresse me pousse à attraper ce qui ressemble à une main charitable: Je veux hocher la tête, mais elle tangue de manière incontrôlable et je tombe presque à la renverse.

  • Le mauna est un silence forcé, qui ne s'applique pas qu'aux mots, regrette Telema. C'est une condamnation qu'on réserve aux désignés… Une chose est sûre: si tu y as été contrainte, c'est qu'At Sahis t'as renvoyée du Séminaire. 

  • Il l'a renvoyée? répète Etius. Il n'a pas le droit de faire ça. C'est l'apprentie de ma sœur...

  • Il a tous les droits, retorqua Telema du plus profond de sa morgue. En l'absence de Suprêmain élu, c'est l'électeur de Séclielle qui est en charge du Séminaire: par conséquent, c'est lui qui contrôle les auditeurs. Le chef du clan des Sahis, At… le court… rajouta-elle avec une ironie fatiguée.

  • Leïa ne laissera pas passer ça, avertit Étius. 

  • Tu surestimes le poids politique de ta sœur... Je te rappelle qu'en dépit de ses talents, elle reste une femme, et ne seras jamais éligible au titre suprême. 

  • Je ne peux rien dire: De toute manière, je serais probablement restée bouche bée. Je pensais qu'être Maestria avait du sens… que celles qui arrivaient à ce stade… Mais j'étais naïve. Je pensais que ma vie allait changer: Mais on va me renvoyer d'où je suis venu, là haut, dans les mornes glaces de l'Imbrie, et je ne verrais plus Séclielle. 

  • Là bas, je vivais comme une reine et comme une esclave. Et j'ai vu le Fantasme. Je me rappelle des grands flambeaux qui jaillissaient des tours surplombant le pont des regrets, des cris de joie que poussait la foule quand les juges condamnaient un désigné à être jeté dans le gouffre… 

  • J'étais heureuse, alors. Mes parents m'emmenaient régulièrement à ces célébrations, depuis mon plus jeune âge - Nous faisions le voyage jusqu'à Méandres, l'ancienne capitale du plateau de l’Imbriedu monde, et nous arrivions généralement peu de temps avant les rites. Un maestro s'avançait sur le pont antique, saluait les croyants frigorifiés que son discours réchaufferait. Puis, on amenait les désignés devant lui.

  • Ils étaient entravés dans le fer et la jyste, et de la manière la plus inconfortable qui soit. Leurs faciès terrifiés nous semblaient très comiques. Le prêtre s'avançait, rendait hommage à la Chimère et à l'Orchestre, célébrait le début des jeux, et tout commençait. Les condamnés commençaient à jouer leur rôle crucial : victimes de la vindicte populaire. Je participais déjà moi-même à la fête, car les enfants étaient encouragés à jeter toutes sortes de choses sur les marqués... Un jour, mon frère creva l'oeil de l'un d'entre eux avec un caillou, et s'en vanta pendant de nombreuses saisons; Plus modeste, je me contentais généralement de leur jeter des œufs pourris que ma mère m'avait préparés elle-même. 

  • Puis, c'était au tour des croyantes de punir les désignés: Si c'était des hommes, le son claironnant de leurs rires suffisaient généralement à aggraver le passage à tabac violent auquel ils étaient soumis - mais si les désignés étaient des femmes, alors, elles profitaient pleinement du rite. Les croyantes se rangeaient en file, dans une ambiance froide et malaisante qui jetait un long silence sur cette foule massée devant massacre. Puis, une à une, méthodiquement, elles décrochaient les longues aiguilles retenant leurs chevelures, et, après une courte prière, les enfonçaient dans le corps de la condamnée. Chacune choisissait un endroit différent, comme si c'était une partie haïe de leur propre chair qu'elles poignardaient dans celle de cette victime coupable, car désignée par la Chimère. 

  • Enfin, après que la foule ait fait tout ce qu'elle pouvait pour annihiler les désignés, le maestro la bénissait. Et l'on traînait leurs carcasses jusqu'au bout du pont des regrets, là où l'océan se crève et où je vais devoir finir ma courte existence.

  • Ces souvenirs de condamnations rituelles auraient pu m'être simplement agréables, comme il est normal qu'elles le soient pour ceux qui y ont participé.

  • Mais le jour où ce fut ma mère, qu'on jeta au Fantasme, demeure fiché dans mon esprit plus profondément que les aiguilles ne le furent dans son ventre.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime qu'il n'existe aucun moyen de se laver de la marque de la Chimère. La mort, quand elle est possible, semble bel et bien être le seul et unique antidote à sa malédiction. 

  • Antar

  • J’ai regardé mon père pendant quelques instant. Puis, j’ai levé la main, et je l’ai imité: Il a semblé étonné et ravi. à 11 ans, je maîtrisais déjà Brectae; j’avais compris l’essence de la Musique, et je rattrapais déjà Leïa, malgré ses nombreux exploits militaires. Tahar Gin, l’Avalion régnant, mon père, m’as sourit et m’as libéré des exercices. Si j’avais su que, le soir même, la Chimère le désignerait, peut-être alors ne me serais-je pas précipité si vite en dehors de la pièce. Peut être lui aurais-je demandé: “Papa, qu’y a-t-il au fond du Fantasme?”

  • —-

  • …ça m’aurait évité bien des peines. J’ai beau maîtriser la mer et le ciel, ceux-ci semblent indomptables: me jeter dans l’Océan Impossible n’était peut-être pas une si bonne idée… Je l’admet. Les courants qui me jettent contre les rochers sont des adversaires bien plus formidables que les maestros carapaçonnés qui m’ont attaqué à Méandres - Qu’importe, je les vaincrais quand même. Dans ces abysses noires, je ne vois rien; Mais j’entend la Musique, et je bouge en conséquence. Mes mouvements s’Accordent; Je n’ai même pas besoin d’invoquer de Note. Des gestes très simples orientent mon corps dans les torrents; Je bouge à peine, mais comme il faut. Puis, tout à coup, je suis projeté en dehors de l’eau; il me suffit de quelques fractions de secondes pour comprendre que j’ai atteint le gouffre, et que je tombe désormais dans le Fantasme. Je colle mes bras contre mon corps, plongeant dans l’abîme sans craindre ni la chute, ni l’atterrissage. 

  • Un rayon de lune parvient jusqu’à mes côtés, et m’éclaire de moins en moins au fur et à mesure que je tombe. Je suis en tête à tête avec une cascade immense, des milliers de kilomètres cubes d’eau qui s’effondrent en crachant une écume noire et glaciale. Puis, je les aperçois, transperçant les chutes en y ouvrant des rideaux gigantesques: Ces pics rocheux qui hérissent les rebords du gouffre comme les dents de la gorge d’une lamproie.

  • Je me redresse en pleine chute, et souffle selon un tempo très précis - j’atterris sur un des pics en toute légéreté. Je siffle, impressionné par ce que je vois, mais le bruit se perd dans le vacarme apocalyptique provoqué par le Fantasme. Je ne comprend même pas comment ce que je vois est possible. Un trou, dans une baignoire, ça donne un siphon; Ici, l’eau tombe raide, comme si l’immense océan n’avait été qu’une rivière à un dévers. 

  • Et, ce pic, sur lequel je tiens… Nous sommes à des kilomètres de profondeur, et des milliard de litres d’eau s’abattent dessus dans une violence inouie; Mais il ne vacille ni se fissure, alors qu’il est si fin… Il doit y avoir une sorte de magie que j’ignore, là dedans. Je m’apprête à descendre plus profondément dans le Fantasme - Je ne vois toujours pas le fond, et je me penche pour essayer de voir le plus loin possible, quand je l’aperçois, posée sur un des pics en contrebas. Elle se lèche la patte. Son dos s’arque, et elle se redresse en baillant. C’est un chat noir, avec deux ailes de corbeaux, et une longue queue se terminant par le visage d’un serpent. Ce n'est qu'un petit chat noir, aux yeux blancs, au pelage impeccable. Celle qui griffe, qui mord ou qui pique. Dieu, pour mes ancètres. Juste “La Chimère”, pour moi.

  • Elle ne m'a pas vu, mais le serpent au bout de sa queue me regarde avec insistance. Je m’immobilise. Je reste un instant comme ça, tétanisé; puis, la peur reprend le dessus, et je m’envole loin du pic, du gouffre et de celle qu’ils appelèrent “coureuse de Vertige”. Je regarde tout de même derrière moi, pour la voir un dernier instant avant de partir; Cette erreur m’est fatale. Malgré moi, je diverge alors légerement de ma trajectoire, et me heurte violemment aux cascades vertigineuses qui tombent dans le Fantasme.

  • Mirage (II)

  • Et chaque amour se perd dans les replis du temps;

  • Les plus beaux souvenirs, remplacés par l'instant.

  • L'océan refoulé, réfugié dans l'étang,

  • Je disparaît au moment où je crois me toucher.

  • Tu ne m'aimes plus, et ça se voit dans tes gestes,

  • Ton ancien absolu n'est même plus qu'un zest.

  • Ton amour, un mensonge? Non, un disparu au virage,

  • Puisque le temps fait de nous des mirages.

  • Et je traine, ouvert comme un tombeau, 

  • Riche de mes propres carcasses.

  • Et autrui me fait de beaux sarcasmes,

  • Certain que je suis ces lambeaux.

  • Étius

  • Je regarde Lymfan se rouler par terre en pleurant toutes les larmes de son corps. Elle est sérieuse, là?

  • C’est un des effets du mauna… Quand il est incapable de communiquer, l’esprit se referme sur lui même. En tout cas… tout ça ne me concerne plus, déclare Telema. Si At Sahis est impliqué, je préfère rester en dehors de cette histoire. J'ai d’autres choses plus importantes à…

  • Maître, dis-je avec précaution. Lymfan fait partie de votre classe… Ma soeur saura vous récompenser si… 

  • Si quoi, exactement? Si je me dresse contre l’avis d’At Sahis, alors que ma famille est sur le point de… Telema Féleis s’interrompt, revêt le visage de quelqu’un qui en a trop dit. Non, non, Etius, reprend-elle. Débrouillez-vous. 

  • écoutez, ma soeur pourrais peut-être vous…

  • Hem, hem.

  • Je me retourne vers la voix qui vient de s’inviter dans la chambre, et ma mâchoire se décroche. C’est lui: Néron des Hauteurs, en personne, là, juste sur le pas de la chambre de Lymfan. Un monstre aux airs de paresseux; Il est brun, grand, élancé; Ses deux yeux immenses sont plein d’une vitalité impressionante, et ses lèvres sont retroussés dans un sourire aimable. Mais je sais ce qu’on dit de lui. C’est un homme dangereux. L’expression est faible... A vrai dire, c’est une légende vivante, un chasseur de manticore connu pour être le meilleur escrimeur de l’Orchestre. Sa présence ne me stupéfies pas seulement: elle m'inquiète.

  • Néron… chuchote la maestria.

  • Telema… répond l'intéressé sur un ton beaucoup plus claironnant.

  • Je suppose que c’est At Sahis qui t’envoie... 

  • Tu supposes bien, sourit-il héroïquement.

  • … Que s'est-il passé, Néron ? Pourquoi la gamine…?

  • Tu l'apprendras bien assez tôt, la coupe-t-il. Il croise ensuite mon regard, et incline doucement la tête en déclamant:

  • Kymeria tehan Avalio, votre Majesté… Veuillez m'excuser pour cette irruption dans vos quartiers, mais je vais devoir emmener la fille.

  • Je regarde à nouveau Lymfan. Elle n'a pas l'air de faire attention à ce qui  l’entoure; De débordant de larmes, son regard est devenu vitreux, et elle semble absente de l'instant présent. Que dois-je faire? Le laisser l'emmener, quitte à laisser se passer un incident diplomatique sans précédent, ou bien m'interposer? Je pourrais ordonner aux Méniants de retenir Néron - mais pour être honnête, je ne sais pas s'ils en sont vraiment capables…

  • J'insiste, nous coupe Telema. Dis moi ce qui s'est passé, Néron. Qu'est ce que vous faites ici, toi et ton frère ? 

  • Quelque chose qui ne regarde pas la catin du palais… répond nonchalemment l’apotre.

  • Le regard de Telema se durcit à l'évocation de son surnom. Je l'avais déjà entendu, mais jamais prononcé en face d'elle: Pourtant, elle-même n'as pas l'air de le découvrir. Elle s'approche de Néron.

  • Malheureusement pour toi, il se trouve que la Catin du Palais a besoin de cette fille. Il s’est passé quelque chose d’étrange, dans la nuit… Un cadavre a été retrouvé dans sa chambre. Rappelle toi que c’est moi, l’intendante du Kymérion... 

  • Une place que tu n’as pas obtenu grâce à ton talent pour la Musique ou par la qualité de ton mantra… ironise Néron.

  • … Oui, c’est ça, c’est ça… La manière dont j’ai obtenu mon poste ne te concerne pas. Je vais avoir besoin de Lymfan, dans le cadre de l'enquête…

  • J’agit sur ordre d’At Sahis, rappelle Néron. Son visage n’a plus du tout l’air aimable: C’est l’épuisement d’une vie de violence qui se lit sur ses traits. Écarte-toi, Féléis. Ne met pas ton clan plus en danger qu’il ne l’est déjà…

  • Je ne suis pas sûr que ce soit dans l’intérêt de la famille Suprème…

  • Néron renifle. Il a posé sa main sur la poignée de son épée, et semble sur le point de dégainer. Je comprend alors que je dois intervenir:

  • Elle a raison, maestro. Sans la permission de ma soeur, je ne peux pas vous laisser emporter Lymfan. 

  • Oh, et que compte faire le petit Avalion?”Je cligne des yeux, sonné par ce brusque changement de ton. “Tu n’es même pas mandaté, petit. Ton nom ne fait pas de toi mon supérieur…

  • Vous avez raison. Je n’ai pas d’autorité sur les maestros. Sur les Méniants, par contre…

  • Les trois Méniants dans la pièce se figent à leur évocation. Les golems se tournent vers Néron d’un même mouvement, et celui-ci déglutit avant de sourire:

  • Ha… Quel combat magnifique… Néron des Hauteurs contre le palais bleu… ça ferait sûrement une bonne chronique pour la troupe d’Epalion.” Telema et Etius retiennent leur souffle: pourtant, Néron finit par retirer sa main de la garde de son épée. “Mais je ne suis pas sûr de l’issue, alors… Je vais parler de cet événement à At Sahis… Il controle les auditeurs, donc, les Méniants ne peuvent rien lui faire, à lui… Alors… à tout de suite.”

  • Sur ces mots, il sort de la pièce, emmenant avec lui une bonne part de la tension qui régnait dans la chambre: Sans toutefois la dissiper. Telema pousse un soupir qui trahit son extrême fatigue; je m’approche d’elle.

  • Merci, maître… Je ne m’attendais pas à ce que vous nous aidiez…

  • Ne me remercie pas, réplique-t-elle en se dirigeant vers la sortie. Tu passeras me voir, demain, après le cours. J’ai quelques questions à te poser concernant les lettres des Avalions…

  • Je réprime un juron. Evidemment. Rien n’est gratuit, derrière le pont d’Eden: Mais au moins, Lymfan est sauve, pour l’instant. Oui, mais seulement pour l’instant. Telema s’apprête à partir, je la rattrape:

  • Attendez! Néron va revenir…. Avec At Sahis, et je… Qu’est ce que je dois faire?

  • Elle se retourne, et m’adresse un sourire narquois.

  • Je vous croyais plus malin que ça… Ce n’est pas évident? Envoyez-la voir At Sahis.

  • Elle sors de la pièce, et ne répond pas à mes appels. Comment ça, l’envoyer… Ah! Je comprends.

  • Lymfan 

  • C’était un matin pluvieux. Nous venions de terminer de nettoyer le linge de Rémo Féléis en personne, ma mère et moi: C’était un grand honneur qui nous avait été fait, et maman était toute joyeuse à la perspective d’encaisser une belle somme d’argent. C’était une petite blanchisseuse de rien du tout, et nous venions d’un petit village: Mais elle était travailleuse, et douée du sérieux qui fait les plus grands rois. Mon père, lui, était plutôt adepte du tout ou rien: Joueur aussi notoire que malchanceux, ivrogne reconnu, il travaillait seulement quand ça lui chantait, préparait des plans inconcevables, mais n’achevait généralement que les préparatifs de ces projets titanesques. Malgré tout, je l’aimais beaucoup: Il était très doux, et était ami avec à peu près trois quarts des habitants du monde connu: Les autres, il devait probablement leur devoir de l’argent. C’était lui, qui avait obtenu ce contrat juteux à ma mère: lui encore, par ses contacts, qui nous avait obtenu des prix sur nos produits , une demeure presque convenable, et les quelques animaux qui faisaient le bonheur de mes petits frères.

  • On avait trempé nos genoux dans les eaux claires de la Bela, et ma mère me chantait les louanges de notre client. “C’est le seul électeur digne de ce nom, ce Remo Féleis. C’est un homme de foi, un homme d’idée… Tu as vu comme il était doux avec les enfants? Ce n’est pas commun, venant d’un noble.”

  • Moi, je ne répondais pas. J’aidais déjà ma mère à travailler, mais je n’avais que 6 vertiges, à l’époque, et je n’étais pas sûr de comprendre ce qu’était un électeur…

  • “Avec l’argent, nous pourrons nous acheter de nouvelles poules, Lymfan. Si tu veux, tu pourras leur donner un nom, comme avec Leïa et Tahar. Mais ne leur donne plus des noms de maestro, d’accord? Si ma clientèle s’élargit, ça risque de nous attirer des ennuis…”

  • Quand elle prononça le nom de Leïa, mon regard s’alluma. Je me souviens de ce que j’ai demandé:

  • “Maman, c’est vrai que l’Ava’ionne (j’avais du mal à le dire) a tué un dieu?”

  • Le visage de ma mère se métamorphosa instantanément. Ses fossettes disparurent, ses lèvres s’amincirent à l’extrême, et même ses cheveux, d’un châtain clair tirant sur le blond, semblèrent s’assombrir en même temps que son visage. Elle était fluette: l’angoisse la rendit squelettique.

  • “Qui t’as dit ça, ma fille?

  • C’est Adi, le fils du tanneur. Il a dit que l’Ava'ionne aurait perdu son trône, si elle avait pas tué un dieu.

  • … C’est très grave, Lymfan. Tu ne dois plus jamais répéter une chose pareille, d’accord? Qu’est ce qu’il t’as dit d’autre, le fils du tanneur?

  • Mais pourquoi c’est grave, maman? C'est un mensonge?

  • La personne que Leïa a tué n’était pas un dieu, mais un démon, ma chérie… La Chimère est le seul dieu, tous les autres sont des…

  • Mais Adi dit que le père de Leïa est devenu un dieu, insistai-je, et que c’est pour ça qu’il y a eu la guerre au sud…

  • Tais-toi. On rentre à la maison.”

  • J’ai été tellement surprise que je n’ai pas protesté. Ma mère se montrait rarement si tranchée. Elle ne donnait jamais d’ordres, mais prodiguait plutôt des conseils pressants, comme le font tant de mères: En recevoir un était tellement inédit pour moi que je me tut instantanément, les lèvres scellées par la crainte. Je me rappelle avoir essayé de reprendre la parole sur le chemin du retour: Mais c'était comme si une force invisible m'empêchait de parler.

  • Je ne revit plus jamais ni Adi, ni le tanneur. Maman me dit qu’ils avaient déménagés, mais j’appris plus tard de la bouche d’un garçon des écuries qu’ils avaient été expulsés du pays. Maman ne prit jamais un moment pour m’expliquer ce qu’était un désigné, ni les raisons pour lesquelles nous vénérions la Chimère. Il faut dire, qu’après le jour ou elle lava les vêtements de Rémo pour la première fois, les choses commencèrent à changer, et je ne reconnut bien vite plus ma mère.

  • Rémo Féléis était arrivé à Oïa quelques semaines auparavant. Les maestros ne se mêlaient jamais aux gens du peuple en dehors des jours de messe: Mais pas Rémo. Rémo Féléis n’était en effet par un noble comme les autres - il aimait s’entourer du petit peuple, disait-il - Mais s’il le faisait, c’était principalement pour se livrer à des beuveries sans fin avec des gens assez vulgaires pour le croire fin. Du moins est-ce ce que je pensais de lui.

  • Je n’aimais pas Rémo. Ni lui, ni Iquios, son trop fidèle compagnon que je trouvais d’un sérieux affligeant. Quand Rémo venait chez nous, au début, c’était par amitié pour mon père - Puis, c’était pour laver son linge. “Ma chère Ria, lui sussurait-il à l’oreille, personne ne le fait aussi bien que vous.” Mais au bout d’un certain temps, lui et ses amis ne vinrent plus que quand mon père était absent - puis, ce fut notre tour de leur rendre visite. J’étais jeune, mais, même dans le berceau, je n’ai jamais été dupe: Je comprenais très bien la nature des relations qui liaient Remo et ma mère..

  • Ma mère était une femme intelligente, sans doute trop pour son propre bien. Je crois bien que sa vie ne l’enchantait pas; Elle était lettrée, douée, bien maniérée, et j’ignore tout de ce qui a pu la faire atterir dans la demeure de mon père. Je pense que le fait de fréquenter ces gens des hautes sphères la faisait se sentir bien - on aurait dit qu’elle retrouvait quelque chose de précieux et perdu dans ces moments de grâce ou elle s’asseyait dans une chaise ouvragée du palais gelé, caressait discrètement un morceau de rideau pour en apprécier la texture ou ceuillait les pièces de l’argenterie entre ses grosses mains marquées par le labeur. Moi, je haissais le palais gelé dans son ensemble: Seule, la magnifique statue du Premier Avalion, à l’entrée, me paraissait digne d’intérêt.

  • En quelque temps, nos visites devinrent si fréquentes que je finis par bien connaître l’endroit. Je le détestais, et associait bien vite son faste à l’horreur de ce que je comprenais de la situation. Les participants à ces après midis de beuverie ne changeaient presque jamais: Il y avait Rémo lui même, bien sûr; Iquios, son fidèle chien-chien,  qui était toujours sur ses talons, et qui faisait la cour à la jolie Pezan, l’une des amies de ma mère. Celle-ci se présentait toujours à la fois en retard et affublée d’une nouvelle fourrue exotique, l’un des nombreux cadeaux onéreux dont la couvrait le toutou servile. 

  • Nous entrions d’abord dans la grande salle, qui était toujours en désordre et qui ne semblait jamais devoir changer d’état. Rémo me demandait alors systématiquement mon âge, pendant qu’Iquios me fixait d’un air grave et curieusement attristé… 

  • Ce fut seulement au bout de quelques semaines, que j’eut la chance de rencontrer le dernier membre de cette étrange troupe. Il s’appellait Solar, Solar Féléis.

  • —-

  • “Putain…Qu’est ce que t’as foutu?...”

  • Je ne sais pas où je suis, mais quel désordre! Il y a des peaux de chèvres éparpillées un peu partout: des bouteilles éclatées, des chiffons malodorants, une table à trois pieds qui tient contre un mur et de la paille disséminée aux 4 coins de la pièce. Après le luxe du Kymérion, je retrouve la crasse d'une demeure de miséreux : Etrangement, cela me soulage un peu. Une bougie presque terminée nous éclaire faiblement, Vortal et moi. Le gros bonhomme s'exclame:

  • “Ah bah tu m’regardes! C’est pas trop tôt! Il est tard, j’comprend qu’t’ai la tête dans l’cul, mais quand même! ça fait une heure, j’te beugle dessus. Ha… Tu sais, souvent, j’me dis, y a pas d’épreuve plus délicate que de parler à une p’tite fille. Pour ça que j’ai encore engrossé aucune bonne, j’te l’dis! Qu’est ce que t’as bien pu faire pour être punie à c’t’heure ci? L’autre merdeux te ramène ici, il me dit que c’est l'aut' Telema qui t’envoie, et que tu dois rester chez moi jusqu’à nouvel ordre. L’as dit qu’y fallait pas dire qu’t’étais là aux aut’ maestros… Comme si z’allaient m’poser la question. J’nettoie leur pots, mais j’partage pas leur couche, tu vois c’que j’veux dire… ”

  • Je vois exactement ce qu’il veux dire, mais par contre, je ne sais pas ce que je fout… ce que je fait ici. J'aimerais lui poser la question, mais la réponse refait surface dans mon esprit: At Sahis m'as condamnée à mort - et bannie du Séminaire. Cette deuxieme pensée est celle qui me fait monter les larmes aux yeux. C’est une décision irrévocable, je le sais. Je repense à ce que j'ai sacrifié pour venir ici, à mon rêve à demi exaucé - J'allais y arriver! Leïa allait revenir, me faire maestria. Le monde que j'ai souhaité s'est ouvert à moi un instant, un instant seulement : Il m'a recrachée presqu'aussitot. Je me remet à pleurer, mais Vortal n'a pas l'air de vouloir me laisser faire:

  • "Allez, chiale pas, gamine … Un peu de courage, par la Chimère! Raconte moi ce qu'il s'est passé, au lieu de chouiner comme une pourrie gâtée…"

  • Comme je ne répond pas, il soupire, et devine:

  • "C'est à cause du bouquin, c'est ça? Je t'avais dit qu'un livre profané, ça passerait pas, pour les maestros… Ils t'ont surpris avec, pas vrai?"

  • Non, ils ne m'ont pas surpris avec. Mais Vortal a raison. Si je n'avais pas lu ce livre… Si je n'avais pas voulu suivre les chemins cachés qu'il dénonçait dans le Kymérion… Je n'aurais jamais surpris cette maudite réunion, je n'aurais pas été renvoyée et j'aurais pu devenir la plus grande maestria de l'histoire. 

  • Je le sens sous mes vêtements. Ce livre infernal... Je l'ai gardé sur moi pendant tout ce temps, au cas où j'oublierais un de ces vers stupides. Je me lève précipitamment, à la recherche d'une fenêtre par laquelle je pourrais jeter cet ouvrage maudit : Mais cette pièce n'est que murs souillés et porte close, et l'air est moisi et imbibé de sueur d'obèse - constatant mon trouble, Vortal intervient à nouveau:

  • "Kestu fout, merdeuse?"

  • Je l'ignore, et m'approche de la porte.

  • "Woh! Calme toi, revient par là. L'Avalion a dit que tu ne devais surtout pas sortir d'ici. Il a dit que…"

  • J’ouvre la porte d'un coup brusque. Mais il n'y a pas plus de fenêtre dans cette pièce que dans l'autre. Juste un long couloir, à peine éclairé par la bougie de la chambre, et dont le sol est couvert d'une épaisse couche de poussière dans laquelle on peut discerner des traces de pas. Je m'arrête net, me demandant où je suis: Vortal semble comprendre la question que je me pose.

  • "On est dans l'fond du fond du Séminaire, si tu t'demande. C'est un gros, gros bâtiment. Il est presque entièrement inoccupé depuis la guerre: ici, t'es dans l'aile droite. Un gros desert humain... Cassion, mon maître, m'as mit en chambre ici, très loin des maestros, parce qu'y sait que les aut' nobliaud le prendrais mal, si on dormait dans les mêmes vestiaires… Y a jamais personne qui vient dans cette partie du Séminaire. C'est un peu mon île perdue. Toi et le merdeux, vous êtes les premiers depuis … fouuuuh! Un bout d'temps."

  • Je reste debout sur le perron. Je ne lui ai pas accordé un seul regard, mais j'ai bien écouté ce qu'il avait dit. Je commence à comprendre. Étius a décidé de me cacher ici… Il a sûrement un plan pour annuler la condamnation. Sa soeur l'a chargée de me protéger pendant son absence. Mais une curieuse sensation a gagnée mon coeur, quand Vortal a parlé du livre. Le sentiment terrible que je mérite ce qui m'arrive. 

  • Ce sentiment commence doucement à croître, mais je le refuse tout net: Ce n'est pas moi qui mérite le fantasme. Le bannissement, le mauna. Non, pas moi: Le Correcteur. C'est lui, la cause de mes problèmes, lui, qui a profané le livre saint et m'a jeté dans les couloirs nocturnes. Je lance un regard méprisant à Vortal, qui m'invite à me rasseoir. Puis, je me jette dans le couloir; Il me hurle de rester, mais je fuse. 

  • Je me perd dans les entrailles de pierre, m'engouffrant de plus en plus profondément dans les parties abandonnées du Séminaire, jusqu'à détecter une source de lumière naturelle. Je me précipite dans cette direction, et j'entre dans une pièce à demi effondrée, crevée par ce qui devait être une fenêtre et qui n'est plus qu'une crevasse donnant sur la mer. Je me fige face à l'immense, et de nouvelles larmes me flouent la vue. La mer. Elle est si différente de l'Océan. De l'autre côté de la mer, il y a dix civilisations, milles peuples et une infinité de langage que je ne rencontrerais jamais. Mon regard se durcit. Non. Je refuse de renoncer. Leïla va revenir, et elle me sauveras. En attendant, je sais ce que je dois faire.

  • Je sors le livre que j'avais caché sous mes vêtements. C'est à cause de lui, que je n'entrerais jamais dans l'Etat! Même si Leïa lève ma condamnation à mort, je sais que je ne retournerai jamais au Séminaire autrement que pour trainer dans sa partie abandonnée: Jamais At Sahis n'acceptera de me donner l'Onction. C’était couru d’avance… Je me suis renseignée. Depuis la Réforme du Premier Avalion, jamais un serf n’a reçu l’Onction… Mais tout de même… J’avais un espoir, un semblant de futur, en temps qu’apprentie de l’Avalionne…

  • Je toise le livre avec toute la haine qu'il m'inspire: puis, je commence à en déchiqueter les pages. C'est l'autodafé le moins tragique de l'histoire: avec ces feuillets qui tombent dans la mer, ce sont des informations maudites qui disparaissent. Je ne fait qu'accomplir mon devoir, en déchirant les traces du Correc… du Profanateur. Il a osé écrire sur un livre saint! Defiguré le message de Gabriel. J'aurais dû faire ça depuis le début. Méthodique, j'arrache les feuillets un à un, ravie de massacrer enfin au nom de la Chimère: galvanisée, j'arrache maintenant des paquets de pages entiers que je jette en l'air avec une rage libératrice. Et, alors qu'il n'en reste désormais plus qu'une trentaine, mon regard tombe sur une des feuilles, et lis machinalement le titre du premier paragraphe:

  • "L'Autre manière d'entrer dans l'Etat, ou l'alternative à l'Onction." 

  • Mon geste se suspend. Le temps ralentit: et je commence à lire.

  • Patmé

  • Lorsque nous arrivâmes sur l'île d'or, un besoin aussi ardent que pressant naquit dans la demeure de mon âme. Je souhaitais rendre visite aux prostituées. 

  • Oui, je ne l'ignore pas... c'est une confession quelque peu dérangeante. Mais… Tu peux certainement me comprendre … la rude vie de marin est comme… la cigale... ou… je ne sais plus, c'est quelque chose comme ça, un truc écrit par Epalion. Mais, hélas! Octaf avait d'autres plans, pour nous. Il préférait, pour sa part, que nous nous consacriâmes à lustrer les parties génitales de... je-ne-sais-quel marchand lié aux Triades, afin qu'il nous fournissent en vivres, en vu de notre prochain voyage. J'eu beau insister ardemment sur le fait qu'il s'agissait là d'une idée à la con, point ne voulut-t-il m'entendre: cette progéniture de Sot’ka finit toujours par avoir le dernier mot. Non, vraiment, impossible de débattre avec Octaf: autant tenter de mettre un porc en cloque.

  • C'est sur ces graves pensées (l'idée du cochon, ou plutôt des conditions prérequises à sa fécondation, m'avait quelque peu donné la nausée(d'autant que je ne suis pas très amateur de lard, les produits de la mer, par contre, j'en raffole)) que je le suivis, l'air hagard, plein de rancune dissimulée, mais toujours merveilleusement fringant et rempli de ma fougue habituelle. 

  • Nous discutâmes longtemps avec le marchand… Beaucoup trop, si tu veux mon avis. Octaf est un bon négociant, mais, honnêtement, il est un peu trop honnête: Je pense qu’on aurait du lui les voler, ses vivres, au lieu de taper la causette avec lui pendant des heures… Mais, heureusement, ça a fini par se terminer. Lorsqu'enfin, je pus me rendre au bordel, j'eus le plaisir de te croiser sur ma route, et, franchement, je ne regrette rien. Tu n'es franchement pas mal. Franchement, hein. Une oreille attentive. Tu m'as pas posé trop de questions, et c'est ce que j'ai aimé chez toi: Je suis un peu comme toi, tu sais. Je parle peu, de moi, de ce que je pense… d'où je vais… Oh, bien sûr, métaphoriquement, je veux dire. Parce que, où j'vais, j't'ai dit déjà. Direction le grand Sud… tu n'imagines les opalescences magnifiques de ces horizons spectaculairement… beau. Tu peux pas, j’te jure: c'est trop... j'ai tellement hâte que…

  • ---

  • "Anté…oh.

  • On toque, avant d'entrer, repond-je, outré par cette invasion de mon espace personnel.

  • … Comment veux-tu que je… Bon. Écoute. On a pas le temps, presse Daïn. Le capitaine a dit que…

  • Le capitaine a dit, le capitaine a dit! Je suis occupé, là. C'est moi qui vous ait tous sauvé, sur Ma'ek. Oublie le pas. Le capitaine peut aller se faire foutre! Je me paie du bon temps, ce soir.

  • … Patmé. Tu as promis. On a convenu tous ensemble de plus parler de Ra'ek.

  • … Ra'ek? vous avez renommé l’île? C’est pas un peu lugubre, l'”île morte”? Je préférais l'ancien nom.

  • Comment veux-tu qu'on continue à l'appeler "île de vie" après ce qui… il s'interrompt. On s’en fout, de ça. C'est Aeqa. Ton frère ne va pas bien, Patmé. Il est ivre: je crois qu'il essaye de se suicider en déclenchant des bagarres… Il continue à parler de faire demi-tour, le Rhago refuse de voir la vérité en face…

  • Mais où est le problème, s'il boit un coup…? Le capitaine, ça l'énerve que ses hommes boivent et baisent tout leur saoul? 

  • Le problème, c'est qu'il a provoqué le fils du gouverneur de l’île, et que c’est lui, qui a fini suicidé…

  • L’information met un certain temps à atteindre mon cerveau.

  • … Pardon?

  • Tu m’as très bien entendu. Allez, dépêche toi.

  • Je… d'accord. J’te suis, mais attend juste un instant....” Je me retourne vers elle. “A plus tard, ma belle…

  • … Dis moi, Patmé, ajoute Daïn sur le chemin des bas quartiers de l’île d’or. Qu'est ce que tu faisais, avec cette péniche?

  • Mirages (IV)

  • Puisque le temps fait de nous des mirages,

  • Des mausolées qui flânent, des tombeaux ambulants,

  • Faites que le vent nous ramène aux rivages,

  • Là ou s’oublie et la mort, et le temps.

  • Livre IV: La ville fuguante

  • Acte I

  • Mencis, capitale de l’Eternel Empire, au coeur du Delta de l’Eos

  • “... et vous allez devoir rendre des comptes, Chancelier!” 

  • C’était la sixième fois qu’il répétait ces mots. Le diplomate gesticulait avec force, s’exclamait bruyamment et terminait d’irriter Seth. Ce dernier demeurait majestueusement avachi sur le trône d’argent, à la gauche du trône d’or de Limbad, bien sûr vacant, sous le kiosque des immenses jardins de la Chancellerie. Le colosse était en tenue rituelle: On avait couvert ses yeux de khol, et recouvert ses épaules d’une fourrure aussi fastueuse qu’inutile, car elle lui tenait bien trop chaud dans la fournaise de Mencis. Seth détestait vraiment le jour-des-doléances.

  • “Rappelez-vous, gronda (même si ça ressemblait plutôt à un couinement) le diplomate, que vous n’avez été élu qu’à une seule voix prêt; En assassinant le consul des Afilies, vous avez fait preuve d’une irresponsabilité inouie, et si les élections avaient eu lieu aujourd’hui, nul doute que ce serait l’Anadyo Amon, qui se serait vu confier la Haute-Charge à votre place.” 

  • L’Anadyo Amon était un rival de Seth, un jeune conservateur qui s’était vu décerner le titre de Trésorier de l'Empire. Il était présent sous le kiosque, en compagnie d’une poignée de ministres, et ne prit pas la peine de dissimuler un sourire satisfait après l’affirmation du diplomate. “C’est pourquoi, reprit ce dernier, qui parlait en gesticulant beaucoup pour retenir l’attention de son public, le consulat des Côtes-sauvages m’a chargé de vous dire qu’il ne vous enverrait pas d’effectifs. Sur ce, je vais disposer: Mes respects, Chancelier. Que l’Empereur vous guide.”

  • Le vieux noble quitta le kiosque, et ils le regardèrent s’éloigner dans le jardin en se dandinant de la démarche des proies faciles. Seth n’arrivait pas à croire que des hommes si effeminés puissent venir lui présenter ces insultes voilées avec autant de verve. N’avaient-il pas peur de lui? Qu’il les rompent, comme il avait rompu tous ceux qui s’étaient dressés sur sa route? Il poussa un soupir éreinté. C’était la huitième déclaration de ce genre qu’il avait eu à écouter depuis le début de la journée, et il n’était que 9 heures du matin. Des ambassadeurs de chaque région étaient arrivés à la capitale dans la semaine: Ils avaient attendu le jour-des-doléances pour daigner se présenter face à Seth, (annonçant qu’ils n’enverraient pas d’armée régulière du même coup), et celui-ci soupçonnait les puissants du pays de s’être consultés pour provoquer un incident politique.

  • Pendant le jour-des-doléances, il n’avait pas le luxe de pouvoir les envoyer paître: Très codifié, le protocole Mencite exigeait que le semi-souverain écouta les problèmes de ses sujets “sans leur répondre autrement que par les actes”. Cette curieuse loi de fer avait été dictée par l’Empereur des siècles auparavant, et devait être appliquée à la lettre. A l’époque, elle avait dû garantir une certaine forme de contrepouvoir aux consuls de l’Empire - Le Chancelier s’apparentait alors à un régent tout puissant, sous la supervision de Limbad. Aujourd’hui, cependant, la règle avait dépassé cette fonction, puisque le champ d’action du Chancelier était devenu très restreint depuis l’Indifférence: Les grandes familles de l'Empire avaient perverti la tradition au point de parfois venir présenter des tâches impossible à résoudre dans le seul but de fragiliser la réputation du semi-souverain. Seth lui-même avait utilisé cette méthode avant d’accéder à la haute charge, en temps qu’opposant au Chancelier l’ayant précédé. Il soupira à nouveau en songeant à l’ironie du sort.

  • Le plaignant suivant entra alors sous le kiosque: A sa tenue, une redingote verte bouteille, Seth l’identifia comme un visiteur différent des autres; Il n’était pas noble, et encore moins sujet de l’Empire. A sa peau très claire, on devinait qu’il devait venir du Suprêmat, l’immense (mais néanmoins minusucule comparée à l’Empire) fédération des 5 royaumes qui vouait un culte à la Chimère. C’était un homme d’âge mûr, dont les lèvres très fines semblaient retroussées dans un eternel pincement sévère. Son front soucieux était traversé de religiosité: Ses sourcils se joignaient dans une prière soucieuse, et les plis qu’ils formaient sur son dégarni lui donnait un air suppliant et amoindri. Une atroce cicatrice lui couvrait la partie inférieure gauche du visage, que Seth diagnostiqua rapidement comme étant la trace d’une ancienne brûlure. L’inconnu s’inclina à peine devant le trone du Chancelier, avant de se présenter:

  • “Mes hommages, Anadyo. Je m’appelle Oforo, et je répresente l’Ordre du Saint-Siège.”

  • Cette seule phrase déclencha une vague de murmures parmi les courtisans qui bordaient le kiosque. Tout le monde connaissait cet ordre religieux prestigieux, mais ce n’était pas son prestige qui provoquait les murmures: L’Ordre du Saint-Siège n’était pas relié à l’Empire. Pourtant, le jour-des-doléances était reservé à ses sujets. Sur son trône (qui paraissait bien trop petit pour lui), le colosse ne broncha pas.

  • “C’est un grand honneur, pour moi, de venir m’agenouiller face au garant de l’Eternel… Vous avez sûrement déjà entendu parler de notre Compagnie, aussi nous présenterais-je seulement brièvement (l’étranger entreprit alors de les présenter en longueur): En plus d’être le plus vieil ordre religieux du monde, nous sommes les gardiens des Temples du Helga’la, et veillons à ce que les lieux saints du Vieux Culte soient preservés jusque dans la terre des hérétiques. Lorsque le Premier Avalion conquis l’Indor, il y a de cela quelques siècles, il adopta une série de mesures éclairées, qui conserverent les droits de ceux qui pratiquaient l’Ancien Culte: l’hérésie de Gabriel ne fut jamais imposée au Helga’la, et une forme de paix fut maintenue. Les temples et les routes de l’Exil demeurèrent intouchés, et l’Ordre du Saint-Siège fut autorisé à rester dans la cité-des-milles-palais. Tout cela, grâce à la tolérance de l’Avalion.”

  • L’énumération de nombreux lieux géographiques qu’il englobait plus volontiers sous la définition plus commode de “loin, très loin” donna un puissant mal de crâne à l’auditoire. Seth aurait voulu lui demander d’en venir aux faits, mais le silence était toujours de mise. Un simple regard irrité transmis cependant très bien son état d’esprit au religieux, qui s’empressa d’abréger.

  • “Hélas…! Les Avalions ne sont plus maître en leur nation. La Chimère a récompensé le huitième Avalion, Tahar le Visionnaire, en faisant de lui un Inferné: Mais les païens l’ont perçus comme un terrible événement. Ces ingrats ont bannis leur souverain, et les Avalions se sont entredéchirés dans une guerre civile qui a vu l’avénement du Bûcher de l’Indor.”

  • Il marqua une pause, et passa sa main sur sa cicatrice d’un air tragique.

  • “Cette femme… Vous ne soupçonnez pas l’ampleur de sa dangerosité. Ce qui fait d’elle une menace pour nous tous, ce n’est pas simplement le fait de sa puissance: les prêtres de l’Orchestre ont toujours été des forces de la nature, et leur “Musique” est un pouvoir bien plus destructeur que notre magie. Non, le problème,c’est que l’Avalionne n’est pas comme ses prédecesseurs: C’est une extrèmiste, une déicide dégénérée qui n’auras de repos que lorsque tous les dieux du monde seront tombés… Mais heureusement, elle a peu de soutien dans l’Orchestre. Les élécteurs ont refusé de voter pour une telle furie, et c’est pourquoi le Supremat est sans véritable chef depuis la Déchéance. Cette femme est un danger pour le continent tout entier… Ses interventions sont toujours marqués par l’excès, et les dommages collatéraux qu'elle provoque surpassent généralement le gain de ses maigres triomphes. En cela, elle leur fait penser au Fléau…”

  • A la mention du diable multiconfessionnel, plusieurs courtisans se signèrent d’un salut impérial ou d’une prière d’Extellar. 

  • “Le massacre de l’Oracle, les funérailles infernales, la révolte du Fantasme…  Vous connaissez ces histoires, et le point commun entre leurs dénouements. Leïa Gin. Et bien, il y en a une nouvelle, qui vient d’être racontée: un nouveau drame, une nouvelle tragédie provoquée par cette reine démente...”

  • Oforo marqua une pause pour reprendre son souffle. Il n’était pas un orateur très brillant, mais il avait retenu l’attention de Seth, sûrement grâce ou à cause de la cicatrice affreuse qui lui défigurait le côté gauche.

  • “L’Avalionne est allée sur l’île de Ma’ek, pour des raisons qui nous sont encore inconnues. Puis… elle en a massacré tous les habitants. (l’assemblée ne réagit pas. Cette “grande nouvelle” avait sûrement déjà atteint les royaumes du Sud…) Elle a réveillé le volcan tumultueux invoqué par le Fléau, des siècles auparavant. (il fit un léger geste des deux mains pour accompagner le mot “tumultueux”, comme pour insuffler de la fouge à la morne de son discours - ce fut un échec particulièrement lamentable) Et maintenant, nous entrons de nouveau dans la Nuit Noire… Mais l’Avalionne ne reparait pas. L’éruption a peut être enfin eu raison d’elle! Et si elle est morte… cela signifie que les Sahis, la branche la plus extrême de l’Orchestre, plus encore que le Bucher, mettrons bientot la mainmise sur l’Indor! Et qui sais, ce qui adviendras de nous, pauvres croyants attachés aux cultes des saints Infernés et des doux exilés?... Ainsi… Ainsi… En l’honneur de la terre promise, des royaumes afaliens et efalien, du règne sacré de la splendeur divine, et au nom de Sotoro du village-des-forts, gardien interconfessionnel de l’Ordre du Saint-Siège et de ses intérêts autant géoéthique, sacroéconomique qu’Helgallien, nous avons décidé de (il sembla hésiter sur la manière de terminer sa phrase)... de contacter le souverain de l’Empire. Pour lui… demander quelque chose. Alors, voilà… En temps que pratiquants de la même foi, nous vous supplions d’intervenir au Helga’la, et de nous libérer du joug de l’Orchestre: L’Ordre du Saint-Siège implore l’Eternel Empire de lui fournir or et armées, afin d’annexer la cité-des-milles palais au domaine du Maître du temps (c’était un des surnoms de Limbad). Sur ce, je m’en vais disposer; Mes respects, Chancelier.”

  • Le gardien du temple s’inclina. Il allait partir, quand il se retourna, mal assuré, et qu’il ajouta:

  • “Je… Je vous attendrais au Temple d’Extellar. Si vous voulez me joindre, je veux dire…”

  • Et il sortit, semble-t-il épuisé par son allocution, puisqu’il s’épongeait le front avec un mouchoir. Le visage de Seth en disait long: la demande l’avait estomaqué. D’abord, comment un tel imbécile avait-il pu se présenter à sa cour? Aux premiers mots de sa part, on aurait dû le jeter dans la fosse commune. La garde avait encore mal fait son travail… Aucune des informations que lui avaient donné Oforo ne lui était inconnue: La rumeur de la mort de l’Avalionne avait sans doute déjà fait le tour du monde connu. Ironiquement, il n’y avait que dans le Suprêmat, qu’on devait encore l’ignorer… C’était l’attitude de l’Ordre du Saint-Siège, qui le surprenait. Ils avaient refusé tout type de connivence avec l’Empire pendant des siècles; Que pouvait-il bien se passer dans la région de l’Indor pour qu’un de ses acteurs majeurs agisse d’une telle manière? L’éruption de Ma’ek ne pouvait pas être une raison suffisante, et Oforo n’avait probablement rien dit de l’essentiel. Mais il n’eut pas vraiment le luxe d’y songer plus en détail. Un énième diplomate se présentait déjà devant lui: “Mes hommages, Anadyo. Je suis Develon du Pondar, représentant du consul de la Tourniquère. Le meurtre honteux qui a eu lieu dans la capitale…”

  • —-

  • Le dernier diplomate venait de quitter le kiosque, et les doléances étaient terminées. Il fallut encore attendre que les derniers courtisans eussent quitté les jardins de la Chancellerie pour que Seth puisse enfin quitter son trône. Mais il n’eut pas le temps de faire deux pas avant qu’Amon ne l’accoste:

  • “Et bien. Je crains que votre politique quelque peu… ambitieuse… n’ait pas fait que des heureux parmi les Hauts Fonctionnaires(on entendait clairement les majuscules qu’il mettait à ce titre)…”

  • Amon était encore un tout jeune homme, mais il avait déjà l’attitude et le mode de pensée d’un vieillard. C’était un impérial, à la peau bronzé et aux yeux noisettes, qu’un nez épaté à l’extrême rendait très disgracieux. C’était un homme immense et très bien bâti, qui ne mesurait que trois têtes de moins que Seth. 

  • … Je te remercie sincèrement pour ta remarque, Amon, répliqua le Chancelier après un court instant. Elle m’aide vraiment à… y voir plus clair.

  • Certes, certes… Votre talent pour l’ironie, et votre propension au tutoiement ont peut-être joué en votre faveur, lors de l’élection. Mais je ne suis pas certain qu’ils vous permettent de vous en sortir, cette fois-ci… Les Afilies qui font sécessions, les colons qui pillent nos navire, et maintenant, ça… Vous n’avez désormais même plus accès aux armées auxiliaires pour apaiser la révolte… Vos options rétrecissent de jour en jour, Chancelier. Songez-vous enfin à la démission? 

  • Tu n’aurais pas des impôts à aller lever, ou bien des chiffres à arranger au profit de tes petits copains de la Triade, plutôt que de venir me tourner dans lespâtes?… Seth agrémenta cette phrase de quelques injures, qu’il ne prononça qu’en son for intérieur.

  • Et bien, justement, je suis venu pour vous parler de chiffres. Le ton d’Amon fit une transition imperceptible, passant du grave moraliste à l’administratif monocorde sans que ces deux élocutions ne créent de contraste flagrant. J’ai constaté une dépense de plus de 10 000 pièces d’argent,  payée comptant, que vous avez labelée sous la dénomination de “Dépense liée aux affaires d’espionnage”. En ma qualité de maître de la monnaie, j’aimerais plus d’informations concernant cette somme pour le moins… astronomique.

  • Seth plongea son regard dans celui de son rival, qui tressaillit un peu sous l’intensité de celui-ci. Il s’exprima d’une voix calme et posée quand il répondit.

  • Tu es Trésorier sous ma juridiction. Tu es chargé de lever les impots, et de surveiller que personne d’autre que moi ne touche aux coffres de l’Empire. Tu compte l’argent, et si je l’utilise, ça ne te regarde pas.

  • …Chancelier, mesurez vos paroles. Au contraire, rien ne me regarde tant. Une autre dépense de ce genre, et je me ferais un plaisir de saisir le Sénat pour qu’il révoque vos édits… Je compte bien prendre votre charge sitôt que vous aurez eu la finesse de démissionner, Anadyo: Aussi voudrais-je savoir qui vous a dupé…

  • Qui m’as dupé..? répéta Seth. Tu m’ennuies, dispose.

  • Ces dépenses ayant eu lieu quelques jours avant l’assassinat sommaire que vous avez instigué, j’en déduis qu’on vous a envoyé sur une fausse piste. Voyez-vous, mes “petits copains” de la Triade sont formels: C’est le Suprêmat, qui a planifié la tentative tristement infructueuse qu’a été votre propre assassinat, et non le Consul que vous avez cloué aux porte de la ville. Plus précisément, c’etait Ereas Sahis, le commanditaire… Oh, ne me remerciez pas, pour cette révélation. Amon s’approcha un peu plus près de lui, et bien qu’il sembla presque malingre en comparaison avec le Chancelier, n’importe qui d’autre aurait été intimidé par l’avancée soudaine d’un tel buffle. “Tu as décidé de lutter contre la pègre, mais c’est elle, qui fait tourner ce pays. Si tu avais accepté nos avances, nous t’aurions évité ce fiasco. Maintenant, c’est trop tard. Amon s’écarta à nouveau, et fit une révérence minimaliste. “Ce n’est pas grave, si vous ne voulez pas me dire comment vous avez dépensé cet argent. Je finirais bien par le découvrir. Je vais disposer: Mes hommages, Chancelier. Puisse l’Empereur vous guider.”

  • Il prit congé à son tour, laissant Seth seul et désemparé sous le kiosque splendide qui trônait au milieu des jardins de la Chancellerie.

  • —---

  • “...Si l’Ombre t’as mentie, tu dois en parler à l’Empereur. Il ne laisseras pas un acte de trahison déstabiliser l’Empire…

  • Trado, mon cher et innocent ami. Tu es plein d’illusion quand à l’implication de ce cher Limbad dans la gestion de son Empire: Même si ce que j’avais à lui dire l’intéressait, il serait sûrement trop shooté au kok’r pour retenir quelque chose…

  • Ne dis pas des bêtises pareilles… On pourrait nous entendre…”

  • Seth et Trado étaient accoudés au même balcon qu’à l’accoutumée, et bénéficiaient d’une vision directe sur la capitale impériale. Le soir était tombé, et la garde était réduite à son strict minimum; Beaucoup des soldats qui la composait étaient des hommes des consuls, et ils avaient quitté la Chancellerie dans la soirée. 

  • Et qui va nous entendre? rétorqua Seth. Les rats? Je te dis la stricte vérité, Trado. L’Empereur s’envoie des stocks de kok’r du matin au soir. 

  • … Même si c’est vrai, je le comprends. Tu t’imagines? Sa malédiction, c’est pas drôle… Une seconde! Dans sa tête, ça dure une minute. Et pendant cette minute, il peut pas bouger plus vite qu’un autre, non… Il doit rester immobile, dans sa tête, pendant une minute. Tu t’imagines un peu, Seth?” Trado se tut un instant, imaginant. “Même baiser, ça doit pas être bien rigolo, pour l’Empereur…

  • écoute, le martyr de Dieu, sur le moment, je m’en cogne. Ce dont j’ai besoin, c’est d’hommes… Et en quantité…

  • La plupart des échanges de ces deux hommes se déroulaient sur ce ton et dans ce langage: Tous deux nés esclaves, le protocole sévère qui encadrait les discussions officielles leur pesait tout autant à l’un qu’à l’autre. 

  • Il y a bien le consul des bourgs-de-fer, qui t’as dit qu’il te soutiendrais quoi qu’il arrive… tenta d’espérer Trado. C’est déjà ça…

  • Il y a 9 paysans dans les bourgs-de-fer, et la moitié d’entre eux ne savent s’exprimer que dans une langue dont le privilège de la comprendre n’’est détenu que par quelques sous espèces de radis. Je suis fini, ajouta Seth dans un éclair de lucidité. Quel imbécile j’ai été, de tuer le grasdouble… 

  • Il y eut un petit silence, et Trado leva les yeux au ciel:

  • Seth, vraiment… Tu te prends trop la tête… Démissionne, et retourne aux légions, on y est bien plus tranquille…

  • … Et laisser l’Eternel entre les mains d’Amon? Plutôt mourir. Les gens de ce pays n’ont pas eu de dirigeant digne de ce nom depuis deux siècles, Trado. 

  • … Et nous, notre pays a disparu depuis trois siècles, Seth. C’est toujours l’Empire, mais ce n’est plus l’Empire… Tous les gens qu’on connaît sont mort… Et le monde n’est plus le même, maintenant. Pourquoi est ce que tu persistes à te mettre dans des histoires si… fatiguantes…

  • Je ne m’attend pas à ce que tu me comprennes, répondit Seth en haussant les épaules. Pas plus que je ne m’attend à ce que l’Ordre du Saint-Siège ne me sauve de cette situation… Il m’ennuyait, ce type… “Oforo”, c’est ça?

  • … Tu crois que c’est l’Avalionne, qui lui as brûlé le visage?

  • ça expliquerait sa rancune envers elle, tu me diras… 

  • J’ai bien peur qu’il soit obligé de renoncer à sa vengeance, pour le moment… C’est quasiment certain: L’Avalionne est morte…

  • Seth marqua un arrêt. Son regard se perdit quelques instant sur l’Eos, le fleuve gris qui purulait au coeur même de la capitale. Puis, un éclair passa dans son regard.

  • Les membres de l’Ordre du Saint-Siège sont des mages, n’est ce pas? 

  • Mouuuiiii… Trado s’exprimait toujours avec une sorte de lassitude exagéré, qui faisait trainer ses mots en longueur et rendait sa compagnie curieusement apaisante pour le Chancelier si rigide. Enfin bon, mage ou pas, ils demandent de l’aide: ils ne sont pas venus en proposer.

  • De toute manière, les mages sont vraiment peu de choses, à côté des maestros. Je ne vais pas lui demander d’enchanter nos épées, ça risquerait de les faire exploser…

  • Haha… A la caserne, le vieux Rhaeg nous rabattait tout le temps les oreilles à propos de la bataille de Cornediable et des sabres explosifs… Quand je pense que l’Empire atefien est tombé à cause d’une chèvre…

  • Pas une chèvre: Un bouquetin, précisa Seth en tentant tant bien que mal de conserver son sérieux. Non, demander une aide directe aux mages, non merci. Un mage, ce n’est pas très utile, certes… Mais ça connait plein d’autres mages, n’est ce pas? Dans les îles, il y a des mages, aussi… Jusque dans les Royaumes du Sud, il y en a…

  • ça, des relations… Ils n’ont que ça… De toute manière, dans les îles, tous les sauvages qui maîtrisent les arcanes de la soupe au poisson s’autoproclament alchimistes, alors…

  • Trado, en temps que membre des renseignements des Légions Extraordinaire, avait passé quelques semaines à l’île de fer quelques années auparavant, et en gardait un très mauvais souvenir.

  • Bien que notoirement incapable, Trado avait, lui aussi, fini par monter dans les échelons (essentiellement grâce au soutien de Seth) et était souvent affecté à des missions diplomatiques ennuyantes et brodée de soie, qui l’écoeurait autant que les grandes réceptions irritaient Seth.

  • Quand bien même… Certaines soupes servent à nourrir des troupes, et les îles n’en manquent pas… 

  • Tu veux parler des mercenaires de l’île d’or, je suppose…? Vu que les flottes des pirates mataris ne sont apparemment plus… disponibles…

  • Précisément, répondit Seth. L’île d’or est gouvernée par un assagi, après tout… Il doit bien y avoir quelques compagnies là bas qui accepterait de faire un saint-rabais au garant de l’Eternel…

  • Mouiii, pourquoi pas… Mais on raconte qu’ils se servent des outils des colons…Trado prononça ce mot avec un dédain très prononcé. Les barbares du grand Sud n’ont pas la moindre idée de la façon dont les batailles sont livrées, sur notre continent…

  • Tu crois?... La flotte du roi de Tourmence a l’air de pas mal se débrouiller sur nos mers, pourtant… Et même d’avoir deux ou trois choses à nous apprendre sur la manière dont doivent être livré les batailles…

  • Dans tous les cas, c’est dangereux de miser tout ce qu’il te reste sur des techniques étrangères…

  • Ce qu’il me reste? Répéta Seth.

  • Trado ne répondit pas. Au bord de l’Eos, ce fleuve autrefois sacré qui n’était plus qu’un égout à ciel ouvert, les torches du Temple d’Extellar venaient d’être embrasées.

  • —--

  • L’estimé Oforo, gardien des liens de l’Ordre du Saint Siège, mage de haut rang et Haut prêtre du Helga’la, noble défenseur de la foi, 4 ème membre du corps d’élite de la Fratrie pécunière du clérgé, et gardien du temple des 8 palais, souffrait de problèmes de constipation aigu. En tendant l’oreille près de sa chambre, on aurait pu entendre les petits gémissements tragiques qu’il poussait au dessus de son pot de chambre: Mais les couloirs du Temple d’Extellar étaient fort heureusement désert, et il se permettait même de ne pas trop les retenir, pour ce qu”il pouvait se permettre de relacher. Il mit un certain temps à tenter l’impossible, mais, n’y parvenant pas, ou qu’à peine, il se rhabilla, l’air profondément dévasté. Son sacro-saint transit ne s’arrangeait pas. Il le savait: Ces problèmes digestifs étaient forcément du à son utilisation intensive de la magie. 

  • Ce Haut Mage n’avait jamais lésiné sur les efforts, et il en payait déjà les conséquences: Ses hauts faits étaient nombreux, et très connus parmi les membres de son haut clergé. Mais la magie exigeait un lourd tribut: Son organisme, et en particulier son haut transit, tombait en miette comme celui d’un vieillard, alors qu’il avait à peine la trentaine. Malgré tout, il ne regrettait pas d’avoir eu à payer ce tribut: il en avait fait, des choses. Une fois, il avait accomplit l’exploit de réparer le rayon d’une roue de charette sans la toucher, et ce en moins de sept semaines, ou presque, puisqu’il avait tout de même du se reposer quelques jours entretemps. La roue n’avait tenu que quelques heures avant d’éclater à nouveau sous sa charge, mais, quand bien même, il s’agissait là d’un prouesse télékinétique sans précédent, qui, pensait-il, lui assurerais un prestige qui lui survivrait jusque bien après la mort de ses héritiers… S’il en avait eu, bien sûr. Les prêtres du Helga’la n’étaient pas tenu au célibat, mais on ne les formait que très superficiellement aux arcanes secrètes de la séduction. La vaste brûlure qui le défigurait (conséquences d’une de ses minables tentatives d’exploit) n’arrangeait rien.

  • Comme ses douleurs l’empêchaient de dormir, il prit la décision de sortir de sa chambre. Bien qu’il n’ait été qu’un invité, il était un mage suffisamment prestigieux pour pouvoir errer à sa guise dans tous les temples de l’Ancien Culte. 

  • En trainant dans les couloirs, éclairés par des torches faiblardes qui n’étaient pas toutes alignées, il ne put s’empêcher de se désoler de l’état des lieux. Il n’était pas étonnant que le temple d’Extellar ne soit pas très entretenu, dans la mesure ou le culte de l’Empereur était logiquement prédominant dans l’Empire: Mais les livres anciens décrivaient les temples de Mencis comme des chef d’oeuvres de l’architecture Helga’lienne. Le temps n’en fit que des mirages: Le bois avait pourri, les tapisseries étaient rongées de toutes part. Un seul prêtre investissait les lieux, et il était beaucoup trop vieux pour espérer pouvoir en entretenir toutes les ailes. 

  • On aurait dit la forteresse d’un voleur: Des crevasses dans les murs étaient rafistolées avec des planches de bois visiblement extraites de meubles brisés, des rats morts gisaient ça et là, et une odeur de renfermé assaisonnait les effluves de leurs carcasses. Même la salle centrale du temple était criblé de chaises brisées, et les pierres précieuses avaient presque toutes été arrachées des murs. Extellar ne mérite pas qu’on abandonne son temple ainsi, songeait le mage.

  • Il entra dans la tour qui s’élevait à l’extrêmité du Temple. Oforo avait espéré que le Chancelier passe le voir dans la soirée, mais il fallait se rendre à l’évidence… minuit était passé. L’Ordre n’obtiendrait aucun soutien de la part de l’Empire. Tant pis. Le Haut Mage n’en fit pas un drame; Il savait déjà que cette opération était courue d’avance. à dire vrai, le véritable motif de sa visite ne concernait pas vraiment l’Empire. Un problème autrement plus épineux l’avait conduit à Mencis.

  • Malgré la violence de ses troubles intestinaux, Oforo prit une résolution: Il s’en occuperais dès cette nuit. Il n’y avait pas un instant à perdre. Oui, inutile d’attendre plus longtemps: Au Helga’la, la guerre des Ordres menaçait d’éclater à tout moment. Alors, il monta au sommet de la plus haute tour du Temple - accorda un dernier regard écoeuré aux bas-quartiers crasseux dans lesquels l’édifice était perdu, puis, éteignit la torche. En redescendant, il attrapa une longue cape qui lui dissimulerait le visage, et sortit du bâtiment.

  • Une fois dans la rue, il prit des dispositions pour s’assurer de ne pas être suivi: les mendiants ivres ou endormis pavant la nuit des bas-quartiers pouvaient tout aussi bien être des agents des Triades, voir pire - de l’Ordre lui même. Il agissait dans le secret le plus total, et il ne fallait surtout pas qu’on le file. Malheureusement pour lui, il était aussi médiocre en matière de furtivité qu’en matière de toute choses. Les dispositions qu’il prit ne furent evidemment pas suffisante: Dans un coin de la rue, une ombre le suivait déjà à son insu.

  • Cette ombre, c’était Trado. En retard, comme d’habitude. Oforo était venu à Mencis sans le moindre espoir que le Chancelier ne lui réponde; Mais Seth avait pourtant décidé de prendre son appel en compte. Le dirigeant ne pouvait pas se permettre d’aller lui même au Temple - on le suivait de près, et il ne risquerais pas que son unique esquisse de plan d’action soit mise à jour alors que ses ennemis pullulaient dans la capitale. 

  • Aussi avait-il envoyé son meilleur ami s’entretenir avec le mage, en le pressant fortement d’y aller avant 8 heures, sans faire de détour, en passant par les toits, et dans la discrétion la plus totale.

  • Bien sûr, Trado prit tout son temps pour venir, en passant par les rues: Il s’arrêtait pour discuter avec les gardes, lorgnait sur les passants, lançait des blagues douteuses aux prostituées sous l’oeil macabre de leurs maqueraux; à l’une de ces demoiselles, il laissa même échapper sa destination. Par un heureux hasard, de ceux qui font croire aux miracles, un de ses clients lui avait un jour tabassé la figure avec une telle assiduité que la pauvre femme n’entendait plus que d’une oreille, et au lieu d’entendre “Temple d’Extellar”, elle entendit “Chez le gros bâtard” - Ne comprenant point de quel batard il s’agissait, elle ne mentionna pas la chose aux agents d’Amon pour lesquels elle travaillait. 

  • Sans l’amitié de Seth, il était clair que Trado ne se serait jamais vu confier une telle mission. Car Trado était peu précautionneux, rêveur, et accablé du fléau des faibles: La paresse. Pourtant, c’est cette même paresse qui lui permit de réussir doublement sa mission, car le bon moment pour arriver peut parfois être en retard.

  • Voyant le médiocre sortir, empaqueté dans une cape miteuse, le paresseux s’était décidé à le suivre sans précipitation, motivé par une des rares choses qui détermine les paresseux: la curiosité. Et maintenant, ils avançaient tous les deux dans la ville, à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, l’un concentré, pour une fois, l’autre, constipé, comme toujours. 

  • Mencis pouvait difficilement être considéré comme une cité. On aurait plutot dit un vaste dépotoire, un mausolée de citoyens tenant plus à des carcasse désoeuvrées qu’à des êtres de chair et de sang, ou une crise d’épilepsie architecturale particulièrement violente. Tout à Mencis était trop ouvragé: Trop dense, trop étroit. Chaque batiment semblait être le reste d’une armature majestueuse, que le temps avait métamorphosé en taudis; D’anciens manoirs étaient réduits à l’état de squelette de demeures, sur laquelle des murs de tôles divisaient la carcasse en multiples tanières pour les miséreux de la capitale. Le terme de ghetto généralisé n’était pas non plus le plus judicieux, pour décrire Mencis, non. Si la misère était omniprésente, les richesses (ou ce qu’il en restait) n’étaient pas confinées en un seul endroit de la ville. Dans cet océan de bidonvilles qu’on appelait la cité, la splendeur frappante d’un temple d’onyx ou d’une place impériale surgissait soudainement, ça et là, au détour d’un coupe-gorge ou au coin d’un bordel, disséminée dans Mencis comme autant d’îles perdues sur l’Océan Impossible.

  • Ils longèrent tous deux plusieurs de ces îlots, traversèrent le sublime pont des arcades pour entrer dans la Fossoyère, un quartier réputé si dangereux qu’il comptait plus de tombes informelles que tous les cimetières de Mencis réunis. 

  • Au beau milieu de ce joyeux endroit, ils virèrent à droite, longeant du même coup la résidence du Trésorier, lourdement gardée même à cette heure-ci. Pendant un moment, Trado se demanda si le mage qu’il suivait n’était pas un des agents d’Amon, mais ils contournèrent la résidence pour entrer dans la Lisière, ou les addicts au kok’r hérissaient les rues comme autant d’épaves reposant dans le sillage d’une flotte du Sud. Oforo était-il, lui aussi, addict à la boue des barbares? En tout cas, c’était bien dans une pâtière, un établissement réservé aux consommateurs les plus fortunés (ou les moins miséreux), que le mage entrait. Un écriteau griffoné indiquait le nom de l’établissement: “La Foudre.”

  • Trado n’attendit qu’un court instant, avant de le suivre. Après tout, les consommateurs étaient si nombreux qu’en voir deux entrer à la suite n’était pas suffisamment rare pour attiser la vigilance. 27 années Limbadéennes auparavant, les grandes puissances du Sud avaient forcées l’Eternel Empire à s’ouvrir au commerce de cette drogue, et elle avait dévasté le pays: Les drogués au kok’r étaient désormais largement plus courant que les alcooliques. Il se ferait passer pour l’un de ces drogués. En entrant, il ne chercha pas Oforo du regard, mais se dirigea plutot directement vers le commerçant, afin d’agir conformément à sa couverture. C’était un matari énorme, et il ne plut pas du tout à Trado pour deux raisons essentielles: C’était un matari, énorme de surcroit. Il ne sembla pas plaire au tâcheté non plus:

  • “T’es qui, toi? Je t’ai jamais vu dans l’coin.”

  • Trado retint un juron. Côté couverture, c’était un peu raté.

  • “Je viens pas par ici, d’habitude. Je traîne plutot… Vers la Fossoyère…”

  • Menteur. Y’a pas d’patiere, à la Fossoyère…

  • … Ah..? Et bien… Je me suis trompé, je voulais dire, aux bords des arcades…

  • Hum. Qu’un membre des légions extraordinaires consomme du kok’r, je peux le concevoir. Mais qu’est ce qui t’amène ici? La Foudre est la pire pâtière du coin. Avec ton solde, tu pourrais au moins te payer un morceau à la Clarté Nocturne

  • … Je… Ce n’est pas une attitude très commerçante… Et qui vous dit que je fais partie des légions ex…

  • On ne commerce pas avec n’importe qui, ici. Et toi, t’es marqué, je le sens. ça se voit dans tes yeux, que t’as d’jà vu la Chimère… 

  • Ecoute, brave… “homme”, cracha-t-il à celui qu’il considérait plutôt comme un matari. Je suis pas venu pour discuter de la Chimère. Est-ce que tu as du kok’r, oui, ou non? Sinon, je vais peut être suivre ton conseil, et aller à la Clarté.

  • … C’est trois pièces de cuivre la dose, six pour une pleine-pâte, et 9 pour une paillasse. On ne sert plus d’alcool. Trop de bagarres. Alors, qu’est-ce que tu veux?

  • Trado réprimas un autre juron. 9 pièce la paillasse! Tiens donc! Il garda son calme en se disant qu’il s’agissait après tout d’un usage commun chez les mataris que d’escroquer leur prochain. Néanmoins, il paya, receuillit la dose dans le creux de sa paume, et s’assit sur une paillasse. Le kok’r était une pâte noire très collante, qu’on était sensé mâcher jusqu’à ce qu’elle procure son effet euphorisant; C’était un narcotique assomant, qui procurait une sensation de manque dès la première prise. Bien averti, et peu désireux de sombrer dans l’addiction, il savait qu’il ne pouvait se permettre d’en consommer, couverture ou pas. Il fit mine de porter la pate à la bouche, mais refermas la main sans en avoir mordu de morceau, et machonnas l’air avec ostentation. Ce ne fut qu’une fois installé que Trado s’autorisa à chercher Oforo du regard. Au fond de la pâtière, le matari nettoyait son bar en gardant un oeil suspicieux sur ses clients: Sur la droite, une rangée de paillasse couvertes de drogués somnolents s’etendait jusqu’à l’entrée. Et droit devant… Il y avait, semble-t-il, un coin “réservé”, sûrement à la prostitution, que des panneaux de tissus dissimulaient mal, dans cet établissement minuscule.

  • Mais Trado avait l’ouie fine, et le timbre monocorde d’Oforo etait très reconnaissable, même quand il chuchotait. De l’autre côté des panneaux, il semblait se dérouler une discussion très confidentielle. Trado n’en entendait que des bribes:

  • … ici?... folie…

  • … choix… drogués… sourds…

  • La seconde voix était moins précautionneuse que celle d’Oforo, mais parlait trop rapidement pour qu’il discerne tous les mots.

  • ...vrai?

  • …. Ordre de l’Abysse… le cacher… 

  • … es fou? … les maestros…

  • Va arriver… qu’on fasse…

  • Le drogué qui était allongé à côté de Trado se mit alors à tousser bruyemment, et Trado n’entendit plus rien. Agacé, l’espion se mit à malaxer la pâte dans ses doigts sans y prêter attention. La drogue était huileuse, noire, malléable: Il la compressait, la divisait en plusieurs petites boules, puis les fusionnait en une seule, avant de recommencer le processus depuis le début, pressé que la quinte de toux de son voisin se termine. Quand ce fut le cas, il entendit clairement la seconde voix dire:

  • C’est trop tard. Le Rêve a commencé.

  • … moins fort…

  • … abuse… des drogués… sérieuses à aborder… ou jamais… 

  • … se passer… D’un jour à l’autre. S'ils apprennent qu'un djinn va apparaître, tu sais très bien qu'ils feront tout pour mettre la main dessus. Nous ne pouvons pas lutter contre…

  • Nous devons lutter contre l’Ordre de l’Abysse, rectifia Oforo. L’apparition du djinn est une opportunité qui… Attend. On nous écoute... 

  • Qu’est ce que tu fais? Rassied toi, l’étranger!

  • Sans s’en rendre compte, Trado s’était levé et se tenait désormais tout près des panneaux. Le matari lui hurlait dessus, mais, le temps qu’il tourne la tête dans sa direction, il sembla se passer une éternité: il perdit l’équilibre, et s’effondras violemment sur le sol. Il ne ressentit aucune douleur malgré la violence du choc, et ne put s'empêcher d'éclater de rire à l’idée de s’être vautré si lamentablement.

  • … pèce de sale drogué… ied-toi…

  • La voix était plus lointaine que jamais, et pourtant elle venait de très près: Le matari l’avait relevé et allongé sur la paillasse sans que Trado ne se débatte. Qu’est ce qui s’était passé? Il n’avait pas pris de kok’r, pourtant. Ou bien… En malaxant la pâte, il aurait laissé la substance entrer dans son corps? Pour être honnête, il s’en fichait complétement, et il se laissa complétement aller dans la paillasse.

  • Jamais de sa vie… Jamais il n’avait ressenti un tel sentiment de plénitude. Les forts, les faibles, les bons et les mauvais: Tous les Hommes souffrent d’un manque indescriptible, qui leur perfore le ventre à chaque instant. C’est ce vide même qui les pousse à rire, à aimer et à partir à la guerre - lui qui les pousse à vivre et à fuir l’ennui: Hors, sur cette paillasse infestée de poux, il ne ressentit plus ce vide. Ce n’est pas que ce sentiment était caché, dissimulé par une distraction ou une joie éphémère: Non. Il se sentait complet.

  • Ce sentiment de félicité aurait pu s’éterniser sans que cela ne dérange l’Anadyo. Heureusement pour sa mission, l’effet fut passager, bien qu’il sembla durer une éternité. Quand il revint à lui, néanmoins, il vit tout de suite Oforo: Celui ci venait de claquer la porte de la patière. Trado se releva, se secoua un instant, et partit tout de suite à sa poursuite. 

  • En sortant, il le repéra directement; Il venait de s’engager dans une ruelle sombre. Trado se précipita à sa suite. Mais il aurait du compter sur un autre retard providentiel: En entrant dans la rue, il tomba nez-à-nez avec le mage. Celui-ci avait dégainé une dague, et l’appuya contre la gorge de l’Anadyo d’un geste vif et précis.

  • Tu me suis, manant? Gronda-t-il d’une voix faible. Il n’aurait pas fait peur à une mouche. “Dit moi qui te paies, et je te paierais le double.

  • … oooh, là, tout doux… Qu’est ce qui vous fait croire que…

  • Le… tâcheté m’a averti. Tu n’as pas l’air très doué, pour un espion. J’étais sûr qu’il y avait quelqu’un derrière moi, tout à l'heure… Dis moi ce que tu as entendu.

  • Trado se détendit. Il n’avait plus besoin de jouer les agents sous couverture… Il ne servait à rien de nier, à présent.

  • … Deux ou trois petites choses… répondit Trado de toute sa flegme.

  • Le mage appuya la dague plus fermement sur Trado, qui demeurait impassible.

  • Ta vie en dépend. Répond, maintenant.

  • Trado soupiras. Il fallait vraiment en arriver là?... Vraiment?... Ah… pas le choix… Et bien, il allait les utiliser, ses pouvoirs, s’il le fallait.

  • Etant un Anadyo, un être griffé par la Chimère, Trado était capable de matérialiser les ombres; Autrement dit, sculpter dans les ténébres. C’était une capacité qui, en temps normal, puisait ses forces dans la vitalité de ceux qu’il aimait: Mais ils étaient tous morts, ceux qu’il aimait. Son pouvoir se voyait donc extrêmement réduit, comme atrophié - mais face à un mage, ce serait amplement suffisant. 

  • Il choisit une ombre: Celle d’Oforo lui même, qui s’étendait derrière lui. Il lui suffisait de la regarder: L’ombre se mit à bouillir, tandis qu’Oforo continuait ses menaces:

  • Soit tu me dit tout maintenant… Soit, je t’emmène avec moi, et je te pose les questions dans contexte plus… intime… Et crois moi: J’ai très envie de t’emmener avec moi…

  • La religiosité du visage d'Oforo s'était transformée en une sorte de haine libératrice: Le mage, d'habitude si morne et terne, s'était métamorphosé en une sorte de pervers extatique. Trado su que le mage serait ravi de pouvoir le torturer, lui ou n’importe qui d’autre, si l’occasion se présentait.

  • Malheureusement pour Oforo, ce ne serait pas pour aujourd’hui. L’ombre du mage s’était allongé sans qu’il s’en apercoive, et l’agitation qui la remuait avait donné naissance à un objet bien réél: Une lame d’éther noir s’était formée dans le dos d’Oforo. Trado ordonna mentalement à la lame de se ficher dans le bras du mage, et la lame obéit. Elle se sépara de l'ombre à laquelle elle était rattachée dans un bouillonnement spectral, et fusa sur le bras du mage comme un javelot noir. Elle perça la peau et fendit l’os, mais s'évanouit ensuite instantanément. La lame n’avait “existé” que lors d’un instant très bref, qui avait été amplement suffisant. Oforo hurlas de douleur en lachant sa dague sous l’effet de la surprise. Trado le balaya d’un coup sec, et s’assit sur lui. Oforo hurlait à la mort, tentait tant bien que mal de se dégager, mais le légionnaire finit par le maîtriser:

  • Calmez-vous. Je suis un allié.

  • Un allié?! Un allié?! Quel genre d’allié…

  • Chuuuuut. Vous risquez d’ameuter des gens avec qui nous n’avons pas envie de traiter…

  • Lâchez-moi!

  • Si je vous obeit, vous allez vous enfuir en courant, et nous avons une discussion à mener. Promettez moi que vous allez écouter ce que j'ai à dire, et je vous lacherais.

  • Je ne vois pas pourquoi je promettrais une chose pareille…

  • Trado posa son genoux sur la blessure du mage, qui hurlas de douleur:

  • Assez, assez… je promet…

  • -----

  • De retour au Temple, les deux hommes s'occupèrent d'abord de traiter la blessure d'Oforo. Si les mages n'avaient des facultés guerrières que très limitées, leurs connaissances en alchimie en faisait de très bons médecins. Oforo se rafistola tout seul, sous l'oeil attentif de Trado, qui l'assistait en silence. L’Anadyo ne pouvait s’empecher de dévisager avec insistance l’immense brulure qui défigurait le mage, ce qui provoquait un grand sentiment d’agacement chez celui-ci. Ce ne fut que lorsque les bandages furent parfaitement serrées qu'ils reprirent leur discussion.

  • … Alors… Dites moi qui vous êtes, et qui vous envoie. 

  • Vous pouvez m'appeler Trado. C'est Seth, le Chancelier de…

  • Je sais très bien qui est Seth, rétorqua le mage. S'il voulait me contacter, il aurait simplement pu vous envoyer ici… 

  • C'est ce qu'il a fait. Mais en arrivant, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer votre petite excursion…

  • Vous m’avez espionné! siffla le mage. Comment le Chancelier peut-il s’entourer de tels… méchants

  • Il avait repris son ton habituel, et ses lèvres se pinçaient avec sévérité à chacune de ses fins de phrases.

  • Allons, allons, digérez la chose… s’il vous plait…. J’ai quelques questions à vous poser à propos de ce djinn…

  • Je suis l’estimé Oforo, gardien des liens de l’Ordre du Saint Siège, mage de haut rang et Haut prêtre du Helga’la, noble défenseur de la foi, 4 ème membre du corps d’élite de la Fratrie pécunière du clérgé, et gardien du temple des 8 palais. Je préfèrerais mourir que de trahir mon ordre. Vous entendez? JAMAIS je ne trahirais Sotoro. Quand il prononça ce nom, le désespoir envahit le visage d’Oforo. Il va savoir… Il va savoir… Vous avez mis fin à ma vie, pauvre fou…! Vous m’avez tué! Sotoro me condamneras à mort, quand il apprendras que j’ai laissé ces informations arriver aux oreilles de l’Empereur… Et ce ne seras que justice. Le mage sembla reprendre contenance. Car les intérêts de l’Ordre me sont supérieurs en toute chose.

  • Oforo… rétorqua Trado de sa voix trainante. Vous permettez que je vous appelle Oforo…? Il n’y a aucune raison que l’Empereur n’apprenne la chose… Je travaille avec le Chancelier… Un de vos alliés potentiels, n’est ce pas? N’êtes vous pas venu à Mencis pour conclure un accord avec Seth? Nous pourrions conclure d’un arrangement plus personnel… Rien ne nous oblige à dire à votre supérieur que nous avons été mis au courant… Ni Seth, ni moi n’avons de lien avec la pègre: Votre secret est sauf, avec nous. En échange… Je vous demanderais juste de me préciser ce que j’ai entendu. Je croyais que les djinns n’étaient qu’une légende…

  • Oforo était loyal, certes: Mais il n’était pas stupide. Sotoro, le maître de son Ordre, était un homme intransigeant avec ceux qu’il considérait comme des “traîtres”... Or, sa définition de ce mot pouvait se révéler d’une largeur déconcertante. Mieux valait qu’il ne soit jamais au courant… C’était de la stratégie, pas de la trahison… Mieux valait coopérer, oui, c’était mieux, pour l’Ordre. Si Oforo disparaissait, ce serait un drame pour le Saint-Siège… Il avait tellement fait évoluer la magie, avec sa roue de charette. Lui-même, Oforo, n’avait rien d’un traitre, et s’il parlait, ce serait seulement par loyauté envers la cause, pas par lâcheté, non: Pas parce qu’il supposait que Trado prendrais autant de plaisir à le faire parler que lui n’en aurait pris, vraiment pas. Aussi, après seulement quelques phrases prononcées marmonnées par un homme qui aurait clairement préféré rester dans la patière, l’estimé Oforo, gardien du temple et tuti quanti, entreprit-t-il de trahir son Ordre avec méthode:

  • … Et bien… Pour que vous compreniez bien, il faut que je vous explique un concept magique très particulier, qui nécessiteras que j’aille dans les détails.

  • J’ai toute la nuit, répondit Trado, surpris que le prêtre abandonne si facilement. Détaillez.

  • … Le Réel n’est qu’un voile. Comme la peau cache les organes essentiels au maintien de la vie… le visible cache l’essentiel de la Réalité et des mécanismes qui la gouverne

  • … Pas trop en détail, quand même…

  • Quand les maestros… ces païens déicides, jouissant dans l’inceste et dans la perversion… utilisent leur instrument satanique appelé “Musique”, ils accèdent à cette partie essentielle du Réél. Mais leur action n’est pas sans conséquences: Chaque fois qu’ils utilisent le pouvoir, les mécanismes du Réél, qu’ils apellent la “symphonie”, se distordent, et des gouffres s’ouvrent entre le monde du visible et celui de l’invisible. Après son intervention à Ma’ek, l’Avalionne en a ouvert une bonne centaine… C’est par l’un d’entre eux qu’on pense qu’un djinn va apparaître. Ils appartiennent au monde de l’immatériel… Les gouffres sont une aubaines, pour eux…

  • … Et, je veux dire, c’est comme dans les légendes? Un djinn peut-il vraiment… Trado sembla hésiter à dire ce qu’il allait dire.

  • Exaucer trois voeux?... Pas exactement… Tout ce que nous savons d’eux, c’est qu’ils apparaissent ainsi, sans qu’on puisse savoir ou, précisément… et que…. Disons qu’ils doivent distordre le voile du réél trois fois de suite pour espèrer pouvoir rentrer chez eux, dans leur monde… qui est aussi le notre, mais, différemment…

  • Oui, bon, ils peuvent exaucer trois voeux, quoi. Et je suppose que l’Ordre désire mettre la main sur un de ces djinns… Avidité étonnante, pour un ordre monastique…

  • Nous sommes au bord du bain de sang. Le Helga’la… Vous savez pourquoi on l’appelle “la cité-des-milles-palais”. Et bien, chaque demeure gigantesque, chaque palais efalien, le moindre misérable pavillon luxueux de la ville hébérge son ordre religieux. Et chaque ordre a des prétentions, chaque prétention couve une guerre et la guerre: C’est ce que nous voulons à tout prix éviter, n’est ce pas?

  • … Et pourtant, ce sont des troupes que vous avez demandé à Seth…

  • Une épée peut, par la menace qu’elle fait peser sur l’agresseur, protéger bien mieux qu’un bouclier…

  • Comme si l’Orchestre allait laisser des troupes impériales envahir son territoire sans rien dire… Si Seth accédait à votre requête, une guerre autrement plus importante risquerait d’éclater…

  • Et bien… Toutes les guerres ne méritent pas d’être évitées.. Le but du Suprêmat et de l’Orchestre est d’éradiquer les désignés. Comment l’Empire peut-il les laisser faire une choses pareille? Il y auras bien un jour ou ils tourneront le regard vers Limbad, et ou ils poseront les yeux sur la marque qui brille sur son cou… Ce jour là, que fera le Chancelier?

  • Hé, attendez. Ce n’est pas que je ne veux pas écouter vos arguments, mais… Ce n’est pas moi, le Chancelier. Voilà ce que Seth m’as dit de vous transmettre... Pour les armées, c’est hors de question. En revanche, il veut bien vous accorder un important soutien financier, à une seule condition: Nous voulons que vous utilisiez les contacts de l’Ordre pour nous fournir les services de mercenaires d’une des compagnies des îles. Laquelle, précisément, ça n’aura pas d’importance: Assurez vous simplement que les Triades ne soient pas mises au courant, et que la compagnie débarque discrètement sur la baie des morts…

  • Oforo parut scandalisé.

  • Avez-vous perdu la raison? L’Ordre vient à vous pour implorer des armées, et vous lui en demandez en retour? Avez-vous la moindre idée des fonds nécessaires à une telle opération militaire? Je vais abréger le suspense: La seule compagnie qui ne soit pas relié aux Triades, ce sont les moines de l’ambres gris. Des guerriers connus pour être talentueux, nobles et chevaleresques, certes, mais des guerriers talentueux, nobles et chevaleresque, ça ne se nourrit pas de gruau. Chacun d’entre eux demande un salaire de 200 pièce d’argent par saison: Vous avez bien entendu, par saison… En plus des hommes dont nous aurions besoin, du prix du transport, des frais supplémentaires qui vont être demandé pour le transport des troupes jusqu’à la capitale… ça va couter des centaines, non, des milliers de céruléce!

  • Alors, c’est parfait; Le budget que m’as alloué Seth est de 30 000 pièces de jyste bleue.

  • La mâchoire du mage se décrocha. Il cligna des yeux, et un éclair d’avidité illumina son visage:

  • Et vous voulez qu’ils passent par ou, exactement, ces mercenaires? La baie des morts, c’est assez vaste…

  • —--

  • Plus tôt dans la soirée, peu après avoir envoyé Trado voir le mage, Seth s’était retiré dans ses quartiers. Il se doutait que son ami serait en retard au temple: après tout, il faisait bon, ce soir là. Il était peu probable que Trado s’interdise un détour en temps normal, alors par un temps pareil… Le Chancelier lui-même était sorti prendre l’air sur sa terrasse, fait dont il est important de relever la rareté.

  • Depuis son balcon, Seth n’avait pas vue sur l’Eos, sur la ville, sur le dépotoire, non: Il était face aux murailles qui scellaient le jardin de la clarté céleste. La demeure de l’Empereur, une cité dans la cité dont personne n’avait le droit de profaner l’enceinte. Il se remémorait comment, quelques semaines plus tôt, il en avait pourtant arpenté les allées, certain d’obtenir le Sceptre, et avec lui, l’autorité indiscutable qui lui faisait aujourd’hui défaut. Il ne se souvenait ni des fleurs uniques qui coloriaient ses artères, ni des chefs d’oeuvres antiques accroché aux arbres exotiques enluminant ses virages. C’était d’autres visions de son passage dans le jardin qui le hantaient: Limbad, le kok’r, les pages du livres noircis par la Corruption… Et ce détour qu’il avait fait.

  • En temps normal, Seth ne faisait jamais de détour. Mais, ce jour là, dans le jardin, il en avait pourtant fait un pour la voir, elle… Il ne savait pas trop quoi en penser, ni pourquoi il y pensait. Certes, il n’avait jamais vu plus belle femme de toute sa vie, et tout le tintamarre, mais la beauté seule ne pouvait expliquer sa fascination pour cette créature. Des beautés, il y en avait de toutes les races, parmi les courtisanes de la Chancellerie, et il aurait pu piocher parmi plusieurs d’entre elles, mariée, esclave ou affranchie, mixer les plaisirs et composer son propre harem; Pourtant, c’était à une des épouses de l’Empereur qu’il pensait. Si ce n’était pas sa beauté, qui retenait son attention, alors… Etait-ce l’illégalité de la chose? Elle venait d’un monde interdit, la petite: Le simple fait de l’avoir regardé pouvait lui valoir une condamnation à mort. Alors, bien sûr, c’était très romanesque… Le frisson, l’aventure… Un amour impossible, qui s’érigeait contre dieu lui même… Foutaises, à ses yeux. Un combat à mort contre une manticore protégeant son petit, ça, c’était du frisson, de l’aventure. Pas les amourettes à deux sous de cuivres, non… Pourtant… 

  • Il n’avait regardé qu’un instant, bien sûr. L’instant de trop: Il se souvenait de son corps comme si il l’avait comtemplé chaque matin pendant dix vies d’affilées… Il s’inquiéta immédiatement de la candeur de cette métaphore immonde, visiblement produite par la déliquescence de son esprit malade. Ce n’était pas possible… C’était le stress, voilà tout. Pourtant…

  • Il se rappelait de tout, chaque détail… Il l’avait regardé, béat, et, elle, elle n’avait pas détourné le regard. “C’est ça, qui m’intrigue, tentait-il de se convaincre. Son regard. Elle a eu du cran, de ne pas baisser les yeux… Et puis, qui est elle, de toute manière? Si elle est belle, mais aussi… “femme” (et par femme il entendait cruche) que les autres, alors, quel intérêt…” 

  • Qu’en avait-il à faire, d’une femme, après tout? Il était Seth. Un homme d’envergure, un guerrier de l’Empire. Qu’en avait-il à faire, de si sa robe lui allait bien, de la couleur de ses fleurs préférées et de la décoration de l’arrière-cour, et de s’il fallait, oui ou non, mettre ce meuble ici, puisqu’il semblait qu’il y serais mieux que là, et puis non, il fallait en acheter un nouveau, parce que l’ancien lui rappellait sa grande tante, et de quel jour on s’était marié, et de comment qu’on appelerais leurs enfants… Leurs enfants? Seth grogna de dépit. 

  • Il ne lui avait même pas demandé son nom… Ils ne s’étaient même pas adressés la parole, en fait. Il ne savait rien d’elle, et pourtant, elle habitait ses pensées comme si elles n’avaient été que la demeure idéale exigée par on-ne-sait-quel caprice de bonne femme… Cela ne plaisait pas à Seth.

  • En temps normal, il ne faisait pas de détour. C’était un homme droit, respectant un code d’honneur très strict, qu’il plaçait au dessus de toute loi humaine ou celeste. Il était puissant du fait qu’il était son propre maître et son propre esclave: Ce qu’il s’ordonnait de faire, il le faisait sur-le-champ, sans jamais remettre à plus tard ce qui pouvait être accompli dans l’instant. Aux hommes de cette nature, le monde est presque offert: Mais aujourd’hui, c’était le monde qui refusait de lui obéir. Seth était acculé... Il en était réduit à demander de l’aide à un mage. Un mage! Et rien n’était sûr. Rien qui ne puisse lui garantir que l’Ordre allait l’aider, de toute manière: Ses ennemis semblaient bien avoir gagné, ce soir là. 

  • Le problème ne venait pas de lui, il en était certain: C’était le monde, qui avait trop changé. Seth avait grandi dans la gloire d’une époque prospère, mais aujourd’hui révolue. Quand il avait passé la Porte, son univers avait disparu: Le jour de sa dix-huitième année, on l’avait envoyé, lui et sa promotion, trois siècles dans le futur. Cela était sensé permettre aux Anadyos d’utiliser leurs pouvoirs dans une version amoindrie, certes, mais qui ne présentait pas leurs désavantages originels: En effet, un Ombrage attaché à personne était susceptible de ne pas utiliser ses facultés, dans la crainte de la blesser. L’envoyer dans le futur garantissait qu’aucun de ses proches ne survivent. 3 siècles perdus, en une heure passée dans le monde de l’Empereur. 3 siècles, ça n’était pas normal: En vérité, il apprit plus tard que le rituel aurait du l’envoyer “seulement” 70 années Limbadéennes dans le futur. Un sort non moins cruel, mais qui ne l’aurait pas autant déraciné que ces 3 siècles perdus, durant lesquelles le monde s’était métamorphosé. 

  • Ce rituel d’exil dans le futur, appelé le “passage”, n’était possible que dans l’Empire: Limbad possédait en effet des pouvoirs très étrange, qui lui donnaient notamment le controle sur un lieu hors du temps, un univers à part entière dont il se servait comme d’un purgatoire pour les âmes de ses ennemis… Ou comme d’un pont entre les époques. Ce monde “en suspens”, qu’on appelait l’Autre palais, l’enfer Limbadéen ou le “Fourreau”, avait permis à l’Empereur de former l’armée la plus puissante du monde connu: “les légions extraordinaires”, auquelles tous les Ombrage de l’Empire étaient rattaché d’une manière ou d’une autre. Cette méthode de formation aussi unique qu’horrifiante se faisait sans effusion de sang, et les Anadyos étaient si terrifiés par la puissance de l’Inferné que toute vélléité de révolte se voyait ainsi tuée dans l’oeuf. Ce n’était pas pour rien qu’on considérait l’Empereur comme un dieu parmi les dieux. Son pouvoir avait toutefois une limite: Si Limbad pouvait envoyer des personnes dans le futur, il restait impossible, pour lui comme pour toutes les créatures humaines, de revenir dans le passé, comme il est impossible de saisir un mirage. 

  • Les pélerins du désert auront beau fournir les plus beaux efforts pour atteindre l’apparition que le délire de leur soif a fait surgir a l’horizon, leur destin reste de la voir disparaitre quand ils en seront le plus proche. Le passé est semblable à ces mirages: Même lorsqu’on crois s’en souvenir, espoir d’atteindre la vérité dissimulée dans les vestiges, il s’évanouit, et ne reste que des cendres et un vide sans contours. Le passé ne reviens jamais, et ce qu’il contenait de vrai est remplacée par une chimère ou par un regret lucide, mais douloureux. 

  • Seth avait grandi dans la gloire d’une époque prospère. Mais entre temps, il y avait eu l’Indifférence, et tout ce qui restait de cette époque, c’était les vestiges brisés de cette gloire disparue. Limbad ne se souciait plus des affaires de son Empire, et de l’administration de ses troupes, encore moins. Pour les habitants de l’Eternel, il était clair que leur Dieu les avait abandonné.

  • Seth et ses collégionnaires avaient passé la Porte à la saison du feu, en 1952 après l’avènement de Limbad: Ils ne retournèrent au monde qu’en 2210, 13 années Limbadéennes auparavant, à un moment ou personne ne les attendait plus depuis bien longtemps. C’était un vieux concierge qui les avait acceuillis: La caserne était déserte, car l”établissement de formation des légions extraordinaires (qui avaient continués à exister malgré l’indifférence, en utilisant une méthode bien plus directe que celle de la Porte pour s’assurer de la disparition des proches des Ombrages) n’était plus situés dans cette partie de la ville. 

  • Personne ne se souvenait d’eux, ni de la Porte. Limbad les avaient simplement oublié là, sur le rebord du Temps, et décida un jour de les laisser revenir avec d’autres promotions d’Anadyo perdus dans les replis, au hasard d’un caprice qu’il n’expliquerais jamais. On avait d’ailleurs appelé sa génération celle des “Oubliés”; Encore formé aux arts de la guerre anciens, issus d’un monde ou la compétence était encore valorisée, ils avaient aisément supplanté l’administration déliquescente de l’Empire, réappliquant les réformes abandonnées en tentant de rétablir peu à peu la grandeur de l’Eternel. 

  • Lorsque Seth avait finalement mis la main sur la Chancellerie, les efforts de restauration de ces légionnaires d’un autre temps semblaient enfin avoir porté leur fruit, mais aujourd’hui… Force était de constater que leur combat avait été vain. Cette époque n’était plus celle de Limbad ou du Chancelier. L’Empereur n’était qu’une carcasse vide, un déchet tout droit sorti de la Lisière… Son empire était gouverné par le sous-monde. la Triade régnait sur tout le continent: les tenants des bordels et des pâtières devenaient consul, propriétaire, Trésorier… Et Seth devait gouverner un peuple obcène et matérialiste, un peuple sans dieu, dont il était l’amuse-foule, le maître sans baton… Tandis que de l’autre côté des monts de l’Exil… Là bas, au Suprèmat…Tandis que les maestros… Ces êtres destructeurs, dont la religion même reposait sur la profanation des désignés… les maestros, eux… Chaque jour, ils gagnaient en influence; Chaque année, de nouvelles armes de destruction massive enrichissaient leurs rangs, et durablement, 100, 150 ans: Non content d’être titanesque, leurs pouvoirs se payaient le luxe d’augmenter leur esperance de vie. C’était leur ère. Ils avaient même conquis le Helga’la! Le Helga’la! Le tombeau des Infernés, la place la plus importante de toutes les branches de l’Ancien Culte… Comment diable aurait-il pu lutter contre ça?

  • Qu’une simple femme (et par femme, il voulait maintenant dire, “faiblarde”), non désignée, puisse faire entrer un volcan endormi en éruption… ça le dépassait vraiment, et, il était certain que les païens étaient moins dur à éliminer, de son temps. Seth allait toujours droit au but; Mais aujourd’hui, ça signifiait plutôt droit dans le mur.

  • Il fallait se rendre à l’évidence: Il n’avait plus aucune chance de survivre à la saison prochaine. Le seul moyen d’échapper à son sort, ç’aurais été que l’Empereur lui donne le Sceptre… Mais il était interdit de le déranger, et on ne pouvait pas lui demander d’audience. Le jour du passage du ciel sans lune, il avait échoué… Alors, puisque de toute manière, l’Ordre ne lui serait d’aucune utilité, et qu’au vu de la situation, il serait peut être mort avant la saison prochaine, Seth s’autorisa à commettre un crime de circonstance. Il irait aux jardins de la clarté, et il lui demanderait directement. Tant pis pour l’interdit, la mise à mort et tout le manège. 

  • Il se savait surveillé: Il y avait trois agents d’Amon caché derrière chacune des briques de la Chancellerie, et il n’était pas improbable que l’Ombre vérifie jusqu’à la couleur de ses selles. Mais Seth était, lui aussi, un Anadyo; Et en temps que tel, il avait accès à une panoplie de pouvoirs impressionnants, bien qu’atrophié par la perte de ses proches. Comme Trado, Seth n’aimait personne - Ils entretenaient une sorte de relation certes cordiale, mais elle était plus une affection de circonstance qu’une véritable amitié. Les siens étaient tous morts il y a des siècles: leur mort, au moins, n’avait pas été vaine. Car Seth n’était pas simplement doué pour les combats à morts, la philosophie politique et les plus farouches formes de la misogynie: Il savait aussi se servir de ses pouvoirs mieux que personne.

  • En théorie, un Ombrage était capable de trois choses: solidifier les ombres dans la forme qu’il désirait, les manipuler à sa guise et plonger dans l’une d’elles.

  • Cela dit, ces pouvoirs exigeaient pour tribut la santé de ses proches: Comme nous l’avons dit, le Chancelier n’en avait plus. En conséquences, le pouvoir de Seth était très limité: Il pouvait bel et bien matérialiser les ombres et les manipuler à sa guise, mais celles ci se volatilisaient au bout de quelques secondes, sans qu’il puisse s’en servir de manière durable. En revanche, il n’était tout simplement plus capable d’entrer dans une ombre: Cette faculté s’était vue totalement atrophiée par cette vie qu’il menait sans amour. De toute manière, ce pouvoir ne pouvait être utilisé qu’en sacrifiant la vie d’un être cher, chose qu’il semblait difficile à faire: Sauf pour l’Ombre, sans doute… 

  • C’était un Ombrage, elle aussi, mais elle… L’Ombre n’était pas normale. Elle utilisait ses pouvoirs à leur plein potentiel, sans jamais sembler faire souffrir qui que ce soit - car, qui était proche d’elle, de toute manière?... C’était un homme écoeurant, dont Seth savait peu de choses. Certains avançaient l’idée qu’il s’agissait d’un des cobayes de Limbad. Il semblait en effet que cette créature était un immortel; Déjà, trois siècles plus tôt, cette créature hantait la caserne, caché dans l’obscurité, écoutant tout, répétant tout, grapillant des milliers d’informations aux quatres coins de l’Empire sans jamais rien révéler de ce qu’il voulait véritablement, ni de la manière dont elle utilisait ses pouvoirs.

  • Si Seth n’était, lui, rien qu’un Anadyo (La traduction approximative de ce terme est “exilé de son temps” ou “sorti des eaux [du passé]”) banal, il restait un homme ingénieux, et avait, avec le temps, conçu une bonne centaine de manières créatives d’optimiser l’utilisation de son pouvoir atrophié. Parmi elles, il y en avait une qui lui servirait, ce soir.

  • Il se pencha sur son balcon, pour vérifier si des personnes se situaient en contrebas. Il n’y avait pas de cour, de ce côté de la Chancellerie, mais une rue sacrée qui la reliait directement à la résidence de l’Empereur. Comme il s’y attendais, il y avait deux gardes tous les cents mètres: C’était sûrement les gardes les mieux payés de l’Empire, et ils accomplissaient pourtant une des tâches les plus faciles qui soit. La rue était inhabitée, et leur présence était strictement rituelle; De toute manière, qui protégeaient-ils, hein?... Limbad? De quoi, exactement? A part Extellar, ou une comète tombant tout droit sur sa tête, qu’est ce qui pouvait bien menacer l’Empereur? Qu’importe. 

  • La vanité de leur tâche ne leur échappait pas: Ils avaient beau se savoir sous l’oeil du Chancelier, force était de constater qu’il ne prenait pas leur travail très à coeur. Les deux gardes les plus proches de la Chancellerie était ainsi assis près d’un feu, en train de discuter, au lieu d’adopter la posture nécessaire à leur devoir. Le manque des sérieux de ces soldats excéda Seth, et, quand il fut certain que personne ne regardait. il se jeta du balcon, la tête la première.

  • Il y avait quinze mètres entre le sol et le balcon, et rien que des pavés pour acceuillir son crane: Mais, au dernier moment, il fit apparaitre un amas d’ombre moelleuses qui le ceuillit en silence, et se dissipa une fraction de seconde plus tard alors qu’il roulait sur le sol. Le mouvement avait été rapide, d’une fluidité impeccable, et les gardes situés à une trentaine de mètres ne regardaient toujours pas dans sa direction. Malgré son corps énorme, le Chancellier se dissimula parfaitement derrière une statue de Limbad non moins imposante. La rue était entourée de deux rangées d’idoles représentant l’Empereur dans une multitudes de scènes héroiques, tantot offrant le Sceptre à un homme agenouillé dans une attitude pleine de bonté, tantot brandissant son épée sacrée contre ses ennemis dans une expression de colère divine. Seth s’approcha discrètement des deux hommes, en passant d’une statue à une autre, jusqu’à ce qu’il puisse entendre leur discussion:

  • … tu parles, que c’est ce que je lui ai dit, ricanait l’un d’entre eux. J’en avais jamais vu une avec une aussi grosse paire, mon pote.

  • Oh, mais quel veinard…! l’admirait son compagnon, sur un ton qui se partageait entre l’envie et la vénération.

  • Seth se jura qu’il ferait remplacer ces gardes quand il les eut dépassés; Ils se permettaient de parler de femmes, là, maintenant, alors qu’ils étaient dans l’exercice de leur devoir…  Mais il ne les entendit très vite plus du tout: Plus vite il serait entré dans le jardin, plus vite il obtiendrait ce qu’il désirait.

  • Méandres, ancienne capitale du plateau d’Imbrie, près du Fantasme, au Nord du Suprémat

  • Rémo Féléis était le plus jeune des cinq électeurs du Suprèmat. Son règne était pourtant considéré comme l’un des plus sages que l’Imbrie ait connu, et pour cause. Rémo Féléis n’était pas un homme comme les autres. 

  • Il était midi, à Méandres, mais il faisait plus froid que dans la nuit la plus profonde. Le soleil était dissimulé par un brouillard gris qui couvrait l’horizon. La ville avait été pratiquement désertée: C’était plus un cimetière qu’une cité, et, en ce jour encore, 4 vertiges après la révolte, on travaillait activement à en extraire les montagnes de carcasses que les évadés du Fantasme y avaient entassés. L’échos des cascades du Fantasme résonnait au loin, et c’était tout: le silence était toujours le principal habitant de Méandres. Les émanaisons des cadavres qui pourrissaient en plein jour avaient répandu la maladie dans la cité, comme si le drame de leurs morts n’avait pas suffi au destin, et qu’il avait fallu qu’il s’acharne sur ses habitants, et, d’une saison à l’autre, la cité qu’on surnommait jadis “le joyau du nord” était devenue le plus grand tombeau du monde, en dehors du Helga’la.

  • Le nettoyage de la cité avançait cependant de jour en jour. C’était à cette tâche peu plaisante que s’attelait aujourd’hui Rémo Féleis, l’électeur du plateau. C’était un maestro, un apotre aux pouvoirs ridiculeusement puissants: Pourtant, il ne s’en servait pas du tout, de ces pouvoirs. Il avait rejoint les rangs des ouvriers “laïcs” qui nettoyaient la cité, et les aidaient à extraire les débris d’un ancien hopital qu’il avait lui même inauguré au début de son règne. Cette manière d’agir aurait pu sembler contradictoire, vis à vis de l’information précédente, concernant la supposée sagesse de cet individu; En utilisant la Musique, il aurait pu faire le travail de dix hommes, et ainsi en soulager une vingtaine. Mais cette abstinence s’inscrivait dans un comportement plus général, une manière de vivre bien particulière que plus personne ne remettait en cause dans son éléctorat. Rémo n’était pas juste un maestro, ou un électeur. Aux yeux des Imbriotes, Rémo Féléis était un Saint.

  • Chaque fois qu’il tombait sur un cadavre, qu’il s’agisse de restes écoeurant évoquants à peine une silhouette humaine, ou d’ossements à peine résiduels, il se signait avec une émotion non feinte, et accomplissait une courte prière pour que l’âme du corps retourne au domaine de la Chimère. Sa simple présence triplait l’énergie des ouvriers, et ils tentaient tant bien que mal de l’imiter: Mais, comment auraient-ils pu y parvenir? Il semblait dénué de malveillance comme de faiblesses. Son visage incarnait la douceur la plus pure. Il était trop petit pour s’attirer les foudres d’envieux; Trop trapu pour exciter la soif de victime des bourreaux de la nature humaine. Malgré la noblesse de son sang, il était vêtu de la manière la plus modeste, accomplissait son travail sans rechigner, malgré le froid atroce et le bleu qu’on voyait gagner ses doigts. Quand l’un des hommes faiblissait, il passait lui parler; Et, la tendresse dans sa voix, associé au fait qu’il enjoignait l’ouvrier à partir se reposer pour lui laisser faire son travail, lui faisait au contraire redoubler d’effort, à lui et à ceux qui l’entouraient. 

  • C’est pendant l’un de ces instants de galvanisation des troupes qu’Iquios trouva enfin le saint-homme. Iquios était un tout jeune homme, d’à peine 21 vertiges; Très beau mais très petit, même Rémo le dépassait d’une bonne tête. Quand le jeune homme parvint à l’endroit ou l’electeur accomplissait son labeur, il marqua un arrêt. Son ami ne l’avait pas remarqué: Rémo Féléis s’adressait à un ouvrier qui s’était effondré d’épuisement:

  • “... ne sers à rien de continuer, Evain (Rémo connaissait le prénom et l’histoire d’un bon nombre de ses sujets). Tu vas te blesser, si tu ne te repose pas… Je ne voudrais pas que ta fille m’en veuille. Elle a encore besoin de son père…

  • Je suis son père, mais mon père à moi, c’est vous, répondit l’ouvrier, les yeux remplis de larmes. Elle sait ce que vous avez fait pour elle. Au contraire, elle m’en voudras si elle apprend que je n’ai pas fait ma part…

  • Je t’ai déjà dit de me tutoyer, Evain. Et ne sois pas stupide. Comment feras-tu ta part demain et après demain, si je te perd aujourd’hui? Tu ne tiens plus debout…

  • Comme pour contredire l’électeur, l’ouvrier fit un effort visiblement titanesque pour se relever, et, une fois qu’il eut terminé, il sourit d’un air épuisé:

  • Vous voyez…? Je ferais ma part demain, et après demain, votre altesse. Je vous en prie, laissez moi continuer à accomplir mon devoir. Je n’avais besoin que d’un peu de repos…

  • Et, sans attendre de réponse, il se remit à extraire les gravats de la tour qu’ils tentaient de rénover. Rémo allait revenir à la charge, mais Iquios choisit ce moment pour interrompre l’électeur:

  • Kymeria aq sadaf, votre altesse. dit-il en accomplissant une courte révérence.

  • Quand Remo aperçut son ami, ses yeux pleins de bonté s’écarquillèrent d’étonnement.

  • Kymeria aq sadaris, Iquios. C’est une suprise de te voir à Méandres. Je croyais t’avoir confié la capitale en mon absence. Je suppose que tu as une très bonne raison d’être ici. Tu es venue avec ton épouse?...

  • Oui, Pezan est là, votre altesse. Quand à la raison qui m’amène à Méandres… Je ne peux pas vous la dire ici, votre altesse. Me feriez-vous l’honneur de m’accompagner jusque dans mes quartiers?

  • … Je ne sais pas depuis quand tu as décidé de parler sur ce ton si… aristocratique, mais ça ne te va pas du tout, mon ami. Si tu as quelque chose à dire, dit le: Chacun des hommes ici est un serviteur de la Chimère. Tous sont suffisamment digne de confiance pour garder un secret. 

  • Votre altesse, il ne s’agit pas de remettre en cause la fiabilité de ces petites gens… 

  • “petites gens”? répéta Rémo, interrompant Iquios. Celui ci arrêta de parler, surpris par la colère qui avait gagnée la voix de l’electeur. Dois-je te rappeler qu’avant de me rencontrer, tu faisais aussi partie de ces “petites gens”? Quand je t’ai sorti de la mine de Césan, je ne pense pas que tu te permettais de prononcer de telles abominations. Tu fais irruption ici, alors que tu as un travail, et tu te permet d’insulter mes compagnons? As-tu perdu l’esprit?

  • Iquios avait rougit de honte. Il s’agenouilla et bégaya d’une voix désordonné:

  • Milles pardons, votre al… Rémo. Passer un si long moment auprès des maestros de la cour d’Oïa a peut être un peu déteint sur moi, mais je suis toujours le même… je vous jure par la Chimère que je n’ai pas voulu vous offenser. Les informations que j’ai reçue sont si secrètes que je n’ai pas eu d’autres choix de que de venir vous les apporter en personne. Si, sachant cela, vous voulez tout de même les entendre, je les prononcerais, car vos désirs sont des ordres…

  • … Tu fais bien de t’excuser, mais tu as tort sur un point. Mes désirs ne sont pas des ordres. Si ce que tu as à me dire est si confidentiel, j’accepte de suivre ton conseil. Mes amis, reprit -il en s’adressant aux ouvriers, qui s’étaient tous arrêté pour écouter la conversation. Pardonnez-moi, mais…

  • Allez-y, votre Altesse, le coupa Evain, l’ouvrier auquel il parlait un instant plus tôt. Dans un autre domaine du Supremat, interrompre un apotre aurait pu valoir la mort: Mais c’est sans crainte que l’ouvrier hirsute continua: Nous avons du travail pour nous occuper, et il faut bien que vous fassiez celui que nous sommes incapables de faire…

  • Aucun d’entre vous n’est incapable… Vous n’avez simplement pas eu ma chance…

  • Mais vous allez changer ça, répondit Evain avec un grand sourire. Il se permit même de donner une grande tape dans le dos de l’’électeur, qui mesurait une tête de moins que lui: Allez-y, votre Altesse.

  • Rémo répondit par un haussement d’épaule, et il finit par accepter. Sur le chemin des appartements d’Iquios, celui-ci ne voulut toujours pas expliciter les raisons de sa venue, et il fallut attendre qu’ils aient salués Pezan (une charmante jeune fille qui souriait béatement chaque fois que Rémo parlait, alors qu’elle reprenait un air poliment renfrogné dès que son époux lui adressait la parole, visiblement enragée d’avoir eu à l’accompagner dans cette ville qu’elle croyait hantée) et qu’ils se soient installé dans l’arrière cour pour qu’enfin, son ami lui dise, après de nombreuses circonvolutions:

  • Les Sahis ont apprit, pour la traduction.

  • … Et donc? Nous savions bien, qu’ils l’apprendraient tôt ou tard. La traduction des Révélations de Gabriel sera bientôt accessible à tout le monde dans le Suprèmat. Plus besoin d’apprendre le pavi, cette langue qui ne se parle même pas; En lisant ce que contient le Saint-Ouvrage, les nobles et les marchands de Séclielle réapprendront à penser: Ils contamineront la plèbe et la garde, les croyants comtemplereront la Vérité sur la foi. Ils verront que les Sahis leur ont menti pendant des siècles, et la cité les banniras. Il fallait bien qu’ils l’apprennent un jour ou l’autre…

  • Tu ne comprends pas. Iquios s’autorisait à tutoyer l’électeur uniquement lorsqu’ils étaient seul à seul. “Ils ont déjà pris des mesures. Il était évident qu’At Sahis ne resterais pas sans réagir, mais là… Il t’a excommunié, Rémo. Le Comité a reçu une lettre exigeant que Solar Féléis monte au pouvoir, et que tu sois livré aux Sahis avant le prochain vertige. 

  • Le choc fut terrible pour l’électeur. Son visage fut traversé par une série d’émotion complexes, passant de la honte à l’indignation, de la colère à la peine la plus profonde, et il lui fallut un certain moment avant que l’une d’entre elles s’imposent sur les autres: Une sorte de résignation déterminée.

  • Bien. La voix de Rémo était ferme. Je crois que c’est ma punition, pour ce qui s’est passé avec Ria…

  • … Ne dis pas n’importe quoi… 

  •  Qu’importe. Qu’a répondu Solar?...

  • Il a refusé, bien sûr. Comme le reste du Conseil. Ton grand frère t’es fidèle, il l’a toujours été. Mais si les Féléis de la branche cadette l’apprenne… Il y a fort à parier qu’ils essaient de te capturer et de mettre quelqu’un de leur côté au pouvoir… Sanvien, ou peut-être Telema… 

  • Aucune chance que ma soeur n’accède au pouvoir. Telema n’est qu’une catin, une dévergondée qui n’a sa place qu’à la capitale des décadents… Je l’ai reniée, et bannie de l’Imbrie: le peuple la hait, et les jeunes nobles du plateau ne voudront pas d’une reine avec qui ils ont tous couchés. Quand à ce crétin de Sanvien… Désolé de te le dire, mais il est amoureux de Pezan, même si il ne l’admettras jamais: Il ne se retourneras pas contre elle. 

  • … Pauvre de lui, grimaça Iquios en entendant parler de son épouse. 

  • … J’ai vu le rénégat, il y a quelques temps… Il ne nous aidera pas, c’était prévu. Mais, étant donné que l’Avalionne n’est plus de ce monde… Peut-être que nous pourrons nous en sortir, s’ils attaquent…

  • Tu rêves, répliqua Iquios. N’oublie pas qu’il y a encore Néron, qui risque de venir nous découper en morceau d’un jour à l’autre… La moitié de la famille est à Séclielle. Il n’y a pas assez de maestro ici, Remo…

  • Cette dernière phrase fit sourire l’électeur. Il s’approcha de son ami, le regarda avec intensité, et dit:

  • Et bien, justement… Iquios, depuis combien de temps me sers-tu?

  • … 10 vertiges, Remo.

  • Pendant ces 10 vertiges, ces 110 saisons, tu m’as servi loyalement. Au départ, tu n’étais qu’un petit valet de chambre, tu te souviens? Mais maintenant, tu es un homme. Tu as été trésorier, ministre du commerce, général des armées, gouverneur de la capitale… Ton efficacité est inégalable. Tu as même réussi à apprendre le pavi, et complétement: Tu es le tout premier homme du peuple à accomplir cet exploit depuis la Réforme du Premier Avalion. 

  • Hum… Pezan avait appris à le lire un peu avant moi…

  • Pezan n’est qu’une femme. Combien d’entre vous le lisent, maintenant?

  • Complétement? Nous sommes douze. Mais il y a une trentaine d’entre nous qui connaissent plus de la moitié des lettres…

  • Formidable. Parmi tous les maestros de l’Orchestre, il n’y en a que 45 qui sont capable de lire le pavi complet. 14 d’entre eux sont des Féléis. ça confirme tout ce que j’ai écrit! Rémo s’exaltait de plus en plus au fur et à mesure qu’il parlait. “La Musique ne devrait pas être réservé aux membres des cinqs clans… Cet élitisme est un sacrilège que les grandes familles de l’Orchestre perpetue depuis des générations. Jadis, elles étaient d’une puissance phénoménale: Mais le temps a dissipé les vestiges de cette puissance, et il est temps pour le Suprémat de voir l’avènement d’un nouveau clan, plein d’êtres compétents et doués de la foi la plus pure dans la Voie de Gabriel.

  • Je ne suis pas sûr de voir ou tu veux en venir…

  • Ce sont les Féléis, qui acheminent l’Onction depuis les Monts brisés jusqu’à la capitale. C’est nous, qui avons donc les moyens de mandater un laïc pour en faire un maestro, et ce, bien avant les Sahis… Et, puisque de toute manière, l’excommunication est déjà sur moi, et que mon nom a été radié de l’Orchestre, alors… Nous en fondrons un autre. 

  • … un autre Orchestre? Alors, ils disent vrai? Tu veux vraiment donner l’Onction à des hommes du peuple? 

  • Pas à des vulgaires “hommes du peuple”. à toi, et à Pezan. à Vera et à Kodicz; à tout ceux qui m’ont prouvé leur loyauté avec la même ferveur que toi, mon ami; Je n’ai jamais regretté de t’avoir sorti de ta mine. J’ai d’ailleurs choisi un nom pour ce nouveau clan, composé de la chair de l’Imbrie: Le clan des Iquios, le clan des affranchis. Tu seras le premier d’entre eux, Iquios. Le premier depuis 2 siècle… 2 siècles que les Notes ne s’expriment que dans le sang des 5 familles. Quand la Symphonie prendras état de ta présence… Qui sais les pouvoirs qui te seront conférés? Tu seras plus puissant que moi, Iquios. Certain diront que je suis fou: Mais je connait ton coeur, mon frère. Et te faire confiance n’est pas qu’un acte d’amour: C’est un acte de raison.

  • à ces dernières paroles, Iquios se jeta sur le sol, sous le coup d’une émotion violente. Son attitude évoquait la dévotion la plus totale, et son visage était traversé par l’expression de la soumission la plus volontaire:

  • Votre grâce… Comment aurais-je pu agir autrement? Vous êtes mon bienfaiteur, et celui de la nation toute entière. Je ne saurais trouver en moi la décence de refuser une proposition si généreuse: Vous savez combien j’espèrais ce jour… Le jour ou je pourrais enfin servir la Chimère, et protéger mon pays, le jour ou je recevrais l’Onction; Votre grâce, je deviendrais votre meilleur atout. Quand les maestros des Sahis déferleront sur le plateau, ce ne seras que pour s’écraser contre un mur infranchissable qui porteras le nom d’Iquios.

  • Tu es déjà mon meilleur atout, répliqua Rémo. Il changea alors très vite de sujet, comme s’il était pressé d’en finir: Mon ami, j’ai travaillé inlassablement pendant de nombreux jours d’affilée: Je crois que je n’ai jamais été aussi extenué. Me laisseras tu me reposer dans ta couche? Je meurs d’épuisement… 

  • Bien sûr, Rémo, répondit Iquios en se levant aussi précipitemment qu’il repassa au tutoiement. Tout ce que tu voudras. Suis moi, je t’y emmène.

  • Ils s’executèrent, et Iquios se proposa ensuite d’aller travailler avec les ouvriers à la place de son bienfaiteur, pour faire avancer la restauration de la capitale de l’Imbrie. Rémo Féléis accepta volontiers; Puis, quand il fut seul, l’épouse d’Iquios, Pezan, cette merveilleuse jeune fille blonde aux formes généreuses et aux yeux d’un bleu turbulant, le rejoint dans la chambre, et commença presqu’aussitôt à se déshabiller dans une précipitation transie d’amour, tandis que le saint-homme s’exclamait:

  • “Dépêchons-nous, avant qu’il ne revienne!”

  • L’île d’or, cité-Etat de Mendros, à l’est de la mer d’or

  • Octaf fit irruption dans les cachots pendant l’après-midi. Il dut graisser la pâte de l’un des gardes, pour obtenir l’autorisation de parler à Aeqa: On avait placé le meurtrier en isolement, et “ils” viendraient le récupérer plus tard.

  • Durant la nuit ou l’équipage était arrivé, quelques jours plus tôt, le forgeron avait provoqué une véritable émeute au coeur de l’île: Il souhaitais à tout prix faire demi-tour, retourner à Ma’ek pour retrouver sa femme et sa fille. Pour Aeqa, elles ne pouvaient pas être mortes, c’était impossible. Avant l’éruption, il s’était évanoui: C’est pourquoi l’idée que l’île ait pu être entièrement ravagée par une seule femme lui paraissait inconcevable. 

  • Il savait qu’Octaf et son équipage avaient l’habitude de mentir, et il était certain qu’ils ne lui avaient pas dit la vérité, cette fois encore… ça devait être un de leurs tours, à ces satanés pirates... Il avait donc tenté d’approcher d’autres équipages, en vain: C’était la première fois qu’il quittait Ma’ek. Il ne savait pas qu’en dehors de son île, les mataris n’étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière. Il n’ignorait pourtant pas que c’était les Purges qui avaient exilés son peuple dans un endroit aussi reculé que Ma’ek; Il ignorait seulement à quel point les Purges n’avaient pas suffi à assouvir la soif de victime des autres peuples du monde connu. S’il avait été un peu plus informé, il n’aurait pas fait sa demande au fils du gouverneur de l’île; Celui-ci, profondément anti-matari, n’aurait pas décidé de l’humilier pour faire rire ses troupes, et Aeqa ne se serait pas mis en colère - il n’y aurait jamais eu de duel et le fils du gouverneur serait encore vivant: Mais avec des si, on refait le monde, et Aeqa pourrissait au fond de la plus miteuse des cellules de l’île d’or.

  • Il était nu, et les grandes tâches blanches qui recouvraient son corps était criblé de plaies profondes, traces des supplices infligées par la garde lorsque l’ennui les envoyait trop près des prisonniers. Le forgeron ne remarqua pas tout de suite l’arrivée d’Octaf: Il était face au mur, recroquevillé dans un coin de sa cellule sans paillasse, et ne respirait qu’avec beaucoup de difficulté.

  • Octaf s’accroupit pour parler à sa hauteur:

  • … Mon pauvre. Ils t’ont bien abimé...

  • Aeqa ne se retourna pas, ni ne fit aucun geste indiquant qu’il avait capté la présence du vieillard. Octaf continua:

  • … Mais ne t’inquiète pas. J’ai négocié avec le gouverneur… Son fils ne lui posait que des problèmes. Apparemment, tu as même arrangé ses projets… La famille, ce n’est plus ce que c’était, pas vrai?... Mais il souhaite tout de même que tu sois condamné. Je t’ai évité l’empalement - c’est une tradition locale que les Oriens apprecient beaucoup… heureusement, j’ai reussi à leur faire croire que tu n’étais qu’un de mes esclaves mataris, et par conséquent, j’ai pris la faute sur moi. J’ai du payer une petite indémnité… ça ne va pas te plaire… Mais je suis sûr que tu préfèreras ça à une pique dans l’anus...

  • Aeqa ne répondait toujours pas, ni ne bougeait. Le vieillard accroupi eut une moue désobligée:

  • … Allons, tu ne me demandes même pas ce que j’ai du payer?... 

  • Voyant qu’il ne recevait aucune réponse, l’ancien maestro se souvint alors de la raison pour laquelle il avait choisi Patmé plutot qu’Aeqa, bien des vertiges plus tôt, lorsqu’il était arrivé sur Ma’ek, cette île mentionnée par le Correcteur: Là ou Patmé était un esprit curieux, qui s’intéressait à tout et à tout le monde, Aeqa n’était qu’un ogre renfrogné qui n’avait qu’une obsession: Cet art sur le point de disparaitre qu’était la forge, art qu’il ne maîtrisait d’ailleurs même pas. Tant pis pour lui. Octaf abrégea:

  • Je t’ai donné à une compagnie religieuse. Ce sont ces moines, peut être que tu en as déjà entendu parler, toi qui est versé dans l’art de l’épée… Les moines de l’ambre gris, si ça t’évoque quelque chose… Ils viendront te chercher demain matin. Je suis sûr que tu t’intégreras très bien dans leurs effectifs… 

  • Tu dois me ramener sur Ma’ek. 

  • C’était la première phrase qu’Aeqa avait prononcé, et elle montrait la stupidité de son obstination. Il n’avait même pas pris la tête de se retourner.

  • … Ce n’est plus une option, ça. Je viens de te dire que tu appartenais maintenant…

  • Il s’agit de ma famille!

  • En criant cela, Aeqa s’était retourné, et Octaf fut horrifié: Le forgeron avait toujours été laid. Mais son passage en cellule fit de lui un être véritablement difforme: On lui avait tranché le nez. Ses joues étaient couvertes de blessures, et l’un de ses yeux avait été crevé. De telles blessures allaient forcèment s’infecter, et il semblait qu’elles étaient encore fraiches: la situation n’était soudain plus du tout la même. Octaf espera (faiblement, mais il espera) que les moines de l’ambre gris avait des connaissances en médecine.

  • Ta famille est morte, répliqua néanmoins le désigné, sur un ton dénué de compassion. Il va falloir que ça rentre dans ta tête, au bout d’un moment…

  • Patmé… Ou est mon frère? Ou est mon grand frère? Pourquoi c’est toi, qui viens me voir…

  • Ton grand frère… Je l’ai chargé de préparer le navire. Nous partons ce soir, avec la montée du Vertige...

  • Tss… J’ai toujours su qu’il n’en avait rien à faire, de moi…

  • Octaf eut du mal à contredire le forgeron. Certes, Patmé avait participé à trouver une solution au problème avec le gouverneur, mais tout semblait lui glisser dessus… Il avait l’air si… indifférent. Sans doute ressemblait-il à son mentor. La discussion devenait lassante: Octaf avait dit l’essentiel. Tant pis si Aeqa ne comprenait pas ce qui se passait… Octaf se releva, et quitta la caserne sans prêter attention au matari qui hurlait:

  • “Reviens! C’est toi qui m’as emmené ici! Tout est de ta faute! Je veux retourner chez moi!”

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que la Chimère a trois manières très différentes de désigner les hommes. Trois malédictions qu’elle décerne sans rien expliquer.

  • La plus étrange d’entre toutes, c’est la morsure. Très rare, elle ne l’est pas autant que la piqûre. On dit que ceux qui sont mordu deviennent totalement dément; Le degré de folie dans laquelle la marque les plongent varie selon le pouvoir qui leur est alloué. On appelle cette dernière catégorie de désigné les “exilés”; En effet, l’ancien rite helgalien les incite à prendre la Route de l’exil, jusqu’aux Monts du Nord, ou ils terminent leur vie - ou domptent le démon qui les habitent, et reviennent régner en demi dieux reconnus. 

  • Ra’ek, ancienne “Ma’ek”, volcan actif à l’ouest de la mer d’or, près des côtes de Séclielle et de l’île de la Lune

  • La maestria mit un certain temps à s’éveiller. Son crâne semblait sur le point d’exploser; une odeur de souffre la fit toussoter, et elle se rendit compte que des chaines lui entravaient les poignets. Elle ouvrit alors enfin les yeux.

  • Autour de la femme, il n’y avait rien que des cendres et de la lave durcie. Etait-ce… Ma’ek?… Tout lui revint alors: Elle s’était emportée contre la Sot’ka. Leur combat avait été bref, et violent… Et le volcan… Pendant quelques instants, elle avait tenté de contenir l’explosion de la montagne; Mais Leïa avait lutté en vain. Elle n’était ni le Premier Avalion, ni Extellar; Comment aurait elle pu contenir l’eruption? Ce qu’elle voyait l’horrifiait au plus haut point. Ma’ek, île jadis resplendissante et dotée d’une végétation luxuriante, n’était plus qu’un desert noirci par les flammes.

  • Le reste de ses souvenirs était flou. L’Avalionne avait bien failli mourir, mais avait reussit à invoquer une barrière qu’elle avait du faire tenir pendant des heures; Elle était alors en plein coeur du volcan, au milieu même du vomissements infernal, et elle avait du faire un effort surhumain pour ne pas être dévoré par la lave en fusion. Puis… La barrière avait menacé de se briser. Alors, elle avait rassemblé ses dernières forces, et s’était projetée en dehors du cratère: seule l’energie du desespoir lui permit d’accomplir un tel exploit. Après, c’était le néant. Elle aurait du y passer… l’île devait être irrespirable, ne serait-ce qu’en raison des émanations toxiques projetées par le volcan, alors, comment?....

  • La réponse vint avant même que ne se formule la question: Là, tout près d’elle. Il regardait le ciel noir avec un air absent. Son visage était atrocement déformé par une sorte d’abattement total et définitif: C’était l’Etvar, l’assagi sensé gouverner Ma’ek. Son corps avait surement du carboniser durant l’éruption, mais, bien sûr, il avait ressucité… Les Exilés, mordus par la Chimère, étaient des créatures quasiment immortelles : En fait, rien ne pouvait les tuer, en dehors du temps, ou de certaines maladies naturelles. Heureusement, leur durée de vie était légérement plus courte que celle d’un humain normal, sans quoi d’autres Eternels Empire auraient fleuris aux quatres coins du monde.

  • Son processus de régénération n’était pas terminé. Ses bras se reformaient encore. Ils repoussaient de la manière la plus atroce qui soit: On voyait les os blancs et les veines gigoter, comme animé par une forme de vie distincte, et le processus se faisait avec une lenteur d’insecte. Quelques gouttes de pus jaunatre suintaient des moignons. Il avait formé une forme de barrière autour d’eux. Etant donné que l’Etvar un Exilé, Leïa ne pouvait pas être certaine de la nature exacte de ses pouvoirs: Contrairement aux Ombrages, les Exilés avaient chacun une faculté unique, qui pouvait prendre des formes très variées. 

  • à la barrière d’ether bleu qui les protégeait des vapeurs de souffre, et aux chaines invisibles qu’elle sentait lui sceller les poignets, elle supposa qu’il avait un pouvoir de matérialisation… Mais de quelle sorte, exactement?... Elle se demandait déjà comment purifier l’Etvar; Elle tentait de se rappeler du caractère du désigné, afin de trouver la meilleure manière de le tuer, pour de bon, cette fois-ci. Mais avant qu’elle eut le temps de trouver, l’Etvar remarqua qu’elle avait ouvert les yeux.

  • Ils tressaillirent tous deux de dégout lorsque leur regards se croisèrent. L’Etvar s’exclama:

  • Tu t’es enfin réveillée, meurtrière! Comtemple mon pays. Regarde, ce que tu lui as fait!

  • Il étendit les bras comme s’il avait encore eu des mains pour montrer l’île. Leïa ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il disait, mais elle n’était pas totalement idiote. Elle se doutait qu’il devait la… rabrouer pour le massacre qu’elle avait commis… Bien sûr, ça n’avait pas été volontaire, mais le fait demeurait: Elle avait encore provoqué une hécatombe.

  • Ma’ek a été le sanctuaire de mon peuple pendant 190 vertiges… Et il t’as suffit de deux heures pour tout réduire en cendre. Tu es venu négocier des fleurs; j’ignorais qu’il s’agirait de chrysanthèmes. Je vais te faire payer pour tes actes. Je suis l’un des plus puissants exilés de la mer d’or, et tu es extenuée; Les maestros sont peut être robustes, mais ils ne sont pas immortels. Je vais te faire payer pour les souffrances que tu as infligé à mon peuple; Tu mourras, mais pas tout de suite. Je vais d’abord te rendre tes crimes au centuple: Je brulerais ta peau, t’arracherais les ongles et te ferais manger ta propre chair. Jusqu’ici, ton corps a resisté à mes assauts, et je ne sais pas de quel acier il est fait. Mais mes pouvoirs sont grands; Je suis capable de créer des choses qui tout à la fois existent et n’existent pas; des lames qui traversent l’acier mais tranchent les corps. Je vais te causer des blessures internes… Viser ton cerveau, provoquer des micro lésions irréparables, qui te causeront une douleur infinie sans te tuer; Tu vas payer pour…

  • Tandis que l’Etvar la menaçait avec de plus en plus de violence, dans son charabia incompréhensible, Leïa prit une résolution: Elle n’avait pas le temps de le tuer, pas “pour de bon”. Elle était nue, brulée et, effectivement, extenuée. Un processus de Purification prendrait plusieurs jours… Il faudrait qu’elle comprenne son pouvoir, et qu’elle découvre une manière de le retourner contre lui… tâche ardue, compte tenu du fait qu’elle ne savait rien de lui. et elle avait toujours des affaires importantes à régler à Séclielle, comme au Helga’la - Elle s’était absenté assez longtemps.

  • L’Avalionne entra donc dans l’Etat; Ses pupilles s’ouvrirent, et elle entendit la Symphonie. Galvanisée par ses retrouvailles avec la Musique, elle brisa ses chaines invisibles, et se redressa brusquement, sans pudeur et sans précipitation. L’Etvar n’eut pas le temps de se rendre compte de ce qui se passait; Une immense colonne de flamme blanches jaillit de nulle part, le réduit en cendres, et se volatilisa avec la barrière qu”il avait créé. L’Avalionne ne porta pas son deuil une seule seconde; il allait ressuciter, tôt ou tard, mais ça prendrais du temps, beaucoup de temps. Elle considéra l’idée de chercher ce qui restait du port, pour récupérer la Brise, mais l’île était devenue un enfer sur terre. Le volcan continuait de cracher de la fumée, et la chaleur était telle qu’elle fut couverte de sueur en quelques secondes. L’air toxique risquait de la tuer, aussi,  elle coupa sa respiration, et coura jusqu’à la mer. Elle plongea dans l’eau. Puis, Leïa Gin entreprit de rentrer chez elle, à des centaines de kilomètres de là; à la nage. Elle n’était ni le Premier, ni Extellar; Elle n’en demeurait pas moins l’Avalionne. 

  • Au Fléau la Brise! Elle devait avoir coulé, tentait de se persuader Leïa Gin, tandis qu’elle nageait à contre-courant du Vertige. Après tout, les Brises n’étaient pas indestructibles; Celle qu’elle avait prise avait sûrement été engloutie sous les eaux, ou brûlée par les émanations.... C’était la Blanche, la plus rapide des 12; Nul doute que les auditeurs seraient fou de rage, mais au fond… Ce n’était pas si grave, on en fabriquerait une autre. Tant qu’aucune puissance étrangère ne mettait la main sur le navire... Elle ne devait pas trop s’en soucier pour l’instant. Mais malgré elle, elle y pensait, à la Brise, et bien plus qu’à Ma’ek, qu’à l’éruption ou qu’aux manigances d’At Sahis; Après tout… C’était l’un des nombreux avertissements du Correcteur: Il ne fallait surtout pas que des laïcs fassent voile vers le Monde Interdit. Le Champ des Possibles devait à tout prix demeurer un lieu secret…

  • Notes du Premier Registre

  • Nous nous engageons, nous, les Onzes membres du Premier Registre, à découvrir le sens du Rêve, et à retrouver les travaux du Troisième Registre. Car ils existent. Oui, ils existent, notre méthode nous l’a prouvée. Nous savons que ces travaux demeurent cachés, quelque part: quelqu’un a du les dérober. Les Triades sont peut-être impliquées, mais aucune accusation hâtive ne doit être faite à la légère. Les Onzes agiront avec précaution. Le Troisième Registre a existé, et ce bien avant le premier. Le Troisième Registre comptait de nombreux génies parmi ses rangs, et l’un d’entre eux était sans doute le Correcteur lui-même, ce génie aux ambitions incomprises. Les travaux du Troisième registre ne sont pas un mythe; Et nous savons qu’ils contiennent la Vérité sur ce monde.

  • Le Monde Interdit, de l’autre côté du Vertige, “l’endroit ou l’on va quand on rêve”, entre les pages d’un livre abimé par le temps

  • Traces des travaux du Troisième Registre

  • “Les membres des deux premiers Registres… Les “Onzes” et ceux qui les ont rejoint… Ces  membres illustres…. Ces Légendes… Quelle bande de marioles. Ils se sont eux mêmes donné le titre prestigieux de “Registre des Grands Hommes”... ! Quelle blague!... Nous les renommerons “ligue des tocards”, si tu veux bien… Tu me jugeras sévère; Mais c’est qu’ils ont eu tout faux.  Je viens de lire ce qu’ils écriront; Foutaises. Il n’y a rien qui va, dans ce livre... Ces chroniqueurs à la noix, ces scribouillards minables n’ont fait qu’accumuler les erreurs méthodologique les plus ehontées, et tout ce qu’ils ont écrit est erroné, d’une façon ou d’une autre. C’est un défilé d’idées reçues! La Chimère, apparue il y a 44 siècles? S’ils avaient compris la Chimère, ils l’auraient trouvée… Âneries! Conformiste à tout prix, le Premier Registre ne veux froisser personne, et par conséquent n’éclaire personne; Le Second Registre, quand à lui, n’est rédigé que par un seul individu certes brillant, mais qui croit que tout le monde l’est autant qu’elle, et qui ne se montre jamais vraiment impartiale. Ou est le recul, là dedans? Ou est la science?

  • Il semble qu’ils ont lu des extraits de mes nombreux chef d’oeuvre. Ils pensent que je suis une foule, un rassemblement de génie, ces crétins… Je ne suis que moi, et, s’ils savaient qui je suis, ils ne m’auraient pas affublé du surnom ridicule de “troisième registre”; Ils auraient frissonné, et dissout leur misérable Cénacle.

  • Mais, cela suffit: j’ai assez parlé des marioles. Je m’en remet à toi, lecteur malchanceux, qui auras bientôt l’horreur de contempler la réalité. Avant de lire ce livre, garde cela en tête: Je n’ai pas pris la plume pour te donner la Vérité; elle n’existe pas. Renonces-y, ou va te faire voir chez la ligue des tocards. Si tu cherches des réponses, prépare-toi à à ne trouver que des questions… Mais ne referme pas ce livre trop prématurément, déçu que tu semble être à l’idée des migraines que je suis sur le point de  t’infliger:  j’ai tout de même des réponses à tes questions les plus basiques. Tu veux savoir d’ou vient la Chimère? Ce qu’elle est? La raison pour laquelle elle maudit les hommes? Bien. 

  • Je vais t’expliquer, moi…”

  • Le Séminaire, Séclielle, capitale du domaine de Kymérie et du Suprèmat, sur les côtes ouest de la mer d’Or, au niveau du Vertige

  • Ereas Sahis entra dans le bureau de l’électeur. At Sahis n’était pas encore là, aussi le vieux maestro laissa-t-il son regard courir sur la pièce. Le mobilier était très réduit; Une statue de la Chimère tronait près de la fenêtre. Tout était parfaitement rangé, comme d’habitude; La réunion venait tout juste de s’achever, et il faisait toujours nuit noire. Plusieurs jours s’étaient passés depuis le jour ou Lymfan avait été surprise dans la pièce secrète. Depuis tout ce temps, Ereas n’avait eu de cesse de rassembler tout ceux qui contestaient l’autorité d’At Sahis sous sa bannière, et, aujourd’hui, l’aboutissement de ce travail de longue haleine allait enfin voir le jour. 

  • Ereas Sahis était un vieil homme famélique, au regard aigre et à la barbe bien fournie; ses larges yeux cernés étaient d’un joli vert, mais la lueur suspicieuse qui les habitait les rendait presque laid; Elle gâchait en tout cas leur beauté. Ses rapports avec les Triades avaient marqué son visage, sans qu’on puisse savoir en quoi, exactement; Il n’avait pas le nez cassé, ni de cicatrice virile sur le visage. Pourtant, aux micro expressions qui passaient sur son visage, on sentait bien une certaine tendance au crime et au mensonge.

  • At Sahis entra alors dans la pièce par une porte située à l’arrière de son bureau. Sa simple présence opposait un puissant contraste avec Ereas; Son visage à lui semblait traversé par une forme de noblesse indescriptible. à le voir, on n’aurait pas pu lui supposer de vice; Il évoquait une incarnation de la Justice, par sa stature droite et son regard impénétrable. Quand il arriva, les deux hommes se tinrent d’abord silencieux un instant; Ils se dévisagèrent longuement, et on entendait à peine le bruit de leurs respirations. Puis, Ereas dit, sur un ton grave et plein de méfiance:

  • J’ai terminé de rassembler ceux qui te sont hostiles au sein de la famille.

  • At Sahis ne répondit pas. Son visage sembla s’assombrir un instant, puis, un sourire germa au coin de sa bouche ridée.

  • Beau travail! Tu es sûr que tu les as tous fédéré?

  • Oui, At, comme tu me l’avais demandé. Je leur ai fait croire qu’ils avaient une chance contre toi, et beaucoup se sont révélés. Je t’ai préparé une liste, elle a déjà dû t’être transmise… J’espère que tu es satisfait.

  • C’est parfait. Comme promis, ce seras toi qui obtiendras le plateau d’Imbrie, une fois que Néron en auras fini avec les Féléis… Je te serre un verre?

  • Volontiers, approuva Ereas. Nous avons beaucoup de choses à traiter… Alors comme ça, tu as envoyé Néron sur le plateau, hein?... Il va les massacrer…

  • La rivalité factice qu’entretenait ces deux hommes en public était proportionnelle à la sincère complicité qui les unissait. Ils s’assirent tout en continuant à parler du sort de l’Imbrie sur le ton le plus badin qui soit:

  • Néron, seul? Tu crois que je suis fou? Il est beaucoup trop clément. Il faut soumettre le Plateau, pas les raisonner au coin du feu. Non, j’ai rappelé Cassion; Il n’arrivera jamais à rattraper le renégat, de toute manière, alors je l’ai redirigé vers l’Imbrie. Ils iront tous les deux. Cassion sauras prendre les mesures nécessaires au rétablissement de l’ordre dans la région…

  • Cassion ET Néron? J’ai presque de la peine pour les Féléis, maintenant… 

  • Il nous faut les soumettre, Ereas. Cette petite fille… Il ne faut pas qu’il y en ait d’autres, comme elle. C’est d’une importance capitale.

  • Maudits Féléis… J’espère que tu sais ce que tu fais, avec Telema. C’est une femme pleine de…

  • Assez parlé des Féléis, déclara l’électeur en agitant sa main pleine de bagues. Dis moi. Qui t’as rejoint? Qui a décidé de s’opposer à moi? J’ai bien reçu ta liste, mais elle est trop longue… Parle moi du plus important.

  • Et bien… Ereas semblait hésitant sur la manière dont il devait apporter les nouvelles. Pour tout te dire, ta déclaration à propos de… comment s’appelait-elle, déjà?... L’apprentie de l’Avalionne. Ta déclaration à propos de la trahison des Avalions n’a pas réjouit tout le monde, à la capitale… Pour beaucoup, les Gins restent les descendants du Premier Avalion, et ce n’est pas parce que cette génération est impure que le génie du Premier ne se manifesteras pas dans les prochaines. Ereas marqua une pause: At Sahis ne l’interrompit pas, très attentif à ce que son cousin lui disait. L’Avalionne attire peut-être beaucoup les hostilités du peuple, mais… Pour ce qui est d’Etius… le jeune Avalion… Il a beau n’être qu’un incapable du point de vue de la Musique, c’est un véritable génie, pour ce qui est de s’attirer des partisans. 

  • La nouvelle, chose rare, sembla vraiment étonner At Sahis:

  • Tu rigoles, j’espère?... Ce gamin n’a même pas 17 vertiges… Je croyais qu’il était méprisé, parce qu’il ne maîtrise même pas les lettres du pavi commun…

  • Il reste l’héritier légitime du Kymérion et du Suprêmat dans son ensemble. Même parmi les Sahis, certains n’ont pas oublié les exploits des Avalions… Le Duc d’Orbence fait partie de ceux là. Son épouse est très amatrices des peintures du jeune homme, voyez vous… Il etait partisan d’une élimination discrète de la petite espionne. Au lieu de cela, tu l’as laissée s’échapper, et tu as lancé une traque dans toute la ville… En plus de tes accusations publiques sur la dynastie des Gins…

  • Le Duc d’Orbence, hein…? Quand il finit de se gaver, il a toujours besoin de venir nous vomir dessus. Ce n’est pas bon, c’est lui qui possède les trois quarts des terres fertiles de Kymérie… Mais si ce n’est que lui, je sais comment m’en occuper.

  • Ne te réjouis pas trop vite; Le problème ne vient pas des Sahis à proprement parler, ni des branches cadettes. Non, la mauvaise nouvelle, c’est que… Les Réales n’ont pas validé l’excommunication de Rémo. Et ce n’est pas tout: Obie Réale a refusé de venir dissiper les nuages au dessus de Séclielle. Son message était très… fleuri. Elle a dit que si la nuit était tombée sur la Kymérie, c’était pour mieux te laisser… comment dire… “profiter du sommeil” du peuple… Et par profiter du sommeil, je veux dire…

  • J’ai compris, j’ai compris, le coupa l’électeur. Alors, c’est tombé. Je ne suis pas vraiment surpris. Dans les cinq familles qui dirigent le Suprémat, aucune n’est aussi… barbare que ces fichus Réales. Mais ce n’est pas grave… Autre chose, que je devrais savoir?

  • Et bien… On raconte qu’Epalion aurait été vu dans le Suprèmat.

  • … Epalion, Epalion… Tu me rappelles de qui il s’agit, Epalion?

  • C’est ce poète mystique, celui duquel je t’avais parlé…

  • Hum?... Un poète…? Et alors?

  • Disons que c’est un peu plus qu’un poète. Les gens le suivent de leur plein gré; On raconte qu’il est plus qu’un homme, et une sorte de religion s’est formée autour de lui et de son oeuvre, bien qu’il refuse lui-même de se considérer comme un prophète…

  • Un faux gourou, commenta At Sahis. Le peuple du Suprémat a foi en la Chimère: Sa propagande ne passeras pas ici.

  • … Peut-être, mais… On raconte qu’il est capable d’accomplir des miracles que même un maestro est incapable d’égaler. Je te l’ai dit, c’est un peu plus qu’un poète…

  • Qu’est ce que tu préconises?

  • Et bien, après s’être occupé de Rémo, peut être Néron pourrait-il…

  • Bien. Contacte Néron, et transmet lui tes ordres. Plus personne ne peux les contester, maintenant que Leïa a disparue… Cette fois-ci, j’en suis sûr: L’Avalionne est morte. Nous n’avons aucune nouvelle d’elle depuis trois semaines… 

  • … Oui, je suis d’accord avec toi… Cette fois-ci, c’en est fini. Tu vas enfin pouvoir le faire.

  • Quand Ereas dit cette phrase, la suspicion qui hantait son regard se dissipa l’espace d’un instant; Et, pendant cette fraction de seconde, ses yeux s’illuminèrent d’un sentiment noble, et étonnant chez cet homme: Une sorte d’admiration teintée de fierté qui rayonnait sur tout son visage. At Sahis était celui qui amènerait enfin la famille à régner sur l’ensemble du Suprèmat, comme ils avaient tenté de le faire pendant des siècles. La victoire était toute proche, et pourtant, Ereas en avait douté plus d’une fois. Il comtemplait maintenant son ainé, cet homme d’état puissant et efficace, ce maître de l’intrigue, avec la reconnaissance la plus totale envers ce qu’il avait apporté au clan de Kymérie. Cette émotion visible sur le visage de son cousin, At Sahis ne la laissa pas discerner son jugement; il répondit du tac au tac:

  • Ce n’est pas demain la veille que je deviendrais Suprêmain. Nous avons encore du pain sur la planche… Cassion des Mousses nous soutient déjà, et avec lui, la famille des Hauteurs... Nous n’avons plus que les trois autres clans à gérer… Les Féléis seront notre priorité. Je vais m’occuper personnellement du jeune Avalion. Quand aux Réales… Mieux vaut les laisser tranquille pour l’instant. Ils sont trop… sauvages… pour qu’on les soumettent par la force. Allez, va, maintenant, Ereas. Ce que tu m’as dit à propos du Duc d’Orbence me préoccupe; Mais en écrivant quelques lettres à ses partenaires, j’arriverais sans doute à le faire plier… Je vais m’y atteler dès cette nuit. Toi, fais tout ce qui est en ton pouvoir pour retrouver l’apprentie de l’Avalionne.

  • Bien, At.

  • Et ainsi, Ereas Sahis ressortit du bureau de l’Electeur, situé au coeur même du Séminaire. Il était très tard, et il n’avait pas la détermination de son suzerain; Aussi décida-t-il de rentrer se coucher. Il chercherais la gamine le lendemain… Il allait faire écumer les bas quartiers, et les environs de la ville. ça n’était qu’une gamine… On allait forcément la retrouver, tôt ou tard. En sortant du Séminaire, il se dit qu’elle ne “pouvait pas être bien loin, cette fichue pouilleuse”. Et il prit la décision qu’il enverrait Atha des Hauteurs à ses trousses - la petite venait d’obtenir son titre de maestria, et pourrait remplir cette première mission, avant de partir pour l’île de la Lune, ou une autre tâche attendrait la jeune prodige. Oui, Atha était la solution; Dès demain, elle retrouverait Lymfan, et tout s’arrangerait…

  • —---

  • Etius, ne soyez pas si pressé…

  • Cela faisait une semaine qu’il parvenait à l’éviter, mais, ce jour là, elle réussit à le bloquer à la sortie du cours. Telema Féléis se tenait devant le jeune Avalion, et l’empêchait de filer.

  • Avez-vous oublié votre promesse, jeune homme? Je ne crois pas vous avoir aidé à titre gratuit… 

  • Je sais, je sais… marmonna Etius. 

  • Il n’en était pas ravi, mais il avait fait un serment. En échange de son soutien face à Néron, Étius avait dû promettre des lettres à Telema. Etius Gin connaissait très bien la rivalité qu’entretenait cette dernière et sa soeur, et il savait très bien que, lorsqu’elle reviendrait, l’Avalionne serait folle de rage; C’est pourquoi il ne s’était pas pressé pour tenir son engagement. Il l’avait même scrupuleusement évité.

  • Vous savez, vous savez… répéta la belle maestria. Et bien moi, je ne sais pas. Dites moi ce que vous avez à me dire.

  • Bien, soupira Etius, qui se savait acculé. Si vous insistez… Je vais vous donner deux lettres des Gins. Je ne vous dirais les choses qu’une fois, alors, mémorisez-les bien…

  • Deux, seulement?...

  • Il faut que vous rassembliez ces trois ouvrages, l’ignora Etius, qui sont rédigés en Kymérien commun: Secrets de l’Eternels, de Yvrick Cornedefer, L’aube des naufragés, de Sambalar Sobeïen, et 28 manière de cuisiner la crevette Kymérienne, par Kovricz Delavallée. 2 de ces ouvrages servent de codes à la lettre “Aediz”. Il faut lire l’aube à l’envers, en intercalant les 28 manière; Chaque façon de cuisiner la crevette est un sous chapitre… Et enfin, pour le dernier livre, il faudra le lire en utilisant Aediz; Grâce à ça, vous découvrirez la lettre “Omoz”.

  • C’est peu, répliqua Telema, nullement surprise par l’étrangeté du code des Avalions - toutes les familles avaient le leur, après tout. “Mais pour l’instant, cela devrait m’occuper… au moins pour les prochains mois à venir, ajouta-telle avec arrogance, consciente du fait que la plupart des gens auraient pris plusieurs années pour arriver à un tel résultat. “Bien. Je vous remercie, Avalion. Vous pouvez partir, à présent… 

  • Il se retournait, pressé de filer, quand une pensée suspendit son mouvement. Les rumeurs allaient bon train à la capitale, et l'une d'entre elles étaient parvenue à ses oreilles quelques jours plus tôt. Il ne put s'empêcher de la mentionner à Telema, qui lui avait déjà tourné le dos:

  • Alors … Votre frère a été…?

  • Silence! 

  • Quand la maestria s'était retournée, Étius n'avait pas pu s'empêcher de sursauter. Cette femme, d'ordinaire si belle, aux traits si fins et sensuels, avait le visage déformé par la violence de ses émotions; ces mêmes traits qui excitaient le désir de tant d'hommes à travers le Supremat, ces traits semblaient se transfigurer, comme si leur beauté n'était qu'un apparat, une coquille susceptible de voler en éclat à la moindre émotion negative. 

  • L'Avalion deglutit avec difficulté. Telema ne prit pas la peine de poursuivre la discussion: le regard qu'elle avait lancée au jeune héritier se suffisait à lui même. Il sortit presque de la pièce à reculons (il avait heurté le cadre de la porte et dut se retourner maladroitement au dernier moment) et s’évada du Séminaire aussi vite que possible. Il avait prévu d’aller voir Lymfan, mais, tant pis… L’atmosphère générale lui pesait trop, et il en avait assez - c’en était trop. Séclielle et ses intrigues… L’Orchestre et la Chimère… Combien il comprenait maintenant son frère, de les avoir quitté à jamais!... Non, vraiment. Il ne pouvait pas rester ici une seconde de plus: Et par “ici”, il entendait, en Kymérie… Depuis trop longtemps, il l’avait quittée: Sa terre natale. La capitale du royaume de l’Indor: Le Palitâna. C’était ainsi que lui l’appelait, bien sûr, mais sa cité bien-aimée avait de nombreux nombreux noms: le Helga’la, la cité-aux-milles-palais, le Saint-Siège et la Reine des villes; L’endroit ou ses rares souvenirs heureux prenaient tous racines.

  • Et pourtant… Non. Alors qu’il arrivait sur la Voie du Lion, Etius fit soudain demi-tour.

  • Il ne pouvait pas laisser Lymfan se débrouiller toute seule, pas dans cette ville carnassière, qui semblait si pressée de la dévorer… Il fallait qu’il l’emmène avec lui. Il retourna donc au Séminaire. Pourtant, il se remémora le caractère de la jeune fille. Comment pouvait-il bien l’aider, elle qui n’écoutait jamais rien de ce qu’on lui disait? Elle avait beau lui avoir prouvé sa valeur, il ne pouvait s’empêcher de penser à elle avec une certaine appréhension.

  • Non. C’était lui, qu’il devait aller voir. At Sahis en personne, le plus grand ennemi de sa soeur. Mais, alors qu’il tournait les talons, il aperçut l’enorme Vortal qui courait dans sa direction. Quand Vortal lui apprit la nouvelle, les yeux d’Etius s’écarquillèrent.

  • Cette maudite gamine avait disparue.Lymfan s’était faufilée en dehors de l’alcove, et il n’avait aucune idée d’ou elle pouvait bien se trouver. Il jura: Rien à rien! Elle n’entendait rien à rien! Elle était comme Leïa; Douée, géniale, mais si impulsive que son talent était gâché. Etius regretta sincèrement de ne pas avoir eu le talent de ces deux femmes volcaniques; Puis, il se rendit enfin compter qu’il n’avait pas à tenter les imiter, ou à se comparer avec elles, et qu’il avait, lui aussi, ses propres atouts qu’il était temps d’abattre. Celui sur lequel il comptait n’était peut être pas le plus fiable, mais il n’avait pas le choix: Dans l’allée ou Vortal l’avait intercepté, Etius murmura:

  • “Jacaar…”

  • Le marché de la Voie du Lion, Séclielle, capitale du domaine de Kymérie et du Suprèmat, à l’extrémité sud de la Péninsule Kymérienne

  • C’est un joli marché, et c’est un joli tumulte. Il y a quelques jours, on a trouvé un responsable à la nuit prolongée. Lymfan a été désignée par At Sahis, qui a fait placarder des affiches partout: Celles ci font état de ses crimes et de ceux de l’Avalionne, et la foule est pressée: Que quelqu’un l’attrape, qu’on la punisse… Et face à la perspective d’une victime, voilà les bourreaux qui s’éveillent. At Sahis leur a promis que cette fausse nuit s’estomperait très bientôt, et a encouragé les habitants à continuer à vivre: Partout, ils ont attaché des chandelles et de longs cierges, et les braséros de la ville brulent sans cesse depuis quelques jours. 

  • Le Séminaire et le Kymérion resplendissent au loin; Ici, ce sont de jolies demeures qui pavent les jolies rues. Il y a des jolies filles, qui échangent discrètement de jolis sourires avec de jolis garçons; Même dans les plus petites et crasseuses des jolies ruelles du quartier, une certaine sécurité subsiste: la Voie du Lion est bien gardée. 

  • Les étals attirent du monde, mais peu d’achat sont effectués. En fait, on est venu discuter. La messe n’a pas eu lieu, la semaine dernière. Entre la boutique de l’alchimiste et l’étal d’un des cordonniers, une petite troupe atypique s’est rassemblée. La discussion se tient juste sous les yeux de la garde: deux freluquets qui doivent avoir été engagé la semaine dernière. L’un d’eux reste sérieux et se tait: L’autre n’hésite pas à intervenir dans la discussion passionnante qui anime la bande de fortune. En effet, le cordonnier vient de déballer un argument imparable, que ni la vieille bourgeoise, qui triture ses doigts osseux avec anxiété, ni le jeune père de famille, que sa femme n’arrive pas à faire quitter cette maudite discussion, n’arrivent à contredire:

  • Les Avalions, c’est plus c’que c’était. Le Premier Avalion, il pouvait faire tomber la foudre partout sur la terre depuis ses toilettes: le Huitième, quand il arrivait à cracher une etincelle, on faisait fête nationale dans tout le Suprémat. 

  • Alors quoi, hein, vous suggérez quoi? S’exclame le jeune garde, presque sûr qu’il s’agit d’une critique directe du pouvoir en place, et que par conséquent il doit intervenir, mais, ignorant tout de la bonne manière de procéder: “Que vous, vous êtes plus fort qu’un Avalion?

  • Que le Premier Avalion…? Non, certainement pas: Le Neuvième, par contre…

  • Le Neuvième Avalion, c’est Etius Gin. En vérité, il ne dispose pas de ce titre, mais les habitants lui ont décerné de manière ironique. Malgré tout, il a ses défenseurs:

  • Comment osez-vous? Ulule la vieille bourgeoise. Elle est très laide et très richement vêtue, cette ignoble dame: Mais elle connaît très bien Etius, personnellement.

  • C’est un très gentil garçon, qu’elle leur dit. Il ne mérite pas qu’on jacasse ainsi sur sa personne, lui qui descend du Sauveur de la Nation… Ils ne lui répondent pas, ou qu’à peine: Ils la respectent en temps que cliente potentielle, mais pas suffisamment pour prêter attention à ses bavasseries creuses et vides de sens.

  • C’est finalement le père de famille qui répond:

  • Sauf votre respect, que la Chimère vous protège, mais vous n’êtes qu’un fauteur de trouble, monsieur! L’Avalion est peut être faible, mais il est innocent! Et nous d’vons protéger les innocents. Vous savez comme moi que le problème vient de sa soeur… Quand nous aurons retrouvée son apprentie, les choses rentrerons dans l’ordre. Le fait de voir que même ses protégés ne sont pas à l’abri de la loi Suprême la feras peut-être entrer dans les rangs…

  • Vraiment? Vous pensez vraiment que le problème vient de cette femme? Non, vous avez tout faux. Ce qui ne va pas, dans ce pays…

  • Tout autour de lui, les gens discutent, rient, échangent des biens précieux à des prix abordables pour ceux qui vivent là; il n’y a pas de voleurs dans la foule, pas de discussions trop houleuse qui ne se resolvent dans la tranquillité et dans la paix la plus civile.

  • Ce qui ne va pas, dans ce pays, ce sont les autres clans. At Sahis est le seul qui parviendrait à les diriger, et, pourtant, ils refusent de lui prêter allégeance…

  • A ce moment, le second garde, celui qui est plus réservé, se redresse tout à coup, et s’avance vers le cordonnier avec une lenteur menaçante.

  • L’Avalion et l’Avalionne, tout comme At Sahis et les autres clans, sont des être bénis par Gabriel, prononce-t-il bien en articulant bien tous les mots. Vous n’avez pas à vous mêler de ce qui ne vous concerne pas. Retournez à vos chaussures…

  • Ce geste d’autorité, impeccable au niveau de la forme, mais peu opérant du fait de l’aspect chétif des deux gardes, beaucoup plus petits que le cordonnier, attise une certaine sympathie envers ce dernier, et c’est finalement la mère de famille qui réplique pour eux tous:

  • Quand nous aurons mis la main sur la petite apprentie, nous en aurons le coeur net. At Sahis la fera parler…

  • On raconte que elle a appris des sorts de l’Avalionne, et qu’elle peut dégager une odeur si infecte qu’elle vous brule la peau, frissone la vieille bourgeoise.

  • Mais puisque je vous dit que le problème… s’exclame le cordonnier.

  • Juste derrière cette scène, une silhouette fluette, encapuchonnée sous une cape mitée, entre dans la boutique de l’apothicaire.

  • En comparaison avec l’extérieur, l’endroit est d’un calme étonnant. Des bocaux contenant toute sortes d’immondices aux etiquettes aussi étranges que ce qu’elles contiennent (“foetus venimeux”, “oreille d’espoir déçu”, “crins d’Ombrage”, “peut-être un chat mais peut-être pas”) surplombent des plantes magnifiques, des statuettes de jade et de rubis, des morceaux d’armes antiques et de simple lacets, par centaines, disposés là, sur le sol, et qui doivent avoir un lien avec le cordonnier. 

  • La silhouette qui vient d’entrer s’arrête devant chaque objet sur sa route, et, on ne voit pas son visage, mais tout son corps exprime l’emerveillement. C’est que Lymfan n’a jamais vu aucune de ces choses: Sauf les lacets, peut-être. Elle en oublie presque ce qu’elle est venue chercher.

  • Mais comment le trouver, cet ingrédient qui peux remplacer l’Onction? Elle ne voit l’apothicaire nulle part. Il aurait pu l’aider… Mais en vérité, son absence est salvatrice. Si elle pouvait trouver la fleur avant qu’il ne revienne… Alors… elle aurait tous les ingrédients. Les vers du Correcteur sont très clairs, cette fois-ci. Voici ce dont elle se souvient:

  • Si c’est l’Etat que tu désires atteindre

  • L’Onction n’est pas reine des solutions

  • Trois ingrédients: un peu d’absynthe, 

  • un peu de sang, et la potion

  • n’auras plus besoin que d’une chose:

  • En beauté surpasse la rose, 

  • Noire mais tachetée de blanc, 

  • La fleur d’Arée, au rêve sanglant.

  • Prend garde toutefois si tu le fait,

  • La conséquence a deux effets:

  • L’Etat complet, sur-maîtrisé,

  • Les vers s’arrêtent ici: Elle a déchiré le reste du livre. Tant pis. Elle a presque tout ce qu’il faut: l’absynthe, elle en a volé a Vortal, et dispose d’une flasque cachée dans sa manche. Le second ingrédient… Elle n’aura qu’à se couper. Elle a du mal à croire qu’il est si facile, de remplacer l’Onction, mais après tout, elle n’a rien à perdre.

  • Il ne lui manque plus que le troisième et dernier. “Fleur d’Arée”. Elle n’a jamais entendu parler de cette plante. Qu’importe. Elle continue à fouiller, chercher la fleur, noire tachetée de blanc, noire tachetée de blanc…

  • Elle s’enfonce de plus en plus dans la boutique. Celle ci est bien plus immense que prévu. Des trésors incroyables sont eparpillés dans les pièces qui la composent, mais, plus elle avance, plus ils se voient recouverts par ces lacets invasifs, et elle arrive dans l’arrière boutique.

  • Un corps est pendu au plafond. La jeune fille hurle de terreur, mais le mauna la sauve et lui coupe la voix. Elle comprend très vite qu’elle doit se reprendre. Il y a une lettre posée sur le bureau. Choquée, mais curieuse, elle s’en empare:

  • A toi, voisin de malheur. Depuis 15 vertiges, tu me dérobes toute ma clientèle; Mes propres clients ne passent même plus me dire bonjour, tout pressé qu’ils sont d’aller t’entendre raconter tes aneries. Quand tu m’as demandé de stocker tes lacets dans ma boutique, j’ai accepté, pour lutter contre ma propre jalousie et pour suivre la voie du bien; Mais c’en est trop. J’ai dédié ma vie à ces merveilles, et tu as volé leur public. Sais tu que j’ai, dans ces fournitures, des artefacts dont un crétin comme toi n’auras jamais la capacité d’appréhender la puissance? Fichu vendeur de pacotille… Je n’aimais deja pas que tu me parles comme mon égal, alors, ce petit air supérieur que tu prends depuis quelques temps… C’en est trop, trop, TROP! Tu auras ma mort sur la conscience. Je sais que tu dois venir vers 17 heures, récupérer un millième de ce que tu stocke chez moi. Vois, criminel! Puisse la Chimère te piquer pour ce que tu as fait!”

  • Lymfan déglutit. Elle sait qu’il est dix huit heures passée depuis bien longtemps. Le cordonnier seras là d’une minute à l’autre… Tant pis. Lymfan chercheras ailleurs… Au Fléau la fleur d’Arée et… c’est alors qu’elle la voit. Elle est posée là, sur cette table, sous une cloche en verre, et on dirait qu’elle attend. 

  • La jeune fille se précipite vers l’ingrédient. Elle arrache la cloche, ceuille la fleur; C’est une sorte d’orchidée magistrale, dotée d’immenses pétales d’un noir profond, que des tâches blanches infusent agréablement de clarté; Il n’y a pas un instant à perdre. Lymfan devrait sortir, mais… C’est que… Si elle dois mélanger les ingrédients, elle préfère ne pas le faire au Séminaire, en tout cas pas dans l’arrière-cave qu’habite ce crasseux de Vortal. Ici… Chez cet alchimiste, il y a tout ce qu’il faut: matériel propre, mortier et pilons, plan de travail… Allez. ça ne lui prendras qu’un instant, et, de toute manière, ce cordonnier de malheur a l’air trop fasciné par sa discussion pour venir à l’heure prévue.

  • En un instant, elle prépare tout: Elle n’a jamais fait d’alchimie, mais elle sait cuisiner (forme de magie la plus avancée qui soit).

  • D’abord, elle moud la fleur d’Arée dans le mortier. Puis, elle remplit un pot avec l’absynthe, et s’entaille le doigt pour y faire couler un peu de son sang. Enfin, elle mélange les restes de la fleur, et remue le reste: rien ne se passe.

  • Pas de réaction chimique exceptionnelle, ni de changement de couleur spécial; Le moût de fleur d’arée coule lamentablement jusqu’au fond du verre.

  • Lymfan n’a jamais bu d’alcool, mais elle a déjà vu les grand faire. Elle espère qu’elle ne vomiras pas; L’odeur de l’absynthe la révulse. Elle prend une longue inspiration, se concentre: C’est sa dernière chance. Si elle échoue, elle n’accederas jamais à l’Etat, elle n’entendras jamais la Symphonie et elle ne vengeras jamais son père. Alors, elle boit la mixture, cul-sec; La boisson lui brule la gorge, elle suffoque, son estomac est parcouru d’un soubresaut: Mais la petite fille ne vomit pas.

  • Pourtant, il ne se passe toujours rien… Le cadavre qui pend à ses côtés la met mal à l’aise. Le gout affreux de l’absynthe persiste: des larmes lui sont montées aux yeux, et elle est à deux doigt d’éclater en sanglots. C’est à ce moment précis qu’elle entend le cordonnier entrer dans la boutique.

  • Le Monde Interdit, de l’autre côté du Vertige, “Les Terres Astrales”, gravé sur un rêve caché sous le Pandémonium

  • Traces des travaux du Troisième Registre

  • Ah, oui, les maestros… Il faut bien vous les décrire, en profondeur, avec précision… Ces “surhommes” sont des prêtres du culte de la Chimère. Ils accédent à la Musique en “ouvrant” leurs sens… Mais ils n’ont qu’une compréhension limitée de celle ci. C’est pourquoi il leur faut nécessairement être prêt du Vertige pour utiliser leurs pouvoirs à leur plein potentiel. L’une des particularités des maestros, c’est que chacun d’entre eux développe une “faculté” singulière dès l’absorption de l’Onction, un “mantra”. Autrement dit, dès la première fois ou un maestro entre dans “l’Etat”, il obtient un pouvoir qui lui est propre, et que personne ne pourras imiter. Enfin, personne, sauf moi, bien entendu…

    • Acte II

  • Quelque part sur le glacial “Plateau de l’Imbrie”, au Nord de la Kymérie et de l’Indor, à l’Est de Vertigo et à l’ouest de l’Eternel Empire

  • Les deux hommes ne se sont pas vus depuis plusieurs saisons. Ils sont techniquement du même clan, même s’ils ne sont pas de la même famille: Il n’y a aucune rivalité, entre ces deux là, aucune trace d’animosité, et pourtant, une certaine froideur se dégage de leur retrouvailles. Il se saluent d’un simple hochement de tête - aucun mot n’est prononcé. Néron des Hauteurs sort alors son épée de son fourreau, sans que son cousin ne réagisse: Cassion des Mousses demeure assis en tailleur, sur une fourrure épaisse qui le protège de la neige. La chaleur des flammes réconforte un peu le corps de Néron, qui viens de traverser le pays dans un vêtement bien trop léger.

  • Pourtant, il s’éloigne presque aussitôt du brasier. Il sait ce qu’il doit faire. Demain, ils arriveront à Méandres… Là-bas, Néron s'occupera personnellement du cas de Rémo Féléis. Cela devrait suffir à calmer le clan rebelle... L’opération sera rapide, efficace, simple; Ils profiteront de leur supériorité numérique pour vaincre l’électeur aussi vite que possible. D’ici là, il doit se préparer au combat qui va suivre.

  • Rémo Féléis, Néron ne le connait que vaguement, et il n’a rien contre ce pauvre homme... Pourtant, il ne ressent aucun scrupule. Néron ne s’intéresse pas vraiment aux autres, et encore moins s’ils habitent dans un endroit aussi reculé.

  • En temps qu’apotres de premier rang, ils ne s’attendent pas à ce que l’assassinat se fasse sans heurt; Méandres risque à nouveau d’être détruite. C’est d’ailleurs pour cette raison, qu’ils veulent attaquer là bas - la ville étant quasiment déserte, cela réduira les pertes civiles, et par conséquent, les risques de voir les impôts diminuer. Les impôts sont un sujet primordial sur lequel At Sahis se montre toujours intransigeant.

  • Avant l’attaque, ils doivent tout de même se préparer. C’est pourquoi ils se sont à peine salués; Ils conservent leurs forces. Ce soir, ils vont devoir méditer. Atteindre la Musique, entrer dans l’Etat; Et c’est pourquoi Néron a dégainé sa lame.

  • C’est une épée légèrement plus longue que la moyenne. Une épée de jyste noire, à double tranchant. Elle est forgée à la mode de Vertigo; Longue et élancée, fine et plus aiguisée qu'un rasoir. C’est cette épée qui a fait de Néron la personne qu’il est; Il a appris à lui parler, et leur dialogue silencieux s’est transformé en une danse fatale. Il la suspend devant lui, puis la lâche; Elle reste accrochée en l’air. Il observe un arbre avec intensité; un court instant passe, et il se fend en deux. Il n’a pas touché sa lame, et sa lame n’a pas touché le sapin; Pourtant c’est bien l’épée qui vient d’ouvrir cet arbre. 

  • Mais ça ne va pas. Il visait quelques nanomètres plus à gauche. Ce n’est pas là le “pouvoir particulier” de Néron, mais c’est lui qui a poussé l’art de l’épée jusqu’à ce retranchement.

  • Près du feu, Cassion, lui aussi, révise ses gammes. Son pouvoir particulier à lui est moins complexe que celui de Néron; Il est capable de créer un champ invisible empêchant toutes les personnes s’y trouvant d'employer la Musique… Y compris lui-même. Autrement dit, il peut la "désactiver" selon son bon vouloir. Un pouvoir peu pratique, contre les désignés, mais parfait pour toute opération ciblant un maestro - ce qui est, bien évidemment sa spécialité. Ce soir, c’est ce pouvoir particulier qu’il entraine, en variant la taille et la forme de son “champ”, en silence, et sans perturber Néron. Cassion ne lui ressemble pas du tout: Il est petit, épais, pourvu d’un visage hargneux. Aucune espèce de nonchalence ne semble émaner de lui, et sa concentration semble parfaite.

  • Ce régiment d'élite ne doute pas de son triomphe. Demain soir, l’unité de la foi de Gabriel sera restaurée. L'Orchestre ne peut pas tolérer la traduction des Révélations. 

  • Leur plan est simple; Cassion neutralise Rémo, et Néron l'exécute. Encore une fois, à deux contre un, il y a peu de chances que les choses ne se passent mal… Cette pensée traverse leurs deux esprits au même instant, sans qu’ils ne se doutent que leurs pensées soient si bien accordées; Les phrases prononcées au fin fond leurs esprits respectifs sont strictement les mêmes, leurs pressentiments sur l’avenir sont strictement les mêmes, et c'est strictement au même moment qu'une explosion de lumière verte ravage le sol sous leur pieds.

  • Jardins de la clarté céleste, en plein coeur de la cité de Mencis, capitale de l’Eternel Empire

  • “Ah… Et alors?”

  • Comme d’habitude, Justine répond du tac au tac. Cette jeune femme est une épine dans le pied… Non, une flèche dans le genoux du grand eunuque de Limbad, et ce depuis de nombreuses années; Il n’y a bien que cette peste pour oser refuser de respecter le couvre-feu.  Le grand eunuque soupire dans une expression d’extrême désespérance…

  • “La princesse connaît les règles, sermonne-t-il avec sévérité. Les bains sont interdits à tous, durant la nuit… La princesse sait, qu’à cette heure-ci, les bains doivent être lavés… Pourquoi la princesse Justine ne prendrait-elle pas exemple sur la princesse Kali, pour une fois?... La princesse Kali ne désobéit jamais aux règles, elle… Alors que la princesse Justine…

  • La princesse par ci, la princesse par là… Tu es sensé me servir, pas me donner la leçon. Va voir ailleurs si j’y suis.

  • Mais enfin, princesse…

  • Elle lui a tourné le dos, et s’est remise à nager dans le sens inverse. Excédé, il tourne les talons, et entreprend de sortir des bains; Tant pis, au Fléau la princesse Justine! Il enverra quelqu’un nettoyer les bassins plus tard. Il n’a pas envie d’à nouveau créer une scène, et surtout pas à cette heure ci… La princesse Justine n’en serait que ravi, garce en manque d’attention qu’elle est, est et seras toujours…  De toute manière, sans l’autorisation de l’Empereur, l’eunuque ne peut pas se permettre de punir la jeune fille. Et l’Empereur étant l’Empereur… La princesse Justine le savait pertinemment, qu’il n’en avait cure, et elle en profitait pleinement. “Ce n’est pas grave”, devait-elle se dire, “ce n’est que le grand eunuque, ce crétin d’Ikor,qui n’a même pas réussi à se faire désigner par la Chimère en 80 années d’existence.”  

  • Justine ne connaît même pas le prénom du grand eunuque, mais il ne le sait pas. Ce personnage ridicule semble inoffensif, à première vue. Mais en vérité, la frustration provoquée par la désobéissance chronique de la jeune femme a froissé son ridicule petit égo scarifié, et, il est de ces hommes. Oui, il est de ces hommes, de ceux dont la misérable autorité de circonstance ne supporte pas qu’on rechigne à s’y soumettre, aussi infime soit-elle; C’est pourquoi, un jour, bien plus tard, cet homme se vengera-il très sévérement de cet affront de sucre que vient de lui faire la jeune fille.

  • Pour l’heure, elle patauge en paix. Faux semblant, encore. En vérité, elle est à peine concentrée sur ses mouvements. Ses sens sont tous dirigés vers le grand eunuque, et elle jauge son éloignement sans le regarder. Son corps flotte sur l’eau sombre, la lueur de la lune dessine des traits d’ombre sur ses bras et ses hanches, que le reflet des bains vient illuminer de carreaux de lumière diffuse. Son dos brun est bien tracé - ses longs cheveux forment un lourd pinceau noir, qu’elle a retroussé au dessus de sa tête pour ne pas avoir à les sécher plus tard.

  • Puis, quand elle est sûre que l’eunuque s’est suffisamment éloigné, elle se retourne, attend un instant, puis fait un geste de la main. La princesse Kali sors alors du bosquet derrière elle s’était cachée, et rejoint Justine dans l’eau. Elle est blonde, et beaucoup plus pâle que Justine - beaucoup plus frêle, aussi. La brune la regarde. Un feu étrange semble la consumer, un feu qui a l’air d’impressionner un peu la tendre Kali; Puis, Justine s’approche d’elle, lui saisit les hanches et la jette dans l’eau, malgré ses cris de protestations; Là, elle l’embrasse.

  • Kali lui rend son baiser, puis murmure:

  • Mes cheveux!... 

  • Ne t’inquiète pas pour ça, ricane Justine en l’attrapant par la taille. Même mouillé, tes cheveux sont magnifiques… ça te donne un air plus… torride.

  • … Arrête… boude Kali en tentant timidement de se dégager.

  • Embrasse moi, allez…

  • Arrête… J’ai dit, arrête!

  • Troisième reprise. Justine s’arrête à contrecoeur, mais elle s’arrête. Son sourcil se lève dans une expression interrogatrice:

  • Qu’est ce qui t’arrive?...

  • On ne peut plus faire ça… On va finir par se faire attraper… 

  • Ah, je vois. Tu veux jouer les effarouchées… Justine reprend ses caresses, dont Kali se défend énergiquement.

  • Non… Non! pas cette fois… crie la jeune fille en se libérant enfin des griffes de son aînée. Le grand eunuque est venu me voir, Justine. Si tu veux finir écorchée avant l’heure, c’est ton problème… moi,je rêve toute les nuits qu'une ride a poussée sur ma joue… Tu es folle, de les provoquer.

  • Tout en disant cela, Kali sort de l’eau. Elle part aussi vite qu’elle est arrivée, et Justine y croit à peine: Pourtant, Kali s’en va. Des tissus sont disposés près des bassins, et elle en attrape un pour se sécher. Puis, elle fuit les bains pour retrouver le palais des épouses.

  • La nageuse pousse un juron. Ensuite, elle se remet à sa brasse, comme pour se convaincre qu’au fond, ce n’est pas plus grave que la crise de nerfs de l’eunuque. Après tout… Kali n’est pas la seule parmi les 98 autres princesses du jardin qui soient sensibles à ses charmes. Alors qu’elle nage, elle se demande laquelle sera la prochaine… Semia, peut-être?... Nika, ou la vieille Ravi, qui a perdu beaucoup de sa beauté et qu’on va sans doute finir écorchée avant la fin de l’année, rite sacré réservé aux épouses de l’empereur devenue trop laide pour mériter leur place. 

  • Oui, la vieille Ravi, pourquoi pas… C’est la dernière fournée, il faut en profiter… Et Justine continue à nager, éternelle satisfaite, qui préfère largement cette vie de luxe, dans cette cage dorée où tant de ses consoeurs vivent en mal d’amour, à celle qu’elle a vécu dehors, là où elle était courtisane. Les avertissements de Kali et de l’eunuque lui glissent dessus: Tout va bien pour elle. Elle ignore pourtant que son destin s'assombrit à chacune de ses brasses… Il existe en effet, quelque part dans la nuit, un homme bien particulier, et chaque instant qu’elle passe dans ce bassin la condamne à le rencontrer. 

  • Voie du Lion, Séclielle, “cité de l’aube”, plus grande cité du Suprèmat

  • “Par la Chimère…”

  • Le cordonnier ne s’attendait pas à cela. Son vieil ami, ce bon vieux Ségon… Comment as-t-il pu?... Ce n’est pas possible. C’est un génie, un des plus grands esprits de la rue… Comment, mais comment as-t-il pu en arriver là?... Son corps pend dans l’arrière boutique. Il n’y a pas de mot ni de lettre d’adieu, rien qu’un pot et une flasque d’absynthe, disposés négligemment sur la table…

  • Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette histoire. Ce bon vieux Ségon n’a jamais bu d'alcool, ni consommé de kok’r, conformément aux prescriptions de Gabriel. Et d'ailleurs, même s'il s'était rendu coupable d'un tel acte, le cordonnier connaît bien l'alchimiste: jamais il n'aurait laissé la table dans un tel état de désordre. Oui, c'est sûr, à présent: Segon n'a pas pu se suicider. Il doit y avoir un coupable, un responsable… et peut-être même que celui-ci n'est pas si loin.

  • Boutique d’un mort, Voie du Lion, Séclielle, “cité du déicide”, au nord du Vertige et des îles de feu

  • Le vide est une des composantes les plus essentielles de toutes choses. Le verre est toujours vide à 99 pourcent; et on n’imagine ni un texte sans espace, ni une musique sans silence. L’espace entre les notes devient presque invisible, et pourtant, c’est lui qui structure toute musique.

  • Et ce soir, Lymfan l’entend: Celle que ceux qui pratiquent le Nouveau Culte appelle “la voix de Dieu”, ou encore, la "Musique". Pour la première fois, Lymfan entend la Symphonie. Celle que joue les choses et les songes, les astres et le néant; et la beauté de cette musique inimaginable l’a stupéfiée d’admiration.

  • Elle s’est cachée derrière une des tables, très mal et très precipitamment; Le cordonnier va la surprendre d’un moment à l’autre. Mais elle n’en a même pas conscience.

  • Tous ses sens se révoltent, et elle s’est figée; De terreur et d'émerveillement. D’emerveillement, car elle entend une musique impossible à décrire, une mélopée discrète et totale qu’aucun être humain ne saurait reproduire. De terreur, parce qu’elle voit le monde tel qu’il est réellement.

  • Ses pupilles se sont dilatées. Elle est entrée dans l’Etat pour la première fois de sa vie, sans vraiment savoir ce qui l’attendait. Oui, bon, les maestros entrent dans l’Etat pour faire de la Musique, et en extraient une vision du monde bien plus totale… ça n’était qu’une formule pompeuse de plus, à ses yeux, dont les élites se servaient pour justifier leur monopole sur ce monde. Hélas, elle était loin du compte. 

  • Ce n’est que par la plus pure charité divine que l’homme demeure incapable de tout percevoir du monde qui l’entoure. L’incapacité de l’esprit humain à concevoir clairement la nature de l’existence le sauve de bien des maux. Entrer dans l’Etat signifiait renoncer à cette miséricorde de l’évolution, et témoigner pleinement de l’atroce Réalité, celle qui couve sous l’illusion que la nature a eu la bonté de concevoir. Et à chaque seconde, les pas du cordonnier résonnent, de plus en plus proche, entrecoupés de vides qui contiennent la majeure partie de son mouvement.

  • 2 semaines plus tôt, entre les pages d’un livre caché sous l’oreiller de Lymfan

  • Si c’est l’Etat que tu désires atteindre

  • L’Onction n’est pas reine des solutions

  • Trois ingrédients: un peu d’absynthe, 

  • un peu de sang, et la potion

  • n’auras plus besoin que d’une chose:

  • En beauté surpasse la rose, 

  • Noire mais tachetée de blanc, 

  • La fleur d’Arée, au rêve sanglant.

  • Prend garde toutefois si tu le fait,

  • La conséquence a deux effets:

  • L’Etat complet, sur-maîtrisé,

  • Mais tout repos comme méprisé. 

  • Le monde entier, constamment ouvert, 

  • L’Etat eternel sans retour en arrière, 

  • Sans jamais de repos, éveil sans dévers, 

  • Le monde en repas sans merveille en couverts.

  • Quelque part sur le presque désertique plateau de l’Imbrie, sous une dense forêt de sapins

  • Raté, cracha Rémo. 

  • Non, répondit la Vénérable. Tu les as touchés, mais ils n’ont rien ressenti.

  • Un silence suivit cette déclaration. si c’était elle qui le disait… L’explosion avait pourtant été d’une violence inouïe, et il était difficile de penser qu’ils puissent ne “rien ressentir".

  • Katarina Féléis avait 152 ans - et elle les faisait. Le corps de la maestria était affreusement ratatiné, sa voix, presqu’inaudible; le temps l'avait rendue complétement chauve et elle empestait l’organe mort. Elle ne prenait pas la peine de cacher sa vieillesse: La Vénérable n’était pas connu pour son souci des apparences. Il était surprenant de la voir sur un champ de bataille, mais sa connaissance encyclopédique de la Musique justifiait le crédit que les jeunes maestros lui accordaient. C’était d’ailleurs pour ça qu’elle était là, ce soir…

  • Rémo avait rassemblé les meilleurs guerriers de l’Imbrie, mais il se rendait à présent compte qu’il avait été stupide de ne pas également réquisitionner jusqu’aux plus faibles: Il n’aurait pas dû prendre ses ennemis à la légère.

  • L’aura dégagée par Néron était monstrueuse; On la sentait taillé pour l’assassinat le plus indolore, ou les incisions les plus délicates. Bien sûr, cette présence n’était rien, comparée à celle d’un Avalion; Mais, tout de même… Les Notes qui émanaient de Néron étaient tranchantes, précises, et par dessus tout, excessivement menaçantes.

  • Rémo et Iquios échangèrent un regard. Leurs incertitudes flottèrent un instant dans les airs, sans qu’ils n’échangent de paroles; Puis, une bouffée de courage prit Iquios, et il bomba le torse solennement en disant:

  • Ne t’en fais pas. Nos pouvoirs.… Ils sont faits pour se battre contre lui. Notre plan est parfait…

  • Et, en effet, il faut dire que les Féléis semblaient disposer d’un sérieux avantage, de par la nature même de leurs facultés. Chaque maestro utilisait la Musique d'une manière différente, et il semblait que face à l'ultime bretteur, leur manière de faire était la bonne.

  • Iquios, Rémo, et la Vénérable se tenaient debout, dans une clairière, et attendaient l’arrivée de leurs adversaires. Solar, lui, s’était caché beaucoup plus loin, en retrait dans la forêt: C’était sur lui, et sur son “pouvoir particulier”, que la majeure partie de leur plan reposait. La faculté de Solar était des plus utiles, en combat: Il était capable de multiplier la puissance initiale de ses alliés par vingt. Cela faisait de lui un atout précieux, mais également très vulnérable, puisqu’il était incapable de décupler sa propre “puissance”, et qu’elle était ridiculeusement faible, puisqu’à peu près égale à celle d’un humain normal.

  • La Vénérable, elle, était une “éthérée”; Elle avait fusionné son corps avec la Musique, et s’était totalement mêlée à un élément: l’air. Cette forme de Musique n’était plus très usitée, même si Rémo l’avait lui aussi adopté à sa manière, mais de son temps, cette école avait eu de nombreux adeptes… Elle était capable de devenir le vent, de s’y mêler jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui; Et on ne tranchait pas le vent comme on tranchait la chair… 

  • Rémo était le parangon de son clan. Comme la Vénérable, il savait “éthérer” son corps, à la différence notable qu’il n’avait pas besoin de se mêler à un élément pour cela. Il pouvait métamorphoser sa chair en de longues langues de flammes vertes qui absorbaient toute chaleur sans en émettre aucune, et qui bénéficiaient d’un des avantages majeurs du feu, surtout dans cette situation précise: Elles ne pouvaient être tranchées. C'était lui, qui avait déclenché l'explosion sous les pieds des deux assassins.

  • Iquios, quant à lui… Il avait reçu l’Onction quelques heures auparavant. Rémo avait lui-même badigeonné ses pupilles de cette substance noire et collante. à présent, Iquios était comme un enfant, dans la Symphonie, un enfant à l’aube de l’ampleur du monde qui venait de s’ouvrir à lui; Le monde de l’invisible, de l’inaudible et de l’imprécis. 

  • Pourtant, sa présence n’était pas due au hasard, ou à une faute tactique. Rémo l’avait prédit: Le sang d’Iquios, neuf aux yeux de la Musique, avait toutes les qualités nécessaires à en faire un des êtres les plus hauts placés sur l’Almanach officiel (et même, l’Almanach officieux…) du Suprémat. Son mantra avait enthousiasmé jusqu’à la Vénérable, et c’était la présence d’Iquios qui avait rendu cette offensive envisageable. 

  • L’aura de Néron les toucha quelques instant avant qu’il n’entre dans la clairière. Ils sentirent leurs poils se hérisser tout le long de leur epiderme, et un instinct impérieux les exhorta à fuir le plus loin possible de cet individu: Mais ils demeurèrent ferme sur leurs appuis.

  • S’ils n’avaient pas été dans l’Etat, ils se seraient sans doute beaucoup plus méfiés de Cassion. D’aspect extérieur, il était beaucoup plus intimidant que le sympathique Néron. Malgré sa petite taille, il portait une éternel grimace de dégout sur le visage, une calvitie négligée et un oeil hagard. Une longue barbe hirsute poussait jusqu’à sa poitrine, et des cicatrices parsemaient son visage. Néron, quand à lui, beaucoup plus relâché, avait plutôt l’air de s’être perdu entre les sources chaudes et les pâtières, et on n’aurait vraiment pas dit qu’il était venu ici pour se battre. 

  • Kym, Rémo, chantonna ce dernier. ça me fait plaisir de te voir… Enfin, je veux dire, non. ça m’aurait vraiment fait plaisir de te voir, dans d’autres circonstances…

  • Kymeria aq paganis, traîtres, cracha la Vénérable.

  • C’est toi qui nous appelles traîtres, Katarina? rétorqua Cassion, sans laisser à Néron le temps de répliquer. Toi, qui viens d’essayer de m’assassiner? Je suis l’électeur de Vertigo, dois-je te le rappeler?

  • Nous savons pourquoi vous êtes ici, gronda la Vénérable. Que les Sahis conspirent contre notre famille, nous aurions pu nous y faire… Mais les dynasties de Vertigo? Vraiment? Comment les Mousses et les Hauteurs sont-elles devenues si médiocres? Du temps d’Eden…

  • Je ne suis pas venu t’écouter radoter, Katarina, l’interrompit Cassion. Livrez-nous Rémo, ou mourez.

  • Sur ces mots, les trois Féléis dégainèrent leurs armes. L’épée de Rémo était presque un glaive, tant elle était courte et trapue. Celle d’Iquios, au contraire, était si longue par rapport à sa taille qu’on était en droit de se demander s’il serait capable de la manier; La vénérable, elle, avait pour “arme” une simple bague de jyste noire, qu’elle sortit d’une sacoche et passa autour de l’annulaire de sa main droite. La réponse était claire. Cassion s’arma à son tour: Il employait un large marteau de guerre, qu’il devait tenir à deux mains. Seul Néron garda la sienne dans son fourreau, et bafouilla:

  • Allons, allons… Mon objectif à moi, ce n’est pas de te tuer, au fond… c’est juste que… Traduire les textes sacrés, Rémo… Quel intérêt?... Presque personne ne sait lire, de toute manière… A quoi ça va servir, à part à détruire le Suprémat...? Qu’est ce qui t’as pris? Si tu acceptes de revenir à la raison, peut être que…

  • C’est notre devoir, de diffuser la foi, scélérat… Rétorqua Iquios. Comment as-tu pu oublier les enseignements de Gabriel? Il nous avait prévenu. Il avait dit qu’il fallait laisser les désignés tranquille, et ne s’en prendre qu’à ceux qui oppressaient les peuples… Il nous avait prévenu, que leur extermination pure et simple n’apporterait que des troubles au sein du Suprémat. La Percée n’aurait jamais eu lieu, si le peuple n’avait pas été engagé de force sur la voie du massacre… Regardez la vérité en face. C’est vous qui avez tort… La Réforme du Premier Avalion n’est qu’une mascarade!

  • … Euh… Et bien, je… Le Premier?... bégaya Néron, bien moins fin avec les mots qu’avec sa lame.

  • Nous avons assez discuté, l’interrompit Cassion, visiblement peu désireux de laisser Néron débattre avec ses cibles. Je ne sais pas qui tu es, mais vous venez de tenter d’attenter à la vie de deux apôtres du Suprémat. Le châtiment pour un tel acte est la peine capitale.

  • Cassion souleva son marteau au-dessus de sa tête, et s’approcha d’Iquios à une vitesse fulgurante. L’affranchi ne réagit pas assez promptement, et échoua à parer le coup; La masse de fer lui enfonça quelques côtes en le jetant à terre. 

  • Au même moment, Rémo, qui n’avait toujours pas dit un mot depuis l’arrivée des deux Vertigéens, se jeta sur Cassion et le désarma d’un coup d’estoc sur la main droite; Surpris, ce dernier fit un bond en arrière pour éviter le second coup qui faillit le décapiter, puis, il activa son pouvoir; Aussitôt, lui et Rémo sortirent de l’Etat, et se remirent à bouger à une vitesse normale; le choc d'être si brutalement sorti de la Musique désarçonna Remo, qui faillit tomber au sol. Ni Néron ni la Vénérable n’avait encore fait le moindre mouvement. Ils les regardaient lutter sans esquisser le moindre geste; Puis, Cassion désarma à son tour son adversaire, et ils surent tous les deux qu’il était temps d’intervenir.

  • Chez Séguon l’Humble, tout près de son cadavre, Séclielle

  • Lymfan voit. Elle voit tellement qu’elle n’y voit plus rien. C’est comme si les atomes eux-mêmes étaient soudain devenus visibles: Elle est perdue dans une sorte de brume inexplicable, qui lui montre l'ensemble sans lui révéler l'essentiel, et elle ne remarques même pas que le cordonnier l’as surprise, et qu’il est sur le point de l’attraper. 

  • Pourtant, au moment précis ou les doigts du commerçant s’apprête à la toucher, un réflexe parcours son corps. La jeune fille bouge alors à une vitesse hallucinante, évite la main du cordonnier tout en se relevant derrière lui, et lui fauche les jambes d’un coup d’une force ahurissante pour une fillette de son âge. Elle a agit sans même s’en rendre compte; C’est la Musique elle-même qui l’as défendue, elle qui Ecoute. 

  • Lymfan tombe ensuite à la renverse, sans vraiment comprendre ce qu’il s’est passé ni ce qu’elle vient de faire. Le cordonnier, lui, se relève, humilié mais intact, et c’est alors qu’il s’en rend compte: Les pupilles de Lymfan ont grossies jusqu’à faire disparaître ses iris. Il sait très bien ce que cela signifie: ça veut forcément dire qu’elle a reçue l’Onction, et qu’elle est une… Mais il n’a jamais entendu parler d’une maestria si jeune. C'est une gamine, une gamine de rien du tout, c'est impossible qu'ele fasse partie de l'Orchestre… A part, peut-être…

  • Il comprend soudain à qui il a affaire. C’est elle. La fille qu’ils cherchent tous, à la capitale… L’apprentie de l’Avalionne… Celle dont la tête a été mise à prix. Son coeur se remplit alors d’autant de joie que s’il avait trouvé Dieu. 

  • Jardins de la clarté céléste, première enclave extérieure, “Domaine des Légions”

  • Les jardins de la clarté celeste se divisaient en 3 enclaves, qu’il lui faudrait traverser une à une afin d’atteindre son but. Seth venait à peine d’entrer dans la première, qui serait sans doute la plus dure à traverser; Car c’était ici qu’étaient logées les Légions Extraordinaires.

  • Avant de sombrer dans l’Indifférence, Limbad avait été un dirigeant des plus compétents - en particulier sur le plan militaire. Il faut dire qu’il avait eu le temps… L’Empereur avait régné pendant près de deux millénaires, durant lesquels il avait annexé la quasi-totalité du continent d’Ataras; Seul, le Roi Squelette lui avait résisté. Ce dernier, Inferné tyrannique haï par ses propres sujets, tint tête à l’Empereur pendant des siècles; Puis, à la surprise générale, un matari sorti de nul part appelé Extellar écrasa le Roi, et garantit l’indépendance du Helga’la. Cette terre, soudain décrétée sainte par un Inferné capable de tuer son plus grand rival avec facilité, Limbad n’avait jamais osé y envoyer ses armées… Même lorsque les païens l’avaient conquise, presque deux siècles plus tôt. On racontait que l’Empereur lui-même avait peur d’Extellar. 

  • Et, en effet, ce palais lui-même était sans doute la preuve physique de cette terreur qui semblait avoir gagné l’immortel. Les murs des trois enceintes s’élevaient à plus de cinquante mètres de hauteur. Le premier était constitué de pierres banales, mais c’était pour mieux dissimuler le second. Celui-ci semblait en effet ne rien avoir à faire ici. Il semblait tout droit sorti d’un futur lointain, ou des îles du Sud. C’était un secret de polichinelle; Limbad était un génie, très largement en avance sur son temps, mais il ne partageait pas ses découvertes avec qui le voulait… C’était de jyste noire qu’il était constitué, soit de l’acier le plus resistant du monde; Les ossements d’Infernés. Combien de tonnes avait-il fallu amener pour construire un tel mur…? Même en 10 millénaires, il n’y aurait jamais eu assez de tombes pour construire cet édifice. Mais Seth avait appris à ne pas se poser trop de questions au sujet de l’Empereur; Mieux valait lui laisser son martyr…

  • Entre ces deux murs s’étendait une caserne-cirque, qui hébergeait les individus les plus étranges de l’Empire. Dans son obsession pour sa propre sécurité, l'Empereur avait formé une armée hors norme, composée des désignés les plus terrifiants du continent. Il y avait des Ombrages, bien sûr, mais ils étaient loin d’être le fleuron des Légions Extraordinaires; Non, la principale force de frappe de Limbad était en effet constituée d’exilés et d’assagis. Si la plupart d’entre eux conservaient une forme humaine, la morsure de la Chimère avait métamorphosé certains d’entre eux en bêtes hideuses, et la diversité de leurs formes donnaient aux Légions cet air de grand cirque à ciel ouvert. Certains ressemblaient à des bêtes anthropomorphes, d'autres, à rien d'autre qu'à des amas de chair à vif. Le sol était couverts des immondices que certains d'entre eux laissaient sur leur passage; Poils, sang et pus se mêlaient au sol, mais ça ne semblait pas tant déranger les riverains.

  • Seth s’était dissimulé sous sa cape, et avançait en baissant la tête, à une allure suffisamment lente pour qu’on ne le remarque pas, mais suffisamment rapide pour qu’il n’ait pas à s’éterniser dans cet endroit. Loin d'être une caserne usuelle, le camp des Légions ressemblait plus à une cité dans la cité; il y avait même des marchands qui s'étaient établis dans les “ruelles” espaçant les tentes, et qui haranguaient encore les soldats à cette heure tardive. Il se devait d'être discret. Ici, tout le monde le connaissait, et il s’en fallut de peu pour qu’il ne se fasse surprendre par plusieurs de ses collégionnaires; Par dessus tout, il fallait qu'il ne croise aucun des haut gradés. Et bien sûr, en s’engouffrant dans une ruelle qu’il considérait comme un raccourci des plus méconnus de la caserne, il tomba nez à nez avec l’Ombre. 

  • Au coeur d'une tempête qui gagne en intensité 

  • Le sol s’éventre par endroit, la nuit remue. De nombreux arbres ont été soufflés, et une immense clairière a été dégagé par le maelstrom. La terre se déchire dans de grands mouvements de masse sombres, et de petits animaux fuient les lieux dans la terreur la plus désordonnée.

  • Au départ, il aurait été impossible de parier sur l'un ou l'autre des deux camps; Maintenant, il est évident que c'est celui de Néron, qui est sur le point de l'emporter. Rémo a sous-estimé les maestros de Vertigo, ou surestimé les rebelles… Embuscade ou non, supériorité numérique ou non, les Féléis sont en train de perdre la partie.

  • Leur atout secret, cet homme à l'aura formidable que les Vertiguéens ne connaîssent pas, est en effet toujours à terre depuis le premier coup qu'il a reçu au début du combat; il s'est trainé dans une crevasse et tente d'échapper au cyclone qui déracine les arbres tout autour de lui. Ses hurlements de terreur passeraient inaperçus dans la tourmente, si les témoins présents n’étaient pas tous des maestros… 

  • Cassion, sûrement déçu du peu de répondant de cet adversaire, se bat maintenant contre Rémo avec d'autant plus de hargne, et domine largement leur affrontement. À vrai dire, ça ressemble plus à une correction qu'à un affrontement.

  • Remo n'a même pas le temps d'utiliser ses pouvoirs. Les coups pleuvent sur le rebelle, qui a déjà du mal à rester sur ses appuis à cause de la tempête. Les poings de Cassion ont épousé les rafales, dans leur vitesse et dans leur sauvagerie, et Rémo est incapable de parer tous les coups.

  • Il tente d’utiliser la pratique, d’étherer son corps afin de ne plus les recevoir; Mais, chaque fois qu'il y parvient, Cassion "désactive" la Musique. Les deux hommes décollent alors dans les airs, rendu fragile et vulnérable par le fait d’être sorti de l’Etat, et Cassion est forcé de la réactiver pour éviter d’être totalement happé par les bourrasques. Rémo fait de même, se dresse à nouveau sur ses appuis malgré la tempête, mais Cassion est déjà sur lui, et le cycle recommence. L’efficacité de Cassion est impressionnante, mais le véritable combat, ce n’est pas lui qui est en train de le mener.

  • Katarina Féléis a beau s'être métamorphosée en une formidable tempête, qui ravage la forêt sur des kilomètres à la ronde, elle ne parvient pas à atteindre Néron. Le chaos qu'elle provoque, amplifié par les pouvoirs de Solar Féléis, dessert ses alliés, mais elle ne leur prête plus la moindre attention. Elle s’est changée en une gigantesque tourmente chargée de fureur, qui n’a plus rien à voir avec le corps sénile dans lequel elle est d’ordinaire enfermée. Ils le ressentent pourtant tous dans la Musique; Néron irrite la Vénérable au plus haut point, et elle est en train de perdre son sang froid. 

  • Il faut dire que le flegme du maestro est déconcertant. Il tient son épée du bout des doigts, sans fermeté, et conserve son éternel nonchalence jusque dans les bourrasques.

  • Il bondit de débris en débris avec légèreté, sans sembler gêné par la situation. On dirait presque qu'il danse sur les rafales, et son corps apparaît comme parfaitement détendu. Les éclats de bois infimes qui fusent vers son crâne dénudé, il les parent au dernier instant, sans que la Vénérable ne puisse percevoir le moindre mouvement de sa part. Son épée ne bouge pas, et pourtant ils la voient repousser les débris et trancher les obstacles que le vent soulève. Alors que Remo et Cassion luttent pour ne pas être emporté dans les airs, lui y semble tout à son aise. 

  • La Vénérable déploie pourtant des efforts remarquables. Elle utilise son arme ; la bague de jyste qu'elle portait est présente dans la tourmente, invisible et mortelle. Elle cours dans la tempête,  à une vitesse formidable, transperçant tout sur son passage, mais même cette balle suprasonique, Néron la dévie du plat d'une lame qu'il ne remue pas, sans même lui accorder un regard ni se montrer déconcerté par le bruit assourdissant qui résonne à l'impact. Et plus il semble impassible, plus la Vénérable déchaine-t-elle les éléments, rendue furieuse par son impuissance; “au moins, se dit-t-elle, tant que je suis sous cette forme, il ne peut pas me trancher”. Mais elle a tort. 

  • Il semble clair que Néron n’avance pas au hasard. Il entre de plus en plus profondément dans la tempête - Arrivé au cœur du cyclone, Néron lève enfin son bras. Il a toujours un sourire aimable quand il l'abaisse; Une faille immense déchire alors le plateau, et un courant d'air gigantesque tranche la tempête en deux. Le vacarme est assourdissant; la terre s'effondre sur elle-même, et l'onde de choc va jusqu'à perturber le vol des aigles qui planent au dessus des lieux.

  • Quand le vent retombe, un second bruit retentit: celui des débris retombant au sol. Le corps de la Vénérable se reforme lentement sur le sol. Elle a perdu un bras et une jambe, et tient son moignon en gémissant. Néron l'approche sans prêter attention à l'affrontement qui se déroule derrière lui. Cassion a profité du cataclysme pour terminer d'acculer Remo ; Il a récupéré son marteau, et ses assauts ont déjà fracassé le bras droit de l'apôtre, qui tente désormais de s'enfuir.

  • "Quelle technique incroyable, s'extasie Néron, une fois arrivé à proximité de la maestria agonisante. Il vous a fallu quelques secondes pour invoquer un tel ouragan… C'est vraiment un drame, que l'art de l'éther disparaisse avec vous, Katarina. J'aurais adoré être votre disciple, si j'avais su que vous étiez si douée…

  • Maudit… singe de Vertigo… l'insulte la Vénérable entre deux gémissements. Si j'avais eu 100 vertiges de moins… 

  • Ce sont ses derniers mots; La Vénérable exhale un ultime râle, et Katarina Féléis termine sa vie comme elle l’a vécue: en maudissant celui qui l'a défaite. Néron soupire, puis, se retourne vers Cassion et Remo. Il est temps d'achever la besogne pour laquelle il a été envoyé… 

  • Notes du Second Registre

  • Le véritable mystère, c'est ce monde qui a précédé le nôtre, cette époque dont nous avons égaré les vestiges. Si j'arrivais à retrouver d'autres traces de ce passé perdu, peut-être pourrais-je accomplir ce que j'ai toujours voulu faire: faire parler la Chimère.

  • Séclielle, devant les portes du Séminaire

  • Je vous assure que c'est elle… 

  • C'est tout simplement absurde, grogne la gardienne du Séminaire. La fillette n'a pas reçu l'Onction, ce n'est qu'une laïque…

  • Et pourtant!... Je le jure par Aciz, la gamine avait les pupilles dilatées. Je suis sûr de ce que j'avance. Dites à un d'vos maestros de venir avec moi, vous verrez bien si c'que j'dis est absurde.

  • La vieille Elena Sahis pousse un soupir de désespoir. Depuis que les avis ont été affichés, des dizaines de plébéiens se pressent devant le Séminaire dans l'espoir de mettre la main sur la prime. Ce matin même, on lui a ramené la tête d'une orpheline, qui ne ressemblait même pas à Lymfan. Elle pense avoir encore affaire à l'un de ces escrocs qui pavent les rues de la capitale, alors, elle se décide à lui dire les mots qui les découragent tous:

  • Très bien. Je peux vous envoyer l’un des gardes, si vous voulez… Par chance, il a déjà vu la petite, alors... Je vais lui ordonner de vous exécuter, s’il s’avère que vous mentez. 

  • Elle assortit sa phrase d'un sourire exagérément aimable, et le cordonnier déglutit avec difficulté.

  • Ecoutez… j’pense pas qu'un simple garde fera l'affaire …  il faut au moins un maestro - la petite a des pouvoirs…

  • Puisque je vous dis que c'est impossible! L'Onction ne peut être délivrée que par l'Orchestre. Si une laïque l'avait reçu, ne croyez vous pas que je serais au courant? Savez vous au moins à qui vous avez affaire?

  • Elle a clairement haussé le ton, et le cordonnier est un homme prudent. Il connaît la réputation de la gardienne, et n'ignore pas qu'il peut très bien perdre la vie à cause du caprice d'une maestria. C’est avec la plus grande délicatesse qu’il accepte néanmoins, l’appat du gain prenant le pas sur la prudence. Il espere qu'à eux deux, ils seront amplement capable de se saisir de la jeune fille… De toute manière, il n'a pas d'autres choix; il doit réussir à l'attraper - la prime est si faramineuse, le montant, si alléchant, qu'il est prêt à risquer sa vie sur ce coup de chance. Bientôt, il pourras fermer boutique, et s'en aller avec sa fortune, déménager loin, sur l'une des îles de Gabriel, ou dans l'Indor, dans les beaux-quartiers de Palitana… Il trouvera enfin une épouse, et ne touchera plus jamais une chaussure de sa vie. De toute manière, la petite ne peux pas s'échapper. Il a verrouillé la porte de la boutique, et il n'y a pas d'autres issue. Son destin semble tout tracé: Un radieux horizon, où l’or promis combleras tout ses besoins.

  • Sur l’île d’or, dans une prison près des falaises

  • On l’a sorti de sa geôle. Il a beau se débattre comme un diable, en hurlant les pires injures que sa langue ait conçue, les mains qui l’enchainent demeurent inflexibles. On l’emmène jusqu’à la sortie de la prison - Les prisonniers qu’il croise sur la route le dévisagent tous avec le même effroi teinté de dégoût. 

  • Au bout de la marche, on force le matari à se mettre à genoux. Face à lui, deux hommes discutent, accoudés à une table de fortune. Le premier, il ne l’a jamais vu: C’est un colosse vêtu d’une tunique bleue et d’un litham, morceau de tissu enturbané autour de son crane, qui protège sa tête du soleil de l’île d’or. 

  • Cet homme massif et mal rasé lâche un sifflement étonné:

  • “Eh ben! Vous l’avez bien amoché, celui là!

  • Ses pieds et ses mains sont intacts,” réplique le gouverneur de l’île. Aeqa (qui ne comprend pas leur langue) le reconnaît: C’est lui qui l’a jugé, quelques jours plus tôt. “Etant donné son crime, je trouve que nous avons été suffisamment indulgents…

  • Ses pieds et des mains sont bien là, mais les soldats borgnes ne sont pas connus pour être les plus efficaces… “Indulgent” n’est pas le terme que j’aurais employé… 

  • Il a tout de même tué mon fils!” s’impatiente le gouverneur. C’est un homme au visage hautain, ou l’orgueuil le plus stupide semble régner aux côtés d’une certaine lubricité. “N’ignorez-vous pas que la pire chose qui puisse arriver à un père, c’est de voir son enfant mourir?”

  • Le premier homme éclate d’un grand rire franc, et son rire porte loin sur les falaises. Il est si ample qu’il en devient oppressant, et ni le gouverneur, ni les gardes qui maintiennent Aeqa à genoux n'osent reprendre ce rire gigantesque.

  • Me prenez pas pour un arrivant.. j’vous en prie! peine-t-il à articuler en reprenant son souffle. Me faites pas croire qu’il y a autre chose qui compte que la monnaie bien trébuchante, sur l’île d’or… Votre fils menait une rébellion contre vous, et tout le monde sait que vos tentatives de l’assassiner ont échouées… c'est lamentable! Ce pauvre homme vous a rendu un fier service, et vous l’avez payé d’une étrange manière…

  • … Vous l’avez dit," déglutit le gouverneur après un silence gêné, "sur cette île, il n’y a qu’une seule chose qui compte vraiment. Un mercenaire comme vous… Ne venez pas jouer les moralistes…

  • Oh, mais je joue pas les moralistes. J’me soucie juste de la qualité de la marchandise… Même si au fond, c’est qu’un matari. C’est juste que… Vous et moi, on marchande depuis quelques vertiges, déjà… Z’êtes pas tant barbare, d’habitude. C’est qui, ce tâcheté? Le frère de Patmé?

  • Il a dit cette dernière phrase sur le ton de la blague, comme s’il s’agissait d’un dicton concernant une célébrité locale - et c’est bien sur ce ton qu’il l’entendait.

  • Mais c’est la réaction du gouverneur qui lui met la puce à l’oreille. Celui ci déglutit en effet avec difficulté, et ne semble pas trouver de réponse appropriée. Les gardes échangent des regards coupable, et le prisonnier a remué quand il a prononcé le nom du pirate.

  • Vous me faites marcher, reprend l'acheteur. Pas possible… Si? Un des frères de Patmé, le démon des mers, en prison?... Vous avez perdu la raison?!

  • Patmé stava? aek’rhe Patmé? Iek…

  • Un des gardes donne un violent coup de pied à Aeqa, et celui s’interrompt.

  • Oui, évidemment, je connais Patmé! Lui répond l'inconnu. Qui ne connaît pas Patmé, hein? Il a dû escroquer les trois quarts des habitants de la mer d'or… Bon… reprend l’inconnu en se tournant vers le gouverneur. Il y a deux ou trois détails dont vous ne m’avez pas parlé, n’est ce pas?

  • Ce n’est pas du tout ça, panique le gouverneur. Il n’a vraiment aucun lien avec…

  • Patmé siak’i! Patmé siak’i!

  • Le garde frappe à nouveau Aeqa pour le faire taire, mais le mal est fait. Si l’inconnu ne parle pas le matari, il est facile de comprendre ce qu’Aeqa cherche à dire. Ce matari là est l’un des matelots du célèbre corsaire, l'un de ses "frères", comme il appelle les dégénérés qui naviguent à ses côtés.

  • Alors là… Si vous pensez que je vais prendre le risque que ce satané pirate nous coule en haute mer pour récupérer l’un des siens, vous vous mettez le doigt dans le…

  • Mais enfin, mais il ne le connaît pas, je vous dis…! Les gardes se sont un peu amusés, c’est tout. Les gens des collines… Vous avez toujours tendance à tisser des liens entre des choses qui n’en ont aucun…

  • Vous oubliez que je ne viens pas des collines.

  • Le ton de l’inconnu a changé. Sa sympathie bourrue a disparue pour faire place à une sorte de violence froide, et le gouverneur se souvient tout à coup des origines de cet homme titanesque.

  • … D’accord, d’accord… calmez vous. J'avoue. Patmé est bien venu sur l'île d'or… Il nous a versé une prime pour qu’on libère ce tâcheté. Au début, j’ai refusé, mais, il est dur en affaires… il a promis de ne plus pirater nos côtes pendant 10 saisons… Et les raids ne peuvent pas continuer. Le problème, et bien, c’est que… Il a ridiculisé la moitié des gardiens de l’île, il y a 3 vertiges, quand il a organisé l’évasion de la Murène, alors, ils se sont un peu… amusé avec son frère?… 

  • Si vous avez acceptez de le libérer, pourquoi me le vendez vous? Le monastère de l'ambre grise n'est pas exactement un paradis terreste…

  • Je ne peux pas simplement accepter qu’on le libère… Il ne faudrait pas donner l’impression qu’on peut assassiner un membre de ma famille impunément… La politique est un domaine complexe, vous savez, alors…

  • Et donc, sa punition, c’est d’être envoyé chez nous, c’est ça?... Ce n'est pas tout à fait ce que j'appelle être "libéré"... Comment Patmé as t il pu accepter ça?

  • Je ne nie pas que ça a été difficile… Mais j'ai réussi à lui imposer cette condition. Après tout, Les moines de l’ambre gris ne sont pas réputés pour être les plus actifs des guerriers du monde… Il a dit que son frère n’aimait pas la mer, de toute manière. Le gamin est forgeron, et il se débrouille pas trop mal, avec une épée… Et, après tout, il ne peut plus retourner sur Ma’ek, à présent. Il nous a donné 200 sous de cuivre à nous, et 100 à vous, pour le service rendu…

  • Et evidemment, vous avez pensé pouvoir tout empocher, répondit le moine, qui commençait à comprendre la situation.

  • Oui, mais vous êtes trop malin pour ça… Je ne vous sous estimerais plus. Il sort une bourse de pièces d’argent de sa poche, et s’apprête à renverser le contenu dans sa main pour effectuer le partage, quand l’énorme main de l’inconnu lui arrache d’un geste sec.

  • M’est avis que c’était 300 pour moi, et qu’il vous a payé d’une autre bourse… 

  • Après un petit silence outré assorti d’une expression mimant la plus pure innocence, le gouverneur finit par acquiescer:

  • Et bien quoi! Ne me regardez pas comme ça. Vous auriez fait pareil, à ma place!

  • Vous avez raison, j’aurais fait la même chose. Je vais le prendre, votre meurtrier. Les mataris ont perdu leur île, après tout… Le bruit court que la flotte de Patmé a été décimée par l'éruption... Et j’ai fait quelques investissements. Cet escroc ne m’aura pas, pas cette fois... Il jette un coup d'œil à Aeqa, et la compassion dans son regard a laissé place au dégoût le plus sincère. Vos gardes ont fait du bon travail. Allez, allons-y, les gars…

  • Les gardes et les prisonniers suivent alors cet inconnu titanesque, et prennent la direction des collines de l’île d’or. Une fois qu’ils se sont suffisamment éloignés, le gouverneur pousse un soupir de soulagement. Quelle formidable idée il a eu, d’avoir ramené un peu de menue monnaie en plus de la véritable prime! L’idée d’avoir également pu garder le crâne, que Patmé l’a supplié de rendre à son frère avant de partir, le met également de très bonne humeur, et il ne peut s’empêcher d’être reconnaissant envers ce matari taciturne qui lui a rapporté tant d’argent. Il n’avait jamais rencontré de forgeron plus rentable!

  • Dans la boutique de Séguon l'Alchimiste

  • Quand Lymfan reprend conscience de l’endroit où elle se trouve, elle met un temps à le reconnaitre. L’arrière boutique de l’alchimiste est encore plus bondée qu’elle ne l’était auparavant. Des spectres de fleurs et d’objets variés sont en effet apparus aux quatres coins de la pièce: Antiquités translucide, horloges diaphanes et vestiges à peine visibles; Les murs sont couverts de lierre spectral et le sol grouille d’insectes tout aussi éthérés. Tous sont d’un blanc cristallin, et émanent une douce lumière pâle. Elle aperçoit des silhouettes apparaître aussi vite qu’elles ne se volatilisent, et c’est souvent celle du pendu qui se dessine dans les allées, parfois celles de ses clients, comme si les souvenirs de l’arrière boutique avaient pris vie devant ses yeux. 

  • Lymfan se relève, et se rend soudain compte de sa légéreté - c’est comme si elle pesait un peu moins qu’un flocon sur la brise. Son pouls s’accélère, et un sourire timide naît sur ses lèvres. Alors, c’est ça, “voir”! C’est ça, l’”Etat”! Son ouie s’est affinée - elle entend les discussions des gens dans la rue, et les pas des araignées dans l’arrière boutique - sa peau est infiniment plus sensible, au point ou elle peut sentir les micro-mouvements de l’air provoqués par la respiration des fleurs de l’alchimiste. Elle doit faire un effort monumental pour se concentrer sur l’un ou l’autre des nombreux stimulis qui bousculent ses sens, et l’exercice l’épuise rapidement - mais elle ne prête pas encore attention à cette fatigue. 

  • Fébrile, elle décide de retourner dans la boutique, ou elle est certaine qu’elle verras d’autres de ces spectres; Et elle en trouve. Des oiseaux fantomatiques planent dans la pièce, en compagnie d’insectes de la même nature. Certains brillent d’un blanc chatoyant, d’autres sont tellement transparents qu’elle peine à les garder dans son champ de vision plus de quelques secondes. Ils sont de taille et de forme variables - beaucoup d’entre eux ressemblent à des verelles, ces petits oiseaux blancs qui ne vivent que dans l’Imbrie, sa région d’origine. L’un d’entre eux volète à proximité d’elle; Elle tente de le toucher du bout des doigts, mais il la traverse sans lui prêter attention. Ils sont des dizaines, à évoluer librement autour d’elle, et Lymfan n’a jamais vu autant d’animaux au même endroit.

  • Elle se rend soudain compte qu’elle a traversé cette volière spectrale sans avoir conscience de ses splendeurs. Elle comprend alors: les versets de Gabriel lui reviennent. “Trouver l’or caché”. “Voir l’invisible”... Le monde lui avait pour la majeure partie échappé jusqu’ici. Mais maintenant, elle le voit vraiment, entièrement, enfin… l’idée la fascine, et, pourtant, quand elle aperçoit l’enorme serpent qui s’étend dans un coin de la pièce, l’idée commence à l’effrayer. Il y a peut être des choses qu’elle n’a pas envie de voir… Ce n’est pas qu’une volière… C’est un écosystème… Le serpent la regarde fixement, avec appétit; Il doit être long de trois ou quatres mètres… Elle déglutit avec difficulté, et fait un pas en arrière… Mais elle n’a pas le temps de se laisser aller à cette soudaine appréhension; puisqu’à quelques dizaines de pas de l’entrée de la boutique, elle entend clairement un homme dans la rue lui dire:

  • “C’est ici… Vous allez voir, elle est endormie…”

  • Lymfan se retourne precipitemment, à la recherche d’une cachette; Et c’est au moment précis ou elle sens la panique gagner son coeur que le serpent fantomatique lui bondit dessus. La gamine pousse un hurlement et tombe à la renverse, tandis qu’il s’enroule autour d’elle et enfonce deux crocs gigantesques dans son cou; Elle ne ressens aucune douleur, et le contact du serpent ne l’empêche pas de bouger, ce n’est qu’un spectre - pourtant, la panique l’empeche un moment de s’en rendre compte. Au moment ou elle réalise enfin qu’il ne l’immobilise pas, elle entend une clef entrer dans la serrure de la porte; “V-Vous avez entendu?” bégaie le cordonnier, débordé d’enthousiasme.

  • Lymfan porte ses mains à sa bouche. Elle a pu parler?... ça veut sans doute dire que le mauna s’est dissipé… Qu’importe. Elle se relève en frissonnant de dégout, et se cache derrière la première commode qu’elle peut trouver. Le serpent ne l’a pas lâchée, et tente tant bien que mal d’happer la tête de la pauvre fille en agrandissant sa machoire. Pour lui, elle semble bien physique, bien réelle; il l’agrippe avec force, et elle peut voir ses muscles se contracter. Pour elle, il n’est qu’un spectre inoffensif, et pourtant, Lymfan perd peu à peu ce qui lui reste de sang froid: Et plus son sentiment de terreur s’amplifie, plus le serpent resserre ses anneaux, tous les muscles de la bête frémissant d’appétit.

  • Au moment où la porte s’ouvre, le cordonnier s’exclame:

  • “Attendez!.. Elle s’est sans doute réveillée. Il faudrait pas qu’elle s’enfuit… Refermons bien la porte…”

  • Les deux hommes entrent. Lymfan constate avec horreur que l’homme qui ouvre la marche est armé. La porte emet un cliquetis particulier, et le cordonnier rejoint le garde. 

  • Attendez! répéte-t-il, alors qu’ils sont sur le point de dépasser la commode derrière laquelle s’est dissimulée Lymfan. Il faut qu’on cherche partout, elle a très bien pu se cacher juste ici… Même ce meuble peut lui suffir, elle est tellement petite…

  • Vous commencez à prendre peur, pas vrai…? ricane le garde. Très bien… regardons…

  • Quelques fractions de seconde après qu’elle ait vu apparaître les doigts du garde dans le coin de la commode, Lymfan bondit de sa cachette. La seule solution: Il n’y a pas de solution. La porte est verrouillée, et elle ne s’attend pas à pouvoir maitriser deux hommes adultes: elle ne pense plus qu’à fuir, même s’il n’y a aucune issue possible. 

  • Lorsque le garde voit la gamine fuser hors de sa cachette, la surprise fait vite place à la détermination: son sens du devoir et son entrainement lui conférent des reflexes rares, et il est trop discipliné pour rester béat bien longtemps. Pourtant, c’est le cordonnier qui réagit le plus promptement - il se jette sur la gamine de tout son poid, et la plaque au sol de toutes ses forces; il s’est jetée sur elle comme sur un Dieu.

  • Lymfan sent l’air sortir de ses poumons, et le choc la perturbe - mais, à sa grande surprise, elle ne ressens quasiment aucune douleur. 

  • Après avoir rengainé son épée, le garde se penche et agrippe les poignets de la gamine qui se débat avec violence. Elle déploie une force sidérante, et les deux hommes ont beau y mettre tout leurs poids, elle semble sur le point de leur échapper; Pourtant, elle se fige soudain.

  • C’est parce qu’elle les voit. Les bêtes. Les fantomes parasites, qui couvrent le corps des deux adultes. Au niveau des poches du cordonnier, deux limaces gigantesques sont fixés à son corps par des crocs sortant des extrémités de leurs pieds - une multitude de cloportes grouillent sur les mains de l’homme, et un champignon enorme et palpitant a poussé dans son oreille gauche. Il en va de même pour le garde, dont elle ne voit que le visage; Son côté gauche est recouvert d’une bête immonde, sorte d’amas de chair écorchée sans yeux ni membres, qui semble s’introduire à l’intérieur du corps du garde par le coin de son oeil. Elle pousse un nouveau hurlement, et se débat avec d’autant plus de force; Surpris par la reprise des hostilités, les deux hommes la laisse leur filer entre les doigts. Elle se relève, manque de tomber, et se jette sur la porte de toute ses forces - un craquement sourd retentit, et Lymfan tombe dans la rue. 

  • Notes du Premier registre

  • Le Registre estime qu’en entrant dans l’Etat, les maestros voient et entendent des choses que les autres mortels ne perçoivent pas. Ces émanations fantomatiques sont appelée des “Notes”; En effet, un maestro experimenté à l’usage de la Musique sauras discerner dans ces spectres des mots, des lettres et des phrases,chantées par le monde lui même.

  • Dans une grotte perdue dans l'Imbrie

  • Trouvé! Dit Néron avec la joie d’un enfant qui viens de gagner à cache-cache.

  • Non! Attend! Je…

  • Solar Féléis n’a pas le temps de finir sa phrase; Sa tête roule déjà sur le sol, à jamais figée dans une expression de terreur suppliante. Il s’était dissimulé à quelques kilomètres de là, et c’est à cause de lui si la tempête de la Vénérable a été si violente. Quel dommage… Il y a une sorte d’innocence dans ses yeux que Néron regrette d’avoir éteints. Il récite une courte prière à la Chimère, et lève la tête vers le ciel. Loin, au dessus des cimes… Puis, en direction de l’ouest, vers le monde interdit. Là ou l’âme de Solar s’en est allé. Il se retourne ensuite rapidement, et repère son cousin dans la plaine.

  • Néron fait un pas; Cela lui suffit à traverser les 30 kilomètres qui le séparaient de son cousin. Celui ci vient finalement d’attraper Rémo “le grand”, qui supplie:

  • …’est juré! C’est promis! Sur Kymer, que je les brûlerais, ces traductions! Ses larmoiements se muent en gémissements pathétiques lorsque Néron apparait dans l’ombre de son cousin. “Je t’en prie, raisonne ton cousin, Néron… Amène moi à At Sahis… Il comprendra, nous discuterons, je voterais pour lui, je le jure!...

  • Néron écarquille les yeux. Quelle déception! Depuis le début, Rémo ne disait rien, alors… Ce silence, là… Néron l’avait trouvé… Plutôt charismatique, dans l’idée. Cassion dévisage l’électeur avec le dégout le plus profond, et l’assomme d’un coup de tête dans le front. Pendant un instant, les deux hommes se taisent. Puis:

  • -”Le gardien du peuple”, qu’ils l’appellent, ricane Néron. Il est bien beau, leur gardien…! Allez, achève le, qu’on rentre…

  • tue-le, toi, grogne Cassion. Je ne veux pas salir mon marteau avec le sang d’un lâche…

  • Il est déjà bien tâché, pourtant, commente son cousin.

  • Néron…

  • Oh, ça va… Tu peux te détendre un peu… On les a eu… Ils étaient forts, non? La tempête, c’était quelque chose…

  • Ce n’est pas le moment de se détendre. Il en reste un, et…

  • Il est en train de venir vers nous, oui, j’avais remarqué…

  • Et, en effet, à une centaine de mètres de là, Iquios boitille. Il a récupéré son épée, et la traine au sol. La douleur de ses côtes enfoncées l’empêchent de se concentrer, et il ne parvient pas à maintenir l’Etat; il n'a pas l'habitude de la chose, et n'a pas réussi à utiliser ses pouvoirs. Mais il ne mourras pas comme un lâche. Il n’a pas entendu les dernières paroles de Rémo, aussi ignore-t-il que son idole n’a rien d’un guerrier valeureux - C’est pourquoi il boitille dans la nuit, en tentant d’approcher ces voix qu’il distingue à peine, plein d’une foi étrange qui lui fait préférer le martyr de la défaite à la honte de la fuite; La foi en l’idée qu’il y a des choses pire que la mort. Il ne mourra pas comme un lâche : S'il doit s'en aller, ce seras en tentant de protéger son maître et ami…. 

  • Il entend alors un bruit sourd, et l’instant d’après, les deux maestros ont surgis devant lui.

  • Voilà, j’en avais assez d’attendre, déclare Néron. Allez, tue-le, et je m’occuperais du…

  • L’apotre est obligé de s'interrompre pour parer l’estoc que viens d’asséner Iquios. Il a été forcé de bouger son épée, et la lame du serf lui a même effleuré la gorge Le regard de Néron exprime l’étonnement le plus ravi.

  • Eh ben, il a du talent… prononce-t-il en regardant Cassion. Celui ci reste aussi immobile que s’il était une statue. Néron reprend: Tu es rapide, mon garç…

  • Cette fois ci, l’épée lui passe à travers le bras, puis, lui transperce le foie. Comment…? Il n'a pas senti l'autre bouger… et pourtant … Sa bouche se remplit de sang, et il en crache en tombant à genoux. Personne ne l’a touché depuis…

  • Cassion réagit soudain, et désactive la Musique, mais Iquios n’est déjà plus là. Il s’est volatilisé dans la nuit, et Néron tombe sans bruit sur la neige.

  • Dans la caserne des Légions Extraordinaires.

  • Seth plaque l’Ombre contre le mur de la ruelle. 

  • Allons, allons, sussure l’Ombre sans cacher un sourire lubrique. Pourquoi tant d’agressivité, tout à coup…?

  • Tu m’as envoyé sur une fausse piste, grogne Seth en le soulevant à moitié. On va vérifier si tu es vraiment immortel…

  • Je ne le suis pas, répond l’Ombre en haussant des épaules. Ne m’en voulez pas, mon cher Chancelier… Vous devriez savoir que les affaires sont les affaires… Qui plus est, vous avez déjà assez fait de grabuge comme ça, vous ne croyez pas?... Je ne crois pas que m’assassiner brutalement dans une allée des casernes arrangera votre cas…

  • Après un instant de réflexion, Seth le jette sur le sol poisseux de la caserne. Cet homme, aussi écoeurant soit-il, a bel et bien raison. L’Ombre est un élément trop important de l’Empire pour qu’il lui fasse quoi que ce soit; A lui seul, c’est une institution. Il était dans les bons papiers de Limbad bien avant la naissance de Seth, et le seras sans doute encore bien après sa mort. 

  • … Alors, toi aussi, tu es des Triades… murmure Seth après un silence. Une certaine émotion transparait dans sa voix, ce que l’Ombre ne manque pas de relever:

  • … La corruption semble être un sujet qui vous tiens très à coeur, n’est ce pas…? êtes vous… Déçu de moi?

  • L’Ombre a dit la chose sur un ton enjoué, comme si l’idée de décevoir Seth lui procurait beaucoup de plaisir. 

  • L’Empereur a toujours lutté contre la pègre… Tu es aux côtés de Limbad depuis des siècles. Comment peux-tu laisser les Triades détruire son Empire, et laisser s’effondrer la vie de ses habitants… 

  • Avez-vous foi en l’Empire, Seth?

  • La question désarçonne le colosse. Son visage exprime si bien son désarroi que l’Ombre reprend:

  • Vous semblez obéir à un code d’honneur très… personnel. Pourquoi voulez vous tant rétablir un Empire prospère? Est-ce par amour pour les habitants de l’Empire, ou bien êtres vous simplement nostalgique de l’époque qui vous a vu grandir…? Vénérez vous Limbad au point de défendre un Empire duquel il ne se soucie plus? Ou bien… Est ce que c’est l’ambition, qui vous anime? Désirez vous vraiment la gloire au point d’entrer dans le palais durant la nuit, à l’insu de la garde et de l’Empereur lui-même? Dites moi… Qu’est ce que vous faite ici, à une heure pareille, et déguisé ainsi..?

  • … Tu as beaucoup de questions à me poser, on dirait. Je t’intrigue? Je parie que ça faisait longtemps, que tu n’avais pas rencontré quelqu’un comme moi…

  • L’Ombre hausse un sourcil interrogateur, et Seth surenchérit:

  • Je ne suis pas comme toi. Tu aurais du le comprendre, dès que tu m’as rencontré. Le meilleur des politiciens est le plus habile des menteurs; Et pourtant, je suis arrivé tout en haut en ne faisant rien d’autre que de clouer la langue des vipères à leur propres entrailles. Je ne suis pas comme Amon, comme les généraux ou comme les consuls. Je ne suis pas à la recherche de plaisirs faciles, et je ne m’attend pas à être consolé pour mes efforts. Pas plus que je ne suis animé par le besoin de reconnaissance, l’appat du gain, ou par la nostalgie. J’accomplis ce qui doit l’être, et je passe à la prochaine tâche.

  • L’Ombre applaudit:

  • Bravo! Vous avez l’art de livrer une réponse interminable qui ne répond à aucune des questions qu’on vous a posé. Je crois que… je vous aime bien, Seth. ça y est, je me suis décidé. Je vais vous aider.

  • Non merci… 

  • Seth tourne les talons, en espérant semer l’Ombre le plus vite possible, mais il tombe nez à nez avec celle-ci.

  • Allons, ne m’en voulez pas… Vous avez pris les choses trop personnellement, voilà tout… Je vous ai menti, je l’admet - Le consul des Afilies n’avait rien à voir avec l’attentat qui vous visait. Je vous ai menti, et je le ferais encore. Mais, dans votre situation, vous feriez mieux d’accepter mon aide… 

  • Tu veux m’aider, hein?... Et bien, commence par arrêter de me proposer ton aide. Si c’est pour m’envoyer tuer des innocents… dit-il en s’apprêtant à partir.

  • Le consul des Afilies n’était pas tout à fait “innocent”, vous savez… Vous auriez tort, de penser que j’ai agit dans l’intérêt d’Amon, ou que je suis membre des triades… Voyez vous, j’ai, moi aussi, mes propres objectifs… Lorsque je pense que ceux d’un autre homme concordent avec les miens, je n’hésite pas à joindre nos efforts, voilà tout. L’idée d’Amon servait mes efforts, et elle m’a beaucoup plu. Hors, maintenant, il se trouve que… Votre idée d’engager une troupe de mercenaire des îles me plait beaucoup.

  • Seth retient un juron. Il le sait déjà?... Trado n’a sans doute même pas eu le temps d’en parler avec le mage…  Au fond, ça ne l’étonne pas tant. Cet homme est capable d’entrer et de sortir à sa guise de n’importe quelle ombre dans le monde: C’est le seul Anadyo de l’Empire qui semble pouvoir utiliser ses pouvoirs à leur pleins potentiels. C’est justement ça, qui le rend si écoeurant. S’il n’aimait personne, son pouvoir serais atrophié, comme celui de Seth et des autres Ombrages. Mais s’il peut utiliser l’ombre de cette manière, cela veut forcément dire qu’il aime quelqu’un, et qu’il ne se soucie pas du vieillissement que ses facultés provoquent chez cet être aimé… Rien n’échappe à l’Ombre; Il est les mains et les yeux de Limbad depuis des siècles, sans qu’on sache comment il a survécu si longtemps, et Seth va être obligé de le compter comme un facteur aussi conséquent et capricieux que le vent ou la foudre.

  • “Si tu veux qu’on “joigne nos efforts”, dit Seth après un instant de réflexion, il va falloir que j’en sache plus sur les tiens, d’objectifs...

  • Evidemment, le rassure l’Ombre. C’est simple: J’ai un intérêt tout particulier pour les Afilies, duquel je ne peux pas vraiment vous parler, mais… disons que le consul en place me gênait un peu, et qu’un peu de changement s’imposait. Le problème, c’est que, je ne pense pas que laisser la région tomber dans le chaos m’aidera dans mes… projets… 

  • L’art de livrer une réponse interminable qui ne répond à rien, c’est ça, hein…?... Bien… Pour l’instant, je suppose que je me contenterais de ça…

  • Croyez moi, mon aide vous seras précieuse… Si vous parvenez à apaiser les Afilies sans employer les Légions, alors, il est très probable que Limbad vous donne le Sceptre, vous savez… 

  • … Je doute qu’il se soucie des Afilies…

  • Vous avez raison de douter… Mais si, moi, je lui parle, alors… Les choses se passeront differemment.

  • Seth observe l’Ombre avec attention. Est-il en train de mentir? Est-ce qu’il a vraiment des rapports si… privilégiés, avec Dieu? Sans doute. Mais il est clair que, s’il peut utiliser l’Ombre à sa guise, alors…

  • Tu veux m’aider, hein… Alors, pour commencer, emmène moi à l’intérieur des jardins. 

  • … Personne n’a le droit d’y entrer dans y avoir été invité… Qu’est ce que vous pouvez bien vouloir faire dans les…?

  • Si tu veux que je te fasses confiance, il va falloir faire ce que je te demande sans trop poser de questions.

  • L’Ombre soupire. Il semble hésiter un instant, mais finit par acquiescer: il s’agrippe à Seth, et tout devient noir autour d’eux.

  • Séclielle

  • En se relevant, Lymfan constata que la rue était aussi bondée de fantôme que l’était la boutique. Sa vue était brouillée par les visions que lui donnait l’Etat, mais il ne fut pas très difficile pour elle de se frayer un chemin entre les passants; Elle faisait preuve d’une force colossale, et bousculait des adultes trois fois plus grand qu’elle avec autant de facilité que s’ils avaient été des fétus de paille. Le garde et le cordonnier ne la rattrapèrent pas, et pourtant, la piste était facile: Elle provoqua un véritable chaos dans les ruelles de la cité, cherchant desespérément à s’enfuir, à sortir de cette maudite ville par tous les moyens. Elle ne pouvait pas rentrer au Séminaire, pas maintenant, pas dans cet état: on la reconnaitrait, elle en était certaine. 

  • Le serpent était toujours fixé à elle, et les passants qu’elle croisait étaient tous sujets à des parasites fantomatique qui l’horrifiait un peu plus à chaque pas. Elle n’avait pas été formée à l’Etat, et ne savait donc pas encore discerner la véritable nature de ces apparitions. Pourtant, elle restait concentrée sur son objectif: Elle devait faire vite, partir, loin de la cité…

  • Bien sûr, elle se perdit, incapable de retrouver les portes de la ville. Sans savoir comment, elle atterit au port, à l’autre bout de Séclielle; Le chaos qu’elle semait sur son passage ne passa bien sûr pas inaperçu, et l’un de ses poursuivants la retrouva en effet sur un quai, alors qu’elle venait de s’effondrer près de l’étal d’un poissonnier qui la regardait d’un air suspicieux.

  • Ce poursuivant était une poursuivante: Atha des Hauteurs. Elle avait été la première à retrouver Lymfan, et un sourire satisfait se lisait sur le visage de la jeune fille. Elle s’approcha d’une démarche sereine, lente et appliquée, consciente de sa puissance. Elle portait la toge de maestria, qu’elle venait juste d’obtenir, et sa main était posée sur la lame qu’on venait de consacrer pour elle: un cimeterre sans fourreau, dont le tranchant noir disparaissait dans les voiles de son vêtement. Lymfan était trop épuisée par ses visions pour remarquer qu’Atha approchait; Alors qu’elle arrivait à quelques pas de Lymfan, toutefois, Atha sentit soudain une présence oppressante s’abattre sur son échine. Elle écarquilla les yeux: Oui, cette petite était entrée dans l’Etat - La Chimère seule savait comment elle avait fait ça, mais elle l’avait fait. Pourtant, ce n’était pas d’elle qu’émanait la présence: C’était un présence lourde et sauvage, une aura aussi puissante que brute. 

  • Atha se retourna, et fit instinctivement un bond en arrière, avant de reconnaitre la personne qui venait d’apparaître.

  • “Toi… dit-elle avec une moue dégoutée. Qu’est ce que tu fais là, et pourquoi es tu dans l’Etat?

  • Atha des Hauteurs, tu es la fleur des plaines de Vertigo, répondit Jacaar. “Mais si tu es venue chercher la petite faiblarde, je serais obligé de me mettre en travers de ton chemin.

  • A son air résolu, et au fait qu’il portait deux lames de fer devant son regard, Atha comprit que le tutellé ne plaisantait pas.

  • C’est parfait, répondit-elle. Xanvre a toujours refusé de nous laisser nous affronter, durant les cours. Je serais ravi de prouver à tout le monde que Jacaar Reale n’est qu’un sauvage; Je ne supporte pas ceux qui prétendent que tu as du talent.

  • Je… Je ne cherche pas la confrontation, femme. J’agis sur ordre de l’Avalion: Je lui ai prêté serment…

  • Et alors? Répondit flegmatiquement Atha. L’Avalion n’est qu’un tutellé. J’agis, moi, sur ordre d’At Sahis en personne. N’as tu pas vu ma toge? Je suis ta supérieure, à présent. Mais ne demande pas mon pardon maintenant, Jacaar: Amusons nous un peu d’abord…

  • Elle décrocha son cimeterre de la ceinture auquel elle était accrochée. Jacaar ne sentait pas l’aura d’Atha; Mais il savait que c’était une des particularités du mantra de son aimée. Il déglutit. Il ne voulait pas la blesser…

  • Ces si beaux sentiments ne durèrent cependant qu’un temps. En effet, le combat ne dura qu’un instant. Atha effectua un simple pas vers l’avant, mais avec une fluidité et une vitesse étonnante: instinctivement, Jacaar ramena ses deux épées devant lui pour parer le coup, mais la lame de jyste noire les traversa comme s’ils avaient été fait de beurre, et pénétra profondément dans l’épaule du guerrier. Elle aurait du le couper en deux, mais au dernier moment, Jacaar avait réussi à invoquer une Note, le “Tan”, l’une des plus importantes de la famille Reale; Cette Note de protection avait stoppé la lame, et elle était désormais coincée dans le corps de Jacaar. Il lâcha ensuite ses deux armes brisé, et attrapa le bras d’Atha qui tenait le cimeterre.

  • Il tremblait, et Atha lui sourit doucement. Elle approcha son visage de Jacaar, et lui murmura:

  • Tu vas mourir sans jamais avoir pu prouver la valeur des Reales.

  • Il hurla de colère et de terreur, et invoqua cette fois-ci le “Tael”, une Note à la consonance meurtrière; Dans l’ultime moment de sa vie, Jacaar n’avait en effet plus du tout de remord à l’idée de tuer sa redoutable bien-aimée, et tout ce qu’il voulait, c’était survivre; Mais elle appliqua une violente torsion de poignet à la garde de son arme, et le cimeterre incurvé découpa le corps du tutellé en deux. Ses tripes se répandirent au sol, et la vie disparut presque instantanément de son regard. 

  • Atha essuya le sang qui couvrait son cimeterre sur la toge blanche de la partie gauche de Jacaar, sans prêter attention aux cris de terreur et à la panique qu’elle venait de déclencher sur le port. La maestria se retourna ensuite dans la direction de Lymfan, mais celle ci avait disparue. Il ne lui fallait qu’un instant pour la retrouver; Désorientée, la gamine était recroquevillée dans le coin d’une ruelle, effrayée par la foule qui fuyait dans la panique la plus désordonnée.

  • Atha s’avança vers sa proie d’un pas determiné. Lymfan pouvait voir, fixée à la gorge de la maestria, une immense blatte fantomatique, qui semblait sucer les sangs de la jeune fille: Cette apparition devint alors soudain très claire. Le temps sembla se suspendre, pour Lymfan, et elle comprit soudain ce qu’était ces spectre-parasites, qu’elle avait vu sur le corps de toutes les personnes qu’elle avait croisé depuis que la mixture avait fait effet. Le serpent, la blatte n’était que des formes, des aspérités duquelles elle n’avait pas su décrypter le sens.

  • En regardant bien le fantome accroché à la gorge d’Atha, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’une blatte, mais d’un motif, d’une phrase ; d’un assemblage de Notes. Son regard s’affina, et les innombrables fantomes qui parsemaient la rue lui apparurent, l’espace d’un instant, comme autant de mot et de phrase écrite dans un pavi parfait. La blatte elle même n’était en fait qu’un assemblage de septs lettres écrites sous plus de 700 de leurs manières différentes: En les regroupant, elles formaient le mot “orgueil”, orgueil qui tenait Atha à la gorge.

  • Le serpent fantomatique qui l’entourait n’avait plus la forme d’un serpent, mais d’un autre mot: “peur”. Partout autour d’elle, des mots apparaissaient, tous écrits en pavi; Et, pour la première fois, elle perçut aussi la présence d’Atha. L’enfant trembla de terreur.

  • Près du Fantasme

  • Cela fait maintenant plusieurs jours que je maintiens l’Etat, que je lutte contre ces torrents invincibles. C’en est trop. En fuyant trop precipitemment la Chimère, j’ai plongé dans l’océan Impossible, et je ne peux plus retenir mon souffle - Il faut que je sorte, à tout prix, que j’emerge, mes poumons brûlent, je suffoque… Et c’est alors que la surface apparait enfin. Je la perce un instant après l’avoir décélée, et je prend une bouffée d’air frais. Enfin!... Je plane un instant, et me prépare à appeler l’aigle. Mais qu’est ce qui m’as pris, de venir ici… Il est temps de faire demi tour. Il n’y a rien, au delà du Fantasme, et certainement pas de réponses à mes questions…

  • C’est alors que j’aperçois une marque étrange dans la Musique, légérement au nord du Fantasme. Comme une émanation bleutée, accompagnée d’un son harmonieux et d’un étrange sentiment de bien être. Comment ai-je pu ne pas le remarquer plus tôt…? J’étais sans doute bien trop concentré sur ma propre survie. “Il ne suffit pas d’écouter pour entendre…” Il y a quelque chose, là bas, dans les profondeurs. Quelque chose de caché et de splendide, quelque chose d’essentiel et de dangereux.

  • J’hésite. Je viens à peine de sortir… Nager dans ces courants est épuisant, même pour moi… Un instinct étrange me pousse pourtant à y retourner, malgré la peur sourde que m’inspire l’Océan Impossible. Alors, après un soupir désespéré, je plonge à nouveau. Il est bien plus facile de descendre dans les profondeurs que de les quitter, puisque l’eau est irrémédiablement attiré vers le gouffre du Fantasme. 

  • Aussi, il me faut seulement quelques minutes pour m’approcher de cette musique formidable; Quand, enfin, j’atteint les profondeurs espérées, la surprise est telle que je m’immobilise quelques instants. Ce soudain arrêt de mes mouvements laisse aux courants le loisir de m’emporter, et je dois redoubler d’effort: C’est incroyable. Quand je reprend le contrôle de ma course, je me précipite vers ce que j’ai vu, et je reste ébahi. Ce sont les ruines d’une cité engloutie, gigantesque et recouverte d’étranges coraux, juste là, à quelques centaines de mètres de l’endroit où l’océan sombre dans le Fantasme.

  • En approchant, les contours de la cité se précisent - elle s’est mêlée au monde de l’abysse, et des centaines de forme de vie phosphorescentes s’y sont accrochées. Elles diffusent des lumières bleutées, verte et fragiles, et des poissons fantasque nagent paisiblement aux côtés de la ville, comme si l’eau était calme, près des édifices érodés. Quel que soit le minerai avec lequel cette cité a été édifiée, je sens qu’il est gorgé de vie et de Musique. 

  • Cette cité toute entière est enclavée entre 8 immenses anneaux de pierre, pour la plupart brisés, qui forment une sorte de dôme autour d’elle. Un immense reptile, long de plusieurs kilomètres, s’enroule autour de ces anneaux - pendant un moment, il me semble vivant, puis, je comprend en approchant de ses écailles de pierre qu’il ne s’agit que d’une statue particulièrement réaliste. Il est recouvert, comme le reste de la cité, de plusieurs espèces de mousse luminescentes; des coraux s’y sont greffé, et de curieux poissons colorés se cache dans des anémones accrochés à ses écailles.

  • Je lutte contre les courants pour entrer sous le dôme, mais, quand j’y parviens, ma lutte devient inutile; Ici, l’eau est bel et bien calme. C’est comme si une curieuse force rendait l’eau stagnante, alors même que le siphon est à quelques centaines de mètres de là. Quel que soit cette force, c’est un art disparu, une chose qui n’est ni de la magie, ni de la Musique… Quel que soit cette ville, elle n’était pas destinée à mon espèce.

  • C’est une cité étrange, une cité sans rue, qui semblent avoir été peuplée par des oiseaux, si elle a jamais été habitée. Des sortes de perchoirs emergent des maisons, qui sont bâties de manière circulaire et dans des taille très variable. Il semble y avoir une logique parfaite dans l’ajustement de cette ville, et pourtant elle m’échappe: Tout est harmonieux, mais ce n’est clairement pas une ville humaine.  Il n’y a pas de rues, pas de grandes places; La ville semble s’étendre à la verticale, et certains batiments ont été construits à même les anneaux de pierre qui l’enserrent, si bien que certains sont carrément à l’envers. 

  • Des dorures recouvrent encore ces habitations étranges, et elles sont remarquablement bien conservés. ça et là, des statues d’or massif représentant des anges à quatres ailes s’éparpillent sans logique, seuls éléments à ne pas être couvert de mousse ou de coraux, comme si cet or avait quelque chose de trop sacré pour que les abysses puisse se l’approprier.

  • Au coeur de la cité, une tour d’un diamètre ridicule s’élève à quelques centaines de mètres; Il semble qu’elle a été un jour bien plus grande, mais que quelque chose l’a brisé en deux. En effet, tout un pan de la ville est écrasé sous ce que j’identifie comme étant l’autre partie de cette tour, et certaines de ces pierres semblent avoir été brûlée si profondément que la Musique est encore parcourue de notes surchauffées. Elle me préoccupe d’ailleurs beaucoup, la Musique: Elle ne m’indique rien, elle qui est si bavarde. D’ordinaire, on peut tout sentir dans la Symphonie - danger, souvenirs, phénomène naturel et émotions des astres; Tous les événements de l’univers sont émanés sous forme de Notes qu’il suffit de savoir interpreter. Mais pas ici. Ici, la Symphonie ne semble plus être la somme de tous les absolus, mais une simple facette de quelque chose d’infiniment plus vaste.

  • Je ne dois pas m’éterniser dans cet endroit - La Musique semble étrange, distordue, et cela me rend vulnérable… mais la curiosité est trop forte. Je suis sans doute le premier à venir ici depuis des lustres - sans doute le seul à être en mesure de venir ici. Aucun maestro, aucun apôtre n’aurait jamais pu plonger si profondément, j’en suis certain. Même pas Leïa… 

  • Je dois m’approcher, encore un peu plus près. J’entre dans la tour avec émotion. A ma grande surprise, elle est creuse - Je suis fasciné à l’idée qu’il n’y ait pas d’étages. Autrefois, il semble qu’elle ait été un immense salon vertical. à l’intérieur, je découvre des mosaïques splendides, des sculptures d’or brisées et des algues phosphorescentes. Il y a ici beaucoup moins de formes de vie qu’à l’extérieur, et tout est presque intact. Des dalles de pierres hérissent les murs comme autant de perchoir, et chacun d’entre eux arbore la figure d’un animal différent, sculpé dans un or fin qui ne s’est pourtant pas oxydé dans ces profondeurs. Le monument est prodigieux… C’est un travail parfaitement proportionné. Mais ce qui attire mon attention, ce ne sont pas ces mosaïques immenses qui recouvrent l’édifice; Non, c’est cet ange minuscule, gravé à même la pierre, et qui… m’appelle de la main?... Je ne rêve pas. Il bouge bel et bien sur la roche.

  • C’est un petit personnage en deux dimensions, et quand je m’approche de lui, il applaudit et déploie ses quatres ailes. Il se met à les battre furieusement, et la gravure se met à se déplacer sur la surface de la tour en esquivant les mousses éparpillées sur la roche. Rendu muet un instant par l’étonnement, je ne tarde pas à me lancer à sa poursuite.

  • Nous pénétrons dans un couloir, caché dans les profondeurs de la tour. Il n’y a aucune lumière, et je dois me reposer entièrement sur la Musique pour discerner quoi que ce soit dans ces profondeurs - l’exercice est très délicat. Nous entrons dans un couloir dans lequel des ossements sont entassés. Ce sont des restes qui semblent humain, mais, comme le personnage que je poursuis, quatres ailes leur sortent des clavicules. Mais je n’ai pas le temps d’étudier ces ossements… Il va m’échapper…. Nous descendons de plus en plus profondément, puis, tout à coup, nous remontons. A ma grande surprise, je jaillis hors de l’eau dans ce qui semble être une poche d’air conservée ici, à des kilomètres de profondeurs. 

  • En regardant autour de moi, je découvre une salle immense et à moitié immergée. Des colonnes formidables retiennent un toit noir constellé de diamants, véritable voute celeste qui retiens des kilomètres d’eau sans frémir ni se fissurer. L’air a une odeur de renfermé qui me donne une sérieuse envie de vomir; Mais je reste concentré sur le personnage que j’ai suivi ici. 

  • La gravure mouvante figure désormais sur l’une de ces colonnes formidables. De bout des doigts, l’ange me montre quelque chose derrière moi. En me retournant, je découvre un mur immense sur lequel sont disposé une quantité incroyable de tableaux de plusieurs dizaine de mètres de largeur, tous peint avec une précision surhumaine. Celui que l’ange me montre du doigt est le plus grand d’entre eux… Il représente la Chimère elle même, entourée par trois lames que j’identifie rapidement comme étant les trois épées sacrées. Solaris, une large plaque de fer, auquel est suspendue l’Autre Lune; Sacrifice, l’épée rouge de Limbad, qui contient un univers dans son fourreau, et Carnaval, la dague verte et perdue qui complète ce triptyque très connu.

  • Je m’approche de la peinture en tremblant un peu. Qu’est ce que cela signifie…? Cette cité… Elle semble avoir édifiée pour et par des anges… Ces créatures que les pratiquants du culte de la Reine Rouge vénérent, et que j’ai toujours trouvé invraisemblables… Quel sont leurs liens avec la Chimère?... Je sens qu’il y a quelque chose de très important dans cet endroit, quelque chose qui a à voir avec la nature même de notre monde… Quelque chose dont le Correcteur a peut-être parlé.

  • C’est alors qu’un bruit formidable retentit. Je dégaine instantanément mon épée, sur mes gardes ; Mais, le bruit s’évanouit aussi vite qu’il est apparu. Je me retourne vers l’ange comme pour l’interroger, mais il a disparu. Qui sait ce qui peut se cacher dans ces abysses… Pourtant, je ne ressens aucun danger dans la musique, aussi, je continue à explorer la pièce. 

  • Un second tableau non moins immense représente un homme aux yeux rouges, peint avec un réalisme formidable. Son regard me frappe, non pas pour la couleur de ses yeux, mais pour la peine terrible et muette qui semble les traverser. C’est une émotion si vive que je me met à la partager toute entière - un instant, j’en viens à penser à ceux que j’ai laissé. Mais je me détourne vite vers un troisième tableau. Lui aussi m’émeut particulièrement; Il représente l’Autre Lune dans toute sa splendeur, et avec un sens du détail absolument surnaturel. C’est presque mieux que de la voir en vrai… 

  • Il y en a des centaines, de ces tableaux, et ils feraient rougir de honte les meilleurs peintres humains. Je sens que je suis dans une véritable salle au trésor, et qu’en les observant tous un à un, je finirais par comprendre quelque chose d’essentiel, quelque chose qui tiens aux origines de notre monde. J’ai tout mon temps pour découvrir ces secrets et je suis stupéfait de bonheur - Que de tels trésors ait pu être conservé ici, à des kilomètres de profondeurs, pendant probablement des siècles… C’est une chance incroyable.

  • Je m’approche d’un quatrième tableau qui représente un dragon, quand, soudain, le mur du plafond s’effondre dans une violence inouie, et des kilomètres d’eau glacée déferlent dans la pièce, réduisant à néant ces chef d’oeuvres immortels. J’ai à peine le temps d’invoquer des Notes pour me protéger - le choc est si formidable qu’il faut plusieurs minutes avant que je ne comprenne ce qui s’est passé. 

  • Le serpent de pierre n’était pas une statue. C’est un véritable Léviathan qui se déploie sous mes yeux, un cataclysme - Il doit mesurer au moins dix kilomètres de long. Sa gueule est si immense que je ne mesure même pas un centième de la taille d’une de ses dents. Les huits anneaux ont rompus sous son étreinte, et je les vois tomber sur la ville en effaçant les vestiges des siècles en l’espace de quelques secondes. Ses yeux gigantesques sont rivés sur moi, et la terreur me gagne complétement pour la première fois de ma vie. 

  • Le temps semble se suspendre. Puis, je fuse vers la surface. Un frémissement des muscles du Léviathan déclenche alors un courant sous marin surpuissant, et je dévie de ma trajectoire. En plus d’être immense, il est d’une rapidité phénoménale; En un instant, il est sur moi, et j’ai tout juste le temps de me demander d’ou viens l’épée de jyste noire enfoncée dans sa gencive supérieure, avant qu’il ne me happe tout simplement dans sa bouche.

  • Séclielle

  • Le quai de Séclielle a été deserté: La femme qui sors des eaux en est ravi. Elle est nue, et épuisé, et elle espère trouver des vêtements le plus vite possible, avant que des badauds ne l’interceptent: Mais c’est à ce moment qu’elle constate la présence d’un cadavre sur le sol. Elle reconnait instantanément la personne duquel il s’agit: C’est le petit héritier du clan Reale, Jacaar. Sa mort risque de ne pas plaire à Obie… Leïa ouvre légérement ses pupilles; Ses iris restent visible, mais elle entre à peine dans l’Etat, pour ne pas que sa présence trop imposante perturbe la sérénité de la ville. L’Avalionne retrouve instantanément la personne qui a fait ça. Elle la rejoint d’un mouvement, et plaque violemment Atha contre le mur d’une ruelle avoisinnante.

  • Kymer!… gémit Atha.

  • Kym, ma soeur, salue solennellement Leïa Gin.

  • Je…

  • Pourquoi as tu tué l’héritier du clan Reale?

  • Je… Il s’est opposé à un ordre d’At Sahis…

  • Ah.

  • Leïa relache la jeune maestria, qui n’en mène pas large. Atha a perdu son air fanfaron: Après ce qui viens de lui arriver… Une seconde humiliation, comme celle-ci… Elle n’a même pas senti Leïa approcher. Elle remarque que Leïa est nue: Mais elle n’ose pas le faire remarquer…

  • Quel était l’ordre donné par At Sahis?...

  • Je… C’est un secret, Avalionne.

  • Dit le moi.

  • La présence de Leïa s’intensifie: Elle deviens si insupportablement douloureuse qu’Atha perd sa concentration, et sors de l’Etat malgré elle. 

  • Je… Je devais capturer Lymfan! glapit-elle en se recroquevillant sur elle même. Jacaar s’est interposé, et je n’ai pas eu le choix…

  • Lymfan? Pourquoi devais tu capturer Lymfan…? Et ou est elle, maintenant?

  • Elle m’a filée entre les doigts Je… Je n’ai pas compris cu’il s’était passé… J’allais la… J’allais la capturer, et, soudain, il y a eu une Note… Je crois qu’elle était là depuis le début… Lymfan a regardé cette Note, et…

  • Lymfan a regardé une Note?!

  • Elle avait les yeux ouverts, Avalionne… Je le jure… Elle a regardé une Note, et la Note a brillé, et… et puis, Lymfan et la Note ont disparues…

  • Disparues? Comment ça?

  • Je ne sais pas, je le jure!... Arrêter de dégager votre aura, je vous en prie, Avalionne…

  • Leïa s’executa: Elle avait oublié qu’elle maintenait sa présence sur la tempe de la gamine. Elle jeta un regard en direction du Kymerion. At Sahis… C’était sans doute lui. 

  • Pendant ce temps, Etius venait de recevoir la nouvelle: un de ses fidèles lui avait déjà appris ce qui s’était passé aux quais, et il était en train de s’arracher les cheveux dans sa chambre du Kymérion. Maudite Atha! Tuer Jacaar… La garce! Le pauvre garçon était certes étrange, mais il ne méritait pas ça… En plus, c’était de sa faute, à lui, Etius: Atha agissait sur ordre d’At Sahis, ce qui signifiait que tout ce qu’elle ferait dans le cadre de sa mission serais de toute manière légitimé par le chef de l’Orchestre.

  • Surtout, si elle l’avais tué, cela voulait dire qu’elle ne se gênerait pas pour la tuer, elle: Lymfan était en danger. Son informateur lui avait dit qu’elle avait “disparue” devant Atha, mais il était sûr que Lymfan n’avait fait que trouver une astuce temporaire, et que sa terrible fiancée retrouverait bientôt la pauvre Lymfan. Mais que pouvait-il bien faire?... Il était trop faible, comparé à Atha. Il repensa aux leçons de Xanvre des Hauteurs: L’important, ce n’était pas de bien se battre, mais de se jeter à coeur perdu dans la mêlée, comme l’avait fait Véant Sahis lors de son affrontement avec Jacaar… Quelles conneries.

  • Etius sortit de sa chambre, et se rua dans le couloir. Il descendit les escaliers quatre à quatre, jusqu’à l’étage des Sahis. Il savait pertinemment l’endroit où cette vipère résidait. Deux Méniants gardaient l’entrée: Ils auraient sans doute repoussé n’importe qui d’autre, mais l’Avalion était chez lui dans le Kymérion, et ils ne pouvaient pas l’empêcher d’aller là ou il le souhaitait.

  • Il entra dans la pièce claquant la porte contre le mur de cristal: Les Méniants la refermèrent délicatement. At Sahis était en pleine discussion avec une jeune femme aux cheveux blonds, qu’Etius reconnu comme étant Ezia Féléis, la fameuse prodige du clan des ailes.

  • “Ce seras tout, Ezia… lui dit At Sahis après un regard sur l’intrus. Ne t’inquiète pas… Tu ne seras pas inquiété. Ton mantra est trop important pour que nous puissions nous passer de toi: il n’y a que toi qui sache utiliser la Musique pour guérir. Avalion, continua-t-il en s’adressant à Etius. Je vous attendais…”

  • Ezia Féléis sortit de la pièce après avoir adressé un sourire à l’Avalion. Quand les portes de cristal bleu se furent refermés, Etius répondit:

  • Vous lui avez menti, et à moi aussi.

  • …? Pardon, votre altesse?...

  • Moi aussi, j’ai menti à tout le monde, vous savez. Je n’ai pas besoin de m’asseoir, ou d’entrer dans l’Etat, pour utiliser mon mantra.

  • Etius s’approcha du bureau d’At Sahis, et posa ses deux mains dessus en fixant le chef de l’Orchestre droit dans les yeux: Ses iris étaient parfaitement visible. Soudain, ce visage si innocent et si pur avait pris un air plein de colère, et, pour la première fois de sa vie, Etius ressemblait à un ange de la colère, à un Avalion.

  • Je suis un Avalion. Mon mantra est toujours actif. 

  • Oh, je vois… ria At Sahis. Oh là là, votre mantra, détecter les mensonges…! Même en étant debout…! wow! Avalion, c’est sûr… vous avez une sacrée génétique! Je le pense vraiment! N’importe qui ne serais pas en mesure de comprendre la profondeur de mes sarcasmes….

  • Dites moi ce qu’il faut que je fasse, pour que vous laissiez Lymfan tranquille, répliqua Etius, nullement amusé.

  • Je ne savais pas qu’elle comptait tant pour vous…

  • Elle compte. Je la considère comme ma petite soeur, désormais. Je veux que vous donniez l’ordre à Atha de laisser Lymfan tranquille. Je sais que vous pouvez l’y forcer à distance, grâce aux auditeurs.

  • Hum… Je regrette… Il n’y a rien que vous pouviez faire, Avalion…

  • Etius sourit. At Sahis ment: Il ne le sait juste pas encore. 

  • Et si je vous disait que je peux vous faire élire Suprémain?

  • Cette fois-ci, le chef de l’Orchestre perdit son sourire narquois. Pour la première fois depuis le début de leur conversation, il sembla soudain considérer l’Avalion comme un interlocuteur digne d’intérêt.

  • Que voulez-vous dire?...

  • Je me fiche de l’Orchestre, et de tous ces immondes petits jeux politiques auquels vous et votre famille vous livrez. Ma soeur est morte: C’est une évidence pour tous, désormais. Je suis l’Avalion officiel, même si je n’ai pas encore été couronné. Je propose de lancer un décret en votre faveur: Je renoncerais à la charge de Suprémain pour moi et pour toute ma descendance. Tout ce que je demande, c’est de garder une place symbolique, mes palais, et une rente de quelques milliers de pièces d’or: le Suprèmat seras à vous, et vous accomplirez enfin la destinée de votre clan. En échange, épargnez Lymfan.

  • … C’est une idée intéressante… Mais j’en ai une autre… Je pourrais vous faire assassiner discrètement, et recevoir la charge Suprème par simple logique étatique… Cela m’epargnerait d’avoir à vous céder le palais…

  • Etius eut un frisson. Cette fois-ci, At Sahis ne mentait pas.

  • Pourtant, il sut ce qu’il avait à dire:

  • Sans les Avalions, qui vous dit que Reale, Féléis et Vertiguéens vous suivront tous sans rien dire? Vous avez besoin des Avalions pour unifier le pays, et apaiser les vélléités d’indépendance des clans mineurs. Vous le savez, At. Un Avalion est plus utile soumis que mort…

  • Cette fois ci, la réponse d’Etius semblait vraiment avoir convaincu le chef de l’Orchestre. Il s’apprêtait à donner sa propre réponse, quand la porte fut à nouveau violemment ouverte par une autre personne.

  • AT SAHIS!

  • Le hurlement de Leïa fit fuir quelques oiseaux perchés sur un arbre, à 50 mètres de là. Elle était vétue très vulgairement, d’une tenue grossière qu’elle avait arraché à un étendage anonyme. Etius et At Sahis se figèrent tous les deux comme des enfants pris sur le fait..

  • Qu’est ce que tu fais là, toi? dit-elle au microbe qu’elle appellait son petit frère.

  • Tu es vivante?!

  • ça t’étonne? brusqua Leïa. Va t-en. Je dois m’entretenir avec ce scélérat, ce fils de Sot’ka desséchée…

  • Attend! Il faut que je t’explique! Il a…

  • PARS, ETIUS! rugit l’Avalionne.

  • En temps normal, il se serait ratatiné sur lui même, et aurait obéit platement à sa grande soeur. Mais aujourd’hui, quelque chose lui rappella le moment ou Lymfan avait dérobé le livre dans la bibliothéque de sa soeur.

  • Ce souvenir, qui, pour Lymfan, était pourtant celui d’un moment de sa vie qu’elle regrettais déjà amèrement, eut une emprise totalement différente sur Etius. Elle lui avait dit: “Si ça se trouve, ce qu’il faut que tu apprenne à faire, c’est désobéir!”; Et c’est à cet instant qu’il comprenait à quel point ces paroles étaient sages et éclairées.

  • Tu ne comprend rien à la politique. Tu n’es qu’une guerrière ecervelée, et c’est pour ça qu’il te manipule. Si je te laisse continuer, nous sommes tous perdus. Par ta faute, le Kymérion n’est plus un endroit sûr pour moi, pas plus qu’il ne l’a été pour Lymfan: Sais-tu qu’un assassin a été retrouvé dans sa chambre par un Méniant? 

  • Qu’est ce que tu racontes?! C’est impossible. Le Kymérion ne peux pas…

  • Qu’importe. Je vais partir au Helga’la, maintenant: Il est temps que j’aille tisser mes propres alliances, puisque tu en es incapable. At Sahis, dit-il au chef de l’orchestre. N’oubliez pas: Ma proposition tiendra toujours, et vous n’aurez qu’à venir à moi en temps et en heure…

  • Très bien, Avalion, répondit At Sahis, amusé par le ton calme du jeune homme, qui ressemblait beaucoup au sien.

  • ETIUS! TU OSES CONSPIRER AVEC CETTE ORDURE?

  • Tu es pathétique, répondit l’Avalion. Crier ainsi ne te rend pas plus imposante: Terrifiante, à la rigueur, mais plus pour moi. Tache de sauver Lymfan.

  • Et sur ce, Etius sortit de la pièce, laissant sa soeur abasourdie sur le pallier. Il ne lui avait jamais parlé de la sorte. Elle ne s’était absentée qu’un peu plus d’une saison, pourtant… Qu’avait-il bien pu se passer pour que le gentil Etius devienne si?...

  • … AT SAHIS!

  • Je crois que j’ai compris l’idée, répondit le chef de l’Orchestre en serrant les dents.

  • Qu’as tu fait à Lymfan? Ou est-elle passée? Atha des Hauteurs m’as dit qu’elle avait disparue avec une Note...

  • Hum”, répondit At Sahis pour temporiser. Il ne prit que très peu de temps pour assimiler cette information, et tisser un astucieux mensonge avec. “Oui, en effet… J’ai retiré Lymfan du viseur d’Atha quand j’ai constaté ce qui s’était passé avec le jeune Jacaar… Je ne voulais pas qu’elle la tue…

  • Hum… C’est un des pouvoirs que te conférent les auditeurs, alors. Je m’en doutais. Ou est-elle, maintenant? Tu as intérêt à m’expliquer ce qui s’est passé avec mon apprentie…

  • Tu reviens ici après une saison entière, et tu oses m’harceler de questions sans même avoir demandé audience au préalable? Tout le monde te croyais morte. Tu as rayé Ma’ek de la carte… Ou est la Brise, Leïa? Le sais-tu?

  • La Brise? Et bien… Elle a sombrée… répondit Leïa, qui s’était soudain calmée quand le Sahis y avait fait allusion.

  • Non, Leïa. Elle a été récupéré par une bande de matari… Ils feront bientôt voile vers le monde interdit, Leïa. Sais tu ce que cela signifie?

  • TU AS LAISSE DES MATARIS S’EMPARER D’UNE BRISE, LEÎA!

  • Le puissant Bucher baissait la tête comme une enfant de cinq vertiges. C’était le pire scénario possible. Si les sauvages atteignaient le monde interdit, alors, la réalité même risquait d’être altérée. At Sahis la regardait de très haut, en haussant le menton. Il continua, sur un ton beaucoup plus calme:

  • Ton apprentie va rester entre mes mains. Elle a du talent, Leïa. Je vais la former. Mais toi… Toi, je vais devoir t’envoyer quelque part.

  • Encore?! Mais…

  • Silence. Les Afilies se sont révoltés. Tu tiens peut être l’occasion de redorer le blason de ton clan, Leïa. Si tu parviens, par ton soutien aux rebelles, à annexer les Afilies au Suprèmat… Tu imagines? Les Cinqs-Royaumes deviendraient les Six-Royaumes. C’est la seule manière que j’ai trouvé de convaincre les autres électeurs de voter pour toi.

  • Leïa leva la tête vers At Sahis. Ce qu’il disait… Elle savait qu’elle devait s’en méfier, mais… Cela sonnait tellement juste… Le Premier Avalion avait acquis le trone après sa conquête de l’Indor. Et puis, l’Eternel Empire était si faible… En reiterant l’exploit de son ancètre, elle pourrait se légitimer aux yeux de ses détracteurs… Elle sembla oublier instantanément que son principal détracteur était en face d’elle. Elle acquiesca:

  • … Si je conquiers les Afilies… Je veux que ce soit une personne que j’ai choisie, qui acquiert le trone de ce royaume… Et qu’elle soit considérée comme un électeur à part entière.

  • Bien sûr! Tout ce que tu voudras. Maintenant,  il se leva en disant cela, suis moi. Je vais t’emmener dans les Afilies…

  • Les Afilies sont à des centaines de kilomètres d’ici, At…

  • Justement. Il faut que je te montre quelque chose….

  • Notes du Second Registre

  • … Et le fait de maîtriser sa “présence”, ou son “aura”, si vous préférez, est la compétence la plus élémentaire du maestro. En effet, pour manier les Notes, qui sont un pouvoir caché à la vue de tous, il faut les attraper avec son aura. C’est quelque chose que, personnellement, j’ai compris très vite, alors, je ne l’expliquerais pas plus que ça… Pour continuer à vous parler de notre plan, j’ajouterais que…

  • Au large de l’île d’Or, sur un vaisseau de passage

  • Les 4 mataris étaient sur le pont, tandis qu’Octaf s’était retiré dans la cabine. Ce dernier était de plus en plus éreinté, depuis l’éruption; On aurait dit qu’il vieillissait à vue d’oeil, et l’équipage avait décidé de le laisser se reposer pendant la traversée. Il les avait convaincus de le suivre dans le Sud, ou un homme attendait apparemment de récupérer ce bijou de technologie qu’était la Brise; Les mataris avaient pourtant tous beaucoup protesté, quand Octaf leur avait fait part de ce projet. 

  • En effet, être à bord de ce navire apparaissait comme un accomplissement en soi, et aucune fortune, aucun bien sur la terre et dans les cieux ne semblait pouvoir justifier qu’on échange la Brise. Elle les avait sauvés, eux seuls, du cataclysme qui avait emporté leur peuple; Pour Daïn, Enmar et Cacide, ce navire était dores et déjà un artefact sacré, et pour Patmé, il s’agissait sans doute de l’ultime maîtresse qu’il aurait dans sa vie. C’était, certes, un petit navire - à 5, on était déjà trop, dessus, puisqu’il n’y avait que 4 couches, dans l’étroite cabine qui sertissait le pont.. Mais sa vitesse… La fluidité dont elle faisait preuve sur les flots, et, par dessus tout, sa beauté en faisait un bien d’une valeur inestimable aux yeux des mataris.

  • Pourtant, ils avaient changé d’avis quand Octaf leur avait dit: “Il n’y a peut être pas d’objet plus précieux dans la terre et dans les cieux, mais dans vos rêves, si…”

  • Cette phrase étrange, qui aurait pu sembler dissuadante pour nombre de peuplade à travers les temps, galvanisa pourtant les mataris. La religion qu’ils pratiquaient était en effet assez particulière, en cela qu’elle présentait une synthèse étonnante entre le culte de la Chimère et celui d’Extellar. Comme les mataris avaient été en contact avec les maestros pendant des décennies avant la purge, ils avaient adopté certaines de leurs croyances, qu’ils avaient adoptés sans pour autant renier l’ancien culte d’Extellar; Ainsi, comme les habitants du Suprémat, les mataris pensaient que, de l’autre côté du Vertige, à l’extrême occident du monde, se trouvait une terre appellée “le monde interdit”, “les terres astrales” ou “le Domaine de la Chimère”, et que cette terre n’était accessible qu’à ceux qui rêvaient. 

  • Les Légendes étaient pourtant nombreuses, sur les fiers marins mataris qui avaient vaincus le Vertige, ce courant océanique insurmontable, pour accoster sur le continent interdit; Là bas, sous le sable de la plage qu’on appelait “le Champ des Possibles”, ils avaient trouvé des objets qu’ils avaient eux même imaginé, des objets qu’ils avaient ardemment souhaité et que la plage avait créé sous leur doigts. En les ramenant sur Ma’ek, ils avaient prouvés la grandeur d’Extellar, qui était, selon eux, le divin créateur du Champ des Possible. 

  • La phrase étrange d’Octaf avait réveillé leurs croyances, et il les avaient confirmé en leur parlant de son projet de se rendre aux Champs. Aussi, la Brise n’était donc devenue qu’un moyen, à leurs yeux, un vaisseau de passage. Avec elle, oui, ils surmonteraient le Vertige, et accompliraient des exploits digne d’être chantés par Epalion; Tous avaient accepté l’idée, sauf, bien sûr, Patmé. Ce dernier fomentait déjà un plan pour s’emparer de la Brise avant la fin du voyage; Elle était, selon lui, l’aboutissement de tous les rêves de l’Homme, et il ne voyait pas l’intérêt de tenter de braver le Vertige pour obtenir un objet qui ne pourrait de toute manière pas surpasser le navire. 

  • Pour l’instant, cependant, Patmé passait simplement une très bonne après midi. Il était à sa place, donc sur la mer, et il allait là ou il voulait, c’est à dire, dans le grand sud. Ce singulier personnage semblait toujours n’avoir été que très peu affecté par l’éruption de Ma’ek, et le reste de l’équipage avait commencé à trouver ce comportement étrange, sinon offensant. En temps normal, le caractère fantasque de Patmé passait inaperçu, dans le feu de l’action, puisqu’il y brillait toujours; Mais sur la Brise, ce navire ne necessitant pas d’équipage, les choses étaient bien différentes. En effet, sans travail pour occuper les marins, le navire peinait à porter sa charge de médisances et de conflits internes, et de sombres nuages s’amoncellaient au dessus de la tête du pirate.

  • Mais pour l’instant, tout irais bien. Patmé passait une très bonne après midi, et, elle n’allait faire que se bonifier jusqu’au soir; Non, le naufrage pouvait bien attendre. Pour l’instant, une distraction sur le fil de l’horizon captura l’attention des marins:

  • Là! Regardez! cria Daïn.

  • Il n’était que le second à l’avoir remarqué: Ocar l’avait vu, lui aussi, mais il s’était dit qu’il devait encore être ivre.

  • On est d’accord, c’est bien…? demanda-t-il.

  • Oui. Nous avons déjà vu cette île, affirma Enmar.

  • Il y eut un silence. Puis, ce fut Patmé qui parlat:

  • Bon. Cette fois-ci, on y va. Je veux voir ce qu’il y a dans ces tombeaux… Cette île est peut être un effet de l’alcool sur nos cerveaux, mais, je veux qu’on essaie de l’atteindre…

  • Arrête! répondit Enmar. Nous ne pouvons pas changer de cap… Octaf a expliqué que…

  • Octaf dors depuis une semaine, coupa Patmé. à cause de lui, nous avons du laisser mon frère à ces paysans de l’île d’or… Vous pensez vraiment que…

  • Je ne te pensais pas si mutin, Patmé… 

  • Octaf était sorti de la cabine, et se tenait difficilement à l’encadrure de la porte. Le vieillard avait l’air de souffrir atrocement, et Enmar s’empressa de le rejoindre pour le soutenir, tandis que Patmé répondait:

  • C’est pas de la mutinerie, tu dors juste vraiment depuis une semaine.

  • Hum…

  • Allons, regarde, comprend, avant de me donner du “Hum”: C’est cette île. Celle qu’on a croisé avant l’île d’or.

  • Les yeux gris d’Octaf s’écarquillèrent. Les cimes des cyprès flottaient sous le vent marin. Les tombeaux semblaient à nouveau le regarder. C’était encore elle… L’île des morts le poursuivait-elle?... Se pourrait-il que…? Il n’avait pas voulu y accoster la première fois, certain d’être en train d’halluciner. Mais cette fois-ci…

  • Tu as raison, Patmé… Nous devrions peut être accoster…

  • Sérieusement? 

  • La nouvelle ravit l’équipage. Enmar soutint son mentor jusqu’à la grande carte qui se situait à l’intérieur de la cabine. Là, ce dernier prononça une formule étrange, en employant un accent qu’aucun des mataris n’aurait pu reproduire, et la Brise fit cap vers l’île des morts.

  • Au moment ou ils accostèrent, le vieil Octaf lança un long regard sur la barque qui était déjà échouée sur la plage. Il en était certain, maintenant; C’était la même qu’il y a des années plus tôt. Le cadavre du garde y étais même présent, son voile s’étant envolé depuis longtemps déjà, et des crabes terminaient de dévorer sa carcasse. Lorsqu’Enmar l’aida a descendre du navire, Octaf poussa un gémissement de douleur: Il serait bientôt trop tard. Si son pressentiment se vérifiait, alors…

  • Sur la plage, il se pencha pour ramasser une poignée de sable. Puis, il ordonna à ses matelots de l’attendre sur la rive. Le souvenir lui revenait: Quand ils avaient abordé ici, avec le roi… L’île était alors perdue dans la brume… Il s’était endormi, dans cette grotte, juste là… et, le lendemain, par il ne savait quel miracle, il s’était retrouvé dans les appartements du roi de Tourmence, à des milliers de kilomètres au Sud. Le roi n’avait jamais voulu lui dire, comment ils avaient fait; Et si cette île…?

  • Quand il entra dans la caverne, son pressentiment se vérifia alors avec éclat. Il était là, en personne, assis sur l’un des gros rochers qui parsemaient la grotte: Le Roi de Tourmence, Conra VI.

  • Le vieux roi noir eut l’air catastrophé, lorsqu’il vit l’état dans lequel se trouvait Octaf. Il se precipita vers lui pour l’aider à s’asseoir sur l’un des rochers de la grotte.

  • Mon pauvre ami…” dit le roi, comme si le fait de le croiser ici était aussi normal que de trouver des oeufs dans un nid.  “Vous avez abusé de la potion que je vous ai donné…

  • Il faut bien… haleta Octaf en souriant, que vous trouviez… Dieu… n’est ce pas?...” Il se tut un instant pour reprendre son souffle, et le roi le laissa faire. “Alors, combien de temps depuis la dernière fois que nous nous sommes retrouvés ici?... 8, 9 vertiges?...

  • Je ne me rappelle plus vraiment de la manière dont fonctionne votre calendrier, mais… Cela fait six ans et demi, dans le mien…

  • Ha… Ha… Je préfère compter en vertiges, ça augmente un peu le chiffre… Oui, votre altesse, je le reconnait.... J’ai fait plus qu’abuser de votre potion. J’ai du me résoudre à utiliser ces pouvoirs maudits… Après tout, je suis un Ombrage, n’est ce pas? Les Ombrages finissent toujours par utiliser leurs pouvoirs, qu’importe leurs remords… Mais heureusement, grâce à votre potion, votre altesse, je serais la seule victime des conséquences de mes actes, et pour cela, je vous serais eternellement reconnaissant. 

  • C’est moi, qui devrais te remercier… Combien de décennies as-tu sacrifiées pour atteindre le but que je t’avais fixé…?

  • Ne vous inquiétez pas: Après avoir été désigné, ma vie n’avait de toute manière plus beaucoup de valeur, à d’autres yeux que les votres! ria Octaf. Mais dites moi, votre altesse…. Quelle est la signification de tout ceci…? Cette île… Qu’est ce que vous faites là….?

  • Cette île est un mirage, un trésor de la famille royale, répondit le roi après un silence solennel. J’aimerais vous en dire plus, mais il faudra attendre encore un peu… Il y a un autre mirage, que je souhaiterais vous montrer…

  • Un autre mirage…?

  • Oui… Suivez-moi, mon jeune ami. Je vais vous faire franchir votre premier pas sur le monde interdit…

  • Acte III

  • Oïa, la capitale de l’Imbrie

  • Oîa était plus une bourgade qu’une cité. Tout le monde y connaissait tout le monde, et la ville entière était là, ce soir là. Les acclamations montaient hauts dans le ciel de l’Imbrie: la nouvelle était tombée. Le grand Remo Féléis avait vaincu Néron des Hauteurs. Partout, des clameurs s’élevaient; On avait célébré son arrivée en ville comme celle d’un grand héros. Avec cette victoire, l’Imbrie signait peut être la consécration de son indépendance: Partout, on distribuait des versions traduites de la Chimère. Rémo lui même profitait bien de cette victoire: Il était avec Pezan, l’épouse d’Iquios, qui l’avait écoutée raconter l’histoire de sa vaillante victoire avec de grands yeux ébahis, et passait maintenant un charmant moment en sa compagnie.

  • Pendant ce temps, Iquios, assis sur près d’un ruisseau perdu dans les champs alentour, observait l’horizon. Depuis son retour, il s’était isolé, et n’avait pas donné beaucoup de son temps, ni à son épouse, ni à son ami. Iquios était le seul qui semblait porter le deuil: Solar et la Vénérable étaient mort, et il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était de sa faute. Ainsi, dans la nuit d’Oïa, le lâche célébrait une victoire qu’il n’avait pas mérité, et le courageux accusait une défaite qui n’était pas la sienne: Il en allait de même partout dans ce monde, et dans les autres.

  • Sur la route de Séclielle, près de la cité de Phénok 

  • Cassion regarde Néron remuer dans la carriole. Ils ont été forcés de rentrer à Séclielle la queue entre les jambes, eux, les deux plus grands maestro de Vertigo… Sans utiliser la Musique, de surcroit: Cassion est forcé de la désactiver, pour éviter une autre attaque du maestro inconnu, et le vieux guerrier est trop paranoïaque pour croire que son ennemi ne risque pas de ressurgir à tout moment.

  • Quel que soit le pouvoir de cet homme, il a totalement renversé la situation. Cassion n’a absolument rien vu ni compris de ce qu’il s’était passé: Le blessé a soudainement disparu, Néron a remué, puis est tombé sur le sol, la main tranchée. Cassion lui a cautérisé la plaie comme il le pouvait, mais la Musique ne permet pas de guérir une amputation. à présent, Cassion avançe sur la route qui ramène à Séclielle, piteux et inquiet, tandis que Néron rêve tranquillement à l’arrière.

  • Il rêve d’un temps ou il était plus jeune; Il rêve de la seule autre fois ou il a été vaincu.

  • C’était il y a 15 vertiges, sur les remparts de la cité de Phénok. Le ciel grondait d’éclairs menaçants, et d’épais rideaux de pluie tombaient sur la ville. à l’époque, Néron n’était encore qu’un tutellé, mais ses talents lui avaient valu d’être appelé sur le front en compagnie des 8 autres apôtres qui se tenaient à ses côtés.

  • Ces 9 hommes se tenaient droit sur le rempart qui surplombait le pont de la ville, et on n’entendait que le bruit des gouttes de pluie qui leur tombait dessus. Ils attendaient. 

  • Néron était placé à la gauche de son maître, Gam Gin. Cela faisait désormais une saison entière que ce dernier avait saisi le Trône de Phénok, cet artefact sacré qui se situait dans la cité ou Gabriel avait écrit les Révélations, et s’était proclamé Avalion régent; Les élécteurs ne l’avaient pas validés, mais, le Trône de Phénok lui donnait de facto le titre de Suprèmain. 

  • Il se faisait déjà appeler “Avalion”: Le jeune Antar Gin avait beau être doué, il avait refusé les honneurs. Etius Gin était quand à lui beaucoup trop jeune. Seule, une apotre avait osé contester cette tentative de coup d’état, et c’est elle, qu’ils attendaient sous la pluie.

  • Les 7 autres maestros étaient eux aussi des mâles, tous issus de la noble lignée des Gin, tous des descendants de l’Avalion; Chacun d’entre eux représentait l’une des branches mineures de la famille, et ils se considéraient tous comme des prétendants crédibles à la succession de Tahar le Déchu: Des prétendants plus crédible que sa fille ainée, en tout cas.

  • Lorsqu’elle sortit des bois, ils se sentirent soudain aussi oppressés que si une armée toute entière venait d’apparaître aux abords de la ville. Ils déglutirent tous, et Néron entendit même son maître adresser une courte prière à la Chimère.

  • Le jeune tutellé prit une profonde inspiration, et dégaina son épée. Il fut le seul à le faire: Les autres semblaient peu pressé d’affronter le Bûcher. Néron sentit une main de géant lui faire une petite tape dans le dos: C’était Imras Gin, le doux géant que Gam avait pour petit frère.

  • Ne t’inquiète pas, mon petit, lui dit Imras. Il le dominait d’une bonne tête, alors que Néron était loin d’être petit. Nous irons tous manger un beau festin dans quelques minutes.

  • Tout va bien, répondit le tutellé.

  • C’était la vérité. Néron ne s’inquiétait pas tant que ça. En la regardant bien, il avait même du mal à croire qu’elle était si dangereuse. Leïa Gin était, tout au plus, jolie: Ils avaient presque le même âge… Elle était venue seule, vraiment?... Personne ne la suivait, et elle approchait sans se presser, sans même avoir pris le soin d’entrer dans l’Etat. Pour qui se prenait-elle? à lui tout seul, Gam Gin était aussi puissant qu’une armée d’Ombrage. Qu’est ce qui faisait croire à cette sorcière…?

  • “Sois sur tes gardes, Néron,” lui dit alors son maître. “Tu ne connais pas son mantra. 

  • Mais… Elle n’est même pas dans l’Etat…

  • Justement. Leïa Gin n’a pas besoin d’entrer dans la Musique, pour activer sa faculté. De fait, elle reste active en permanence…

  • En permanence?...

  • Oui. Son mantra consiste en un renforcement de son corps et de ses capacités physiques. Elle est presque aussi dure à tuer qu’un Inferné, garde le en tête: Je t’interdis de la sous-estimer.

  • Bien, maître.

  • Néron raffermit sa prise sur sa lame. L’Avalionne… Non, le Bûcher avait beau avoir l’air faible, le monde de Néron était caché derrière ces murailles. Sa promise, Lia Gin, la fille de Gam, et, bien qu’ils ne soient pas encore mariée, leur enfant qui dormait dans son ventre. 

  • Le Bucher avait beau avoir l’air faible, elle était suffisamment puissante pour que Gam ait requisitionné l’entièreté de l’artillerie à sa disposition. Alors, oui: Si Gam prétendait qu’il fallait se méfier d’elle, c’était sans doute la vérité. 

  • Imras le gratifia à nouveau d’une tape sur l’épaule. Du fait qu’elle n’était pas entrée dans l’Etat, Néron ne pouvait pas encore sentir la “présence” de Leïa. Il ne s’inquiétait pour l’instant pas tant que ça. Ce ne fut quand l’héritière légitime ouvrit ses pupilles qu’il put percevoir les Notes qui émanaient d’elle.

  • On aurait dit que l’enfer lui même était descendu sur la plaine. Elle était partout; Devant eux, sur leur flanc, et même dans la ville qu’ils étaient supposés protéger. La présence de Leïa était si absurdément oppressante que Néron entendit des cris de douleurs éclater dans toute la cité de Phénok; même ceux qui n’étaient pas dans l’Etat pouvaient sentir l’aura de cette créature. La pression de sa présence était si intense que plusieurs des maestros qui l’accompagnaient gémir de douleur.

  • Gardez la foi, clama Gam Gin. 

  • Néron se sentit très fier de lui. Plusieurs de ces descendants de l’Avalion avaient poussé des cri, quand lui, simple tutellé, avait su conservé son sang froid… à la suite de cette pensée réconfortante, sa propre présence s’amplifia un moment, et elle offrit comme une brève bouffée d’oxygène à ses alliés.

  • Maestro! cria alors Gam Gin. At Sahis ne nous a pas envoyé de soutien, et nous n’avons pas eu le temps d’évacuer la ville. Il paiera bientôt pour cet affront, tout comme les membres des cinq clans qui ont refusé de se joindre à notre cause. Aujourd’hui, nous montrerons au Suprèmat tout entier la véritable valeur de nos revendications. Dégainez!

  • Ils s’executèrent tous en même temps, à l’exception d’Imras, qui n’utilisait que ses deux poings enormes pour se battre. Leurs armes étaient toutes très différentes, mais avaient le point commun d’être toutes faites de jyste noire. Ils se sentaient tous prêt à se battre, prêt à surmonter le Bucher: Mais c’est à ce moment qu’une phrase jeta sur eux un profond désespoir.

  • “Ce n’est pas très courageux, d’attaquer une femme à 9…”. La phrase avait résonnée dans leur tête. Ils étaient stupéfait; La présence de Leïa était si dense qu’elle était capable de télépathie, exploit que même le précédant Suprémain n’avait jamais su accomplir. L’idée qu’elle puisse être à ce point plus douée qu’eux les terrifia; Et pourtant, à leur grande surprise, une autre voix répondit:

  • “9 apotres ne sont pas de trop pour se battre contre le Bûcher.”

  • Néron se retourna vers Gam en écarquillant les yeux. Quoi, il en était capable, lui aussi? La présence de Gam Gin était pourtant imperceptible, même en temps normal. Qu’il fut capable d’un tel exploit relevait du miracle… Il fut très fier de son maître.

  • “Tu es bien arrogant, mon cousin. Qu’est ce qui te fait croire que tu peux te le permettre? Tu oses saisir le trone de Phénok… Je le brûlerais, lui et ta progéniture assise dessus, plutot que de te laisser en priver mes petits frères.”

  • “Tes frères sont indignes de la fonction Suprême. Tu vas mourir, Bucher. Tu n’aurais pas du venir ici.”

  • Elle ne répondit pas, mais ils la virent distinctement éclater de rire depuis les remparts. Puis, elle dégaina rapidement sa lame, et l’abattit droit dans leur direction: une seconde avant que l’onde de choc produite par son mouvement ne les atteignent, Imras Gin se baissa alors à toute vitesse, et posa ses deux mains sur les remparts. Un énorme champ de force blanc se propagea sur le long des murailles, et s’allongea jusqu’à les recouvrir et même les dépasser de trois mètres; Ce fut à ce moment que l’onde de choc s’écrasa contre le bouclier dans un vacarme assourdissant.

  • Bravo, félicita Néron, impressionné par le doux géant.

  • C’est mon mantra, expliqua le sympathique Imras. Je suis quelqu’un de très protecteur…

  • Restez concentré.

  • Ils observèrent alors Leïa. Elle était en train de tracer une Note; Ils la reconnurent tous instantanément. C’était Brectae, la lettre qui casse, une des lettres sacrées des Avalions. Gam usa à nouveau de télépathie:

  • “Idiote. Le bouclier d’Imras est indestructible… Il te faudras plus que Brectae pour venir à bout de cette protection…”

  • Le Bucher haussa alors un sourcil, et la note se dissipa. Elle se remise alors à marcher vers les remparts.

  • Faites-le! commanda Gam Gin.

  • Déjà? intervint Néron.

  • Faites-le! répéta l’usurpateur.

  • Evan et Ralo, les deux plus jeunes des Gins présents, levèrent alors précipitamment les mains au ciel. Le père de Gam, Offo Gin, se mit à “chanter”, en enrobant Evan et Ralo de sa présence, ce qui renforcerait leur concentration. Deux notes apparurent alors au dessus des maestros; Ils utilisèrent tous les deux Gaav, la lettre la plus puissante des Avalions. La Note apparue entre leurs deux mains, brilla un instant, puis, se dissipa dans l’atmosphère dans un éclat de lumière bleutée. Aussitôt, des rafales d’éclairs tombèrent du ciel nuageux, et Néron ne vit soudain plus l’Avalionne. La foudre tombait de tous les coins du ciel, et se concentrait seulement sur un point qui était rendu invisible par les javelots de lumière: Leïa Gin. 

  • Les coups de tonnerre éclataient les uns après les autres, et Néron se demanda comment cette fichue dynastie pouvait être aussi puissante; Elle avait déjà du recevoir une quarantaine, non, une soixantaine d’éclairs immense, et pourtant, il pouvait le sentir dans la Musique: Leïa continuait d’avancer. Au bout de quelques secondes, Evan et Ralo baissèrent les mains, et s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle. La foudre cessa de tomber, mais de la poussière continuait à couvrir le Bucher. Quand elle retomba, ils déglutirent d’horreur. Le sol était carbonisé, des rocs avaient éclatés et des pavés avaient volé dans les airs, et pourtant, Leïa était parfaitement intacte; même ses vêtements n’avaient pas été déchirés. Elle continuait à avancer, et Néron dut se baisser sur le rempart pour voir ce qu’elle était en train de faire.

  • Lorsqu’elle atteint la muraille, elle posa délicatement sa main contre le champ de force. Puis, après avoir prit une grande inspiration, de son autre main, elle donna un simple coup de poing dans le mur.

  • Ils virent le champ de force se tordre tout entier, et un bruit de craquement se fit entendre; heureusement, le bouclier tint bon. Imras, en revanche, avait nettement blêmit. Néron se tourna vers lui d’un air inquiet, mais le gentil colosse le rassura d’un mouvement de main serein. Au moment ou il allait rabaisser sa main, Leïa donna un second coup de poing dans le mur.

  • Cette fois ci, le choc fut bien plus violent, et un bruit plus puissant que les coups de tonnerre précédents éclata sur des kilomètres à la ronde. Deux fontaines de sang jaillirent des narines d’Imras, et quelques instants plus tard, un filet rouge coula de son oreille.

  • Il reposa précipitamment sa deuxième main sur la muraille pour encaisser le troisième coup de l’Avalionne; quand il atteint le champ, celui-ci fissura cette fois le bouclier tout entier, et fit jaillir l’oeil droit du géant en dehors de son orbite.

  • Imras! hurla Gam.

  • Le quatrième coup vint alors: cette fois ci, le bouclier vola en éclat, et la tête d’Imras explosa sur ses épaules; répandant des morceaux de crane et de cervelle que vinrent s’accrocher jusque dans les cils de Néron. Ils n’eurent même pas le temps de réagir : Un cinquième coup avait percé la muraille et l’avait faite voler en éclat, et ils furent projeté dans les airs avec les débris. Néron tomba alors sur la tête, et demeura inconscient pendant plusieurs minutes. 

  • Quand il revint à lui, il constata qu’il était tombé sur un toit de paille. Fort heureusement, il ne souffrait que de légères contusions et de quelques côtes fêlés; D’autre n’avaient pas eu sa chance. La moitié du corps d’Evan Gin était empalé à une poutre au dessus de Néron, tandis que l’autre moitié demeurait introuvable; Ses tripes dégoulinaient sur le sol. Après un instant qui parut une éternité, Neron vomit un déluge de bile sur le sol fissuré. Puis, il reprit violemment ses esprits, et entra dans l’Etat: Le combat n’était pas terminé. En se relevant, il constata avec horreur que la ville toute entière était en train de brûler. 

  • Combien de temps était-il resté inconscient?... Il fallait qu’il rejoigne Gam. Il sentait sa présence, là bas, au coeur de la ville qui partait en fumée… Près du trone de Phénok, dans le palais sacré des Gin.

  • Il lui fallut très peu de temps pour rejoindre l’endroit. Le palais avait été éventrée, et la salle du trône était désormais à l’air libre: Le Mur de Gabriel était visible, au bout de la rue. Il constata alors la profondeur de leur défaite: Leïa avait placé la fille de Gam Gin sur le trône de Phénok, et y avait mis le feu. Gam était crucifié en face de la scène, et hurlait en même temps que Lia, sans pouvoir espérer l’aide d’aucun de ses partisans; Leurs cadavres entouraient en effet la scène. Les cris d’horreurs des laïcs résonnaient dans toute la ville, et le sol se recouvrait peu à peu d’une fine pellicule de sang, que les flammes qui ravageaient la ville faisait sécher sur le sol.

  • Néron se jeta sur l’Avalionne sans hurler, décidé à sauver la femme qu’il aimait; Il bougea dans un mouvement d’une vitesse incomparable. Mais, à sa grande surprise, elle l’évita comme si de rien n’était. Puis, d’un coup de coude derrière le crâne, elle l’assoma simplement.

  • Néron se réveille. Le bruit des chevaux lui fait se poser toute une foule de questions; Ou est-il? Qu’est il arrivé à la cité de Phénok? Et à son maître? Tout lui revient, quand il aperçoit les ruines de la cité sur le chemin. Il sourit. Ah, oui. Il soulève son bras estropié: Ah, oui… Il a perdu sa main, c’est vrai… Et pourtant, il sourit toujours. Cela fait un moment, qu’il a apprit à ne pas trop se soucier des choses. 

  • Cassion gromelle à l’avant, et Néron préfère ne pas le déranger: Cassion n’est pas très bavard. Il se rendort: Il cherche à revenir dans le rêve duquel il vient d’emerger; retourner dans le passé, mais plus loin, cette fois-ci; Il cherche à retrouver, dans ses songes, les souvenirs si précieux qui ont précédé la chute de la cité de Phénok. Malheureusement, cette fois encore, il n’y arrive pas.

  • Dans les jardins impériaux

  • Son corps nageait doucement jusqu’à la rive. Lorsqu’elle se hissa hors de l’eau, ses mains de bronze étaient fripées, et la lumière de la lune se reflétait sur les gouttes d’eau qui parsemaient son corps nu. Elle se retourna vivement, quand elle entendit le bouillonnement dans son dos; Mais quand elle fut retournée, tout ce qu’elle vit fut cette homme gigantesque, qui se tenait là, droit comme I.

  • Elle sursauta, poussa un cri, et se précipita vers une serviette pour couvrir son corps; Mais c’est à ce moment que l’homme parla:

  • Attend.

  • Il avait une voix ferme, un ton de militaire; Mais, étrangement, quelque chose dans cette voix exprimait une douceur certaine, qui s’entendait comme un privilège. Elle se retourna vers lui, et le fixa étrangement. C’est alors que Justine reconnut l’homme:

  • Oh… Tu es l’idiot qui passait dans les jardins, le jour du passage du ciel sans lune…

  • Les sourcils de Seth se froncèrent violemment, et son expression se raffermit: 

  • Le terme d’idiot n’est pas adéquat. Je m’appelle Seth, mais tu peux m’appeller “Anadyo” ou ”Chancelier”.

  • Très drôle…

  • Comment t’appelles tu?

  • Qu’est ce que ça peut te faire? Tu es juste venu te rincer l’oeil, non?

  • Dis moi ton nom.

  • Elle se tut un instant, mais finit par lui répondre:

  • Je m’appelle Justine, fille de personne. Mais tu dois m’appeller princesse. Idiot.

  • Je t’ai dit que le terme d’idiot n’était pas approprié, Justine.

  • Et pourtant… S’amusa-t-elle. Tu es idiot, d’être revenu ici. Tu as déjà eu bien de la chance, que je ne te dénonce pas, la dernière fois… Ignores-tu les lois de l’Empire?

  • Tu n’as pas baissé le regard, ce jour là, rétorqua Seth. Tu es, toi aussi, condamnable.

  • Ah… lâcha-t-elle avec une flegme impérial. Et, sous pretexte que je t’ai rendu ton regard lubrique, tu as cru que nous avions partagé quelque chose? Une sorte de crime commun, peut être? C’est… charmant…

  • Mais, en prononçant le mot charmant, elle avait pris la même expression faciale que si elle avait parlée d’une déjection particulièrement écoeurante. Seth commençait à comprendre. Voilà, ce qui lui avait plut chez cette femme. C’était évident, maintenant… Cela n’avait rien de physique: Il préférait les femmes blondes, tout l’inverse de ce qu’elle était. Mais cette insolence caractéristique, cette moue de peste insupportable, cette flegme… Oui. Elle lui rappelait…

  • … Vraiment, vraiment, charmant… Mais, je ne suis pas interessée. Tu te crois peut être impressionnant, avec tes deux mètres dix de haut et tes bras gros comme des… comme des buches… des buches, particulièrement grosses… mais moi, je te trouve l’air plutôt niais, affirma-t-elle avec fougue. En plus, j’ai entendu dire que tu avais fait assassiner un consul… Je ne veux pas d’une brute sanguinaire pour amant! Si je dois prendre du bon temps avec un homme, je préférerais que ce soit avec un artiste… Quelqu’un du genre d’Epalion, par exemple…

  • Tu ne t’arrête jamais de parler? Lui demanda Seth.

  • Il n’avait pas cessé de la fixer droit dans les yeux, et elle commençait à être un peu chamboulée par le regard profondément intelligent de ce colosse aux larges épaules. Cette émotion la contraria un peu, puisqu’elle contredisait beaucoup le récit qu’elle se faisait d’elle même et de ses goûts, et elle répliqua:

  • Je suis bavarde, oui, et alors? C’est en parlant, qu’on résoud les conflits. Si tu crois que tu vas obtenir le Sceptre en assassinant des consuls, à droite, à gauche…

  • J’obtiendrais le Sceptre, assura Seth, serein. 

  • … Peuh! Les hommes sont tous comme toi, plein de rêves inatteignables et de projets inachevés… J’ai déjà entendu ces promesses ridicules que vous vous faites à vous même, et que vous avez l’audace de venir nous proférer, quand la solitude vous devient trop insupportable…

  • Si je te promets le Sceptre, et que je te le ramènes, ton avis sur les hommes changera-t-il?

  • Justine rougit un peu. Il n’avait pas besoin d’être si direct. Elle aimait aussi bien les hommes que les femmes, de toute manière: C’est juste qu’elle ne l’aimait pas, lui. C’était un Anadyo: Si jamais il en venait à éprouver des sentiments pour elle, elle serait perdue.

  • Le Sceptre? C’est ton devoir, de ramener le Sceptre. Si tu y parviens, tu n’auras fait que ce qu’on attend de toi…

  • Elle s’attendait à ce qu’il proteste, qu’il l’interrompe pour dire quelque chose du genre : “Le Sceptre n’a jamais été remis à qui que ce soit depuis l’Indifférence…”. Mais il la laissa continuer, et il remarqua qu’elle l’avait remarqué.

  • … Non!”, s’enerva-t-elle au beau milieu de sa phrase, en remarquant soudain qu’il avait remarqué qu’elle l’avait remarqué: “ Si tu veux avoir une chance avec moi, il faudra au moins rapporter Solaris… Là, peut-être, je considérerais ta compagnie. En attendant, va-t-en!

  • Il ne répondit pas, mais continua de l’observer un instant, et elle eut la désagréable et flatteuse impression qu’il la regardait comme si elle avait été une sorte de trésor d’une valeur inestimable. Elle allait faire une remarque désobligeante sur ce regard prolongé, mais il se retourna, et partit sans plus de cérémonies. Justine poussa un soupir, enfin détendue. Elle voulut se forcer à oublier instantanément cet homme agaçant, mais ses rêves promettaient d’être chargé de ses images. 

  • De son côté, lorsque Seth rejoint l’Ombre, cette dernière avait l’air stupéfaite.

  • Qu’avez vous fait…?... Je croyais que vous vouliez voir l’Empereur…

  • Non. Ramène moi au palais.

  • … Vous êtes fous, d’être allé parler à cette fille… N’avez vous pas peur que je vous dénonce…?

  • Tu ne le feras pas, assura Seth. Ramène moi au palais, maintenant.

  • L’Ombre le fixa un instant, et eut soudain un sourire appréciateur.

  • Ha. Définitivement, je vous aime bien, Seth. Nous allons faire de belles affaires ensemble…”

  • Il était déjà tard, quand l’Ombre ramena le Chancelier au palais, et Seth n’attendit que très peu de temps l’arrivée de Trado. Ils discutèrent longuement, et le plan fut amorcé; Seth descendrait personnellement dans la baie des morts, et prendrait lui même en charge cette armée de mercenaires. Trado voulu egalement parler du djinn à Seth, mais celui-ci ne voulut pas en entendre parler: il avait déjà trop de choses à gérer pour s’occuper d’une créature mythologique, pour le moment. Il congédia son ami sans lui accorder plus de temps; Celui-ci, désemparé sur la route de sa chambre, mis la main dans sa ceinture, et y trouva la boule de kok’r. Il voulut la jeter par la fenêtre de sa chambre, avant d’aller se coucher, mais, sans qu’il puisse savoir pourquoi, il n’y parvint pas. Après de longues hésitations, il finit par la cacher précieusement dans une boite qu’il se jura de ne jamais ouvrir.

  • Justine avait déjà oublié la demande qu’elle avait faite au colosse, mais celui-ci l’avait pris très au sérieux. L’Ombre, qui avait tout entendu de la discussion, n’avait également pas vraiment pris note de ce qu’elle avait dit: Pourtant, cette demande n’avait rien d’anodin. Elle l’avait défié de récupérer Solaris en pensant qu’il s’agissait d’un exploit impossible, sans se douter que Seth exaucerait très bientôt ce souhait irréalisable, quitte à faire entrer deux civilisations dans une ère de chaos sans précédent.

  • Dans les collines de l’île d’or

  • “Elles sont mortes.”

  • Le marteau frappe à nouveau le métal.

  • “Elles sont mortes.”

  • L’acier ressort de l’huile; il est trempé.

  • “Elles ne reviendront pas.”

  • Aeqa n’a même pas remarqué que le chef des mercenaires était entré dans la pièce. Depuis quelques instants, lui et un autre homme ont commencé à parler de son sort, dans une langue qu’il ne comprend pas. Il ignore qu’ils sont en train de louer son travail, et l’acharnement avec lequel il forge lame sur lame, armure sur armure et cottes sur cottes; Que le chef des mercenaires prétend qu’il n’a jamais vu forgeron plus rentable, ni plus doué que celui ci. Il ne sait pas qu’ils scellent à nouveau son sort. Il les a impressionnés: Aeqa feras partie du bataillon. 

  • 2000 hommes, juste 2000, c’est tout ce que le Chancelier de l’Eternel Empire a pu dégoter. à 2000, les moines-mercenaires de l’ambre gris vont devoir dompter toute une région hostile au culte de l’Empereur; Autant envoyer les meilleurs, s’ils veulent avoir une chance de revenir…

  • C’est en tout cas ce que dit le chef des mercenaires à son client, mais il n’en pense rien: Il veut se débarrasser des recrues les plus inexperimentées, et, malgré les talents d’Aeqa, le chef des mercenaires n’a pas besoin d’un forgeron en plus. Quitte à envoyer des hommes à une mort certaine, autant que ce soit des mataris... Son client n’est pas dupe, habituellement; Mais la concentration de cet homme est si impressionnante que, cette fois-ci, l’emissaire de Seth se fait avoir, et accepte volontiers de prendre cette recrue avec lui.

  • Aeqa ne comprend pas ce qu’ils se disent, et s’il comprenait, il n’y prêterait de toute manière aucune attention. Son marteau frappe l’acier, et son esprit s’entend répéter:

  • “Elles ne reviendront pas.”

  • La ville fuguante

  • Et voilà, mon cher ami… Nous y sommes…

  • Ils étaient entré profondément dans la caverne, jusqu’à atteindre le fond de celle ci. Là, ils avaient trouvé une porte, encastrée dans le sombre granit de l’île des morts. Ils l’avaient franchis ensemble, et à présent, ce que voyait le vieil Octaf l’emerveillait.

  • Ils étaient sur un balcon de marbre blanc: Celui-ci offrait une vue formidable sur une mer de nuages, dans laquelle germait une immense cité blanche. Elle était gigantesque, bien plus vaste que Séclielle: Des tours majestueuses s’elevaient aux 4 coins de la ville, et une pyramide de marbre et d’albatre lui faisait face.

  • Par la Chimère….! Mais qu’est ce que c’est que cet endroit…?

  • ça, mon ami, c’est la ville fuguante. 

  • Les nuages s’etendaient à perte d’horizon. La cité était entièrement construite sur un socle de marbre blanc, et il semblait qu’en dehors du vert des végétaux, c’était la seule couleur autorisée dans cette cité. On aurait dit le paradis lui même, construit là, au fond de la grotte de l’île des morts. Octaf se demanda sérieusement s’il était mort.

  • La ville fuguante…? Et… Ou est elle, la ville fuguante?...

  • Sur le monde interdit.

  • Alors ça y est, se lamenta Octaf. Je suis mort? Je pensais bien que ce n’était pas normal, de vous croiser sur cette île…

  • Non, tu n’es pas mort, Octaf, rassura le roi. J’ai essayé de t’envoyer l’île avant, mais tu n’as pas compris que tu devais y accoster… Cet endroit est connu des hommes depuis un millénaire. Ne te laisse pas abuser par son aspect utopique… Tu es dans la capitale du monde souterrain: Le siège antique des Triades, la ville fuguante.

  • Le siège des Triades…? Dans le monde interdit…?

  • Et, oui!... Mais nous sommes bien loin des parties les plus interessantes du monde interdit. Loin de l’endroit ou l’on va quand on rêve et du Champ des Possibles… Pour être précis, nous sommes au beau milieu de ce qu’on appelle le désert égaré. 

  • Mais… Si vous aviez déjà un accès vers le monde interdit… Pourquoi m’avoir fait ramener la Brise?

  • Je viens de te le dire. Nous sommes au beau milieu du désert égaré, Octaf… C’est un endroit étrange, qu’on ne peut tout bonnement pas traverser… C’est là bas que vont toutes les choses que les hommes perdent ou oublient. Leurs rêves, leurs projets, leurs clefs… Tout ce qu’ils ont égaré se retrouve ici, et c’est donc un desert aussi interminable qu’infranchissable: ceux qui y restent trop longtemps finissent en effet par s’oublier eux même… Heureusement, la ville fuguante est un oasis. Nous sommes dans une cité qui a disparue de la mémoire des hommes, et qui s’est retrouvée ici, après des siècles passé dans un endroit trop reculé pour qu’on s’en souvienne…

  • Une cité si immense…? Oubliée…?

  • Oh, crois moi, il y a des choses plus étonnantes, dans le désert égaré… Mais passons. Suis moi: je veux te montrer quelque chose.

  • Il descendirent de longs escaliers blancs, sans qu’Octaf ne cesse de poser des questions au roi. Celui ci y répondait en souriant, amusé que leurs rôles se soient inversés: Contrairement à son acolyte, le roi ne donnait pas beaucoup de détails à ses explications, et cela faisait enrager Octaf.

  • Allons, ne soyez pas si mystérieux!... Que voulez vous dire, par, “aller dans le Sud”...

  • Dans le jardin, ils découvrirent une toute petite porte encastrée dans un cabanon. Quand le roi l’ouvrit, Octaf ecarquilla les yeux, et entra en regardant en l’air. C’était le mont Tikilanda, dans le royaume de Tourmence; Ils étaient au fond du balcon des appartements privés du roi Conra VI, à des milliers de kilomètres au sud de l’endroit ou ils avaient fait accoster la Brise.

  • Impossible… murmura Octaf.

  • C’est un ancien maestro, maintenant désigné, qui me parle d’impossible? remarqua Conra VI; “Voilà le secret de la ville fuguante. Il existe 5 autres portes comme celle ci - en comptant celle de l’île des morts, ça fait 7, au total. Elles sont dispersées au 4 coins du monde, et permettent aux informations et aux biens précieux pour les Triades de circuler à une vitesse folle…

  • Ils retournèrent dans la ville fuguante, et Conra VI lui montra une série de passerelles construites entre 5 petits batiments, et dont les personnes qui les traversaient n’étaient pas visible en raison d’épais ridaux blanc et opaque.

  • Les membres des Triades moins proche de moi n’ont le droit d’utiliser que les cinqs autres portes. Ils s’en servent pour se rendre discrètement et promptement d’un endroit à un autre du monde connu.

  • Je vois… Les rideaux sont là pour cacher leur identité aux gens qui passeraient dans le jardin?...

  • Exactement: je reçois souvent des membres, dans cet endroit… Beaucoup de mes associés des Triades ont besoin d’effectuer leurs manoeuvres “incognito”, si je puis me permettre…

  • à l’intérieur d’une des passerelles, Leïa suivait At Sahis. Ou étaient ils? C’était la première fois qu’elle prenait cette porte du Kymérion; Pourquoi le sol n’était-il pas en verre bleu?... Les rideaux l’empechaient de voir l’extérieur, mais elle sentait un air particuliérement pur entrer dans ses poumons, un air qui ne contenait étrangement pas d’embruns... Elle n’eut pas le temps de poser la question à At Sahis: ils tournèrent deux fois à gauche, puis, en un instant, ils passèrent une autre porte, et elle écarquilla les yeux de surprise.

  • Ils étaient là bas, au delà des Monts-Brisés, dans les terres brulantes de l’Eternel Empire. Elle reconnaissait ces montagnes qu’elle voyait depuis le Helga’la, mais elles étaient à l’ouest au lieu d’être à l’est. Il était donc clair qu’elle était dans la région des Afilies, à des milliers de kilomètres de Séclielle. Par quel miracle…?

  • Des dizaines de soldats mal armés la regardaient gravement. Un vieil homme qui semblait être leur général s’avança vers elle, et s’agenouilla: Ils firent tous de même, et Leïa ne put s’empêcher de ressentir un grand sentiment de satisfaction.

  • Je t’offre cette armée, Leïa, sourit At Sahis. Il salua vaguement le général, et se retourna vers la porte. “Tu as carte blanche… En échange, offre nous les Afilies…. ajouta-t-il en s’éloignant.

  • Leïa porta un long regard sur son armée. Puis, elle entama de former les rebelles.

  • Octaf s’affaissa sur un banc en face des passerelles, et le roi le rejoint.

  • Et, dite moi… Pourquoi avez vous le droit à deux portes destinées à votre usage personnel, exactement?...

  • Je suis, moi même, un personnage très important, pour les Triades…

  • Maître…

  • Octaf sursauta. Il ne l’avait pas vu arriver: C’était un homme d’une laideur absolue, vouté et misérable. Sa peau était atrocement vieillie, son visage, déformé: tout dans sa posture faisait penser à un rat famélique au pelage écorché. 

  • Pas maintenant, le Rat. Je suis occupé.

  • Le Rat s’inclina, et repartit d’ou il était venu. Octave haussa les épaules sans prêter attention à cette apparition, qu’il avait de toute manière déjà oubliée.

  • Vois tu, reprit le roi, en plus d’être le roi de la nation de Tourmence… Il se trouve que je suis aussi, depuis de nombreuses années, l’un des trois chefs des Triades.

  • La nouvelle fit pousser une exclamation de surprise au vieil Octaf, mais celle ci se transforma vite en une expression d’indignation.

  • Mais si vous êtes l’un des chefs des Triades, pourquoi ne pas avoir directement demandé à un membre de l’Orchestre de vous détourner une Brise…? J’ai fait des choses immondes, et ridiculeusement difficile, pour obtenir certaines informations qui n’étaient parfois jamais que des fausses pistes. Cela aurait été plus simple de demander à cette crapule d’Ereas Sahis, par exemple…

  • Je l’ai fait, figure toi… Mais les dirigeants du Suprèmat sont un cas à part. Ils sont dirigés par un autre des membres de la Triade, et j’ai assez peu d’influence sur celui-ci… Et, de toute manière, ils ont trop bien cachés les Brises. Ils refusent toujours d’admettre leur existence, même maintenant que j’en ai une… Je pense qu’ils veulent éviter que quelqu’un d’autre qu’eux n’accède aux richesses du monde interdit…

  • Octaf repensa au vieil At Sahis, et valida instantanément l’interpretation du roi Conra VI. La vieille crapule n’était pas du genre partageur…

  • C’est incroyable…. reprit il après un instant. Tout bonnement incroyable… Vous saviez tout ça, alors?... Le monde interdit… Le Champ des Possibles… Quel imbécile j’ai été, de ne pas vous expliquer les choses plus clairement dès le début…

  • Oui, vous êtes un imbécile. Mais votre loyauté est admirable: Je suis ravi de savoir que je vais bientôt être en mesure de la récompenser. Venez avec moi, maintenant: Nous allons déplacer l’île des morts.

  • Sur ces mots enigmatiques, ils se dirigèrent ce qui semblait être la résidence principale de ce complexe palacial. Avant d’entrer dans la résidence, ils passèrent devant une immense porte d’acier hermetiquement close.

  • et ça, c’est aussi une de vos portes magiques…? demanda Octaf.

  • Humpf. Oui et non… Personne ne sait qui a fabriqué celle ci, ni l’endroit où elle mène… parfois, elle se remplit simplement d’eau, et on ne peut pas l’emprunter dans ce sens, alors… elle est inutile.

  • Pourquoi ne la détruisez-vous pas, dans ce cas?

  • Je ne sais pas, admit le roi. J’ai beau être l’un des trois chefs des Triades, il y a encore des choses qu’on ne m’a pas expliquées…

  • Ils entrèrent dans la Résidence, et découvrirent une immense carte de la terre, sur laquelle figurait tous les continents, sauf le monde interdit. Il y avait un petit pion, situé entre l’île d’or et la route du Sud; le roi le décrocha de la carte, et l’agrafa à l’extrême occident de la carte, près des rives de Séclielle.

  • Je garde toujours l’île des morts à proximité, quand je suis en mer, expliqua le roi. Il me suffit de la déplacer sur cette carte, pour qu’elle apparaisse à l’endroit ou je le désire. Autrefois, l’une des portes de la ville fuguante donnait sur mon navire, mais, vous étiez avec moi quand il a sombré… Vous comprenez maintenant comment nous avons survécu à notre naufrage, et pourquoi l’île vous est apparu à plusieurs endroits différents. Maintenant, je l’ai posée à l’extrême occident du monde des hommes, tout près du Vertige.

  • à l’extrême occident…? Mais… nous allions dans le Sud… Il est important que nous nous y rendions bel et bien…

  • Vous alliez dans le Sud pour me retrouver. Je suis là, ajouta le roi. Allons sur le monde interdit ensemble, mon ami… Sur la plage du Champs des Possibles. La légende est reelle, Octaf: toutes mes recherches me l’ont confirmé. Là bas, le temps et l’espace sont distordus: Là bas, rêve et réalité se confondent. Il suffit d’enfoncer ses mains sous le sable fin du Champs des Possibles pour y trouver un objet: un objet qu’on a imaginé, un objet qu’on a rêvé. De quoi rêvez-vous, mon ami? Nous pourrions obtenir un antidote à votre marque, qui vous rendrait également votre jeunesse, tout en vous donnant la vie eternelle et le don de séduire toutes les femmes du monde: Votre imagination seras la seule limite à l’extravagance de ce que vous sortirez des sables. Ne souhaitez vous pas m’accompagner?...

  • Ce n’est pas ça. Je sais très bien ce que sont les champs du possibles… C’est que… j’ai promis à Patmé, mon marin le plus fidèle, que nous irions ensemble dans le grand Sud… Il rêve de voir le royaume de Tourmence, la République et l’Hispagiola.

  • Humpf.” L’expression de Conra VI avait brusquement changée. “Je connais ce marin… Savez vous qu’il a causé de nombreux problèmes à la couronne de Tourmence? C’est un pirate dont le succès et la renommée ne m’enchantent guère. Pas plus que ne m’enchante le fait de savoir que vous travaillez avec lui… Je ne comptais pas aborder le sujet, mais le fait de vous entendre me parler de cette ridicule promesse me pousse à réagir. Je veux que vous vous débarassiez de lui.

  • Comment? s’exclama Octaf. Mais… Il est un allié précieux, pour moi comme pour vous… Je comptais justement le proposer pour la tâche duquelle vous m’aviez parlé…

  • Je ne tolère pas qu’on discute mes ordres. Allons. Retournez sur l’île des morts, et débarassez moi de ce tâcheté. Pour ma part, je retourne dans le Sud; J’ai quelques affaires à préparer. Nous partirons pour le Champs des Possibles demain, dès l’aube. D’ici là, j’espère que vous aurez traité ce problème.

  • Le roi partit, et laissa Octaf à son desespoir. Ce dernier resta encore un moment immobile dans les jardins, à se demander ce qu’il devait faire. Puis, il retourna aux longs escaliers de marbre blanc, qu’il monta difficilement, et regagna la porte qui menait à l’île, la mort dans l’âme.

  • Quelques secondes s’écoulèrent ensuite sans que rien ne se passe. Un oiseau voleta, et une fleur mourut: Puis, l’immense porte d’acier au coeur du jardin vibra violemment. 

  • Il y eut le bruit d’un choc, puis d’un second. Au troisième, la porte d’acier vola en éclat, en dispersant des milliers de litres d’eau sur le sol. Dans ce torrent, une silhouette se discerna vite: Il haletait.

  • Antar Gin ne comprenait pas ce qui s’était passé. Le Léviathan l’avait englouti… Puis… était ce le paradis? Non, non, il ne pouvait pas être mort. Antar s’envola dans les airs, et quitta précipitamment cette ville étrange qu’il ne souhaitait pas explorer. Il fallait qu’il retourne dans le Suprèmat… Qu’il consulte un certain livre… La cité des anges avait réveéillée en lui des questions auquelles il était urgent qu’il trouve une réponse. Il fonça ainsi droit devant lui, au Nord, sans savoir qu’”il s’enfonçait dans les profondeurs du désert égaré, là ou l’on trouve toutes les choses qui ont été perdues.

  • Séclielle, il y a 211 vertiges

  • Lymfan ne comprenait pas ce qui se passait.

  • Juste avant qu’Atha ne l’atteignent, Lymfan avait porté le regard sur une Note. Elle avait immédiatement compris pourquoi cette Note lui était familière. C’était une “Ovi”, la plus simple et la plus élémentaire des lettres du pavi; Elle flottait là, dans cette ruelle, incarnée sous la fome d’une libellule fantomatique. 

  • A sa forme spécifique, Lymfan reconnut qu’elle avait été tracée par le Correcteur. C’était la lettre si spéciale qu’il employait à chaque page, sa “signature”; L’attention intense qu’elle porta à cette Note lui fit bouger son aura pour la première fois, sans même qu’elle ne s’en rende compte. Quand sa présence toucha la Note, il y eut une explosion de lumière dorée; Puis, la lumière se dissipa, et Lymfan se rendit compte qu’elle n’était plus au même endroit. Ou plutôt, que l’endroit avait changé.

  • Elle reconnaissait la rue, mais la mer n’était plus là; Elle avait été remplacé par une immense place grouillante de vie, qui s’étendait à perte de vue. Des passants marchaient tranquillement dans la rue, et l’un d’entre eux la traversa comme si elle avait été un fantome.

  • Elle se mit à errer dans les rues de cette Séclielle qu’elle ne connaissait pas. Le Séminaire était là, mais pas le Kymérion… La ville semblait beaucoup plus étendue, mais, les rues étaient beaucoup moins denses, comme si de nombreux batiments n’avaient pas encore été construits…

  • Il ne lui fallut pas longtemps, pour comprendre. Leïa lui en avait parlé, après tout. Séclielle était beaucoup plus grande, avant; C’était le Fléau, qui avait rasé la partie de la ville dans laquelle elle marchait à présent. Oui, c’était forcément ça: Elle était dans le passé, ou plutôt, dans une reminiscence du passé, un souvenir.

  • La visite l’interessa au début, mais, au bout de quelques heures, elle se demanda quand est ce qu’elle allait rentrer à son époque. Il n’était pas du tout agréable d’être un fantome; Elle commençait à ressentir une faim intense, mais elle ne pouvait prendre aucune nourriture dans ses mains; C’était comme si elle n’existait pas. Seul le sol semblait la retenir, et encore; Quand elle tentait de le toucher avec ses mains, elle le traversait tout autant. 

  • De plus, le fait d’être restée dans l’Etat pendant si longtemps terminait de l’épuiser. Elle ne savait pas comment désactiver sa “vision”, et elle commençait à ressentir une puissante migraine.

  • Comme elle s’ennuyait, et qu’elle ne pensait pas trouver de solution à son probléme en restant dans les rues, elle décida de se rendre au Séminaire. Sa forme fantomatique lui permettrait d’aller partout; Avec un peu de chance, elle trouverait peut être le Correcteur… Après tout, il semblait que c’était lui, qui l’avait amené ici. Hélas, là bas, elle ne trouva rien.

  • Il lui fallut 7 jours, pour le retrouver. 7 jours durant lesquels elle ne dormit pas, ne mangit pas, et devint quasiment folle. Pourtant, au bout de ces 7 jours, son mental avait changé. Lymfan apprenait à maîtriser l’Etat à une vitesse stupéfiante: Elle avait déjà compris comment réduire un peu l’agrandissement de ses pupilles, ce qui lui permettait de reposer un peu son esprit, même si elle ne pouvait toujours pas s’endormir. 

  • Après 7 jours passés à errer dans la Séclielle du passé, Lymfan le retrouva miraculeusement. C’était dans une grande tour, située dans la partie de la ville qui avait été rasée par le Fléau. Lymfan avais comprit au bout d’un long moment d’hésitation qu’il s’agissait d’une immense bibliothèque réservée aux maestros. Elle y avait passé quelques heures, à lire par dessus l’épaule de vieux apotres, et avait été stupéfaite de la qualité de ces ouvrages: à son époque, on disait que les Révélations était le seul livre digne d’être écrit en pavi. 

  • Pourtant, ces ouvrages ancien étaient tous écrit dans la langue mystique, et abordaient tous les sujets: Elle lu ainsi des poèmes et des traité de magie. Ce ne fut qu’au moment ou elle allait se lasser de l’endroit qu’il arriva.

  • C’était un grand homme aux cheveux noirs et au faciès bien proportionné. Elle le reconnut instantanément: Après tout, il y avait des statues de lui partout dans la ville. Le Premier Avalion.

  • L’émotion lui fit pousser un petit cri d’enthousiasme. Elle le suivit jusqu’à l’alcove dans laquelle il sortait son livre. C’était un exemplaire des Révélations. Et quand il l’ouvrit, elle tomba à genoux. Il était en train de le faire. Il corrigeait…! C’était lui, le Correcteur! Le Premier Avalion était celui qui avait créé ce livre… Cela voulait forcément dire que c’était un livre saint, pas une profanation. Elle était innocente!

  • Pourtant, sa joie fut de courte durée. Quand le Correcteur traça la lettre “Ovi” qu’il affectionnait tant sur son livre, il y eut un nouvel eclat de lumière dorée; Puis, elle tomba soudainement dans la mer.

  • Lymfan ne savait pas nager. L’eau de mer entra vite dans ses poumons, et elle suffoqua en s’agitant dans les vagues. En très peu de temps, elle commença à perdre conscience. Elle ne voyait plus rien, et elle crut qu’elle allait mourir; Mais soudain, elle entendit un cri, et deux bras puissants la sortir des eaux. 

  • -... a… ention!

  • …stria…

  • je… Tu… Tu vas bien, petite? petite?

  • Quand Lymfan ouvrit les yeux, le marchand recula violemment. Il murmura:

  • Par la Reine… C’est une maestria…

  • Elle se redressa, et se rememora vite ce qui venait de se passer. Elle eut une expression de franche fatigue, et demanda:

  • … Ou sommes nous?...

  • Vous parlez le rerouge?!

  • Non, je ne le parle pas…

  • ….? Quoi?... Mais… Vous le parlez bien, là…

  • Lymfan regarda autour d’elle. Au loin, elle pouvait voir le Kymérion: Elle était bel et bien de retour à son époque. Elle était revenue exactement au même endroit ou elle était, mais comme le Fléau avait rasé cette partie de la ville, elle était tombée directement dans la mer, ou elle se serait probablement noyée, si ces rerouges ne l’avaient pas repêchés. Les rerouges étaient le seul peuple autorisé à commercer avec le Suprémat; C’était une peuplade originaire de l’île de la Lune, le royaume immense de la Reine Rouge, une Infernée redoutable. C’était sans doute là bas, qu’ils allaient… Lymfan avait pris sa décision. Il fallait qu’elle quitte la ville, de toute manière… Et plus rien ne l’attendait à Oïa. Elle s’adressa soudain au marchand qui l’avait repéché:

  • Votre navire. Ou est ce qu’il se rend??

  • Nous… Nous rentrons à l’île de la Lune…

  • J’ai été mandatée pour une mission diplomatique de la plus haute importance. Je suis, comme vous l’avez remarqué, une maestria de l’Orchestre. Je réquisitionne ce navire.

  • Réquisitionne?...

  • Le rerouge lui même ne maitrisait pas aussi bien sa langue que Lymfan, et l’aurait bien mieux compris si elle avait dit “je vous l’emprunte”. Elle ne se rendait pas compte, qu’elle parlait dans une autre langue, ni qu’elle avait éveillé son mantra; Elle ne se rendait pas non plus compte que sa demande était farfelue, et, qu’en temps que citoyen d’un pays étranger, le rerouge n’avait pas de compte à rendre aux maestros. Pourtant, le marchand était trop effrayé pour protester: Il venait de la voir apparaître de nulle part, dans le ciel nocturne, et supposait qu’elle était capable de miracle ahurissants. Il lui offrit la couche d’un de ses marins, et c’est ainsi que Lymfan fit voile vers l’île de la Lune. Avant qu’elle ne disparaisse à l’horizon, la petite fille jeta un ultime regard à Séclielle.

  • Comment. Comment! Comment avait-elle pu être assez dupe pour croire les paroles de Solar? A Séclielle, la religion était partout, mais la foi nulle part. Oui, elle avait trouvé de tout, à Séclielle; Mais jamais Dieu, non. Il n’était pas entre ces murs. Mais au moins, maintenant, elle avait vu.

  • Elle avait vu la capitale, elle avait vu les maestros. Elle avait vu le cordonnier se jeter sur elle pour la vendre; le garde la mépriser pour son salut, le prince pour sa prière. Elle avait vu la riche la toiser et le pauvre l’exploiter; Elle avait vu les Sécliellites pétris d’orgueuil et d’égoisme, et elle se jura de ne jamais retourner dans cette ville maudite. 

  • La pauvre Lymfan avait déjà oublié le serment qu’elle avait fait à Leïa avant d’entrer dans le Kymérion; Elle ignorait que Séclielle reviendrait la chercher tôt ou tard, et que sa vie appartiendrait toujours à l’Orchestre. Pourtant, pour la première fois, elle se rendit compte qu’elle avait eu tort; Que malgré son intelligence, elle s’était comportée comme une idiote. 

  • L’évidente stupidité de son comportement lui apparu avec la clarté d’un direct à la mâchoire, et elle eut soudainement honte. Pourquoi n’avait-elle pas simplement écouté Etius? Pourquoi avait elle volé ce livre, et, pourquoi n’était-elle pas restée cachée au Séminaire…? Elle n’avait, elle même, pas été si pieuse que ça, finalement. Elle eut honte. Elle eut honte, et c’est pourquoi, en dépit de tout, les ténébres dans laquelle son arrogance la plongeait entamèrent à peine de se dissiper; Oui, une lumière naissait malgré tout au bout du tunnel. Elle se sentait mal, d’avoir honte, mais c’est parce qu’elle avait honte aujourd’hui, que plus tard, elle accomplirait les miracles qui lui rendraient toute la sagesse de sa fierté.

  • Exorde

  • Ceux qui voulaient trouver Dieu

  • C’était dans les entrailles du Kymérion. L’aveugle emprisonné là se mit à remuer quand il entendit les pas approcher. Après l’arrête momentané que fit la personne qui était venue le voir, Gam Gin comprit qu’il ne s’agissait pas des Méniants. Il pensait encore avoir affaire à At Sahis, et commença à supplier:

  • Laisse moi partir… Laisse moi…

  • C’est ce que je suis venu faire, mon ami.

  • La voix qui avait répondue n’était pas celle de son bourreau. Gam Gin remua, et, malgré la crainte qu’il ressentait envers cette voix, il lui sembla n’en avoir jamais entendu de plus belle; On aurait dit celle d’un ange.

  • Il sentit les liens se desserrer, et il vacilla un instant. Son corps affaibli ne tint pas sur ses appuis, et Gam Gin s’effondras sur le sol.

  • Qui est là?

  • J’aimerais te dire que j’ai beaucoup de nom. Mais je n’en ai qu’un, malheureusement. Avant de te le dire, j’ai besoin de savoir ce que tu vaux, Gam Gin.

  • … Arrêtez… J’vous en supplie… Arrêtez!…

  • Le prisonnier terrifié tenta de se relever, mais ses muscles atrophiés le jetèrent à nouveau par terre.

  • C’est simple, reprit la voix. Je suis prêt à t’offrir une seconde vie, usurpateur. Je guérirais tes yeux et tes membres, je te rendrais ce qu’on t’a volé: Une vie, Gam. Une vie, loin des complots de l’Orchestre, et proche de la vérité… Mais pour cela, j’ai besoin que tu me jure fidélité, et que tu rejoignes le… conseil que je suis en train de composer.

  • … Si tu me libères… Sois sûr que je te serais reconnaissant. Mais, comprend moi… La seule libération que j’attend à présent, c’est la mort. Ma famille a disparue… Je n’ai plus de titres, d’amis, ni de Dieu à qui adresser mes prières. Aide moi à mourir, et, lorsque mon âme deviendras celle d’un auditeur, je te récompenserais.

  • … Je n’ai pas besoin de l’appui d’un auditeur. J’ai besoin de Gam Gin. écoute-moi: Ton batard a survécu, Gam. Suis-moi, et je te conduirais là ou il se trouve.

  • La nouvelle fit un choc au torsionné. Il réprima un sanglot, et répondit:

  • Tu es un menteur. Pourquoi veux tu former un conseil?... Je ne suis qu’un usurpateur… Un maestro aveugle, qui ne peux même plus entrer dans l’Etat… Si je dois en faire partie, je n’imagine pas quels sont les autres membres de ton cénacle…

  • Il n’y a que nous deux, pour l’instant, répondit joyeusement la voix si parfaite. Quand à ta question, ne t’inquiète pas: J’y répondrais bien assez tôt. Nous allons peindre un pan de l’Histoire, qui resteras dans les mémoires pour l’éternité. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que j’ai besoin que nous soyons 11, et que le nom que porteras ce cénacle seras “Le Registre”.

  • … Le Registre…? Qu’est ce que tu racontes…? Tu n’es qu’un fou… dis moi ce que tu veux vraiment! 

  • Je veux te guérir, Gam.

  • Je t’en prie! Allez, vas-y! Guérit moi, rend moi la vue, rend moi la force, si tu en es capable!… Personne ne peux rendre la vue à un homme… Ni les mages, ni les maestros; La médecine a ses limites…!

  • Gam ne sentit pas l’homme approcher, mais quand il le toucha, une chaleur intense commença à parcourir tout son corps; Il gémit de douleur, et se traina par terre pendant quelques instants; Puis, après seulement une dizaine de secondes, il sentit qu’il avait des yeux, qu’il avait des paupières et qu’il avait des ongles; Il vit alors, pour la première fois depuis 15 vertiges, et découvrit le visage d’un homme à la beauté stupéfiante. Une douce lumière bleue émanait de l’escalier dans le dos de l’inconnu, jetant sur la scène une froideur inquiétante.

  • Il avait la sérénité d’un dieu, le visage le plus parfait qu’on puisse imaginer; Il souriait doucement, et lui tendait la main. La vision était presque prophétique: Gam voyait enfin, et des larmes venaient déjà brouiller sa vue. 

  • Aussi, s’il vit la beauté de l’étranger, il n’aperçut même pas l’étrange douleur qui dormait dans le regard de cet homme. Gam, qui, quelque part, pensait qu’il rêvait ou qu’il était mort, attrapa sa main, et se releva sans effort. 

  • Vous… Vous êtes…

  • Il ne trouvait rien à dire, tant il était bouleversé. L’étranger sourit, et dit:

  • Gam. Tu seras le second membre du Registre, après moi. Suis moi, maintenant. Nous allons prendre la route…

  • Attend… Attendez…! Vous ne m’avez pas dit votre nom…!

  • L’étranger sourit à nouveau; Gam n’avait pas lâché sa main, et la serrait sans doute trop fort, mais cela ne sembla pas le perturber.

  • Tu peux m’appeler Epalion, fils de personne.

  • Bien… Alors… Dans ce cas… Prenons la route ensemble, Epalion, fils de personne.

  • Et ainsi s’engagèrent-ils, discrètement, silencieusement, dans l’indifférence générale, sur cette route: Celle qui menait à cette invraisemblable tragédie que je commence à peine à raconter. Ils semblaient certains qu’ils trouveraient quelque chose, qu’ils l’apporteraient sans doute au monde; mais ils ne feraient que l’égarer un peu plus, ce monde. Oh, ce monde, le monde! Il allait saigner: Les hommes, les anges et les dieux finiraient par goûter à la souffrance cachée dans le regard d’Epalion. 

  • Pourtant, je dois poser la plume - Ils approchent, et il ne me reste plus que quelques minutes, avant de devoir m’enfuir à nouveau.

  • J’ai à peine gratté la surface de ce récit… Il y a tant de choses à raconter, encore, mais le temps presse. Qui suis-je?... Ces souvenirs sont si clairs: Lequel étais-je? Je ne le sais pas encore. Mais je sais que j’étais l’un d’eux. Mon labeur m’a bien servi… Il m’a métamorphosé, et, maintenant, je suis un petit peu moins effrayé… J’emporte ce manuscrit avec moi: Les grottes… Là, bas, je pourrais continuer à écrire en paix. J’y vois un peu plus clair, maintenant… c’est vrai… je comprend mieux ce qui s’est passé… Mais… pourtant, je suis perturbé…

  • La plupart des choses essentielles sont perdues à jamais, et mes souvenirs ne sont que des mirages imparfaits, incomplets, irréels. Et pourtant… Si tout n’était qu’un mirage, comment les choses ont-elles pu se dérouler de cette effroyable manière, dans cette logique implacable…? Tout aurait pu se passer autrement. Sans la brise.... Sans le vertige, et ceux qui le surmontent. 

  • Si tout n’était qu’un mirage, pourquoi est ce que ce desastre semble si tangible? Les champs du possible étaient infinis. Mais ils en avaient besoin, du plus jeune au plus vieux: Tous, à leur manière, esperaient trouver Dieu.

  • Fin de la première partie du tome 1

  •  La Chimère

  • Les Champs du possible

  • Sofiane Omar Cherfi

  • Prologue

  • La plupart des choses essentielles sont perdues à jamais. Je le sais. Tout doit être égaré, rien ne dure, et même l’éternité n’est qu’un songe bref, une idée furtive. Notre mémoire est un tableau qui s’efface au fur et à mesure qu’on le peint, et c’est pourquoi nos souvenirs sont aussi imparfaits qu’imprécis. De plus, ils ne sont jamais impartiaux… alors… comment les raconter ? Comment les livrer, les lier, leur trouver un sens et une texture fiable, à laquelle se raccrocher?... J’arrive à peine à me mouvoir, dans ce nouveau corps. J’ai froid. J’ai faim. Bientôt, ils me trouveront, j’en suis certain. Tout s’arrêtera. Je crois que j’ai besoin de me rendre les « choses » plus… précises… Mais comment les raconter ?

  • Il y a tant à dire, et je dispose de si peu de temps avant que ces chiens ne me rattrapent. Ces événements, ces drames… Il faut préciser que je ne sais pas, au juste, lesquels sont ceux que j’ai vécu ; non, je ne sais pas qui je suis. Les souvenirs d’une centaine d’âmes dorment dans ma conscience, sans que je me rappelle exactement pourquoi ni comment ces fragments sont arrivés là. Il m’est devenu impossible de distinguer les miens des leurs… En les assemblant, en les articulant de la bonne manière, j’arriverais peut-être à savoir qui je suis, et comment le passé tout entier a disparu.

  • Parce que c'est le passé tout entier qui est suspendu à ma plume, ce soir. C’est l’Histoire totale. Après tout, c’est le monde entier, qui s’est terminé… Apocalypse, voilà comment on aurait pu appeler mon récit. Les parfums, les recettes et les chants : Tous perdus. L’amour, la chaleur et la foi. Disparus. Transformés. Tout autour de moi n’est plus que glace stérile et chasseurs affamés, traqueurs et traqués ; les civilisations se sont toutes effondrées, et les décombres sont pétrifiés sous une banquise absolue, un épais manteau de gel qui a happé l’Histoire. Moi seul sais comment nous en sommes arrivés là. Moi seul peux chanter la fin.

  • Je sais que je suis sur le point de révéler des secrets maudits, que ce que je vais graver sur ces pages n’est que la trace d’une chose qui aurait mieux valu être oubliée. Je suis persuadé que je serai puni, que mon acte est, quelque part, un acte de blasphème. Et pourtant ! Il faut que je le fasse, ne serait-ce que parce que j’aimerais y voir plus clair. C’est triste à écrire, mais je sais exactement par où commencer. Il n’y a aucun doute possible, c’est cet événement qui est à la racine de tout ce qui a mené à la… métamorphose.

  • Une mer lointaine. Deux hommes discutent en pleine tempête. Ce qui s’est passé avant importe peu : c’est cette phrase. Une phrase prononcée, d’abord, six maudits mots, et tout ce qui s’est passé devint inévitable : 

  • « C’est que… Je cherche Dieu.

  • … Croyez-moi, vous n’avez pas envie qu’il vous trouve… »

  • Le plancher remue dans sa fièvre marine. Les vents s’agitent, et les cris des matelots résonnent jusque dans leur cabine. L’habitacle roule dans les entrailles du vaisseau, mais semble serein, en comparaison avec le chaos qui règne près des voiles ; l’air y est chaud et humide, et chaque silence pèse ici autant qu’un orage.

  • Le roi serre les dents, souffle violemment des narines, et reprend d’un ton agacé : « Arrêtez de vous écarter du sujet. Pour la dernière fois, Octaf (il prononce le prénom comme une insulte), n’expliquez pas, n’expliquez plus ! La carte. Est-ce qu’elle est fiable ? »

  • Ladite carte couvre l’entièreté de la table. Le roi est un marin, et il a tutoyé tous les rivages. Il connaît l’intégralité du monde connu, pourrait faire l’inventaire des civilisations humaines ; mais ici, les vastes territoires de l’humanité ne sont représentés que comme de vulgaires îlots. Et à l’ouest, une étendue de terre d’une largeur ridicule prend tout l’espace. Un continent gigantesque, que le souverain prétend n’avoir jamais vu sur aucun autre atlas ; dix fois la taille du monde, des terres à ne plus savoir qu’en faire, et pourtant… Pourtant, ce n’est pas leur taille qui les rend si particulières. 

  • Non, le plus frappant, c’est que les frontières et les littoraux de cette partie de la carte ne sont pas figés; les contours bougent, indécis et fuyants. Les traits glissent sur la surface du parchemin usé sans jamais vouloir s’y fixer, comme des serpents d’encre ondulant sur la feuille, et ce continent tout entier semble n’être qu’un geste qui cherche encore sa forme.

  • Son interlocuteur s’amuse à faire durer le silence avant de lui répondre. C’est un prêtre aux yeux gris, au sourire éternel. Il semble parfaitement à l’aise, mais on voit bien qu’il force un peu ; le jeune homme est habillé d’une tenue religieuse, et veut pourtant jouer aux marins. Il arbore un visage serein, mais son corps le trahit par des crispations imperceptibles que le roi a du mal à ne pas remarquer.

  • En fait… ce continent que vous voyez bouger sur la carte, vous l’avez déjà parcouru, finit-il par répondre. 

  • Je l’ai déjà parcouru ?... En quoi est ce que cela répond à ma question, hein ? Dites-moi si elle est fiable !

  • Un claquement secoue le navire, et les ressacs renversent le garçon de sa chaise. Le roi, lui, reste insensible à l’effet des vagues. Ils existent par contraste : le roi est vieux, Octaf est un éphèbe d’une vingtaine d’années. L’altesse a la peau noire, celle d’Octaf est blanche ou rosée. 

  • Le roi-marin observe le jeune homme se relever sans mépris. Celui-ci rit, gêné, et reprend :

  • Les mers du sud ne sont pas commodes, n’est-ce pas ?… 

  • La carte.

  • Pas commode du tout, haha… Pour en revenir à notre continent… reprit Octaf, pressé de faire oublier sa chute ; oui, vous y êtes déjà allé, Majesté. Il nous appartient tous. Ces terres semblent lointaines, inconnues — mais c’est tout l’inverse. Il n’y a rien de plus proche que cet endroit, qui porte de nombreux noms…

  • Je vous ai déjà demandé d’abréger… grogne son interlocuteur.

  • Moi aussi, j’ai déjà été là-bas, n’abrège absolument pas Octaf. Tout le monde, votre épouse, vos enfants, même le plus crasseux de vos matelots, se paient le luxe de le rejoindre chaque nuit. Chaque nuit, il est envahi et peuplé par ceux qui dorment. Chaque nuit, il devient plus immense que la précédente. Ce continent sans limites claires porte le nom de « monde interdit », mais certains préfèrent l’appeler « terres astrales ». C’est l’endroit où l’on va, quand on rêve. 

  • … Donc, ce continent n’existe pas, et la carte n’est pas fiable ? Est-ce que c’est ce que vous voulez dire ?

  • Des coups frappent à la porte, mais le roi pousse un rugissement dans sa langue, et le jeune homme entend les matelots rebrousser chemin en glapissant de panique. Le souverain redonne la parole à Octaf d’un geste du menton.

  • Bien sûr que si… assure celui-ci en souriant, feignant de ne pas être perturbé par la puissance naturelle de son interlocuteur, tout comme il feint d’avoir le pied marin. Le monde interdit existe. Je vous l’ai dit : c’est l’endroit où vont les âmes des gens qui rêvent…

  • Soyez sérieux ! Je n’en peux plus de vous, de vos explications interminables, et de vos fichus mythes…

  • Mais dans tous les mythes, il y a du vrai, votre Altesse… ! Pour peu qu’on s’attarde sur les détails, même les récits les plus inconcevables peuvent contenir…

  • Je n’ai pas accepté de vous voir pour interpréter les légendes des sauvages… l’interrompt le souverain. Vous m’avez demandé quelque chose, et je peux vous l’obtenir, mais à la simple condition que vous répondiez à ma question. Puis je envoyer une expédition là-bas, en me servant de cette carte ? 

  • La réponse est déjà donnée, Votre Altesse… Les terres astrales existent… et cette carte en est la preuve… Elle a un nom, d’ailleurs. On l’appelle la “carte incertaine”… Malgré son nom, sa précision est remarquable… pourtant, je risque de vous décevoir. Malheureusement, votre majesté, on ne peut pas rejoindre les rives des terres-astrales, à moins de dormir… Ou de mourir. 

  • Le roi Conra VI pousse un soupir de déception en s’effondrant sur sa chaise. Tout ça pour ça ! Une carte postale ésotérique, voilà tout ce dont il s’agissait ! Il avait espéré avoir enfin découvert quelque chose d’utile… Touché du doigt la renaissance de son royaume : De nouvelles terres arables, pour concurrencer les autres puissances colonisatrices. Le roi est doué d’un esprit pécunier ; il voit là la perte d’un bénéfice, la fin d’une spéculation malheureuse. Il aurait dû s’en douter… évidemment, une carte fabriquée par les indigènes… Elle n’aurait pas pu valoir un clou. 

  • C’est qu’il faudrait traverser le Vertige… continua Octaf, sans remarquer la profonde déception de son interlocuteur. Et, si notre Vertige n’est pas aussi chaotique que vos mers du sud, il est beaucoup plus impraticable… C’est simple : pendant 11 saisons, il est ascendant, et… 

  • ça suffit., l’interrompt le roi en se relevant de sa chaise. Je rejoins mes marins. Je n’accéderai pas à votre requête : nous vous déposerons à l’île d’or après la tempête. Sortez d’ici.

  • Votre Majesté, se penche Octaf, je…

  • Levez-vous, et sortez !

  • La voix du roi fait trembler le jeune Octaf sur sa chaise, mais il ne sort pas de la pièce. Entrer en contact avec ce roi plus capricieux que l’océan lui-même a été difficile… Il a été forcé d’écumer la mer d’Or, en long, en large et en travers ; par trois fois, il l’a rattrapé, et, par trois fois, le navire amiral l’a semé. 

  • Pourtant, il a enfin fini par réussir à atteindre ce seigneur des mers. Il sait qu’il réussira également à l’amadouer.

  • Votre Altesse… C’est qu’un moyen existe. Je me dois simplement de tout vous expliquer clairement, avant d’en venir au fait…

  • Le roi Conra VI lève les yeux au ciel, définitivement lassé par ce crétin. Il fait papillonner ses yeux gris, badine paisiblement et bombe misérablement le torse pendant que l’équipage tout entier se démène pour combattre la tempête… Le roi fait à nouveau un geste de la main pour lui imposer d’abréger. Octaf reprend :

  • Le Vertige ne sera jamais praticable, pour vos bateaux. Oh, votre civilisation est en avance sur la nôtre, bien sûr, et vos machines pleines de feu et de vapeur sont très rapides : mais le Vertige est un courant mystique, qu’on ne peut pas braver avec du bois et du plomb. Pourtant, il y a quelques saisons, les dirigeants de mon pays ont commandé la fabrication de 12 navires spécialement conçus pour rejoindre les terres-astrales : Les “Brises”. Si vous parvenez à mettre la main sur l’une d’entre elles, le Vertige ne sera pas plus infranchissable que le filet le plus étroit d’une vulgaire rivière. Et alors, quoi de plus normal que de trouver ce qu’on cherche, à l’endroit où l’on va quand on rêve…

  • Le roi regarde longuement le maestro. Plus d’une question lui vient à l’esprit, mais, comme cela arrive souvent dans ces moments-là, il pose la moins pertinente d’entre elles. 

  • La question est tellement inattendue que le jeune Octaf ne peut retenir un ricanement qui dévoile toute la blancheur de ses dents. La demande est infantile, et il semble difficile d’y répondre ; il répond tout de même :

  • Les dieux étrangers sont bien humains…

  • LIVRE I: Ceux qui m’ont fait ça

  • La cité de l’aube

  • Quel cauchemar, si on réalisait mes rêves. 

  • Les Ruines

  • Les chariots étaient sur le point de s’arrêter juste ici, à l’entrée de ces ruines morbides et enneigées, et personne ne savait pourquoi. La cité de l’aube était presque en vue — qui avait eu l’idée de faire une halte maintenant, et surtout, dans cet endroit sinistre ? La neige s’était stoppée, mais le vent demeurait glacial. Les ruines jetaient une ombre inquiétante sur le chemin, et la forêt étranglait la route en dissimulant l’horizon. Pourquoi s’arrêter ici ? La question fut posée de nombreuses fois, et elle parcourut la troupe comme un être vivant, un souffle animé visitant chacun des voyageurs, passant sur ses lèvres ou dans son esprit, et quand la réponse vint enfin, elle sembla évidente. C’était encore la faute de ce fichu vieillard. 

  • Des soupirs furent soufflés à tort et à travers. Des vociférations et des refus s’élevèrent partout, on protesta violemment, mais les chariots s’arrêtèrent malgré tout. « Ce vieux crouton… », marmonnait l’esprit collectif. À cause de lui et de ses malaises, le convoi avait dû s’arrêter un nombre incalculable de fois, et il leur avait bien coûté deux ou trois jours à lui tout seul. Capricieux et borné, il était le seul qui parvenait à perturber le calme impeccable des cochers qui dirigeaient la troupe. Le vieillard les ralentissait : les voyageurs le tenaient donc comme rigoureusement responsable de tous les problèmes du monde. 

  • Puis, ce sentiment d’agacement généralisé se changea peu à peu en une joie à peine dissimulée. Il faut dire que cela faisait deux semaines, qu’ils avaient tous quittés le Nord — des liens s’étaient formés entre les voyageurs (en très grande partie grâce à la haine commune qu’ils éprouvaient pour le boiteux) et cette ultime halte serait peut-être la dernière occasion pour eux de partager un moment complice avec leurs compagnons avant de les perdre à la capitale.

  • Un camp de fortune fut vite monté, et la décision fut prise de déjeuner ici ; après tout, la route était sûre, et les premières lueurs du soleil de la belle saison scintillaient doucement sur la neige du chemin. Même les ruines leur semblaient à présent sublimes et teintées de mystère, proprement fascinantes. En quelques instants, l’ambiance se transforma alors tout à fait. Une fois qu’ils terminaient de haïr le vieillard, ils avaient pris l’habitude de s’aimer les uns les autres, comme si tout ce qu’ils avaient eu en eux de haineux et de méprisant avait été expulsé, et qu’il ne leur restait dans le cœur que la plus franche des bontés.

  • Très vite, les voyageurs se dispersèrent. De jeunes couple s’échangeaient d’ultimes promesses intenables, dans le secret des bois alentour ; près des chariots, des enfants jouaient pour la dernière fois avec des copains qui ne seraient bientôt plus que des souvenirs, et des ribambelles de tantes pincées échangeaient les ragots finaux qu’elles avaient omis de répandre avant l’arrivée à la capitale. Tous avaient quelqu’un à qui parler ; tous, à l’exception de ces deux-là.

  • Le premier, c’était, bien entendu, ce vieillard sénile. Il s’était attiré l’antipathie de toute la troupe par son comportement erratique: C’était un fou aux airs de sage, avec des yeux gris et un sens du détour, un bavard creux et sans gêne qui portait le prénom d’Octaf. Quand le convoi s’était arrêté, le vieil Octaf s’était discrètement séparé du reste de la troupe en prétextant son malaise, pour pénétrer plus profondément dans ces ruines funestes. Il n’entendait déjà plus le tumulte des voyageurs, mais seulement le bruit étouffé de ses propres claudiquements sur la neige fraîche. 

  • Ici, tout n’était que pavés brisés et demeures éventrées. La cité de Phénok n’avait été détruite que quinze vertiges auparavant; la nature y avait pourtant déjà repris ses droits depuis bien longtemps. Partout, des racines crevaient les décombres, et les parties des ruines qui n’étaient pas couvertes de neige l’étaient par des mousses, de l’humus ou des champignons. Le vieillard huma les senteurs qui émanaient des sapins en souriant, et s’emerveilla des choses enfouies qui reparaissaient: La saison se terminait. Discrètement, des tâches vertes recommencaient à sertir les clairières blanches, et tout ce qui avait composé la cité de Phénok s’était fondu dans la forêt, métamorphosé.

  • Seules, les omniprésentes statues de la Chimère demeuraient intactes, comme si le temps n’avait eu aucune emprise sur elles. Du haut de leurs colonnes effritées, elles semblaient toiser le vieillard de tout leur mépris, et celui-ci se gardait bien de leur rendre ce regard, comme écrasé par la rancune qu’il croyait voir luir dans leurs yeux félins.

  • Il atteint vite les murailles éventrées de la cité, sans cesser de songer à la violence qu’il avait fallu déployer pour percer des remparts si épais. Puis, il était entré dans ce qui restait de cette ville autrefois si prospère; et, sans avoir l’air surpris de la trouver là, au beau milieu d’une place brisée, avait trouvé la seconde personne du convoi qui s’était trouvée sans interlocuteur.

  • C’était une enfant. Discrète, mal habillée. Trop pâle. Les yeux beaucoup trop cernés pour une fille de son âge. La petite n’avait pas remarqué le vieillard qui l’épiait; Elle avait les yeux rivés sur le mur immense qui lui faisait face, et son front était plissé dans une expression d’extrême concentration. Le vieillard ne fit rien pour qu’elle ne le remarque. Elle ne bougeait pas d’un cil, et pourtant elle voyageait: C'est-à-dire qu’elle était en train de lire.

  • Octaf avait encore du mal à croire qu’elle soit capable de déchiffrer les inscriptions. Et pourtant, c’est ce qu’on lui avait assuré; La gamine lisait le pavi. L’idée qu’une enfant puisse décrypter cette langue mystique était aussi saugrenue qu’effrayante… Pourtant, si elle pouvait le lire, il n’y avait rien d’étonnant à la trouver là, devant le Mur de Gabriel, ou étaient écrites les “vérités” sur le monde. La cité de Phénok avait beau avoir été quasiment rasée, rien n’avait pu égratigner le monument. 

  • Les passages écrits sur ce mur ne pouvaient être lus nulle part ailleurs. Ils contenaient des secrets cachés en plein jour, les ultimes versets des Révélations de Gabriel. Il avait deviné qu’elle profiterait de cette halte pour venir ici - avait provoqué cette halte pour qu’elle vienne se réfugier ici. Il y était presque: Il allait enfin atteindre le but que, jadis, le roi Conra VI lui avait indiqué. Après tout ce temps, Octaf allait enfin pouvoir mettre la main sur une des Brises.

  • Les “choses” se déroulaient comme prévues. Mais maintenant qu’il était là, comment l’aborder? Cette petite orpheline n’était pas très bavarde, et le vieillard avait déjà tenté de l’approcher sans trop de succès. Il avait été difficile de trouver une telle occasion: Octaf avait beaucoup dû manigancer, pour arriver à ce moment précis. Il avait manipulé les puissants et les faibles, poussé les âmes comme des pions pour arriver à cet instant, et, maintenant, il ne savait plus comment s’y prendre. Pourtant, il fallait qu’il le fasse, il n’avait pas le choix: et puis, il avait surmonté des épreuves autrement plus délicates que de parler à une petite fille. Aussi commença-t-il à boitiller péniblement dans sa direction.

  • Quand la gamine entendit ses claudiquements sur la neige, elle se retourna vivement, mais ne poussa aucun cri. L’espace d’un instant, elle ressembla à un animal pris au piège, et son dos se courba dans une expression menaçante, comme si elle attendait la fraction de seconde parfaite pour s’enfuir; Puis, elle sembla se rappeler qu’elle était humaine, et se redressa imperceptiblement en haussant un sourcil interrogateur.

  • “Oh là, doucement... Ne t’inquiète pas, ma petite...”

  • Elle s'inquiéta de plus belle. Ses yeux bruns avaient gardé un éclat sauvage, et elle ne répondit pas.

  • Croiser le vieillard l’avait mise très mal à l’aise ; c’était une petite fille encore trop timide pour parler à des inconnus. Elle baissa violemment la tête en plongeant vers la route qui ramenait aux chariots, mais il l’intercepta en l’attrapant par le bras, achevant de la terroriser.

  • « Calme-toi, calme-toi ! gronda Octaf. Je veux juste te poser une question. »

  • Elle était tétanisée. Si elle hurlait, est-ce qu’on l’entendrait… ? La troupe était si loin, maintenant… Elle déglutit avec difficulté. Il ne servait à rien de tirer sur son bras ; la poigne du vieil homme était trop forte. Le retirer d’un coup sec, par contre, à un moment où il serait déconcentré… 

  • Ne fais pas cette tête, ordonna ce dernier. Écoute, il ne me reste pas beaucoup de temps, et, avant de m’en aller, il n’y a vraiment qu’une chose qui me ferait plaisir… Et elle est juste ici, dans ces ruines, à quelques pas de moi…

  • Il tentait réellement de rassurer la gamine - mais produisait exactement l’effet inverse. Le visage de l’enfant était horrifié ; comprenant le problème de sa formulation, il se corrigea précipitamment :

  • Ce mur, là ! Tu sais lire, ce qui est écrit dessus, pas vrai ?

  • Je… Je…

  • De grosses larmes étaient montées aux yeux de la petite fille ; il avait crié sans s’en rendre compte. Le vieil homme retint un soupir d’exaspération : à une époque, il était certain d’avoir été doué avec les enfants. 

  • Écoute, reprit-il, en tentant de changer de méthode. Si tu me lis la dernière phrase qui est écrite sur ce mur, j’aurais un sou pour toi.

  • L’appât du gain sembla décrisper un peu la petite, mais elle ne répondait toujours pas. Le vieillard n’osait pas la lâcher ; il n’avait plus la force de courir après les petites filles. Il voulut terminer de la rassurer en ajoutant :

  • Je m’appelle Octaf. Toi, ton prénom est Lymfan, c’est bien ça ? Les cochers me l’ont dit. Lymfan, j’ai vraiment besoin que tu me lises ce qui est écrit sur ce mur. Je ne sais pas comment une gamine comme toi a bien pu apprendre le pavi, et, franchement, je m’en contrefiche : je te l’ai dit, il ne me reste plus beaucoup de temps. Ce voyage n’aura eu aucun sens, si je ne parviens pas à déchiffrer ce passage… Je n’ai pas besoin que tu me traduise tout le texte, non : simplement, la dernière phrase…

  • L’enfant regarda le mur et l’homme successivement. Une statue de la Chimère surplombait la scène, et c’est sur cette dernière que la petite jeta le plus longuement son regard. Elle sembla se détendre totalement, comme si elle comprenait enfin qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur, et une lueur d’espoir commença à flamber dans le regard du vieil Octaf — mais, au moment même où cette flamme terminait de naître, la petite la souffla en se dégageant d’un geste sec. Puis, comme il l’avait craint, la gamine déguerpit violemment, sans qu’il ne puisse espérer la rattraper. 

  • Octaf ne retint cette fois-ci pas son soupir, l’agrémenta même d’un juron écœurant. Autrefois, il n’aurait jamais laissé une si petite fille lui échapper ; mais son esprit et son corps tombaient en ruines, et il ne valait pas l’ombre de ce qu’il avait été. 

  • Il allait devoir le faire. Octaf s’était refusé à utiliser cette méthode, par peur de « les » attirer. Les prêtres de la Chimère étaient des adversaires dangereux, et il aurait préféré éviter de les croiser ; mais il n’avait plus le choix. Il ne l’avait jamais eu. Ils arriveraient plus tôt que prévu, certes, mais il ne pouvait plus se permettre d’échouer, plus maintenant. Il joignit les mains devant lui, et un étrange bouillonnement se fit entendre.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime qu’elle est apparue il y a quarante-quatre siècles. « Elle » a reçu une infinité de noms au fil des ères. La Coureuse de Vertige. Kymer. Dieu. Son apparition fut si violente qu’elle éteint l’histoire : toutes les civilisations qui la précédèrent se sont effondrées, et nous n’en avons conservé aucune trace. Les cultures qui se sont développées après son avènement lui ont tous réservé une place de choix au sein de leurs panthéons, et elle a endossé tous les rôles et toutes les appellations. De tous ces noms, celui qui reste pourtant le plus employé à travers les siècles est « La Chimère ». 

  • Si tout le monde sait très bien à quoi elle ressemble, il est raisonnable de penser que presque personne ne souhaite la voir de ses propres yeux. La légende primordiale, commune à tous les peuples, raconte qu’autrefois, les hommes devinrent si vaniteux que Dieu se manifesta lui-même sur la Terre afin de les punir de leur orgueil. Sa marque est considéré comme une malédiction ; ceux qui la portent sont appelés les « désignés ». 

  • Le bout de la foi

  • La petite allait enfin atteindre la sortie des ruines. Elle était certaine d’avoir semé le vieillard, et ne l’avait pas entendu partir à sa poursuite. Toutefois, quand elle s’autorisa enfin un regard en arrière, ce qu’elle vit lui fit tellement perdre ses moyens qu’elle trébucha dans la neige.

  • Elle s’appelait Lymfan. C’était une fille de rien du tout, un détail sur la course. Sa mort ne vexerait que l’émotion publique. Le désespoir fit place à l’acceptation, et elle ferma les yeux. 

  • À cet instant précis, son visage dégageait un air de sagesse rare, comme on ne l’imagine que sur le visage de vieux ermites perdus dans les montagnes — c’était l’élément le plus surnaturel de cette scène. On aurait dit que Lymfan avait vécu mille ans, et rien dans cette mort prématurée ne lui semblait tragique. 

  • Ce visage paisible était bien plus étonnant que les innombrables tentacules noirs et bouillonnants qui couraient sur le sol. Cette solennité mystique me semble plus invraisemblable, quand je l’évoque, que ces ombres animées qui se dressèrent devant elle, et se saisirent de la fillette avec autant de puissance que les anneaux de dix immenses serpents. Ces ténèbres s’agitaient comme une lave noire, un goudron vivant, mais leur contact sur la peau de la jeune fille était glacial. Elle frissonna, sans pour autant perdre son air impassible. Elles l’enveloppèrent ensuite tout à fait, la recouvrant de la tête aux pieds, sans même qu’elle ne se débatte — puis, le cocon noir fut happé en arrière, et traversa les ruines en un instant, pour recracher la petite aux pieds d’Octaf. 

  • Le vieillard l’attrapa alors, et la plaqua violemment contre le sol, allant jusqu’à s’asseoir sur elle pour éviter qu’elle ne s’enfuie à nouveau.

  • « Écoute-moi bien, gronda-t-il. Tu m’as déjà couté très cher, alors je ne te le demanderais gentiment qu’une seule fois. Lis-moi la dernière phrase écrite sur ce mur.

  • Vous êtes un désigné, cracha Lymfan avec autant de haine que si ce mot avait été le pire juron qu’elle connaissait.

  • Oui, en effet… Quel sens de la déduction !

  • Je ne lirais pas les Passages à un démon… Les désignés ne peuvent pas lire le pavi, c’est pour une bonne raison… ! Tuez-moi, si vous voulez : je ne trahirai jamais la Chimère…

  • Les yeux d’Octaf s’écarquillèrent de surprise. Ces phrases l’étonnaient, venant de la part d’une si petite fille. Les saintes femmes étaient généralement déjà des femmes, et peu de fillettes faisaient preuve d’une foi si indestructible. C’était bien sa chance — il avait fallu qu’il tombe sur une petite martyre. 

  • C’était sur ce mur qu’était écrite la dernière information qui lui manquait, il en était certain. Et le temps pressait. C’était la seule solution, la seule…

  • Petite idiote… Tu ne comprends pas de quoi tu parles. 

  • Lymfan ne vit pas les ombres qui jaillirent près de ses pieds, se levant de terre comme des êtres vivants informe. Mais, quelques instants plus tard, elle les sentit percer la chair de ses mollets, et s’y loger en tortillant comme d’épais vers froid. Ses hurlements retentirent loin dans les ruines — ils semblaient d’autant plus intenses que la neige étouffait les sons alentour. Au moment précis où les ombres qui lui rongeaient les jambes allaient atteindre ses os, le vieil homme leva sa main, et elles se volatilisèrent instantanément. 

  • Lis-moi la dernière phrase écrite sur ce mur, répéta-t-il.

  • La petite fille était en larme, et ses gémissements de douleur émurent Octaf — il ne prenait aucun plaisir à torturer cette enfant. Pourtant… Il n’avait pas le choix. Il n’avait plus le choix. Sa foi à lui était, elle aussi, indestructible.

  • La petite fille allait répondre. Même moi, j’ignore ce qu’elle était sur le point de prononcer ; en analysant ses sentiments, je perçois de nombreuses émotions contradictoires, et il semble que Lymfan ne savait pas ce qu’elle allait dire. Or, avant qu’elle ne parle, « Ils » arrivèrent.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime qu’il faut en moyenne 40 années à une personne d’intelligence moyenne pour apprendre à déchiffrer le pavi. Certains le considèrent comme un alphabet saint et mystique, une magie divine, et d’autres comme une arme redoutable, un instrument de blasphème. Le Registre estime quant à lui qu’il s’agit d’une science, qui fut apportée aux hommes par Gabriel, le prophète principal du Culte de la Chimère. 

  • Les prêtres de ce culte sont les seuls à pouvoir lire et « Écouter » le pavi. On les appelle des « maestros ». Ils professent une foi très différente de celles des autres peuples : en effet, là-bas, les désignés sont perçus comme des êtres maudits par Dieu, qui ne méritent rien d’autre que la mort et l’enfer.

  • Les maestros

  • Ce ne fut d’abord qu’un sifflement aigu, qui perça le silence de la scène. Le son interrompit Lymfan, qui tourna la tête dans sa direction. Puis, le bruit devint un souffle puissant, si violent qu’il souleva des monticules de neige qui lui bouchèrent la vue. Tout à coup, la petite fut libérée : elle sentit le poids du corps du vieillard qui l’écrasait se volatiliser. Ce ne fut qu’un instant plus tard, quand la poudreuse retomba sur le sol, qu’elle les vit dans les ruines.

  • À leurs longues toges noires, beaucoup trop fines, compte tenu de la température, elle comprit instantanément qui ils étaient. Ses yeux s’allumèrent : c’était eux. Elle s’était résolue à mourir, mais ils étaient venus la sauver : les prêtres de la Chimère. Ceux qu’on appelait “maestros”.

  • L’un d’entre eux avait écrasé le vieillard contre une des maisons brisées qui entouraient la scène, et une flaque de sang coulait dans le dos d’Octaf. Ce dernier saignait abondamment du nez et de la bouche, et ses yeux étaient devenus perdus et vitreux. Un craquement sinistre retentit alors que le colosse enfonçait plus profondément sa paume dans le thorax du vieillard, en prononçant d’un ton grave :

  • Un désigné… Si proche de la capitale… Les auditeurs ne sont plus ce qu’ils étaient. Je vais le tuer, ici, et maintenant.

  • Attends ! l’interrompit la seule femme du cortège. Elle semblait minuscule, comparée à son coreligionnaire. Comme lui, elle avait les cheveux d’un blond très clair, mais la ressemblance s’arrêtait là ; à leurs tons respectifs, on entendait une différence de nature profonde. Son visage… reprit-elle. Il me dit quelque chose…

  • Ils restèrent interdits un instant, puis, le troisième maestro rompit le silence :

  • … Est-ce que ce ne serait pas ? Octaf Féléis ?...

  • Quand ce nom fut prononcé, celui qui le portait bougea légèrement, comme si ce mot avait encore la faculté de le stimuler depuis les profondeurs de sa torpeur. Cette réaction sembla confirmer l’affirmation du troisième maestro. 

  • Ce dernier était brun, et de très petite taille : son visage rond lui donnait l’air plus gros qu’il ne l’était réellement. Il était bien moins charismatique que ses comparses, et sa voix elle-même traduisait une sorte de gêne, comme si parler à haute voix était déjà pour lui une forme d’extravagance qui ne lui était pas coutumière. Les deux autres maestros réagirent d’abord à son affirmation d’une moue dédaigneuse, plus imperceptible chez la femme que chez le colosse. 

  • Puis, ils reconnurent soudain le vieillard, et leur visage se métamorphosa.  

  • Octaf !? s’exclama la maestria.

  • Ce n’est pas possible… nia le colosse. Il est censé avoir disparu, il y a quoi… ?

  • Lymfan choisit ce moment pour se redresser en position assise : Jusque là, ils ne lui avaient prêté aucune attention — ils continuèrent de l’ignorer, et elle se demanda s’ils l’avaient remarquée. Elle s’éclaircit la gorge, et ils se retournèrent tous les trois vers elle en même temps.

  • Il s’appelle bien Octaf… Il me l’a dit… dénonça-t-elle. 

  • Les trois maestros la dévisagèrent un instant. Elle était mal vêtue, ressemblait à une petite sauvage. Les deux hommes froncèrent le nez de dégout, mais la femme, elle, fut traversée par une émotion plus violente.

  • Oh, Kymer… Tes jambes… 

  • Elle se précipita vers la petite fille, visiblement bouleversée, et apposa ses mains sur les mollets de Lymfan. Une curieuse chaleur traversa les jambes de la petite fille, alors que les plaies causées par le vieillard se résorbaient totalement. En la regardant de plus près, Lymfan remarqua que les pupilles de la jeune femme étaient dilatées au point de cacher ses iris, signe qu’elle était entrée dans « l’État ».

  • Voilà… rassura la jeune femme, en la gratifiant d’un sourire chaleureux. Les yeux de Lymfan se voilèrent soudain : Elle aurait voulu l’enlacer, cette femme, fondre en larme dans ses bras et lui raconter ce qui venait de lui arriver : Mais le grand blond interrompit cette scène de laquelle il ne pouvait visiblement pas supporter la candeur.

  • Tu es sérieuse, Ezia ? Tu te permets de prodiguer tes soins à cette pouilleuse? Quand les auditeurs apprendrontça…

  • La dénommée Ezia ne répondit pas tout de suite. Elle partagea un dernier regard affectueux avec Lymfan, puis se retourna vers son coreligionnaire.

  • Les auditeurs savent très bien la manière dont j’utilise mes facultés, Eterace. Si un commentaire doit être fait quant à ma manière de faire, ils le feront eux-mêmes. Nous allons emmener cet homme à Oïa… Il doit répondre de ses actes devant le chef de son clan.

  • Tu es malade ? Nous sommes à deux pas de Séclielle. Un ancien maestro, désigné ? C’est une affaire qui requiert une enquête plus poussée, une intervention d’At…

  • Octaf est un membre de la famille Féléis, le coupa la maestria. C’est mon oncle… Si justice doit être rendue, elle le sera au palais gelé, parmi les siens.

  • Le palais gelé ? répéta Eterace sur un ton méprisant. Comme si on pouvait trouver quoi que ce soit d’autre que des rats, au palais gelé… Non, je pense que, si tu veux ramener cet homme à Oïa, c’est parce qu’il doit connaître certains des petits secrets que vous gardez dans le Grand Nord…

  • Il a raison, Ezia, intervint le troisième maestro. Je fais aussi partie du clan des Féléis, comme toi… Et pourtant, je pense que cette affaire regarde At Sahis. Nous devrions l’emmener à la capitale…

  • La maestria prit une grande inspiration, et répliqua :

  • Les lois suprêmes indiquent que dans ce cas de figure…

  • Les lois ont été écrites par des morts… Le monde a changé, depuis l’Avalion… l’interrompit Eterace. Il s’investissait de plus en plus dans la conversation, sans remarquer que le vieil Octaf reprenait peu à peu ses esprits.

  • … que dans ce cas de figure, reprit Ezia sans se démonter, c’est le prince du clan concerné qui doit rendre le jugement ! 

  • Au Fléau, le prince du clan ! jura le troisième maestro. Tu sais très bien qui est Remo… En quoi est-ce que le tenir au courant de…

  • Kelas. N’oublie pas ta place.

  • C’était Eterace qui avait prononcé ces derniers mots. Bien que le dénommé Kelas ait pris son parti, le colosse ne pouvait accepter l’idée qu’un maestro de second rang se permette d’intervenir dans une discussion opposant deux de ses supérieurs. Kélas rougit, et baissa les yeux. Eterace ressentit un profond, mais furtif sentiment de satisfaction à l’égard de sa propre autorité. Ce fut le dernier qu’il eut le luxe de ressentir.

  • Les bras du vieillard se levèrent tout à coup, et une colonne d’ombres bouillonnantes jaillit de son corps. Eterace hurla de douleur en tentant de retirer son bras, mais la colonne prit soudain un diamètre immense, auquel les deux autres maestros n’échappèrent que de justesse ; Un vrombissement inquiétant fit pousser un cri de terreur à la petite Lymfan.  Quand l’ombre retomba, il ne restait plus aucune trace du désigné. En revanche, sur le sol, le cadavre carbonisé d’Eterace semblait sonder le ciel de ses orbites vidées.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que le fait d’appeler les prêtres de la Chimère « maestro » est certes pratique, mais techniquement inexact. Les maestros ne sont pas tous des maestros, puisque « maestro » désigne le troisième rang de la hiérarchie de l’Orchestre. 

  • Dans l’ordre hiérarchique, on appelle ainsi les prêtres : « apprentis », « tutellé », « maestro », « apôtre » et « auditeur ». Les maestros sont d’ordinaire des êtres humains tout à fait banals, mais le fait d’avoir reçu la sainte Onction leur permet d’entrer dans un stade de conscience supérieur appelé « L’État ».

  • La phrase

  • Les maestros demeurèrent figés un instant qui leur fut fatal. Il surgit de l’ombre de Kelas : le vieillard enfonça une lame d’ombre dans le dos du jeune tutellé, qui s’effondra dans la neige en convulsant. 

  • Ezia voulut réagir, mais le désigné avait déjà disparu dans une autre ombre — cette fois-ci, il réapparut derrière Lymfan.

  • Il se saisit de la jeune fille et brandit une dague de ténèbres contre sa gorge. Lymfan gémit de douleur, et la maestria se figea.

  • Ne bouge plus. Si tu ne me lis pas la dernière phrase écrite sur ce mur, je la tue.

  • … Vous avez bien changé, mon oncle… Vous cacher derrière une petite fille… N’aurait-il pas été plus sage de prendre Kélas pour otage ?... C’était un noble, lui…

  • Je n’ai pas oublié la discorde qui règne entre les branches de notre clan, petite… Kelas n’était pas un argument suffisant pour te faire plier. Je suis sûr que tu es ravie d’en être débarrassée…

  • Cessez donc cette mascarade, et venez-en au fait. Pourquoi voulez-vous lire ce fragment ? Et, depuis quand avez-vous été marqué ?...

  • Ça n’a pas d’importance. Lis-moi le passage !

  • Si vous acceptez de répondre à mes questions, je vous épargnerais l’écartèlement. Votre mort sera douce et sans effusion, dans l’intimité du palais gelé. Mais vous avez le devoir de rendre compte de ce qui s’est passé dans le Grand Sud…

  • Je ne plaisante pas, je vais vraiment le faire.

  • Tuez-la donc, dit simplement Ezia. Je ne vous lirais pas les passages. Vous ne partirez pas d’ici vivant, Octaf. Les auditeurs ont probablement déjà alerté d’autres apôtres, et vous ne nous échapperez pas. Rendez-vous, et suivez-moi jusqu’en Imbrie… 

  • Elle ne pensait pas que son oncle avait l’intention de mettre sa menace à exécution. Son bluff ne prit pas : Octaf était bel et bien résolu. Il ouvrit la gorge de la petite d’une fine incision, et elle tomba sur le sol. Aussitôt, le sang teinta la neige, et les ruines résonnèrent des échos horribles des déglutitions de la petite fille. Pendant un instant, Ezia conserva une sorte d’assurance très visiblement feinte face aux horribles soubresauts de la fillette. Puis, le visage de la jeune maestria changea tout à coup : traversée par un sentiment d’urgence, elle voulut se précipiter vers la gamine agonisante, mais des colonnes d’ombres se dressèrent entre elle et Lymfan.

  • Lis-moi…

  • D’accord, d’accord ! La dernière phrase, c’est, « Pour éprouver la brise, tu ne l’attendras plus. »

  • … Quoi?

  • C’est la dernière phrase! Laisse-moi la guérir, Octaf! Elle va mourir!

  • Le vieillard semblait trop choqué pour écouter ce qu’elle avait dit. La phrase l’avait plongé dans un état d’horreur indescriptible, et son visage était tout entier parcouru par la déception qu’avait provoqué cette maigre révélation. Puis, Ezia l’entendit murmurer: “... ça pour ça?...” avant qu’il ne disparaisse à nouveau dans une ombre, pour de bon cette fois. Les colonnes qui entouraient Lymfan se dissipèrent, et la maestria se jeta sur la petite fille qui ne bougeait déjà plus.

  • La massue

  • Octaf était réapparut dans la pénombre d’un port lointain. Il avait perdu tellement de sang… Ses côtes brisées lui rendaient la respiration difficile. Heureusement, ici, il connaissait quelqu’un qui pourrait le soigner…  Il fut d’abord habité par l’urgence d’aller voir l’alchimiste, mais soudain, l’image de ce qui venait de se passer lui revint en mémoire.

  • Le vieillard s’effondra contre un mur, et enfonça sa tête en ses mains : il avait tué cet homme pour rien, torturé la petite sans raison! La phrase n’avait aucune valeur. « Et pour éprouver la brise, tu ne l’attendras plus… ». Quelles sottises… !

  • Les inscriptions du Mur de Gabriel étaient sensées être des prophéties. Il était possible, grâce à une connaissance approfondie de la danse des étoiles et des courants, de calculer laquelle d’entre elles vous était destinée. Si Octaf avait cru pouvoir trouver la vérité dans cette science, il comprenait maintenant qu’il ne s’agissait que d’une astrologie de plus, de superstitions stupides et sans fondement, sur laquelle il avait gagé beaucoup trop de temps. Et pourtant… C’était bien la Brise qu'il cherchait. Que pouvait bien vouloir dire cette phrase ? 

  • Octaf avait changé, depuis la discussion sur le navire. Il était devenu sage et intelligent : si ses émotions se faisaient trop puissantes, il savait se réfugier dans cette partie de l’esprit qui demeure toujours froide et posée. Il ne devait pas laisser la déception obscurcir son jugement. Pour éprouver la brise, il ne fallait plus qu’il l’attende… Bien sûr. Une lumière se fit soudain dans sa pensée. C’était évident, à présent. Par quels détours avait-il prévu d’obtenir le navire… ? Il avait trop manigancé, trop perdu de temps. Il avait des rides, maintenant: Toutes ses articulations lui faisaient mal, et aucun des signes de sa jeunesse n’était demeuré sur son visage. Oui, il avait trop perdu de temps… Il aurait dû être plus frontal, dès le départ. 

  • Quand il comprenait quelque chose d’essentiel à propos d’une personne, d’un événement ou d’un concept, il réagissait toujours avec cette force qui confirme un caractère intelligent : c’est à dire qu’il se taisait, et gardait cette science en lui comme d’autres déposent lourdement une massue dans leur arsenal. Octaf sortit de sa méditation, et se dirigea vers le port. Il allait à nouveau utiliser ses pouvoirs: C’était aujourd’hui, qu’il devait le faire. Oui, là-bas, il organiserait l’assaut ; il n’attendrait plus ni la Brise, ni le bon moment. Il irait trouver ses alliés, ceux qui faisaient partie du peuple du soir. Oui, là bas, sur l’île… Il rassemblerait ses forces. Et, d’ici la saison prochaine, il reviendrait à Séclielle, et obtiendrait l’une d’entre elles. Le raid sur la ville serait rapide, précis, efficace… Il ferait ensuite cap vers le monde interdit… Alors, seulement, le champ des possibles s’élargirait de nouveau.

  • La cité de l’aube

  • Quand Lymfan reprit ses esprits, les chariots s’arrêtaient devant la grande porte de Séclielle. Elle plissa les yeux: Les murailles blanches étaient trop éclatantes pour être observées de face, et elle abaissa son regard sur l’herbe givrée qui scintillait sur la route. Il lui fallut un moment pour se rappeler ce qui venait de se passer… Où était le désigné?... L’enfant porta la main à sa gorge, ou elle trouva une longue cicatrice. Ah, oui….  la maestria l’avait sauvée… Elle se rappelait à présent comment elle avait agonisé dans la neige, et comment la femme l’avait secourue. 

  • Après un calme soupir, elle fit un curieux signe de la main, une sorte d’arc de cercle qui partait de son visage jusqu’à sa taille, et prononça la prière usuelle: “La Chimère est le seul dieu, et Gabriel fut son messager.”. Elle avait survécu, grâce à Kymer.

  • La fillette frissonnait, assise à l’arrière d’une des carrioles. Très vite, avec l’agilité de son esprit d’enfant, elle cessa toutefois de penser à l’agression. ça y était… C’était bon, enfin! La capitale était là, devant ses yeux. Elle allait vraiment voir la capitale! Elle irait là-bas, au Séminaire, et elle le ferait. Lymfan deviendrait maestria. 

  • Séclielle était une cité sainte, et, devant les murailles blanches et trempées de clarté qui dissimulaient encore l’immensité tentaculaire de la ville, la pieuse jeune fille ressentait déjà tout le caractère sacré de cet lieu mythique. C’était la capitale des Cinqs-Royaumes, et Lymfan s’était entendu raconter des légendes sur cet endroit plusieurs milliers de fois; C’était ici que Gabriel était descendu, 4 siècles auparavant, pour offrir la foi aux Hommes. C’était ici, qu’était né l’ordre des maestros.

  • La petite campagnarde releva les yeux avec détermination, décidée à embrasser la ville du regard. Malgré la douleur que leur blancheur aiguë infligeait à ses prunelles, elle se força à s'extasier un instant devant la beauté des gravures profondes qui recouvraient les murailles. Elles représentaient toutes la Chimère, dans différentes postures, et à différents moments de sa vie: soudain prise par l’émotion, la gamine se signa à nouveau.

  • Après un instant, elle repéra la maestria qui l’avait sauvée plus tôt. Stationnée devant les lourdes portes noires, qui proposaient la ville comme deux ailes sombres offrent le ciel à l’oiseau qui les possède, la prêtresse argumentait violemment avec la garde. Derrière eux, Lymfan pouvait apercevoir une grande allée mystique, qui l’appelait comme un songe: la petite fille en connaissait le nom. C’était la Voie du Lion, l’entrée de la ville, un vaste boulevard ou d’innombrables monuments se dressaient comme autant de figures de saints: Une allée de laquelle elle avait rêvé, sur laquelle elle avait tout lu et tout appris.

  • Elle espérait que la discussion entre les maestros allait vite s’arrêter, impatiente d’arriver dans le vif du sujet, de voir l’allée, la ville, la sainteté, les étals imaginés et les produits imaginaires; Elle bouillait de les découvrir d’un enthousiasme d’enfant, si clair et si énorme qu’elle en oubliait déjà qu’elle venait d’échapper à la mort. 

  • Ils durent attendre encore 3 longues heures avant que les maestros ne réussissent à les faire entrer. A ce moment, Lymfan somnolait déjà, et elle ne réouvrit les yeux que lorsque les chevaux se furent arrêtés, dans une ruelle obscure de la ville, au cœur du quartier où la troupe devait se séparer. 

  • Lymfan se frotta les yeux. Regarda une fois, puis deux… Se pinça. Pendant un instant, elle se demanda s’ils n’avaient pas fait demi-tour, si ce qu’elle voyait devant elle n’était pas une sordide bourgade, dans laquelle ils avaient dû se poser quelque temps, en attendant d’être autorisés à entrer dans la cité de l’aube. Puis, en entendant la voix du cocher la presser de partir, elle comprit qu’ils étaient bel et bien à Séclielle. Cette pensée la fit se figer d’horreur.

  • Ils s’étaient arrêtés dans une pitoyable place qui portait le visage de la misère. Sur le sol, les pavés brunis par la saleté évoquaient les dents mal ajustées et cariées d’un antique clochard. Une haleine de végétaux pourris des fins de marchés, de souillures humaines et d’air marin impropre s’engouffrait par des ruelles odieuses qui semblaient chacune serpenter vers un bordel ou un coupe gorge. Les taudis à demi effondrés qui bordaient l’endroit avaient dû être blancs, fut un temps, comme en attestait leur sommet; mais la crasse les avaient si profondément imbibés qu’on aurait dit qu’ils avaient toujours été aussi noirs que les yeux d’une hyène terrassée par la faim. 

  • Alors qu’elle descendait du chariot, elle fit soudain un bond en arrière, terrifiée. Derrière elle, un homme d’une maigreur squelettique avait surgi, et tendait vers elle sa main sertie d’ongles noirs en implorant l’aumône. Trop choquée par son aspect misérable, la fillette, pourtant de nature charitable, lui tourna le dos, et s’enfuit vers l’endroit où s'étaient rassemblés les autres voyageurs. Lymfan avait l’habitude de la pauvreté, et s’était toujours montrée généreuse avec les mendiants; mais cet homme était un addict au kok’r, et, bien qu’elle ignore tout de cette drogue du sud, son instinct tout entier lui avait ordonné de le fuir. 

  • Les autres voyageurs étaient, pour la plupart, déjà venus à Séclielle, et la plupart d’entre eux étaient déjà repartis vers leurs coins de cité. Ceux qui restaient attendaient qu’on vienne les chercher dans un joyeux vacarme. Quand elle approcha, les adultes lui firent naturellement une place parmi eux, et plusieurs d’entre eux lui demandèrent où elle allait. à chacun d’entre eux, elle répondit: “mon cousin va venir me chercher.” Elle dut le répéter plusieurs fois, mais cela ne le dérangeait pas; elle le disait comme pour se rassurer elle-même. Après tout, le convoi avait pris du retard.. Et s’il ne venait pas, et s' il l’avait oubliée?.. Comment ferait-il, pour savoir qu’ils étaient arrivés maintenant..? 

  • Alors qu’elle s'inquiétait ainsi, elle entendit une voix l’appeler: En se retournant, elle le reconnut instantanément, sans jamais l’avoir vu. Adri était le portrait craché de son frère: un immense blanc-bec, d’une maigreur avare et d’un regard cupide; De gros bras veinés, cependant, gonflant comiquement sur les côtés de cette carcasse ambulante; des cheveux d’un noir de jais, et l’air globalement taciturne et trahi des gens qui vivent dans le mauvais versant d’une cité.

  • On ne peut pas dire qu’ils se tombèrent dans les bras. Les retrouvailles furent froides, austères et expéditives. Adri avait l’air embarrassé par la gamine, et elle le comprenait... La vie à Séclielle coûtait très cher, et elle allait être un poids de plus pour son cousin. La petite fille avait l’excuse de sa timidité, mais c’était autre chose, qui expliquait la froideur d’Adri.

  • Ils se mirent en route pour la boucherie du cousin sans trop de ménagement. Lymfan constata que de nombreux passants le saluaient, et comprit qu’il devait tenir une fonction de prestige, dans cette partie misérable de la ville; après tout, la viande était très coûteuse, et celui qui en était l'artisan était sans doute un roi pour tout les affamés. 

  • Lui, il l’ignorait superbement. Elle le mettait mal à l’aise, cette gamine; Il savait ce qu’on disait d’elle, mais il refusait d’y croire. Il n’y avait jamais eu de savants ou de saints dans la famille… Des bergers, des bouchers, des menuisiers, oui! Même un milicien et un voleur, mais, tous: Tous, étaient des personnes simples et facile à comprendre, et non des érudits ballots comme on en voit sur les grandes place, jamais trop tard, seuls ou en procession, le dos comiquement voûté sous le poid de leur savoir, les ongles mangés par les champignons des pages jaunis qui leur gâche le soir… et puis elle, ce n'était pas la langue commune, qu'elle avait apprise, non: mademoiselle avait, prétendument, appris le pavi… dans la famille, il n'y avait jamais eu de nobles non plus… non, décidément, cela l'irritait.

  • Il aborda soudain ce sujet d’une voix nasillarde et piquante, dans laquelle il avait instillé un petit peu de la niaiserie que certains mettent dans leurs voix quand ils s’adressent à un enfant:

  • “Alors comme ça, tu comptes t’inscrire au Séminaire…?

  • Oui, mon oncle, répondit Lymfan, dévote et fébrile.

  • Il grimaça presque imperceptiblement, et Lymfan remarqua ce rictus sans le comprendre. Puis, se détendant tout à coup, il partit d’un grand éclat de rire aigu, qui gratta les murs poisseux comme une craie sur l’ardoise.

  • Ce serait bien une première! On est des serfs. Est-ce que tu sais, même, combien ça coûte, d’y entrer?...

  • Le prix de base est de trente-deux talents d’argents. Heureusement, on peut en supprimer un pour chaque lettre du pavi qu’on sait lire et écrire, répondit machinalement Lymfan, qui ne détectait pas du tout la morgue de son parent. Je sais le lire en entier, alors, pour moi, ce sera gratuit! ajouta-t-elle avec certitude. Je ne sais juste pas s'ils vont me donner de l'argent, par contre … Son front calme s'était fait tout à coup perturbé d'une onde inquiète. Vu qu'il y a bien plus que trente-deux lettres…

  • Le cousin éclata à nouveau de son rire cruel et ironique: L’évocation du chiffre de trente-deux talents d’argent avait suffi à lui seul à le convaincre que sa petite cousine était folle. C’était une somme si démentielle qu’il ne se la figurait même pas; sa notion toute entière de l’économie reposait sur un système aussi sophistiqué que complexe, basée principalement sur la cuisse de poule et le sou de fer, et parler d’or ou d’argent était pour lui une sorte de fantaisie arithmétique; C’était des mots qu’il était véritablement sordide d’entendre sortir de la bouche d’une misérable gueuse arrivées des profondeurs du Nord, qui ne devait valoir, en tout et pour tout, que sept virgule huit pilons secs.

  • Hahaha, c’est ça ouais… d’accord… Et ben, faudra que tu te présentes au Séminaire, avant la fin de la journée... Les inscriptions pour la session sont sur le point de se terminer, tu sais...

  • Le mot “inscription” la rassénera tout à coup. 

  • Et pourquoi on irait pas maintenant, hein, Adri? Il est encore tôt, non?...

  • Son cousin fronça les sourcils, et répondit qu’ils n’avaient pas le temps, que les porcs n’allaient pas se découper tout seul, et qu’il ne pouvait pas se payer le luxe de laisser ses clients s’approvisionner ailleurs plus longtemps. Son temps était précieux: Il en avait déjà trop perdu à venir la chercher. D’ailleurs, elle n’allait pas s’en tirer comme ça, et elle viendrait l’aider, quand elle en aurait fini avec ces bêtises. C’était un jour spécial, où il avait prévu de faire beaucoup de bénéfices, à la boucherie, et il ne voulait pour l’instant pas l’avoir dans ses pattes. Il ajouta qu’il lui indiquerait la route, et qu’elle pourrait se débrouiller toute seule, après tout, sans sembler inquiet le moins du monde à l’idée d’envoyer une enfant seule se perdre dans ce colosse de dédales qu’était la cité de l’aube.

  • Ils circulèrent à travers les lézardes du bas-Séclielle, jusqu’à la misérable boucherie du cousin. Elle y fit rapidement la connaissance de Muche, un garçon de son âge qui la regarda longuement avec ses beaux yeux noirs, et qui était le fils d’Adri; De Léane, l’épouse du cousin, et de la boucherie, cet estomac de graisse qui semblait digérer cette famille de riches pauvres dans l'acidité de ses carcasses d'agneaux. 

  • Peu désireuse de s’attarder dans l’endroit, qui lui procurait une angoisse sourde et violente, elle prit rapidement congé, sans avoir pris la peine de manger ou de se changer. La saison se terminait aujourd’hui, après tout; C’était sa dernière chance de s’inscrire pour la session.

  • Son cousin lui avait expliqué que leur quartier était situé tout en bas de la cité, loin de la falaise sur laquelle était posé le centre ville. Il fallait monter dans les hauteurs, pour rejoindre le Séminaire. Elle fut vite essoufflée, à grimper les pentes de Séclielle, mais elle ne tenait pas compte du feu qui brûlait sous ses côtes, trop impatiente d’enfin rallier l’endroit duquel elle avait tant rêvé. Quand le parfum immonde des bas quartiers se fut enfin dissipé, elle marqua soudain un arrêt étonné. C’était la première fois qu’elle sentait l’odeur de la mer. 

  • Petit à petit, les ruelles s’élargissaient devant elle. Les maisons changeaient avec son ascension. Les cabanons informes disparaissèrent progressivement au profit de maisonnettes charmantes, que le temps n’avait recouvertes d’une légère teinte grisâtre. En se rappelant les indications d’Adri, elle conclut qu’elle devait être arrivée dans le quartier de l’Avalion, quartier “richard, mais pas trop”, comme l’avait dit son cousin. 

  • C’était, déjà, plus beau que tout ce qu’elle avait vu dans sa vie. Autant de gens! Au même endroit! Criant dans les rues, riant, se disputant même, aux angles des demeures; Elle aperçut même une bagarre, qu’elle se dépêcha d’éviter, intimidée par la foule qui excitait les lutteurs. à présent, elle pouvait enfin distinguer la mer, et elle s’émerveilla pendant de longues minutes, fascinée par la danse des diamants sur l'horizon. Perchée sur l’ultime hauteur de la ville, elle pouvait apercevoir une tour colossale s'élever jusqu’aux cieux: Son cœur faillit rater un battement. C’était le Séminaire. Elle s’engouffra plus profondément dans le quartier en pressant le pas.

  • Lymfan traversait maintenant un marché pleins de couleurs incendiaires, ou toute sorte d’encens et de mets propageaient le feu de leurs puissants parfums ; Des colporteurs criaient les nouvelles, et, au détour d’un étal, elle entendit même un poète de rue déclamer ces vers à des enfants:

  • “Mais, quittons ces terres, quittons Séclielle en riant: C’est une histoire qui se passe à l’Est, sur les terres arides de l'Éternel Empire… Tout commença sous cette dune du lointain Orient…”

  • Elle y était enfin! Séclielle! La cité de l’aube, la capitale sacrée. L’endroit le plus important des cinq royaumes: La ville où, 400 vertiges auparavant, Gabriel avait fondé l’église. Des statues de la Chimère observaient la ville de leurs regards de marbre, et Lymfan croyait voir brûler dans ces kyriades d’yeux félins la chaleur d’une hôtesse gracieuse lui souhaitant la bienvenue.

  • Elle atteignit enfin les beaux quartiers; Adri l’avait prévenu de ne pas faire de grabuge, ici, et de ne surtout pas accepter d’aumône. Les gardes ne toléreraient en effet pas une petite mendiante: Mais la petite ne put s’empêcher d’oublier cet avertissement à sa manière.

  • Elle ne déclencha pas de scène, non: Mais elle erra dans les rues d’une manière singulière et choquante, en observant béatement chaque détail architectural de la ville avec une fascination d’amant ensorcelé, l’oeil élargi, le corps rétréci, le visage écrasé de vertige, face aux bâtiments splendides, aux voûtes béantes et blanches qui se dressaient là, sur son chemin à elle, elle qui n’était qu’une petite misérable n’ayant vu du monde que les recoins glaciaux… à un moment, elle resta plus de vingts minutes à observer l’immense statue du Premier Avalion, qui se tenait face à la mer. 

  • De nombreux gardes la remarquèrent, et elle échappa de peu à plusieurs expulsions; mais aujourd’hui était un jour spécial, et une sorte de clémence dévote s’était emparé de l’organe défensif de la cité de l’aube: en somme, les gardes n'avaient pas le coeur à gâcher la fête.

  • C’est au détour d’une ultime ruelle qu’elle arriva devant le Séminaire, et qu’elle put enfin le voir de plus près.

  • Frais 

  • La tour s’élevait comme une montagne sacrée, large de l’envergure des prières qu’on prononçait entre ses murs. Creusée à même la falaise, taillée dans un seul et même bloc monolithique et colossal, elle se mêlait à l’escarpement, et par endroit, on ne pouvait distinguer ce qui avait été créé par la nature de ce qui avait été érigé par Gabriel; Car c’était bien Gabriel, lui même, le saint prophète, qui avait cherché ce titan de pierre dans l’inerte, et qui, seul, avait bâti ce monstre de pierre impassible qui semblait vouloir crever les cieux de sa cime démesurée.

  • Lymfan ressentit une peur étrange, en regardant l’édifice. Le Séminaire présentait une face austère et grandiose, criblée de gravures vivantes et d’escaliers tournoyants autour de sa circonférence. Maintenant qu’elle était là, elle se demanda soudain si elle avait vraiment sa place, dans un endroit si parfait: Le ricanement de son cousin résonna en elle, et elle comprit enfin l’attitude qu’il avait eu plus tôt. Elle était si petite, si frêle, en comparaison avec cette gueule gigantesque, cette voûte sublime qui crevait le bâtiment, et qu’elle se devait bien de passer, si elle voulait y entrer… 

  • La porte était si belle, la pierre, si finement ciselée, qu’elle faillit renoncer à l’idée de la traverser. Après tout, elle n’était, en effet, qu’une simple serf… Elle fut prise d’une violente envie de faire demi-tour, comme si un cri de ses instincts les plus primitifs la prévenait du danger qu’elle encourait en entrant dans le bastion des maestros; Si elle avait écouté cet instinct, peut-être alors n’aurais-je jamais eu à écrire ce livre maudit qui décrit la fin d’un monde. Hélas, l’enfant n’écouta pas son intuition, et se jeta vers la porte avec la conviction d’un suicidé qui se jette dans le vide. Sa nouvelle vie se devait de commencer.

  • Un garde se tenait planté devant. Il était comme un fantôme pour les citadins habitués à sa présence, qui n’accordait pas plus d’attention au monument formidable qu’à ce molosse au regard impénétrable.

  • Lymfan glissa entre les silhouettes de la foule, et lorsqu’elle atteint l’entrée, elle marqua un temps d’arrêt solennel, avant de dire, avec une voix qu’elle voulait assurée:

  • Kymeria aq sadaris

  • C’était l’expression qu’on utilisait pour dire “bonjour”, dans le respect de la tradition de Gabriel. Le garde devait forcément le savoir: Mais il sembla l’ignorer délibérément. Il se tenait fixement, et regardait un point fixe de l’horizon d’un œil amorphe. Elle crut qu’il ne l’avait pas entendu, alors elle répéta le salut. Le garde abaissa les yeux sur elle avec mépris, et répondit:

  • Kym... T’es pas de la ville, à ce que je vois.

  • Non, en effet, maître. Je suis venu depuis le plateau d’Imbrie jusqu’à Séclielle, pour tenter ma chance de…

  • …rejoindre le Séminaire, ouais, ouais, j’avais compris. T’as qu’à entrer. M’adresse plus la parole, maintenant.

  • Ce grossier personnage releva la tête, et se remit à fixer un point inconnu de l’horizon de toute l’exagération de son sérieux. Lymfan rougit, et entra  précipitamment en baissant la sienne. Elle entra dans les couloirs du Séminaire en s’attendant à pénétrer un autre monde. Mais un long corridor nu ne menait qu’à une autre porte gigantesque, gardée par une vieille dame au faciès bureaucratique.

  • Cette maestria était assise par terre, au beau milieu du couloir. Avant que Lymfan n’ait le temps de dire quoi que ce soit, la dame plissa le nez et asséna:

  • Oh la la, mais tu sens mauvais, toi… Les mendiants n’ont pas le droit d’entrer, ici. Ouste, du balai! 

  • Lymfan voulut protester, mais elle préféra baisser les yeux et la voix en signe de piété, et voulut expliquer sa situation à la maestro dans le respect du protocole sacré:

  • Kymeria aq sada

  • On dit “Kym”, à la capitale! Ça suffira, j’ai pas toute la journée! Et je t’ai déjà dit de partir. Tu auras des ennuis, si tu insistes…

  • Je suis venue pour les inscriptions!... 

  • Lymfan avait parlé bien plus fort, cette fois-ci. La vieille maestria la dévisagea un instant, puis partit dans un rire sec, bref et terriblement aigu.

  • Tu as du culot de venir t’inscrire dans cette tenue, et avec cette coiffure… 

  • La jeune fille inspecta ses vêtements, et ne put qu’acquiescer mentalement. On aurait dit qu’elle portait un sac à patate, tant la robe qu’elle portait avait été rapiécée.

  • Bref, reprit la dame, dans ce cas, si tu veux vraiment t’inscrire, laisse moi t’énoncer les frais d’inscriptions. Ils ne sont pas négociables, alors n’essaie pas de me la faire (cette expression vulgaire, dans la bouche d’une supposée sainte femme, frappa Lymfan d’une émotion imprécise, qu’elle n’eut pas le temps de décrypter). Les frais pour une session entière coûtent trente-deux talents d’argent, jeune fille… Trente-deux, moins un talent pour chaque lettre de l’alphabet pavi que tu connais. Alors, ajouta-t-elle fièrement, combien de lettres maîtrise-tu?

  • En fait, je sais le lire. Je connais parfaitement les lettres. Du coup, comme j’en connais soixante-cinq, et que les frais sont de trente-deux talents, moins un, pour chaque lettre, est-ce que ça veut dire que vous m’en devez trente-trois?

  • La vieille bureaucrate souriait d’un air sarcastique. Elle avait l’air de croire que Lymfan était une vagabonde, et qu’il s’agissait d’une farce. 

  • C’est ça, bien sûr… Tu sais à quel point le pavi est complexe? La plupart des maestros connaissent à peine plus de dix lettres, et il leur a fallu des années pour les apprendre. Moi-même, à mon âge, je n’en connais qu'une quarantaine… Et tu voudrais me faire croire que toi, tu sais lire le pavi? Tu es bien jeune, pour vouloir jouer les apôtres...

  • Parfaitement, rétorqua Lymfan. Je sais lire le pavi. Donnez-moi un texte, allez-y.

  • La maestro, défiée, ricana, très sûre d’elle. Elle sortit un petit exemplaire impeccable des Révélations de Saint Gabriel d’une poche cousue à l’intérieur de son habit noir. Elle l’ouvrit à une page choisie précipitamment, et tendit le livre à Lymfan, qui le prit sans hésiter. Il était écrit en pavi complet; La page entière était recouverte de point et de lignes de tailles très variables, et il n’y avait pas un millimètre d’espace qui ne soit comblé par ces inscriptions étranges. Lymfan se racla la gorge, et lut, dans une intonation parfaite:

  • Les Infernés ont jeté le tourment sur la Terre pendant des siècles, et vous, vous les vénérez comme des dieux? Toi qui pratique l’ancien culte d’Extellar, ou celui de l’Empereur, renie ces démons! Ils ont été désignés parce qu’ils méritaient leur châtiment! La simple…

  • Impossible, réfuta la vieille en lui prenant le livre des mains. Tu as très bien pu… apprendre un verset par cœur. Là, ouvre à cette page. Il y a des lettres que même moi, je ne connais pas.

  • Ici, là?... D’accord; “Et la vérité, la vérité! Ce nectar de la vie, celui-là même qui était censé éveiller en vous les fragments les plus parfaitement calmes de vos âmes incomplètes, vous l’avez souillé de votre vanité. Pour vous, désormais, la vérité n’est rien de plus qu’un poison. Vous portez son calice aux lèvres en prenant bien garde à ce que votre voisin vous voit faire, et s’il n’était pas là pour en être témoin, vous n’envisageriez pas même de le soulever…”

  • Assez! La vieille dame se leva d’un mouvement brusque. Elle enrageait. Tu vas regretter de t’être moquée de moi!

  • Elle agrippa le poignet de Lymfan avec une force étonnante pour une femme de son âge.

  • Le peuple du soir

  • Je m’égare… Je ne dois pas perdre de vue l’essentiel… Je reprendrai le récit de la fillette plus tard. Son parcours me fascine. Elle est, après tout, l’une des principales responsables de l’effondrement: une des racines de la déliquescence… Quand je pense à tout ce qu’elle a commit, je trouve le début de son récit si étrange, si peu crédible... Oui, il est si étonnant de penser que ce fléau, cette impitoyable tueuse de dieu, fut si vulnérable, si innocente, à un instant de sa vie…. Je me suis emporté dans ses souvenirs. Ils recèlent d’informations étonnantes. Je sais qu’ils seront une ressource précieuse, pour redécouvrir qui je suis, et pour comprendre ce monde qui a disparu… et pourtant… je suis certain que je ne suis pas Lymfan. Je connais trop bien son destin. Le rôle qu’elle a joué dans ce lent déploiement du dernier crépuscule… Ce n’était pas le mien.

  • Non, j’étais, je suis quelqu’un d’autre… Quelqu’un dont la vie fut intimement lié aux terres astrales, à ce continent qu’Octaf était prêt à tout pour atteindre; J’ai d’innombrables souvenirs de cet endroit, et je crois que c’est là bas, que tout s’est joué. Hélas, si j’évoque ces souvenirs sans contexte, ils paraîtront incompréhensibles et brumeux; Il faut pour l’instant que j’aborde les souvenirs d’autres individus, que je raconte l’exil de Lymfan et la quête des deux frères… Je reviendrais à Séclielle quand j’aurai décrit l’île perdue et sa nation des courants. 

  • Pour l’instant, je dois présenter les deux frères, et le peuple du soir. Déplacer la scène légèrement au sud, sur cette île paradisiaque qui deviendrait plus tard le point névralgique de la catastrophe. Je vais remonter un peu dans le temps, avant l’arrivée de Lymfan à Séclielle, mais bien après la discussion du roi et d’Octaf.

  • L’influence

  • Ma’ek était un paradis sur terre. Une île infime, qui s’était formée autour d’un volcan éteint. Verte et luxuriante, cette oasis était perdue quelque part au cœur de la mer d’Or : Il ne neigeait jamais, ici. La pluie venait toujours à point. Les parfums sucrés de fruits exotiques se mêlaient à des embruns pleins de sel, et le soleil était si puissant que les ténèbres elles-mêmes étaient ici symbole de la bienfaisante fraîcheur qu’elles apportaient aux hommes. L’île était située en plein cœur du Vertige, courant surpuissant qui la rendait très difficile à aborder — pourtant, le peuple qui habitait là était passé maître dans l’art de la navigation, et n’avait pas pour habitude de se reposer dans cet eden.

  • La plupart des mataris étaient des nomades: Ils portaient de nombreux surnoms honteux, mais le plus clément qu’on leur donnait était “peuple du soir.” Ma’ek n’était pas leur terre natale, mais une terre d’asile: Ce peuple avait très longtemps dû fuir les persécutions. La cruauté des hommes avait voulu les condamner à être des fuyards, et ils avaient si bien épousé leur condition qu’ils s’étaient fait insaisissable. Ils écumaient les mers du globe à la recherche de marchés juteux ou d’escroqueries non moins lucratives ; C’était un peuple de marchands et de pirates, qui se considéraient comme les fils de la mer, et qui avaient si bien appris à la dominer qu’on aurait eu du mal à ne pas leur reconnaître un lien de parenté. Et pourtant, le Matari qui arrosait ses fleurs ne l’avait jamais arpentée, la mer.

  • C’était un petit homme, trapu, au front peu bavard et au regard encore moins éloquent. Il était très jeune, mais son visage arborait l’air renfrogné que prend celui des personnes âgées. Il semblait éteint, renfermé sur lui-même, et arrosait les fleurs de son jardin sans avoir l’air d’y penser. Son visage était assez disgrâcieux, mal proportionné, étrange. Et, comme tous les mataris, sa peau était atteinte du vitiligo, une maladie de la peau qui la dépigmentait avec le temps — c’est à dire qu’ils avaient la peau noire, mais que des taches blanches fleurissaient sur leur epiderme, tâches qui finiraient éventuellement par les rendre totalement blanc de peau. Cette particularité expliquait sans doute pourquoi les autres peuples, aux peaux blanches, noires ou basanées, les avaient tous, d’un même geste de dégoût, rejeté des continents, pour les condamner à l’errance et aux courants.

  • Il termina d’arroser les plantes, et s’épongea le front. La lumière du matin commençait à tracer des motifs d’ombre sous la canopée de la jungle qui entourait la cour poussiéreuse de sa demeure, et il sut que la prochaine étape de l’aube allait advenir. Il était réglé comme un pendule — ses matins étaient toujours les mêmes. Et, en effet, un instant après qu’il se soit fait cette remarque, une petite voix articula fragilement :

  • “ Les fleurs d’A’ée, c’est mes p’eferées.

  • Je sais, ma chérie… répondit l’homme, en se retournant vers sa fille. Un sourire illumina le visage angélique de Myrrhe, qui n’avait pas 3 vertiges, et elle se jeta dans les bras de son père. Il la souleva devant lui, et la fit tourner en l’air, savourant tranquillement le bruit des éclats de rire de son enfant. Le matin, lui, continua de se dérouler comme prévu, et elle sortit à son tour de la maison :

  • Aeqa !... Fais attention !...

  • L’épouse d’Aeqa se tenait les bras croisés sur le seuil de la porte, et il fut un instant frappé par la beauté de sa femme. Ses longs cheveux noirs couraient jusqu’à ses hanches, et les tâches de son visage semblaient être des endroits touchés par la lumière. Le petit pli soucieux qu’avait pris son front quand elle l’avait surprise en train de faire tournoyer l’enfant ne la rendait que plus charmante, et, comme chaque matin, il se demanda par quel miracle est-ce que la plus belle femme de l’île l’avait choisi lui, plutôt qu’un autre. 

  • Ils ne s’embrassèrent pas, mais leurs regards les unirent un instant. Puis, sans un mot, il posa leur fille dans ses bras, traversa la cour, et entama de préparer le feu de sa forge, tandis qu’elle emmenait l’enfant à l’intérieur. Aeqa le savait : Ses clients arriveraient bientôt, et avec eux la fin de l’aube — il fallait qu’il soit prêt, et comme chaque matin, il le serait.

  • Ainsi, Aeqa et sa famille vivaient-ils —Dans le doux oubli de soi que procure une vie de travail et d’habitude. Ainsi, Aeqa vivait-il…

  • Aeqa… Il est étrange, compte tenu de ta vie, de penser qu’elle aurait pu demeurer la même pour l’éternité. Tu n’avais rien d’un voyageur, rien d’un aventurier. Pour empêcher les choses, il aurait fallu intervenir à cet instant. Le monde entier était suspendu à tes gestes, et le sort de tous les royaumes reposait entre tes mains… Mais tu n’étais rien, rien qu’un Matari apeuré par la mer, un père médiocre et un forgeron trop perfectionniste. Et pourtant, comme le roi et comme la fillette, tu subis l’influence néfaste d’Octaf Féléis. 

  • Cette influence prit le visage de ton propre frère. Il était encore tôt, quand tu le vis arriver sur la route. Beaucoup d’auteurs médiocres auraient commis l’erreur de présenter ce nouveau personnage comme un escroc fantasque et dégénéré, un être totalement opposé à son rigoureux petit frère — ceux là manqueront toujours de la ferme précision qui oblige l’auteur envers son lecteur, et font partie de ceux qui ratent éternellement l’essentiel. Non, Patmé était un homme aussi régulier que son cadet, et ses aubes étaient elles aussi toujours les mêmes : Leur régularité tenait simplement à leur irrégularité. Il était prévoyant, en cela qu’il prévoyait toujours d’improviser. Rigoureux, parce qu’il ne l’était rigoureusement jamais. Oui, c’était la nature de cet homme.

  • Quand ce coureur de vent apparut sur le sentier obscur qui menait à la forge d’Aeqa, ce dernier cligna plusieurs fois des paupières, comme s’il avait cru à une hallucination. Puis, il lâcha son marteau. Cela faisait plus de 4 vertiges qu’il n’avait pas vu son frère: Patmé. Que faisait-il là? Tout sourire? à avancer vers lui, l’air de rien, comme s’il avait été un voisin ou un client ? Son aîné ne manqua pas de remarquer sa surprise, mais il choisit d’être aussi direct que possible :

  • Je ramène ce que tu m’as demandé, annonça-t-il d’une voix enjouée. La chose appartient à ce bon vieil Octaf, à la base, donc, si tu veux remercier quelqu’un, remercie-moi : il n’est pas au courant que je lui ai volé… bon, alors. Quoi de neuf ?

  • Comme Aeqa ne répondait pas, Patmé décrocha le paquet qu’il portait à la ceinture. C’était un objet rond, emballé dans un drapé de soie noire, et qui tenait dans les deux mains du Matari. Contrairement à celle de son frère, qui étaient grosses et trapues, les mains de Patmé étaient pourvues de longs doigts élancés, recouvert d’une multitude de petites cicatrices. Il était bien plus grand que son frère, et son éternel sourire le rendait très engageant. 

  • … Tu ne veux pas le prendre ?... Demanda Patmé, constatant l’absence de réaction de son frère.

  • … quatre vertiges…

  • Comment ? Tu peux parler un peu plus fort ?

  • QUATRE VERTIGES ! Quatre vertiges que je t’ai pas vu ! Tu avais dit que tu reviendrais vite, tu avais promis que…

  • J’ai eu quelques imprévus, chantonna Patmé. Tu sais, ça ne sert à rien de s’énerver.  Il avait prononcé cette phrase avec autant d’assurance que s’il présentait une solution évidente à tous les problèmes du monde. Tu ne veux pas savoir comment je l’ai obtenu ? continua-t-il en montrant le paquet. C’est quelque chose de très rare, ça doit bien valoir autant que l’île tout entière…

  • Je m’en fiche ! Je veux pas savoir combien de personnes tu as égorgées, pour parvenir à tes fins ! Toi et tes pirates, vous êtes la honte de l’île, vous êtes…

  • Calme-toi…

  • Ne me demande pas de me calmer ! J’ai horreur qu’on me demande de me calmer, ça m’empêche encore plus de me calmer, et de toute manière je comptais pas me…

  • Les hurlements d’Aeqa, chose inhabituelle au possible (Aeqa était un homme bourru, mais il haussait rarement le ton) finirent par attirer l’attention de sa fille, et elle sortit à nouveau de la maison au fond de la cour ; au début, les deux frères ne la remarquèrent pas. Elle se demanda ce qu’avait pu faire cet homme pour énerver son père.

  • Quand sa mère, inquiète de ne pas trouver Myrrhe, la rejoint dans la cour, elle porta sa main à sa bouche. Myrhhe l’entendit très précisément marmonner : “pas lui…”, avant qu’elle ne l’emporte avec elle dans la fraîcheur de la maison.

  • … Donc, tu comprends bien qu’à partir de là, c’est impossible de se calmer…

  • Je… vois. Et, dit, la petite fille qui vient de sortir de la maison, c’est quand même pas la tienne? 

  • Aeqa se retourna précisément au moment où Ophia ramenait leur enfant à l’intérieur.

  • Si. Et tu as intérêt à ne pas trop t’approcher d’elle, gronda le jeune père en levant un doigt menaçant vers son aîné.

  • Tu n’es pas sérieux ! s’exclama Patmé, soudain très investi dans la conversation. 

  • Si tu veux présenter tes félicitations, c’est trop tard…

  • Et pourquoi je te féliciterais ? Quelle erreur, vraiment ! Tu vas quand même pas me dire que… tu comptes rester là toute ta vie, alors ? Sur cette île toute pourrie? 

  • Cette île “toute pourrie” est un joyau de la nature, une bénédiction d’Extellar.” Aeqa avait prononcé ce dernier nom avec la même ferveur que s’il avait cité Dieu. “Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai du travail, Patmé. Toi… tu devrais partir… Les colons sont venus, tu sais. À cause de ta fichue flotte…

  • Comment ça ? Patmé avait froncé les sourcils, et semblait particulièrement concerné.

  • Va-t’en, je te dis. Retourne jouer sur l’eau : Moi, le feu est et restera mon élément.

  • Des bûches craquèrent dans les flammes de la forge, comme pour confirmer les dires mélodramatiques de celui qui les avait embrasées. Aeqa en profita pour tourner le dos à son frère, d’un jeu peu convaincant qui arracha une grimace gênée à son aîné.

  • … Bon, tu sais quoi, je vais pas insister. Aeqa tressaillit, quand il entendit son frère abandonner si facilement. Là, je vais voir l’assagi, de toute manière, il me racontera les nouvelles... mais j’aurais bien aimé qu’on discute de quelque chose, toi et moi... je reste sur Ma’ek jusqu’au prochain vertige, de toute manière… Alors, à la prochaine, Aeqa. Fais attention à toi, surtout: mais essaie de te débarrasser de tes boulets...

  • Aeqa ne répondit pas, trop occupé à se convaincre lui-même de ne pas étrangler Patmé. Il écouta les pas s’éloigner avec attention, et quand il fut certain que son grand frère s’était suffisamment éloigné, il se retourna pour le voir disparaître sur le sentier. Le paquet était posé à l’endroit où s’était tenu le pirate quelques instants plus tôt. 

  • Il regarda autour de lui d’un air suspicieux, puis se jeta dessus, et le déballa sans attendre.

  • C’était un crâne humain. Un crâne noir, un crâne qui n’était pas fait d’os. La matière qui composait ce crâne était l’élément le plus rare au monde : de la jyste noire. Aeqa n’en avait jamais vu auparavant, et son regard brillait comme celui d’un enfant. Aucun acier ne tenait la comparaison avec la jyste. C’était un métal sombre, irisé de reflets bleu marine, qui ne rouillait pas, ne s’émoussait pas ; souple comme un roseau, mais plus dur que du diamant. C’était le dernier élément qui lui manquait pour pouvoir créer la lame parfaite qu’il avait imaginée, quelques saisons plus tôt. 

  • Il oublia instantanément son frère, les colons, l’assagi et même sa propre fille ; dans son esprit, l’image douloureusement claire de sa création future avait pris le monopole de ses idées. Il leva le crâne en l’air, pour l’observer à la lumière de l’aurore. À qui avait pu appartenir ce crâne ? Comment Patmé l’avait-il obtenu ? Autant de questions que le forgeron ne se posait pas, subjugué par le contact de ses doigts sur le métal frais et par les orbites vides qui semblait le sonder comme un abîme.

  • Le voyageur

  • En redescendant vers le port, Patmé tentait en vain de ne pas y penser. C’était pourtant plus fort que lui: Une gosse… Rien que ça! L’idée que son petit frère se soit débrouillé pour engrosser une femme l’écoeurait au plus haut point. Quel gâchis!

  • Patmé était pourtant certain que, cette fois-ci, ce serait la bonne! Avec le crâne, il pensait convaincre Aeqa, le convaincre qu’on en trouvait, des trésors, en partant sur la mer! Que ça valait le coup, qu’il fallait qu’il parte lui aussi, qu’il essaie! Et pourtant, voilà… Une gosse. Plus aucune chance que son frère ne l’accompagne, désormais. Un rêve se brisait, pour Patmé. Il aurait voulu lui montrer! 

  • Lui montrer les flots calmes, le matin, quand on atteint l’île de la Lune et que le vent chaud vous pousse vers le rivage; Lui montrer le port de Séclielle, la nuit, quand il faut être discret et cacher sa voix dans le bruit des vagues… Lui montrer comment on surmonte un orage, et comment on célèbre une escale. Hélas! Tout était foutu. Une gosse, une chiarde!

  • Il aurait bien voulu lui parler, à cette gamine, et se demandait ce qu’elle avait de si spécial. Comment s’appelait-t-elle, la fille d’Aeqa?... Sa… nièce… Ce dernier mot le dégouta si profondément qu’il réussit enfin à ne plus y penser: Au Fléau la gamine, au Fléau Aeqa! 

  • Il descendit dans la densité de la jungle de l’île en ne prêtant plus attention qu’aux paysages paradisiaques qui parsemaient l’île. Il cueillit une mangue sucrée, et la dévora goulument, tout en continuant à marcher; Et, quand ses doigts devinrent collants, il les essuya négligemment sur son pantalon. Puis, arrivé au port, il marqua une pause en jetant l’épluchure et le noyau. 

  • La mer le regardait, et Patmé sourit à cette épouse, qui lui répondit de son rire d’écume et de ressac. Il balaya ensuite les quelques habitations du regard, et le posa finalement sur un édifice en particulier.

  • Il était juché sur une des falaises de l’île, derrière le port; C’était censé être un palais, et Patmé l’avait vu comme tel, durant son enfance. à présent, cela ne lui évoquait même pas un temple; Il avait vu les vrais palais, ceux du Helga’la et ceux de la cité de l’aube, ceux de la Serte et ceux de l’Empire; ça, non, ça n’était rien qu’une cabane, une honte pour tous les mataris. Il soupira, et entama son ascension: cabane ou pas, c’était là bas que vivait l’homme le plus important de l’île.

  • Alors qu’il s’apprêtait à se lancer sur le sentier de poussière noire qui remontait jusqu’au “palais”, il fut soudain interrompu par l’appel d’une voix familière. En se retournant, il vit alors l’homme qu’il était venu voir: L’assagi.

  • Ce dernier fixait le jeune homme d’un regard fou, comme s’il ne pouvait pas en croire ses yeux. Il était lui aussi atteint du vitiligo, mais était beaucoup plus âgé; Aussi, l’affection avait rendu sa peau presque totalement blanche, mais d’un blanc rosatre et fripé, qui ne supportait que difficilement la rudesse du soleil de l’île. Il était pourtant torse nu, et on pouvait voir une marque de morsure, près de son cœur: son corps était entièrement balafré de cicatrices rituelles qui convergeaient jusqu'à ce point précis. Une expression de choc couvrait son visage chauve et ridé: Il répéta plusieurs fois le prénom du jeune homme.

  • “Patmé… Patmé…C’est vraiment toi?... 

  • Salut, répondit jovialement le marin. Vous avez maigri.”

  • Il se rendit alors compte que plusieurs personnes suivaient le vieux sage. Toute une procession venait en effet d’apparaître du coin d’une ruelle, et Patmé reconnut vite les prêtres de l’île à leurs tenues rouge sang. Ils étaient quatres, avaient des bougies dans les mains, et s’étaient placé aux angles d’une cage de bois noir portée par deux esclaves immenses. Au fond de la cage, il y avait un vieillard à la peau blanche, prostré dans une position pitoyable, les yeux crevés et les lèvres sèches. 

  • “ J'interromps quelque chose?... Demanda Patmé, sans se pousser de la route. Les prêtres de l’assagi le reconnurent, et demeurèrent bouche bée un instant; Mais ils ne dirent rien, et baissèrent leurs têtes sur leurs bougies, s’arrêtant derrière le vieil homme sans prononcer le moindre mot.

  • Le maître des vagues est revenu… dit alors ce dernier, toujours sous le choc d’avoir croisé Patmé. En ce jour fatidique… Ce ne peut être qu’un présage…

  • Oh là, tout doux, Etvar.” C’était le mot qu’on employait pour s’adresser à un assagi. Je ne suis que de passage… Et, non, je ne participerai plus à tes fichus rituels.

  • Son interlocuteur marqua un temps d’arrêt. Puis, il pointa le vieillard prostré dans la cage.

  • Regarde cet homme. Le reconnais-tu, Patmé?

  • Patmé observa attentivement le prisonnier. Après un instant, il sembla soudain se rappeler de quelque chose.

  • “Oh… Mais, ce serait pas…? Je crois avoir déjà croisé cet homme en haute mer… Oui, c’est sûr, à présent. C’est un mastro (les gens de cette partie du monde avait du mal à prononcer le mot “maestro”). Qu’est ce qu’un hérétique fait sur l’île?... La cité de l’aube vous envoie des missionnaires, maintenant?

  • C’est une très bonne question. Maintenant, je veux que tu me répondes en toute honnêteté, Patmé. Cet homme… Est ce que c’est ton capitaine? 

  • Je n’ai pas de capitaine, je suis capitaine. Toutefois, notre armada a un amiral, et…

  • Peu importe, appelle ton maître comme tu veux. Réponds simplement. Est ce que cet homme est celui qu’on appelle Octaf? Il est vieux, il est blanc… Et, avant que je ne les lui crève, il avait les yeux gris. Tout correspond… Est ce que c’est lui?

  • Il y eut un silence, perturbé uniquement par le bruit de quelques oiseaux qui criaient par-dessus les reflux des vagues. Patmé ne pouvait pas mentir à l’assagi, ni fuir la conversation: Après tout, ce vieux chauve était un désigné. Une créature puissante, un surhomme, alors que lui-même n’était rien de plus qu’un beau parleur. Il hésita un instant; puis, chose rare, Patmé répondit en tout honnêteté:

  • Bien sûr que non… Octaf n’est plus un mastro…

  • Je croyais qu’il venait des cinqs royaumes…

  • Tous les habitants des cinqs ne sont pas mastro, enfin! Oui, Octaf fait bien partie de ce peuple, mais il ne pratique plus leur religion démente, la Chimère ne le concerne pas. Il vénère les désignés, comme vous et moi: Il me semble qu’il n’est pas très pieux, mais qu’il pratique le culte de la Reine Rouge. Patmé fut soudain pressé de changer de sujet: mieux valait ne pas trop parler d’Octaf à l’assagi. Celui-ci cultivait en effet une haine profonde à l’égard de l’étranger, et n’avait jamais accepté l’idée que Patmé, le prodige de l’île, se soit rangé sous la bannière d’un pirate à la peau blanche. Dites, même si ces Kymériens sont des hérétiques, ne trouvez-vous pas un peu cruel d’avoir crevé les yeux de celui-ci?... Il montrait l’homme de la cage avec un regard plein de pitié.

  • Cruel?... Tu sais pourtant que c’est un mastro, et que c’est le seul moyen de les neutraliser… Ce monstre… Laisse moi te raconter, ce qu’il a fait, avant de…

  • Parlez, j’écoute, l’interrompit joyeusement Patmé.

  • …il, obéit intuitivement l’assagi, a débarqué en cachette, dans la nuit, sur les rives du sud de l’île. Il a approché les jardins sacrés… Puis, il a assassiné les gardes et les prêtres de l’endroit. Ensuite, de ses pieds, il a foulé la terre interdite et est entré dans les jardins de la petite Revelia…

  • Quand l’assagi évoqua le meurtre des gardes, Patmé ne trouva rien d’étrange ni de condamnable à cela: après tout, il était lui même un brigand, et un homme de mauvaise vie. Ce fut la suite, qui le crispa. Même si Patmé n’était pas très investi dans les choses de la vie spirituelle, il fut estomaqué d’apprendre que quelqu’un avait vraiment osé déranger une désignée dans ses jardins. C’était un acte de blasphème terrible, à peine concevable: Pour le peuple du soir, comme pour pratiquement tous les peuples du monde, les désignés étaient des êtres divins, les martyrs de la Chimère. Ici, cette dernière n’était d’ailleurs pas vu comme étant “Dieu”, mais comme une sorte d’ange funeste, qu’on vénérait aussi, mais comme on vénère une déesse de la maladie: En priant surtout pour qu’elle ne paraisse pas.

  • Il a vraiment fait ça?! Patmé pensait à la petite Revelia. Elle devait avoir 7 vertiges, maintenant; C’était l’enfant sacrée de l’île, et il n’avait eu le droit de la voir qu’une seule fois.

  • Il n’a pas fait qu’entrer dans les jardins, Patmé… Il les a souillés. Il a tué la sainte. 

  • Patmé allait répondre, mais l’information était si ahurissante qu’il préféra, chose encore plus rarissime venant de lui, se taire et laisser terminer son interlocuteur.

  • …Elle a succombé à ses blessures, mais non sans neutraliser le païen. Quand je l’ai trouvé, il était évanoui près du corps de l’enfant; J’ai profité de son inconscience pour lui crever les yeux, et j’ai fait venir les prêtres pour ramener cet individu… Puis, je t’ai croisé ici. Tu vois, Patmé? Le destin fait bien les choses. Comprends tu maintenant, pourquoi je n’accepte pas l’idée que tu travailles avec ce… ce…

  • Octaf ne ferait jamais une chose pareille, s’impatienta Patmé. Vous confondez tout. J’étais venu vous parler de quelque chose, mais j’ai changé d’avis. Je vous laisse vous occuper de ce chien: Si vous voulez mon avis, aucun procès n’est nécessaire: Faites-le souffrir…

  • Et il repartit vers la plage sans prêter attention aux appels de l’assagi. Il avait un peu peur de lui, bien sûr; Les désignés étaient certes des créatures saintes, mais très dangereuses. Pourtant, il savait qu’il ne lui ferait rien: Patmé était trop cher aux yeux de l’Etvar. Avant de rejoindre la flotte d’Octaf, le jeune homme avait en effet rapporté beaucoup d’argent au maître de l’île, et, aujourd’hui encore, de nombreux commerces n’avaient cours que grâce à celui qu’on surnommait “le maître des vagues”.

  • L’horreur monopolisait à présent l’attention de ce dernier. Pourtant, Patmé lui-même était un blasphémateur, un pillard et un bohémien: mais qu’on viole des jardins, et qu’on assassine une petite fille marquée… L’idée révoltait tous ses sens. Pourtant, il avait lui-même pillé un endroit aussi sacré que le Helga’la; La façon dont il avait obtenu le crâne de jyste n’était pas glorieuse, et, s’il y avait un enfer pour les profanateurs, Patmé savait qu’il y aurait sa place. Mais ça… ça, ce n’était pas un acte motivé par la cupidité, l’avarice ou tout autre vice qu’il aurait pu comprendre. 

  • Non, ça, c’était, c’était… la pire malveillance qui soit, se disait-il. Pourtant, il avait tort: Le vieux maestro avait agi par foi. Cela, il ne pouvait pas le comprendre, parce que sa foi à lui était beaucoup moins profonde: C’était la tradition qui l’emportait en lui sur le mysticisme, aussi ne comprenait-il que difficilement les religions des autres peuples.

  • Lui-même n’avait vu la petite sainte qu’une seule fois. Il tentait de se rappeler à quoi elle ressemblait, mais, plus il tentait de la repeindre dans ses souvenirs, plus une autre petite fille apparaissait clairement dans son crâne: l’enfant de son petit frère. Il jura, et décida à nouveau de ne plus y penser.

  • Il traversa le port, et s’arrêta devant son navire. C’était une belle caravelle, dotée de trois mâts et d’une belle figure de proue représentant le dieu que lui-même vénérait: Extellar. Il passa un moment à observer son navire avec fierté. Il était la source de toutes ses joies et de tous ses tourments; ce vaisseau était l’âme et le corps de Patmé, une extension de son être. C’était avec ce navire, qu’il avait surmonté les orages, et décrété les escales; La pauvre bête devait être usée par ces 4 vertiges d’aventures. 

  • C’était Octaf, qui leur avait appris à construire ce genre de bateau; Oh, bien sûr, ils étaient bien moins avancés que les navires des royaumes du Sud, qui crachaient feux et vapeurs dans les voûtes marines. Cela dit, comparé aux galères et bateaux de pêcheurs que les mataris avaient pour habitude de créer, ce bateau était une révolution technologique. Cela ne prouvait qu’une chose, et, c’était à nouveau cette triste vérité qu’il détestait avoir à regarder en face: Les mataris étaient désespérément en retard sur les autres peuples. Peut-être avait-on raison de les traiter comme des sauvages…

  • Il écarta machinalement cette pensée de son esprit, et monta sur les cordages. Une bonne partie de l’équipage dormait encore, et personne ne remarqua que le capitaine était de retour sur le bateau. Celui-ci ne rentra pas dans sa cabine, mais se dirigea plutôt vers la cale; quand il était soucieux, Patmé aimait beaucoup passer du temps à contempler ses trésors.

  • Il passa devant les coffres remplis d’or et de diamants sans les regarder. N’accorda aucun coup d'œil aux sacs remplis d’épices onéreuses, pas plus qu’aux trois pur sang Mencite qu’on avait embarqués dans le fond de la cale, et qui hennirent en le voyant paraître. Il n’avait d’yeux que pour ce trésor là, celui qui était caché derrière la porte du fond de son navire. Il entra dans la pièce avec le secret d’un voleur, en utilisant une clef dont lui seul possédait l’exemplaire.

  • Près d’une poutre, trois énormes caisses contenaient des ossements, tout entier fait de jyste noire. C’était un métal robuste, aussi sacré que précieux: Ces os devaient valoir un royaume tout entier. Et il les avaient là, sur son navire… Quel pactole il allait en tirer!... mais il lui faudrait encore attendre le retour d’Octaf, bien sûr. L’équipage lui-même n’était pas au courant de la présence du butin sur le navire: Patmé dirigeait sa caravelle d’une main de fer, et personne n’osait lui désobéir. Octaf l’avait prévenu: Il ne fallait surtout pas qu’il en vende avant qu’il ne soit revenu: Si la présence d’un tel magot venait à s’ébruiter, alors, aucune mer au monde ne serait plus assez vaste pour échapper aux flottes avides qui se jetteraient à leur poursuite… Une fois n’était pas coutume, Patmé avait obéit… après tout… Là aussi, c’était grâce à Octaf, qu’il avait mis la main sur ce pactole. Ensemble, ils avaient pénétré la terre sainte du Helga’la, et… 

  • Repenser à cette aventure le rassénera. Et puis, mince! Il avait surmonté des épreuves autrement plus délicates que de parler à une petite fille. Il fit demi-tour presque instantanément: En dix minutes, il était de retour dans la forge d’Aeqa. 

  • Celui-ci était occupé à taper sur une barre de métal surchauffée, et ne remarqua pas la silhouette qui avait reparu sur le chemin. Patmé fit discrètement le tour de la petite maison, poussé à le faire par un instinct qui lui était propre, et qui lui disait que c’était là bas, qu’il fallait chercher. Et, arrivé derrière la demeure, il trouva en effet la petite fille, en train de jouer à effrayer les oiseaux. Il approcha d’elle discrètement, puis, arrivé à une distance raisonnable, il s’éclaircit la gorge.

  • L’enfant se retourna, et sursauta violemment. Elle tomba sur les fesses, et son visage se tordit avec une lenteur mélodramatique, comme le fait celui des bébés: Leurs cris viennent toujours au moment ou ils ont parfaitement pris le faciès de leur douleur, comme si il ne pouvait pas sortir d’eux avant que leur visage ne l’ai d’abord exprimé.

  • Habile avec les enfants, comme avec les océans, Patmé ne laissa pas le temps à la petite de trouver son hurlement: Il l’interrompit en disant d’une voix profonde et rassurante:

  • Moi aussi, j’aime bien faire peur aux oiseaux. Ils sont bêtes! 

  • Et, quand il prononça le mot bête, il grimaça si vulgairement qu’elle eut un petit rire qui le rafraîchit autant que s’il avait plongé sa tête dans un ruisseau. Le pirate continua:

  • Alors, ma chérie. Dis, moi, tu t’appelles comment?

  • M’appelle My’e.

  • On dit, “je m’appelle”. Tu n’es pas très maline, critiqua Patmé, blessé que son frère lui préfère cette petite idiote.

  • A bête! gloussa l’enfant en reproduisant la grimace du marin.

  • Il voulait prendre le visage de la consternation, mais ne put s’empêcher de sourire. Aeqa était papa, alors, hein… C’était comme ça…

  • Alors qu’il allait poser une autre question, il y eut alors le son d’un “bang!” tonitruant, quelques instants après qu’une petite forme noire soit passée dans le ciel. Le bruit fut tel que Patmé et la petite se baissèrent intuitivement. Patmé écarquilla les paupières, étonné. Cela n’arrivait pas souvent…

  • A quoi? demanda Myrrhe à son oncle.

  • ça, petite, c’est la Chimère, expliqua Patmé.

  • A quoi, la Chimè’e?

  • Normalement, j’ai pas le droit de te le dire. Mais, en gros, dit toi que c’est une sorte d’oiseau qui navigue sur le monde à une vitesse folle; Et de temps en temps, il s’arrête, et choisis des hommes pour en faire des dieux. C’est très rare, de la voir passer au-dessus de soi… C’est plutôt bon signe. ça veut dire qu’elle est déjà loin…

  • Fai’e un vœu? demanda le bébé. 

  • Non, surtout pas, tu aurais trop peur qu’elle ne l’exauce et te transforme en dieu…

  • A quoi, dieu?

  • Oh, des dieux, il y en a plein, ça peut être plein de choses différentes…

  • A ce moment-là, il entendit clairement Ophia appeler la petite fille: “Myrrhe! Myrrhe!” 

  • Il savait à quel point Ophia le détestait, aussi s’effaça-t-il rapidement dans la jungle environnante, non sans avoir fait un petit salut de la main à sa nièce. Myrrhe… Quel joli prénom. En retournant à son navire, il ne put s’empêcher de penser à la dernière question qu’elle lui avait posée. Dieu… Avait-il répondu de la bonne manière? Chez les mataris, on ne parlait pas de la Chimère à la légère. C’était l’assagi, ou un prêtre, qui devait répondre aux questions d’une enfant; même les parents n’étaient pas autorisés à révéler les choses du monde à leur progéniture. Peu importe! Il s’en fichait un peu, de toute manière. Le fait d’avoir aperçu la Chimère le plongea dans un songe éveillé: Il ne put s’empêcher de repenser au mythe…

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que la Chimère a trois manières très différentes de désigner les hommes. Trois malédiction qu’elle décerne sans rien expliquer. Elles ne se ressemblent pas, et ont chacune un effet différent.

  • La pire d’entre elles, c’est la piqûre. On raconte qu’elle l’inflige à ceux qui prononcent un “voeu” trop sincèrement, puisque le désir, sous toutes ses formes, est la voie la plus rapide vers le péché. Terrible et magnanime, elle le réalise, toujours à leur dépens. 

  • Les désignés de ce type sont les plus rares; Longtemps, on les a révérés comme des dieux. La nature de leurs facultés dépend de leur “voeu” initial, mais elles sont toujours phénoménales. Ils ont toutefois quelques points communs, les uns avec les autres: Tout d’abord, ils sont tous immortels. Ensuite, de leur corps émane une corruption invisible qui fait rouiller le métal, noircit la pierre et ternit les eaux. On ne peut pas les blesser, et leur squelette entier se change en un métal indestructible appelé “jyste noire”. Cette immortalité est un calvaire, à leurs yeux, car la mort est un sort préférable au leur. 

  • Il n’en existe que 6, et ils forment le panthéon suprême de l’Ancien Culte: On les appelle les “Infernés”. 

  • Souvenir du Mythe

    • Il y a un peu plus de huits siècles, 

  • Un Inferné appelé “le Roi Squelette” règne sur le Helga’la. Immortel, il est vieux d’un millénaire de crimes et de perversion. Ses sujets le détestent, mais les révoltes sont rares: C’est un être aux facultés divines, et d’une cruauté sans mesure. A cette époque, Gabriel n’a pas enseigné le pavi aux Kymériens; la musique n’a pas encore été découverte, et les hommes du nord ne connaissent aucun moyen de lutter contre les désignés.

  • Un jour, ce despote s’en prend à une famille de mataris, pour divertir sa cour. Les mataris sont considérés comme des sous-hommes: ni blanc, ni noir, ils sont méprisé des deux races. Il tue le père, et fait des femmes ses compagnes; Mais il épargne le fils, qu’il juge faible et efféminé. Le jeune matari, bien que de constitution fragile, tente de sauver sa mère et ses sœurs, mais le Roi Squelette déjoue son plan sans difficulté. 

  • Hilare, il attache le jeune homme à un pilier, au cœur même de son palais, et le laisse à la merci des regards narquois de sa cour, avec pour but de le laisser mourir de faim et de soif. Le matari est hué, défiguré par des projectiles, on lui urine dessus, et un soir, des ivrognes vont jusqu’à lui briser les jambes.

  • Pendant huit jours et huit nuits, le jeune homme endure le supplice des rires et des larmes. Puis, son corps l’abandonne. Sur le point de mourir, il a une dernière pensée pour sa mère, condamnée à passer le reste de sa vie dans le lit de l’assassin. Et il regrette son impuissance. Au fond du reste de conscience que les privations ne lui ont pas totalement arrachées, il formule un Voeu: Il souhaite être plus fort, dans sa prochaine vie, non pas pour imposer sa loi, comme le roi squelette, mais pour protéger ses proches. Son impuissance le dégoûte: Seul le pouvoir offre la liberté, et le Roi Squelette n’est jamais que du bon côté de la roue; Il Souhaite le pouvoir.

  • La Chimère apparaît, en plein jour, au beau milieu du palais du roi. La grande place du Roi Squelette passe alors des débauches au tumulte.

  • Le Roi, qui L’a déjà vue, et ressens Sa présence, est pris d’un élan de panique et s’enfuit de la ville. Il pense qu’Elle est revenue pour lui. Mais la Chimère l’ignore. Elle s’approche du jeune homme, et le pique à la gorge.

  • Aussitôt, la nature de mortel du jeune homme s’évanouit. Il ne ressent plus la faim, ni la soif. Mais, au fond de lui, dans le jardin intime de son essence, une puissance neuve vient d’éclore. Il voit par delà les cimes et les apparences; sent à la fois l’odeur des neiges et des plages. Il entend distinctement le pas des fourmis, à cents kilomètres de là, les mouvements des nuages, et la course effrenée du Roi Noir tentant de fuir son destin.

  • Un mouvement, et il est devant le fuyard. Celui-ci veut lutter - Mais la Chimère a exaucé le vœu du jeune homme, et en a fait un être suprême; Elle n’a pas donné de limite à son pouvoir. Seul un inferné peut en tuer un autre. Il écrase le roi, fontaine d’ossements, et libère le pays du joug du tyran. 

  • Les nobles du royaume, reconnaissants, veulent lui offrir la couronne. Il est désormais un Inferné, un Dieu parmi les hommes - Mais le jeune immortel refuse, écoeuré par l’opportunisme de ceux qui riaient de son supplice quelques instants plus tôt. La Chimère lui a donné l’invincibilité, et une puissance sans limite. Mais elle lui a aussi infligé sa malédiction; Il n’est plus capable d’aimer les hommes, tout comme les hommes sont incapables d’aimer les insectes. Son cœur ne reconnaît pas sa mère et sa sœur, ni le nom qu’elles utilisaient pour l’appeler. Il entend tout, il voit tout, mais tout l’ennuie.

  • Il lance un dernier regard vers la terre, et tend l’oreille pour entendre une dernière fois le battement de cœur de chaque habitant du monde. Puis, il disparaît. 

  • On raconte qu’il s’est réfugié dans les cieux. Qu’il vit seul, sur l’Autre lune, et qu’il observe le monde. Beaucoup lui vouent encore un culte aujourd’hui. Il est considéré par de nombreux peuples comme un dieu salvateur, et le nom qu’on lui a donné est “Extellar”.

  • Le forgeron

  • chapitre à supprimer/réécrire

  • Le matin suivant, sa fille se jeta dans ses bras dans un geste d’une tendresse infinie. Aeqa sourit doucement, mais son esprit n’était pas concentré sur les rires de la petite, ni sur les cris de colère de son épouse, qui lui reprocha d’avoir tâché la robe qu’elle venait juste de laver. Elles remarquèrent toutes les deux son regard absent. Il déjeuna sans dire un mot, et repartit tôt dans la matinée.

  • Son esprit était tout entier tourné vers le crâne qu’il avait caché dans sa forge. Il savait très bien à quelle température il fallait chauffer la jyste. Il savait aussi qu’il s’agissait d’un métal étrange, qu’on ne pouvait faire fondre qu’une seule fois… Il s’en était rendu compte au dernier moment, une fois qu’il avait enfin obtenu le crâne. S' il se ratait, il ne pourrait pas corriger ses erreurs... Les visions obsédantes qu’il avait de la lame qu’il voulait forger étaient d’autant plus cuisantes qu’elles lui étaient impossibles à réaliser. L’image de l’épée était claire, mais la manière de la réaliser demeurait incertaine, brumeuse; Comment ferait-il, pour la créer, cette lame parfaite?... Il ne savait pas. Pour le moment.

  • Aeqa travaillait l’acier depuis bien longtemps. Il avait 21 vertiges, mais était déjà un homme fait. Son travail lui prenait le plus clair de son temps - Il s’était marié tôt, comme le voulait la tradition, et n’avait jamais quitté son île, contrairement à ce qu’elle voulait. Le père de son épouse lui avait appris l’art de la forge, mais Aeqa mettait un point d’honneur à faire en sorte que ses créations ne ressemblent pas à celles de son maître.

  • A vrai dire, c’était une réussite plutôt affligeante. Ses créations ne ressemblaient pas à grand chose... Elles étaient souvent critiquées par ses rares clients pour leur aspect trop ouvragé, et leur profusion de défauts techniques en tout genre. 

  • Le plus frustrant, pour lui, c’est qu’il avait l’impression que ses lames, ses boucliers, ses chaînes et ses crochets étaient tous pourvus d’une singularité unique. Il pensait réussir là où tant d’autres armuriers expérimentés échouaient régulièrement, à imprimer une âme dans des objets inanimés. Le manche d’une de ses épées était ainsi frappant, et les motifs qu’il avait imprimé sur le bois étaient d’une symétrie stupéfiante; Malheureusement, la lame était légèrement tordue sur la gauche, la rendant impossible à dégainer dans les temps. Tel bouclier avait une courbure parfaite, presque visionnaire, mais une prise en main détestable et un diamètre honteux. L’acier de ces chaînes aurait pu entraver un ours, mais certains de ses maillons avaient été bâclés. 

  • Entassées là, ses créations défectueuses trouvaient de moins en moins d’acheteur.. Aeqa en faisait trop, et il le savait. Cela ne l’empêchait pas de continuer. Une métaphore amère hantait régulièrement ses pensées: “Ce n’est pas parce qu’un non voyant se sait aveugle qu’il peut voir le rocher qui lui tombe dessus”. Cet état d’esprit fataliste l’empêchait de progresser. Son envie trop pressante de créer quelque chose de parfait l’empêchait de fabriquer quoi que ce soit d’utile, et il pensait que c’était dû à sa nature profonde; Il se croyait porteur d’une tare, qu’il pensait immuable.

  • Le fardeau d’être lui le hantait encore plus que l’épée. Il se méprisait si profondément qu’il lui arrivait de mettre fin prématurément à ses projets les plus aboutis, pour se punir d’être Aeqa, même s’il trouvait toujours un autre prétexte pour s’expliquer ces échecs auto-instigués. 

  • Ainsi, toutes ces raisons poussèrent Aeqa à attendre, plutôt que de se mettre à l’ouvrage. Son frère, Patmé, vint le voir de nombreuses fois avant de repartir sur les mers, mais il refusa de lui adresser la parole. Il travailla de nombreux acier, sans jamais risquer à toucher le crâne et à gâcher son métal, avec l’espoir de progresser dans son art en travaillant sur des métaux moins précieux. Pendant d’interminables saisons, Aeqa exprima son talent du mieux qu’il put; Mais, au bout de deux vertiges de labeurs intenses, il dut se rendre à l’évidence. Il avait échoué. Aucune de ses créations ne lui semblaient être à la hauteur: Et même, elles étaient devenues de plus en plus bancales, comme si le souci qu’il se faisait pour son épée rêvée était trop grand pour qu’il se remette à créer des objets simplement vendables. 

  • Le soir, après avoir gardé le silence pendant tout le repas, il repartait vers sa forge, et regardait droit dans les orbites fendillés du crâne noir jusqu’à des heures tardives. Il dormait à peine, mangeait sans appétit, et ses yeux se creusaient de jour en jour. L’obsession virait à la maladie. Il perdait du poid à vue d’oeil, devenait de plus en plus désagréable, haussait le ton pour un rien et ne supportait plus la moindre discussion avec un être humain. Quand Patmé revint sur l’île, plus d’un vertige après lui avoir apporté le crâne, il reconnut à peine son petit frère; On aurait dit une ombre, un squelette animé au ton froid et monocorde. 

  • On aurait pas dit, en le regardant bien, qu’Aeqa était sur le point de réaliser les nombreux exploits qu’il était pourtant sur le point d’inscrire à jamais dans l’histoire. Il avait l’air faible, étrange, trop obsédé par ses plans pour les mettre à exécution: Il lui faudrait encore attendre la brise, avant de devenir l’homme qu’il était vraiment. En attendant, son frère ne le reconnaissait plus.

  • Quand il chercha à discuter, toutes ses tentatives demeurèrent des échecs. Pendant ce laps de temps, Patmé, lui, n’avait pas chômé: il avait miraculeusement réussi à apaiser la situation avec les colons, comme promis, et avait gagné un joli pactole dans l’affaire. Il avait l’idée d’un marché fructueux dans lequel il prétendait vouloir se lancer, un business qui lui avait été inspiré par Octaf. Il voulait y faire participer son frère, mais celui-ci, jaloux, refusa d’entendre les explications. Ils se disputèrent, violemment.

  • Avant de partir, Patmé lança, dans un ultime élan de colère:

  • “Et moi qui t’avais trouvé les plans de l’arme parfaite!”

  • L’Autre Lune

  • Oui, c’est assez, pour le peuple du soir… Octaf les rejoindra bientôt. En attendant, revenons à Séclielle. C’est après tout dans cette ville, qu’était cachée la Brise; L’instrument du désastre. D’abord, je vais raconter le rêve de l’Héritier, et sa rencontre avec Lymfan. Mes souvenirs en appellent d’autres, et j’ai presque fini de présenter les acteurs principaux de cette histoire. Je crois qu’il est possible que je sois Patmé; Mais Aeqa était mon ennemi, je m’en souviens… Je crois que j’aimerais bien me dire que je suis Seth, le briseur de monde: C’était un être si singulier… Mais, non, je sais bien que je ne suis pas Seth… Je ne suis aucun d’entre eux, et pourtant! La neige de Séclielle… Les embruns de Ma’ek, le soleil de Mencis… J’ai l’impression de les avoir tous vécus, et je chéris ces terres disparues avec autant d’amour que si elles avaient été les miennes… 

  • D’abord, le rêve…

  • dAvalion (I)

  • Au-dessus, le ciel. Il est mauve, jaune, turquoise, habillé des silences du matin. En dessous, le monde. Je n’y redescendrai plus. Et au cœur de cet écrin de cieux et d’enfers, la perle plane. La perle c’est cet œil, cette orbe clairvoyante qui discerne plus loin qu’aucun visionnaire - Cet œil, c’est celui de Garuda. Mon aigle. Blanc, immaculé, splendide. J’attend qu’il aperçoive, assis sur son dos, planant comme la perle, lassé des nacres. J’attend sans y croire. Les motifs étranges qu’esquissent les montagnes, vu de haut, ça ressemble un peu à des lettres. Peut être que le pavi a été inspiré par ces alphabets de granit impassible, figés dans les courbatures des siècles, mais capables d’adopter une infinité de formes différentes, selon l’angle duquel on les regarde. 

  • Ça fait tellement longtemps que j’attend. Que je cherche. Que nous sertissons les cieux, l’aigle et moi. Mais, cette fois-ci, il aperçoit. Ses plumes blanches se dressent, et il pousse un cri dans le béant des voûtes. Moi aussi, j’ai vu. 

  • Le voilà! C’est forcément lui. Il y a une tempête de sable, là-bas. Un déchaînement de fureur improbable, ici, loin du désert. Je reconnais ce stigmate: une telle corruption ne peut émaner que d’un Inferné. C’est forcément lui, j’en suis sûr.

  • Au-dessus, le ciel. En dessous, le monde. Et la perle plonge. Des abysses dans le genre j’y ai sombré milles fois. Mais je ne m'y fais pas. Garuda pique, moi sur son dos je m’écrase. Puis il ouvre ses ailes dans un bruissement de tonnerre; Nous nous stabilisons au-dessus du cyclone. 

  • Je veux pénétrer à l’intérieur de la tourmente. Je me lève sur le dos de l’aigle en plein vol, et songe à la note la plus appropriée à utiliser à ce moment précis. Le Talar? L’Antea? Non, j’ai une meilleure idée.

  • J’ouvre mes sens, et pénètre le mystère de la musique comme un habitué dans un bordel. Je sais quelle catin je suis venu voir: Brectae, la lettre qui casse. Je la cherche dans la Sonate, et quand je retrouve le décolleté de ses miracles, j’ouvre les mains; la note s’imprime sur ma paume, et le tumulte est divisé comme un banc par l’écaille. Garuda s’engouffre dans le chemin d’air pur qui s’est ouvert jusqu’au cœur de la tempête. 

  • Au dessus du sable, en dessous, du sable. Droit devant… La forme inespérée d’un homme que j’ai cherché pendant quinze vertiges. ça m’étonne qu’elle soit encore si familière. Alors que nous nous approchons, il se tourne vers nous, et je le vois de face. Il n’a pas l’air surpris de me voir, au contraire. L’Inferné lève la main, et je vois ses lèvres bouger. Le temps se suspend. Mais jamais assez longtemps.

  • Soudain, le chemin que j’ai tracé se referme. On se retrouve pris dans la tempête. Garuda n’a pas d’égal dans les cieux; pourtant, les bourrasques sont si violentes qu’il se retrouve emporté avec les grains de sable, et moi je tombe du dos de ma monture.

  • Avalion (II)

  • Etius se réveilla en sursaut, dans la pénombre de sa chambre du Séminaire. Sa sueur avait imbibée ses draps, et il s’en débarassa en portant les mains à son visage. C’était la première fois depuis longtemps, qu’il rêvait de son frère et de l’aigle blanc. Il le savait au plus profond de lui: Son rêve était réel, et son aîné avait véritablement vécu ce dont il avait rêvé. 

  • Le jeune homme voulait absolument garder une trace de son cauchemar. D’un geste rapide, il se redressa et se jeta sur le carnet qu’il gardait près de son lit. L’encrier et la plume étaient cependant introuvables, et il oublia tout, sauf la sensation d’avoir fait un rêve qu’il ne fallait surtout pas oublier. Il jura contre lui-même, et laissa tomber le carnet sur son lit. Tant pis…

  • Il se leva, et entreprit une rapide toilette. Le visage de l’adolescent était d’une douceur troublante. Il ne s’admira pas, devant son miroir de bronze; et pourtant, il était admirable. Ses traits exprimaient la jeunesse la plus parfaite; Il avait le teint agréablement rosé, les lèvres rouges et pleines. De belles boucles blondes tombaient sur ses épaules, et ses yeux bleus ressemblaient à deux lacs innocents dans lesquels aucun vice ne devait jamais avoir perturbé l’eau claire. Vraiment, ce visage avait quelque chose d’inhabituel, d’angélique et d'immaculé, et sa beauté venait du fait même qu’il semblait ignorer qu’elle existait.

  • Trois coups firent vibrer sa porte. Il n’était pas encore habillé, mais il se disait que c’était sûrement un des serviteurs qui venait le réveiller. Il ouvrit la porte d’un geste brusque et hargneux, mais il se retrouva nez à nez avec la belle Téléma Féléis. Il écarquilla les yeux. Pourquoi une des enseignantes du Séminaire venait-elle le voir, lui?

  • “ Jolie tenue, commenta la jeune femme en regardant l’accoutrement d’Etius. 

  • K… K… Kym, Maître Féléis. Que…?

  • C’est un peu tard pour vous réveiller, jeune homme…

  • Le regard de la jeune femme se posa sur les tâches de peintures éclatantes qui recouvraient les mains d’Etius: Il avait peint jusque tard, ce soir là. Il rougit, et referma un peu la porte pour se cacher de ce coup d'œil indiscret. C’était une brune au regard perçant, qui portait toujours le même sourire sarcastique sur le coin des lèvres. Elle était jolie, et Etius était encore novice pour ce qui était du sexe opposé: Elle haussa un sourcil, amusée de son trouble, et reprit:

  • On a besoin de vos facultés… si spéciales. Il y a une petite fille, à l’entrée. Elle sent mauvais, et on dirait qu’elle sort tout droit du quartier des perchoirs, mais elle prétend pourtant savoir déchiffrer le pavi.  

  • Cette information fit tiquer Etius. Il réouvrit un peu la porte, sans y penser.

  • Elle sait lire le pavi? Vraiment?… Et, pourquoi vous n’essayez pas simplement de lui faire lire un texte ?...

  • Elle a lu tout ce qu’on lui a donné, mais la vieille Elena pense que c’est parce qu’elle avait appris les textes par cœur. Bon, maintenant, tu arrêtes les questions et tu vas t’habiller. Je t'attends, mon petit détecteur de mensonge. 

  • Etius garda le silence un moment, un peu choqué par la dernière phrase de Telema. Elle était vite passée au tutoiement… Avait-t-elle oublié à qui elle parlait? Il était tout de même l’Avalion, l’héritier direct du fondateur de la dynastie des Gins. Elle n’avait pas à lui donner des ordres! Mais il ne protesta pas. Il s’habilla en vitesse - il portait l’uniforme des apprentis du séminaire, une toge blanche similaire à l’habit noir des maestros - et sortit de sa chambre. Celle-ci était située dans les plus beaux étages, réservés à l’élite du Suprémat et aux enseignants. Etius n’était pas plus pédagogue que maestro; Il possédait pourtant l’une des chambres les plus luxueuses de l’édifice.

  • Ils traversèrent les étages sans se dire un mot. L’adolescent frissonnait de dégoût en parcourant les allées; Il détestait l’architecture surchargée du Séminaire, ses artères bouchées par le va et vients incessant des maestros et des apprentis. Il le comparait sans cesse au Kymérion, ou il aurait largement préféré dormir, et à son cher palais natal du Helga’la.

  • Quand ils arrivèrent dans les sous-sols, Etius baissa timidement la tête. C’était le domaine des maestros, et les élèves n’étaient pas censés avoir l’autorisation d’y entrer. Au bout d’un couloir éclairé par des braseros d’une blancheur impersonnelle, ils arrivèrent devant un petit cachot, dans lequel une petite fille était assise par terre.

  • Elle empestait le cheval. Etius porta la main à son nez, pris de nausée. Il n’était pas habitué à sentir les odeurs inconvenantes, et qu’une fille en transporte autant, ça l'écœurait franchement. 

  • Passé ce premier instant de surprise, il salua la geôlière. C’était Elena Sahis, la gardienne de l’entrée du Séminaire; ça n’arrivait pas souvent, que la vieille maestria déserte son poste. Elle salua à peine le jeune homme, mais il ne s’en offusqua pas outre mesure. Elle avait des restes d’écumes au lèvres, et répétait “Tu vas voir, maintenant…” à la prisonnière.

  • Il y avait deux tabourets devant les barreaux, et Etius en prit un, en expliquant qu’il devait être assis, pour employer sa “faculté”. Telema Féléis ne dissimula pas son rire: Dire qu’il avait besoin de s’asseoir, pour entrer dans l’Etat…

  • La jeune fille ne disait rien. L’espace d’un instant, lorsqu’ils se croisèrent le regard, elle eut l’air un peu effrayée; Mais cette image s’envola plus vite qu’un rêve. Le regard brun de la gamine s’alluma tout à coup d’un éclat qui intimida franchement Etius. Il détourna les yeux, gêné, et dit:

  • Kym. Je m’appelle Etius. Et toi, comment t’appelles-tu?...

  • Elle mit un instant à répondre. Le flamboiement étrange qu’il avait surpris dans le regard de la fillette avait été remplacé par un éclat froid et calculateur. Elle eut l’air de réfléchir intensément, puis elle sourit d’un air triomphal, comme si elle avait compris quelque chose d’utile.

  • Kym. Je veux bien te donner mon nom, mais d’abord, dis moi pourquoi c’est toi qui m’interroge.

  • Etius tiqua. Ses deux aînées aussi. Avait-elle déjà deviné non seulement la nature de ses facultés, mais également leurs failles? Il lança un regard interrogateur à Téléma. La belle brune le pressa à répondre d’un geste sec.

  • C’est parce que je possède une capacité assez utile. Je suis un Avalion.

  • Il était assez content de cette réponse. Il ne lui avait pas menti, mais il n’avait rien révélé. La juste mesure de vérité se pèse aux omissions. La vagabonde avait l’air ravie.

  • Un Avalion?! Je suis honorée de te rencontrer, je veux dire, de vous rencontrer. J’ai tout lu sur votre famille. La Déchéance de Tahar Gin a été un drame pour les cinq royaumes; C’est votre père, je suppose? Qu’avez vous ressenti quand…

  • Qu’importe, la coupa froidement Etius. Dis moi comment tu t’appelles.

  • Je m’appelle Lymfan, fille de Selir, répondit-elle docilement.

  • Tu n’as donc pas de nom de famille. Pourtant, on m'a dit que tu savais lire le très-saint pavi… Est-ce que tu as menti à Elena?

  • Les corps des deux maestros se crispèrent en attendant la réponse. C’était le moment fatidique. La faculté d’Etius n’était pas la plus étonnante qu’on puisse trouver parmi ceux qui pratiquaient la Musique. Il n’était pas encore maestro, mais avait reçu l’Onction, ce qui avait révélé son “mantra”, son pouvoir particulier. Elle était simple, mais assez utile: Il était capable de détecter n’importe quel mensonge. 

  • Lymfan semblait avoir compris tout ça, sans que beaucoup d’indices viennent lui confirmer la chose. Etius aurait juré qu’elle laissait durer le silence juste pour s’amuser à regarder leurs trois visages déconfits. Elle eut un grand sourire, et répondit:

  • Bien sûr... que je n’ai fait que mentir. 

  • Etius la trouvait de moins en moins plaisante à regarder. Quand elle parlait, des micro convulsions animait ses lèvres, et la voix de la gamine lui paraissait trop haut perchée dans les aigus. Son visage lui sembla trop fin, son cou trop long et ses dents mal ajustées: Il l’aurait bien peinte, pour en faire une sorte d’effigie de la médiocrité du peuple, et songea un instant à lui proposer une entrevue: très vite, cependant, pensant à la dernière huile qu’il n’avait pas encore terminé, il écarta l’idée de son esprit:

  • Laissez-tomber, elle ne sait pas le lire, dit-il en s’épargnant de la regarder plus longtemps.

  • Je sais le lire! Je l’ai prouvé! Vous n’avez aucune raison de m’enfermer ici!

  • Elle avait parlé d’un ton ferme, en se relevant avec autorité. Même Téléma eut un geste de recul. Mais Etius répliqua de toute sa morgue:

  • Si tu sais vraiment lire le pavi, ça veut dire que tu connais les lettres secrètes. Comment une fille sans nom de famille aurait-elle fait pour apprendre les alphabets intimes? 

  • Elle réflechissait toujours de manière trop visible, avec tellement de concentration qu’elle avait l’air franchement stupide. Mais, quand elle parlait, sa voix avait une fermeté étonnante, qui forçait à bien l’écouter malgré toute velléité de distractions.

  •  Un homme a offert un exemplaire des Révélations à mon père, et, comme il était écrit en pavi “complet”, je m’en suis servi pour l’apprendre, par déduction.

  • Etius eut un hoquet. Par déduction? Il se pensa malade, ou endormi. Si elle avait menti, il l’aurait senti; Une démangeaison étrange lui aurait gratté l’échine, et il aurait pu la discréditer à son aise. Hélas, rien: Elle ne pouvait pas lui mentir. Pourtant, elle ne pouvait pas non plus être en train de dire la vérité. Ses deux aînées eurent une réaction à peu près similaire.

  • Vous voyez! beugla la vieille gardienne. Elle me fait tourner en bourrique depuis au moins une heure! Quelle idée, de faire confiance à ce gamin! Vous croyez que j’ai le temps, moi, pour ces...

  • Si tu connais vraiment les lettres secrètes, parle moi du Brectae, l’interrompit Telema. Elle fixait Lymfan sans prêter attention à quoi que ce soit d’autre dans la pièce.

  • Cette dernière haussa les épaules, et entreprit de réciter les détails extrêmement complexe de l’utilisation de cette lettre sur un ton mécanique et indifférent, comme si elle avait décrite la recette d’une très banale omelette au beurre:

  • Brectae est la troisième lettre de l’alphabet intime des Avalions. C’est donc une Note primordiale. Elle marque une césure, et ne peut s’accorder qu’avec Uraes et Minv, à condition que les harmonies soient justes et qu’il n’y ait pas eu de Tévéï dans le tempo. En cas de…

  • Tais-toi, idiote! l’interrompit alors Etius en criant.

  • Les trois femmes présentes dans la pièce lui firent des yeux ronds. Il baissa les yeux, rougit, mais ajouta tout de même, la voix tremblante:

  • C’est... C’est une des lettres secrètes des Avalions. Elle n’est pas sensée en révéler les secrets à n’importe qui…

  • Alors ce qu’elle a dit est vrai? s’exclama Telema. Etius sentit l’avidité de la maestria lui pénétrer les chairs. Le Brectae ne peux pas être utilisé s’il y a eu un Tévéï, dans le tempo?

  • Etius réprimat un juron: Il ne pensait pas que Lymfan donnerait une réponse si détaillée:

  • Oui, admit-il. Il fallait que l’interrogatoire se termine, ou la gamine risquait de révéler plus de secrets d’état à ces deux femmes pour lesquelles il n’éprouvait aucune sympathie. Elle ne peut pas mentir, elle sait lire le pavi. Maintenant, vous allez l’inscrire sur les registres, pour la session qui vient, et me laisser l’escorter jusqu’à la sortie. 

  • Pardon? Mais elle ment, c’est évident! s’écria Elena.

  • Je veux encore l'interroger, encore! 

  • Je n’émet pas cette idée en tant qu’apprenti, mesdames. C’est un ordre que je vous donne en tant qu’Avalion. trancha Etius. Ouvrez le cachot.

  • Ces mots ne plurent pas du tout à Téléma. L’enseignante souffla des narines, avant de relever la tête d’un air hautain.

  • Avalion, hein?... Parce que ça veut encore dire quelque chose?

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que le pavi est un alphabet composé de soixante-cinq lettres, qu’on appelle aussi des “notes”. Chacune d’entre elles peut s’écrire de plus de septs-cents manières différentes, et l’apprentissage du pavi nécessite donc des décennies de pratique. 

  • Ces lettres sont elles-mêmes divisées en deux alphabets séparés selon le type de lettre qui les composent: Les lettres “communes” et les lettres “intimes”. Si les lettres communes peuvent être apprises par n’importe qui, dans n’importe lequel des temples de l’Orchestre, les lettres intimes sont en revanche nettement plus difficile d’accès. Chacun des 5 grands clans de l’Orchestre possède en effet “l’exclusivité” sur un certain nombre de lettres, qu’ils sont les seuls à apprendre dès le plus jeune âge. Pour apprendre à lire le pavi complet, un apprenti de base doit donc s’attirer les faveurs des 5 clans réunis; Il y a dans ces échanges de lettres une dimension toute politique, qui rend bien compte des tensions qui animent le Suprémat.

  • Lymfan, fille de Selir

  • “Et donc, maintenant qu’on marche, si je mens, tu ne peux pas le savoir?

  • … Non. J’ai besoin d’être assis, pour utiliser mon mantra.

  • C’est quand même pas si stupéfiant, comme pouvoir. Je veux dire, pour un Avalion, hein! Sans vouloir te vexer.

  • J’ai entendu dire que Tahar Gin était capable de faire tomber la foudre, et que le corps de Leïa était plus ou moins indestructible. Comparé à ton pouvoir, ça fait plus “Avalion”, tu ne trouves pas?

  • …”

  • Elle ne fatiguait pas. Question après question, elle lui minait les nerfs. Elle était bavarde, mal-élevée, et semblait insensible à sa propre odeur, tout comme aux multiples plissements de nez qu’elle déclenchait dans les couloirs. Les maestros les dévisageaient tous les deux avec étonnement. Ils reconnaissaient tous très bien Etius, et le voir accompagné d’une gueuse allait sans doute animer les conversations jusqu’à une heure tardive.

  • “Je suis sûre que tu es le fils de Tahar Gin. Je veux dire, des Avalions, il y en a pas des millions. Donc, si je ne me trompe pas, tu dois être Etius Gin. L’héritier du trône de l’Indor. J’ai raison?”

  • Il rougit de colère, mais ne répondit pas.

  • Par déduction.

  • Elle avait appris le pavi par déduction. Elle devinait maintenant son identité par le même moyen. Il tourna la tête vers elle, et se mit à l’observer tout en marchant. Vraiment, elle n'avait pas l’air fine. Elle se déplaçait mécaniquement, sans aucune trace de la grâce féminine dont elle aurait dû être garante, même à son âge.

  • Pourquoi tu me regardes comme ça? Je suis désolée, mais je dis que la vérité, pour ton pouvoir. Tu peux t’vexer, si tu veux, mais ça changera rien au fait qu’il est médiocre, par rapport à ce qu’on attendrait d’un Avalion.

  • La remarque le blessa franchement. Cette fois-ci, il ne réussit pas à garder le silence.

  • Je suis malade, crétine. Je suis atteint de froideur, alors, tes remarques sont très déplacées!

  • Je ne vois pas pourquoi je me tairais. Je n’ai pas attendu de me retrouver en face de toi, pour dire la vérité. Tu as quel âge? 15 vertiges, ou 16?

  • 17, corrigea-t-il, ravi de voir qu’elle se trompait tout de même quelquefois. Elle ne répondit pas, mais son regard disait clairement: “Dans quelques mois, je serais plus forte que toi”. Ou est ce que c’etait lui, qui interprétait trop? Il ne se posa pas la question, et renchérit tout de suite: C’est quand même fou que tu me parles comme ça, alors que je viens de te sortir d’un cachot. Tu devrais me remercier de t’avoir sauvée.

  • Tu l’as pas fait pour me sauver, tu l’as fait parce que tu ne voulais pas que j’explique le Brectae aux deux vieilles folles. Ne me prend pas pour une idiote. D’ailleurs, tu en connais combien, des lettres, toi?

  • Dix lettres communes, et les huit lettres des Avalions, marmonna-t-il. 

  • Pour ton âge, ce n’est pas trop mal, je crois.

  • Elle le prenait de haut, alors qu’elle n’avait même pas de souliers dignes de ce nom. Lorsqu’il posa soudain un regard dédaigneux sur ceux-ci, Lymfan sembla soudain se rappeler de quelque chose:

  • “ Maintenant que j’y pense… Le Séminaire me doit de l’argent, non? Vu que je connais toutes les lettres…”

  • Etius ne répondit pas tout de suite. En réalité, il ne savait pas: Une telle chose n’était jamais arrivée auparavant. Les serfs ne lisaient pas, c’était censé être une évidence. Toutefois, la demande était sans doute légitime, et en arpentant les livres des lois, il trouverait peut-être une legislation quelconque expliquant ce qu’il devait faire dans une telle situation; Mais, comme il voulait se débarrasser d’elle au plus vite, il sortit négligemment de sa bourse un énorme mark d’or, qu’il déposa dans les mains abasourdies de l’enfant comme s’il s’agissait de menue monnaie.

  • Les yeux de Lymfan sortaient de leurs orbites; Un mark, c’était cent talents d’argent, une fortune à peine imaginable. Combien de boucheries cela valait-il?.. À l'idée de ramener ce mark à son cousin, elle frémit de joie. Il la traiterait sans doute différemment, si elle lui rapportait une telle fortune…

  • Etius ne fit même pas attention à ce que son geste venait de déclencher chez la petite. Elle, elle avait relevé vers lui des yeux pleins d’une reconnaissance infinie; Lui, il pressait le pas. Elle continua à le harceler tout le long du trajet, et, quand ils arrivèrent à la sortie, il la congédia avec soulagement.

  • Lymfan, fille de Selir. Une enfant, une paysanne sans manière et sans beauté, qui avait appris à lire l’alphabet le plus complexe du monde de manière autodidacte. Le personnage n’était pas crédible, et Etius ne l’aurait pas inventé s’il avait voulu écrire une histoire. 

  • Il y avait quelque chose qu’elle n’avait pas dit… Un secret qu'elle avait omis, il en était certain. On racontait que, là haut, dans le Nord, là où se dressait le palais gelé, de curieuses idées avaient commencé à germer et à s’enraciner dans l’esprit des croyants… Les Féléis étaient le clan le moins soumis du Suprémat, et Lymfan était originaire de leur royaume - son léger accent en était la preuve. L’apparition d’une paysanne capable de lire l’alphabet secret était le signe avant coureur de quelque chose de terrible… Quelque chose de… trop inquiétant pour qu’Etius y réfléchisse une seconde de plus.

  • Il se retourna, et entra à nouveau dans le Séminaire. Au moment où il passa la deuxième porte, qui était encore gardée par la suppléante d’Elena Sahis, il se rappela alors avec horreur de la date. C’était le jour du passage de l’Autre Lune.

  • Aujourd’hui, sa sœur était en ville.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que le terme “Avalion” est celui qu’on réserve aux descendants directs du fondateur de la dynastie des Gin. Seuls les prétendants au trône ont le droit de porter ce titre: Les autres descendants du Premier Avalion portent simplement le nom de “Gin”. 

  • Ce dernier n’est pas exactement un prophète, pour les pratiquants de la Chimère, mais son influence dans la culture Kymerienne est presque aussi grande à elle seule que celle de leur bien-aimé Gabriel. C’est un conquérant légendaire, qui parvint à s’approprier toute la mythique région de l’Indor sans demander l’assistance d’aucune armée.

  • En plus de cette particularité d’avoir été un guerrier inégalable, il est le seul à avoir jamais vaincu le Fléau; Il a fondé le Suprémat, et unifié les cinq royaumes, garantit la liberté de culte, dans la région du Helga’la; La liste de ses accomplissements pourrait ainsi durer un moment. Ses descendants actuels sont toutefois dans une impasse, la succession s’étant révélée très difficile après la Déchéance de Tahar Gin.

  • Mythe de Tahar Gin

  • Il y a 15 vertiges, 

  • Tahar Gin est l’homme le plus puissant du Suprémat. Le Huitième Avalion a déjà dépassé son père et son grand-père; Avec lui, l’héritage de Gabriel semble n’avoir jamais été entre de meilleures mains. C’est un homme calme et sûr de lui; Un dirigeant bien intentionné, mais qui ne manque pas de force. Il a réussi à tenir les Sahis à l’écart du pouvoir, à redresser le pays: Le plus grand de ses exploits, c’est d’avoir retrouvé Solaris, l’épée sacrée du Premier Avalion. Son fils aîné, Antar, est un génie qui surpasse toutes les attentes de son père; Sa fille, Leïa, est déjà une apôtre renommée, et a même très récemment accompli l’exploit de tuer l’un des 6 infernés, chose qu’on pensait impossible pour une personne n’étant pas elle même Infernée.

  • Ce père, cet homme d’état, ce maestro plein de réussite semble pourtant très seul, ce soir-là. Il est adossé au balcon du Kymérion. Son regard s’est perdu sur la ville, et une curieuse émotion semble l’animer. La mort d’un des Infernés revêt une signification très importante. Au cours de sa vie, il a dû affronter de nombreuses choses: des echecs, des complots, des tentatives d’assassinat ou pire, de destitution. Mais aucun de ces adversaires semble n’être aussi insurmontable que celui contre lequel il lutte sous la lueur du soir: Le succès. 

  • Il a si bien réussi, il a si bien démontré sa supériorité sur ses adversaires qu’il a vu naître en lui un doute étrange. C’est qu’il a été confronté à tellement d’hommes médiocres, desquels on lui avait pourtant chanté tant de louanges… Tant de mirages de grandeur cloîtrée dans la petitesse de leurs maigres ambitions, tant de faux engagements prononcés à la hâte et d’affections surjouées ont croisé sa route qu’il en est venu à douter de sa propre valeur. 

  • Est-il vraiment Tahar le Fort, guide suprême de l’Orchestre et des cinq royaumes, ou bien est-il quelqu’un d’autre? Un être plus misérable, plus lamentable, qui n’a fait que saisir les opportunités qui se sont naturellement proposées devant lui… Pendant les longs vertiges de son règne, combien de fois a-t-il effectivement pensé à la Chimère? Même lorsqu’il dirige les prières des auditeurs, il feint au fond son air dévot. Son esprit, lui, est toujours concentré sur quelque plan qu’il lui faut déjouer, quelque taxe qui doit être levée, ou quelque navire sacré qu’il est impératif de faire construire.

  • Que pense-t-il vraiment de la Chimère? Du message de Gabriel? Comment savoir si le prophète lui-même n’était pas un imposteur? Lorsque Gabriel est descendu des Monts Brisés, il a prétendu être venu sauver les laïcs des pouvoirs des désignés… Mais maintenant, il semble que ce sont les pouvoirs des maestros, que les laïcs doivent craindre. 

  • Maintenant, il semble que les maestros sont tout aussi méprisables que les désignés. Seule l’élite des cinq familles peut espérer recevoir l’Onction; et cette élite le dégoûte, tant par son égoïsme que par sa vanité. Tahar ne se rend pas compte que c’est précisément ce dégoût, qui fait de lui un homme différent des autres; à cet instant, le dégoût l’a englouti lui même, et il ne croit plus à sa propre valeur, ni à celle du prophète; Il ne croit pas plus en la Chimère ou dans l’Ordre des choses.

  • Et pourtant, ce sentiment de vide si profond, si absolu et si radical ne dure qu’un instant. Non. Les désignés sont des monstres sanguinaires, des faux dieux. Leur éradication est la seule chose qui a permis l’avènement de ce royaume. Son regard semble soudain revenir à lui, et, s’il ne bouge pas les pupilles, celles-ci se concentrent soudain sur ce qu’il est en train de regarder. Cette ville, cette cité. Ces bâtiments bleus et blancs, ces allées magnifiques; La propreté et la sûreté qui règne dans les quartiers qu’il a le luxe d’avoir devant son balcon illumine peu à peu son regard. Oui.

  • La médiocrité est acceptable, à un certain degré. La Chimère, en désignant les pires des hommes, ne fait qu’indiquer la marche à suivre pour améliorer la société. La médiocrité s’effacera, l’honneur et le goût du bon naîtront dans le cœur des hommes, il en est sûr, il en est certain, le pauvre. La beauté du geste de la Chimère l’émeut un instant; Kym est comme un vent qui gonfle les voiles du navire qu’est le peuple, et un jour, les vents le ramèneront aux rivages du jardin originel; C’est la promesse de Gabriel, l’oxygène de sa foi.

  • Et, alors que ce songe illuminé lui sublime la ville, et que l’idée d’un progrès motivé par Dieu lui-même rend toute son âme extatique, il commet l’erreur de prononcer un Voeu. Celui de faire de ses paroles une réalité, de tenir ses promesses; celui de ne dire que la Vérité.

  • Un curieux bruit se fait alors entendre dans son dos. C’est un son délicat, le tapotement d’un coussinet sur le sol, étouffé mais perceptible dans le silence de la nuit. L’Avalion se retourne, et derrière son dos, c’est elle, c’est Lui. Dieu, la Chimère.

  • Son regard est épouvanté, mais la Chimère l’ignore. Elle s’approche du Suprémain, et le pique à la gorge.

  • Aussitôt, la nature de mortel du maestro s’évanouit. Il ne ressent plus la faim, ni la soif: Un hurlement résonne dans tout le Kymérion.

  • Gam Gin, le cousin et garde personnel de Tahar, se précipite sur le balcon, alerté par ce cri; il trouve le Huitième Avalion à genoux sur le sol. La Chimère a déjà disparu, mais le garde comprend instantanément ce qui vient de se passer: La Musique toute entière est parcourue de notes corrompues, et l’Avalion a la main posée sur le cou. Ils ne se disent rien, mais leurs regards parlent pour eux. Gam fait un geste comme pour s’approcher, mais l’Avalion murmure:

  • Arrête toi…

  • Un éclair rouge parcourt alors la pièce, et, malgré tous ses efforts, le garde ne peut plus avancer. Il s’est figé dans une position surnaturelle, et Tahar recule son dos en arrière.

  • “Non…” murmure-t-il. Un autre éclair rouge parcourt la pièce, et Gam Gin se remet à bouger, stupéfait.

  • D’autres personnes entrent dans la pièce. Parmi elles, Antar, son fils, et sa fille, Leïa. Parmi elles, At Sahis, le seul rival du pouvoir impérial: Tous comprennent, et tous désespèrent, à l’exception de dernier. At Sahis observe le Suprémain de toute la hauteur de sa victoire, et émet un sourire furtif, avant de prononcer d’un ton grave:

  • Kymeria aq safar… Le Huitième a été désigné. Saisissez vous de lui!”

  • Ce soir-là, Tahar Gin parvint à échapper aux maestros. La Chimère venait d’exaucer son souhait: Tout ce qu’il disait deviendrait désormais réel, qu’il le souhaite ou non; Son squelette était devenu de jyste, et son corps émanait une corruption qui effritait la pierre, rouillait le fer et ternissait les eaux. Cela le plongea dans un désespoir profond, et il se cacha loin des hommes, là où il ne prendrait pas le risque de dire quelque chose qui altèrerait le monde dans ses fondements même. Ses enfants, Antar, Leïa et Etius Gin, devaient terminer l’histoire des Avalions dans une apothéose sanglante qui effacerait leur héritage.

  • Le passage de l’Autre Lune - Séclielle

  • Les habitants de cette partie du monde ressentaient un amour très particulier envers leurs cieux. C’étaient des cieux étranges, que ceux qui recouvraient l’Ouest du monde, des cieux parcourus d’anomalies formidables, et à cette voûte étrange on rendait des hommages somptueux. Le plus apprécié de ces phénomènes était le passage de l’Autre lune. 

  • Malgré le fait que les humains ignorent l’utilité réelle de cette machine céleste, ils en percevaient l’infinie beauté avec une clarté inexplicable. Il ne passait qu’à peu près fois tous les trois vertiges, cet astre magnifique qui inspirait les plus beaux poèmes du monde aux plus mauvais aèdes. L’Autre lune courait dans le ciel comme un mirage, une heure, une seule, et son passage grandiose réveillait l’imagination des peuples depuis des millénaires.

  • Sur l’île de Ma’ek, on appelait ce jour la “Passion”: On comparait son passage à celui du véritable amour, assimilant la véritable lune à une relation ennuyante d’habitudes et pétrie par l’amertume, quand l’Autre ne passait qu’un instant, mais vous marquait à vie. A Séclielle, les mœurs, bien plus dogmatiques, avait fait de ce jour “l’Illumination”, et on préférait comparer la rareté des apparitions de l’Autre avec celle de la vérité dans le cœur des croyants.

  • A Séclielle, on éteignait les six phares, et le feu était proscrit dans toute la ville. On rangeait les encens des îles du sud et les bougies de l’est. Les mères ne préparaient pas de repas, aujourd’hui; C’était aussi un jour durant lequel seule, la viande était considérée comme propre à la consommation. Malgré ces privations, l’agitation avait gagné les rues, et on préparait les différentes célébrations qui allaient secouer la cité. Les étals étaient dévalisés, les quartiers pauvres, désertés, et les quartiers riches, envahis par la plèbe qui se déversait dans ses allées comme une odeur de fumier dans les narines d’un noble. Les parois écoeurées compressaient les corps, et les rues étroites du centre ville étaient réchauffées par la chaleur exhalée des démarches et des frictions.

  • L’Orchestre se réunissait au complet, aujourd’hui. A 18 heures, les apôtres allaient prononcer un discours saint, sur la place d’Açiz. C’était la seule fois de l’année ou les dirigeants du Suprémat seraient tous présents à la capitale. Les cinq prince électeurs eux même avaient fait le déplacement: Ces derniers étaient les personnes les plus importantes du pays, et quand ils arrivèrent au palais, ils furent chacun accueilli d’une manière différente, et avec les plus grands hommages.

  • Lymfan était présente dans la foule. Elle était sortie du Séminaire avec le cœur en joie: Elle était apprentie, enfin! Les choses se mettaient en place: Bientôt, elle deviendrait apôtre, et après sa mort, rejoindrait les auditeurs. C’était là son désir le plus profond: Mais quand elle les vit défiler sur l’estrade en agitant leurs bagues pleine de diamants, une appréhension familière gagna soudain son cœur.

  • Parmi les cinq électeurs, il y avait cet homme. Rémo Féléis. Au début, elle avait fait mine de ne pas le remarquer: Mais maintenant, elle ne voyait plus que lui. Le souvenir qui la hantait devint trop puissant, et elle préféra partir. Pour une fille de son acabit, sortir de cette foule compressée fut particulièrement difficile, et il lui fallut un temps conséquent avant de pouvoir retourner dans les bas quartiers, qui avaient été désertés; Là, quand elle fut sûre d’être seule dans une ruelle, elle éclata en sanglot. La dernière fois que l’Autre Lune était passée, elle avait dû faire des adieux.

  • Sur la place, les électeurs continuaient d’agiter leur faste, et la plèbe les acclamait pour cela. La servilité ambiante était insoutenable; Chacun tentait de croiser le regard de l’un ou l’autre des électeurs, les hommes, dans l’espoir d’y voir germer le respect et la reconnaissance naturelle auquel ils aspiraient, et les femmes, avec une sorte de désir pressant qui n’aurait logiquement pas dû avoir sa place devant des hommes saints; les enfants dans l’espoir d’y trouver un ami, les vieillards un souvenir. 

  • Quatre des électeurs se repaissaient ainsi des acclamations de la foule. à leur sourire, on aurait dit que c’était eux, qui avait accroché l’Autre Lune; Seule, assise dans un coin, la cinquième électrice était la seule qui ne s’était pas levée. Quand elle était arrivée, un curieux silence avait gagné l’assemblée; Si elle s’était redressée, il est certain que ce silence se serait à nouveau manifesté. Dès que le discours d’At Sahis, l’électeur de la capitale et le chef de l’Orchestre, fut terminé, cette femme étrange quitta l’estrade.

  • Avalion (III)

  • Le grande sœur d’Etius était seule, assise face à la mer, et personne ne lui prêtait attention. Un saule qui perdait déjà ses fruits la couvrait un peu de la lumière de la lune, qui déversait quelques taches claires sur ses cheveux bruns coupés à-la-garçonne. C’était une femme mûre, dont la peau avait été tannée par le vent et le sel. Toute sa figure était couverte des détails de la jeunesse tout juste perdue.

  • Quand Etius s’assit à côté d’elle, la brune ne le salua pas. Lui non plus. Ils passèrent un long moment à ne rien se dire. On aurait pu croire qu’ils savouraient la vue, parce qu’elle était magnifique; le banc de pierre sur lequel ils étaient assis était isolé dans un des jardins du Séminaire, et donnait directement sur le Kymérion. Le palais Suprême était fait d’un verre plus bleu que la mer qui l’entourait. Il était dressé sur un îlot verdoyant détaché du reste de la ville, et renvoyait la lumière de la lune dans un scintillement discret.

  • Mais les deux Avalions n’étaient pas du genre contemplatif. Ils se taisaient, parce qu’ils se savaient tous les deux soulagés de se retrouver, même si aucun des deux ne l’auraient admis. Etius attendait que sa sœur lui parle, et sa sœur n’attendait plus rien du tout. Le dialogue était muet. Ils partageaient l’affront que leur faisait la ville.

  • Les derniers membres de leur lignée se savaient piteux. Elle, elle était Leïa Gin, la reine-électrice de l’Indor, Avalionne, et gardienne des mausolées. La cinquième électrice, celle pour qui la ville s’était tue, la dédaignant au point de lui refuser son dédain. Une apôtre de génie, pourtant; Mais une Avalionne, quand même. 

  • Lui, il était Etius Gin, l’héritier légitime du trône de l’Indor - Trône auquel il ne pouvait pas accéder, parce qu’il était incapable de devenir maestro. Il fallait être apôtre pour prétendre régner sur un des États-électeurs; Lui n’était qu’un tutellé. A 17 vertiges, ce n’était pas si étonnant - Mais les Avalions étaient une lignée de génie, dans laquelle son nom figurait comme une exception. Ils avaient tous atteint l’Eveil, la maîtrise totale du pavi, à moins de 15 vertiges.

  • Et aujourd’hui, c’était le jour du passage de l’Autre Lune. Une fête censée la célébrer, cette lignée géniale, qui avait rendu l’Autre lune visible en Kymérie et dans toute cette partie du globe. Deux-cents vertiges auparavant, leur ancêtre, “le Premier Avalion”, avait “révélé” le ciel, et depuis, les kymériens voyaient ainsi passer l’Autre lune, alors qu’elle avait toujours été le joyau des cieux de l’Orient. Hélas, aujourd’hui, Séclielle snobait ses descendants.

  • “Combien de lettres as-tu apprises, depuis la dernière fois?”

  • La question fit voler en éclat l’empathie qu’ils auraient pu ressentir l’un envers l’autre. La voix de Leïa était froide, impérieuse, et appelait une réponse concise. 

  • … Une seule. Il murmurait. Sa sœur eut une grimace de dégoût.

  • Pathétique. 

  • Etius ne répondit pas. Il n’était pas en colère. En fait, il était plutôt d’accord avec elle, alors, il était vraiment difficile de trouver une répartie satisfaisante. 

  • Bien sûr, il se savait malade. Son corps était atteint de froideur, une affection rare qui ne touchait que les enfants de maestro. Son sang était si chargé en Musique qu’il lui était difficile de la percevoir: autrement dit, il était un maestro médiocre, un raté par essence qui ne pourrait jamais mériter son héritage... Pourtant, il savait bien qu’aux yeux de sa sœur, sa maladie était à peine un prétexte; Elle, pour qui tout semblait si évident, ne comprenait pas qu’il puisse avoir des difficultés à apprendre les bases de ce à quoi elle même excellait. Heureusement, il était préparé, et savait qu’il ne valait mieux pas répondre à sa sœur, dans ces moments-là.

  • Pourtant, aussi préparé qu’il était, il fut pris de désespoir quand il vit des larmes couler sur les joues de son aînée. Elle, qui était si forte, sanglotait à chaude larme, et il alla jusqu’à se demander s’il devait la prendre dans ses bras. Elle murmura ce qu’il était en train de penser à l’instant même:

  • “Si seulement Antar était là…”

  • Il fallait absolument qu’il change de sujet: Il ne voulait pas la laisser penser à leur frère. Il dit, sur un ton badin:

  • … Il se passe chaque jour des choses étranges, dans cette ville. Aujourd’hui, j’ai croisé une petite paysanne qui savait lire le pavi. Elle venait de l’Imbrie… Je sais que tu voyages beaucoup ces derniers temps, mais… Est ce que tu as entendu parler de ce qui se passe dans le Nord, avec les Féléis…? C’est étrange, tu ne crois pas…? Leur façon de voir la Chimère, et le message de Gabriel… C’est comme si…

  • Il était malheureusement trop tard: Leïa ne pensait plus qu’à Antar, et se lamentait intérieurement de ne pas savoir où il était.

  • Dans l’esprit d’Antar

  • Je suis un pèlerin d’une nature particulière, un prêtre sans doctrine. Je ne cherche pas la vérité, parce que si on peut la dire ou la penser, c’est qu’elle est fausse. Pourtant, je cherche. Pas Dieu, non: Je cherche des réponses. Je veux savoir ce qu’est réellement la Chimère.

  • J’ai parcouru le monde entier: J’ai dansé avec les mataris, prié à Séclielle et goûté aux saveurs interdites de Mencis. Je suis allé jusqu’au grand Sud, là où la magie n’existe pas, et je suis monté dans les machines d’acier, puis j’ai volé près des nacelles et de leurs ballons. Le tour du monde, je l’ai fait, et j’ai compris maintenant: Dieu n’existe pas, mais la Chimère, si. Et je veux comprendre d’où elle vient, et ce qu’elle veut réellement, si tant est qu’elle veut quelque chose. Oui, je veux savoir: Qu'est ce que Chimère? Pour ça, je dois d’abord retrouver mon père, Tahar le Déchu.

  • Au-dessus, l’Autre lune; En dessous, la tempête. Partout, du sable, et mon corps dégringole. J’ai perdu l’aigle de vue, mais j’entend toujours la Symphonie. Fin connaisseur des recoins de ses échos, je me mêle aux harmonies primordiales, et invoque à nouveau Brectae. La tempête se dissipe autour de moi, et j’en profite pour agripper le ciel, auquel je sais m’accrocher à pleine main. D’un rapide coup d'œil, je repère l’Inferné. 

  • Je me jette vers lui de toute la puissance de ma Musique; Mais mes efforts sont inutiles. Les sables se mêlent dans un éclair rougeâtre, et je suis happé par la gueule d’un serpent de gravier gigantesque; Projeté vers le sol, je n’ai aucun moyen d’empêcher ma tête d’éclater contre un rocher. La douleur est vive, intense, et je sens la vie s’échapper de moi, tandis que ma cervelle dégouline des fractures de mon crâne. Mes membres tressautent, et mon système nerveux reçoit d’ultimes signaux illogiques de la bouillie sanglante qui mélange mes pensées, mes souvenirs, mon inconscient et mes habitudes. Ma mémoire déborde sur mes rêves, mes remords s’étalent sur mes espoirs; Cette mixture de chair et d’esprit que j’appelais “moi” se répand dans la poussière, et je ne ressens plus rien depuis déjà quelques secondes. Alors, la providence s’exprime: un nouvel éclair rouge réassemble mon corps déchiqueté. Progressivement, l’univers me revient, et face à moi, je reconnais ce visage.

  • Ce visage, c’est celui de l’homme qui vient de m’assassiner. Celui de l’homme qui vient aussi de me ressusciter, me donnant la vie pour la deuxième fois. Ce visage, je le connais depuis ma plus tendre enfance. C’est celui de mon père. Tahar Gin.

  • Je viens de mourir, et je n’ai rien entrevu. Ni le néant, ni l’autre monde. Le choc m’empêche de dire quoi que ce soit, et je m’effondre sur moi même. Mon regard se pose sur le rocher encore tâché de mon propre sang. Je veux hurler, mais je me rends soudain compte à quel point j’ai du mal à respirer.

  • Mon père approche. Il m’agrippe par le col, et me relève. la forme sombre du désespoir remue derrière la glace de ses deux yeux bleu pâle. Je l’entend clairement dire: “Tu vas reprendre tes esprits, maintenant.”

  • Un troisième grésillement rouge, et je sens mon malaise se dissiper. Je repousse ses mains. Le tissu de ma cape s’effrite à l’endroit où il m’a tenu.

  • La tempête de sable ne s’est pas calmée. Nous nous tenons tous les deux dans l'œil du cyclone. Je me souviens de mon aigle, le cherche du regard, et constate, apaisé, qu’il plane au-dessus de nous. Quand je pose à nouveau les yeux sur mon père, il porte toujours le même accablement sur son visage. 

  • “Pourquoi es-tu venu ici, Antar?”

  • Je ne sais même pas quoi lui répondre. Il ajoute, proprement terrifié: “Es tu venu pour me tuer, mon fils?”

  • Bien sûr que non. Je t’ai cherché partout. J’ai renié le Suprémat, abandonné le Trône et les hommages, pour te retrouver. Ils disaient que je t’avais surpassé, que j’étais le meilleur depuis le Premier; mais j’ai trahi l’Orchestre. Ils me traquent, jusqu’aux les moindres recoins du monde, parce que j’ai volé l’aigle blanc pour te retrouver. Et maintenant, je ne trouve juste rien à te dire, mais tu prends mon silence pour de la haine ou de la peur. Tu reprends:

  • “Est-ce que c’est At Sahis, qui t’envoie?

  • Non… Bien sûr que non. Je ne suis pas venu pour te tuer. Je voulais juste…”

  • Je me rends soudain compte de ma démence. Qu’est ce que je voulais, exactement? Qu’est ce que je cherchais à retrouver, pendant tout ce temps? Sait-il ce qu’est la Chimère, lui qui n’a jamais été désigné par elle? J’avais perdu espoir, et je me rends compte que je cherchais pour fuir: j’ai trouvé, et je ne sais plus quoi faire. Ce n’est plus mon père que j’ai en face de moi. Tahar Gin, le Huitième Avalion, est mort quinze vertiges auparavant, le jour où la Chimère l’a désigné. En face de moi, ce n’est plus un homme; Il m’a tué, puis m'a ramené à la vie sans faire le moindre effort. Ce visage est celui d’un être supérieur, que certains révèrent même comme un dieu; le plus jeune des 6 Infernés. Tahar le Déchu.

  • Je veux que tu me dises quel était ton vœu. Pourquoi la Chimère t’a-t-elle désigné? Tu étais… Tu étais le chef de l’Orchestre. Pourquoi…?

  • … La Chimère n’explique jamais ses actes. C’est une tâche qui revient aux hommes, que de les déchiffrer. 

  • Le passage de l’autre lune - Ma’ek

  • Ici, le passage de l’autre lune était un jour de communion, et tous les marins faisaient leur possible pour revenir sur l’île. Le premier Avalion, certes hérétique, restait un homme respecté chez les mataris - après tout, c’était le combat mythique entre cet homme et le Fléau qui avait créé ce petit paradis terrestre qu’était Ma’ek - Ma’ek, la seule terre d’asile pour ce peuple haï de tous. C’est pourquoi, jusque sur Ma’ek, où l'on vénérait pourtant les désignés, on célébrait la révélation céleste de l’Avalion; On le considérait presque comme un frère, lui qui avait si astucieusement dérobé l’Autre Lune au nez et à la barbe de l’Empereur.

  • Parfois, les marchands mataris ne pouvaient pas rejoindre l’île à temps; mais il arrivait qu’un équipage arrive tard dans la nuit, et on célébrait son arrivée dans les rires et l’alcool de mûres. Patmé guettait une de ces arrivées merveilleuses depuis l’aube. Il était sur Ma’ek depuis une semaine, et il espérait du fond du cœur qu’un certain homme reviendrait au port avant qu’il ne reparte.

  • Quand il arriva,  Patmé se précipita à l’intérieur du navire qui venait d’accoster. Il courut sur le pont en ignorant les matelots qui le saluèrent en riant, et se jetta à l’intérieur de la cabine du capitaine.

  • Le commandant du navire sourit en le voyant entrer. C’était un vieillard boiteux, aux yeux gris, qui avait les yeux remplis de malice.

  • Octaf et Patmé se tombèrent dans les bras, et, très vite, leurs voix s’élevèrent au-dessus des vagues.

  • Ils se parlaient dans la langue de l'Éternel Empire, le vieux-mencite. C’était la langue la plus usitée au monde, et, bien qu’elle soit rocailleuse et difficile à articuler, tous les marchands sérieux se devaient de la pratiquer un minimum. Ils se parlèrent d’abord de tout et de rien, puis en vinrent justement à parler de l’Eternel, comme si le fait d’avoir utilisé une langue les forçait à parler de son pays d’origine, à la manière d’une goutte d’eau qui, sur le point de rejoindre la mer rugissante, porte encore en elle les traces de la paisible rivière de montagne duquelle elle a entamé sa descente.

  • “On dit qu’un homme exceptionnel vient de prendre la tête de l'Éternel Empire… Un guerrier féroce, qui porte le nom de Seth, dit Patmé sur le ton du badinage.

  • Oui, j’ai entendu parler de Seth… On raconte que c’est un puissant homme d’état… Son élection est une catastrophe pour les trafiquants de l’Empire... 

  • Tu dirais que c’est une mauvaise chose pour notre petit commerce?... interrogea Patmé. Octaf prit un moment avant de répondre:

  • Pour nous, non, ça ne nous concerne pas. L’Empire n’a jamais regardé vers la mer d’or. En revanche… C’est une très mauvaise nouvelle pour les pays du monde entier. Si l’Eternel parvenait à sortir de sa torpeur, et recommençait à lever ses troupes, alors aucun endroit du monde ne serait plus hors de portée de l’Empereur…

  • Ne dis pas n’importe quoi, ria Patmé. Il ne suffira pas d’un Chancelier talentueux pour redresser ce pays. Tant que notre trafic n’est pas remis en cause, tout va bien. Par contre… au sud, les colons…

  • Tu parles sans cesse du sud! Je n'aurais jamais dû évoquer cet endroit devant toi… 

  • Tu m’as promis que nous irions, et que tu me présenterais le roi auquel tu as fait allégeance, fit remarquer le jeune homme.

  • … Je t’ai dit ça, hein…? Je suis bien bavard, quelques fois…

  • Surtout quand tu as bu du bon rhum, confirma son matelot.

  • Assez parlé. Ne nous attardons pas sur le port, veux-tu… Je préférerais ne pas avoir à croiser l’assagi… L’Autre Lune va bientôt passer. Allons la voir ensemble: Nous parlerons plus tard des choses importantes. Ce soir, profitons!

  • Lorsqu’elle

  • Lorsque l’Autre Lune passa dans les cieux de Séclielle, un silence surnaturel couvrit la ville. Des dizaines de milliers d’yeux étaient rivés vers l’astre, et tous retenaient leur souffle; Lorsqu’elle passa dans les cieux de Ma’ek, le vacarme des acclamations des mataris en délire devant l’astre mystique réveillèrent les poissons sur des dizaines de kilomètres à la ronde. Les Kymériens fanatisés adressèrent des prières à la Chimère; Les mataris sauvages, eux, dansèrent pour impressionner leur propre dieu, Extellar, qui était censé vivre sur l’Autre Lune.

  • Lorsqu’elle passa au-dessus de Lymfan, la petite fille était cachée dans une ruelle miteuse d’un quartier totalement déserté, et pleurait à chaudes larmes en la regardant s'éloigner avec le souvenir. Pour oublier la peine, elle se répéta la phrase de la foi: “La Chimère est le seul Dieu, et Gabriel fut son messager”... Lorsqu’elle passa au-dessus d’Aeqa, il ne leva la tête qu’un instant, trop occupé à fixer le crâne de ses yeux révulsés, en se demandant pour la première fois à quelle divinité ce crâne avait bien pu appartenir. Pendant ce temps, son épouse admirait l’astre avec sa fille, en regrettant que son époux ne soit plus capable de la regarder avec elle.

  • Les voyageurs du grand Sud qui la voyaient passer au dessus de leur navire de commerce s’exclamaient d'émerveillement avec la même candeur que les enfants qui la voyaient pour la première fois; Les anciens savouraient sa vision avec tant de délice qu’ils sentaient leurs os revivre, leurs articulations s’affermir et leur peau se réchauffer. 

  • Et pourtant, lorsqu’elle passa dans la nuit ce jour-là

  • , aucune de ces âmes ne se doutait que c’était la dernière fois que passerait l’Autre Lune.

  • Les mondes interdits

  • L’Autre Lune est passée. Je n’ai pas réussi à la décrire, pas plus que je ne suis parvenu à décrire la Chimère. Oh, bien sûr, j’ai exposé ses effets sur les hommes; Je me suis servi des souvenirs que j’avais des notes du Registre pour expliquer sa place dans les panthéons, et j’ai même décrit quelques-unes de ses actions. Et pourtant, je n’ai pas encore dit à quoi elle ressemblait. Ce n’est pas par mauvaise foi, ou par paresse, que je ne l’ai pas fait, non… C’est que… j’arrive à peine  à me la représenter… Je me rappelle que le monde entier était suspendu aux interprétations que les nations donnaient à ses actes, mais presque pas de la Chimère elle-même. 

  • Elle m'apparaît comme une ombre, dans ces souvenirs, comme une trace dansante et volatile que je n’arrive pas à fixer avec précision. Je me rappelle des statues qui la représentaient, de leur regard impérieux… Mais le reste : rien… Antar avait raison de se poser la question. Peut-être suis-je Antar Gin?... Non, impossible. Après tout, je crois que le corps que j’habite est celui d’une femme, si j’ai bien compris ce qu’était une femme. Sa question résonne en moi…

  • Qu’est ce que la Chimère? On ne peut pas comprendre grand chose à cette histoire, si on ne comprend pas ce qu’elle était… Je vais y arriver… Pas tout de suite, mais j’y arriverai… Je la décrirai, je sais que j’y arriverai…

  • Le Maître

  • Il se passa plusieurs saisons sans que les rêves de Lymfan ne semblent devoir se concrétiser. Il faut dire qu’un événement fâcheux lui confirma vite une vérité très difficile à digérer: Séclielle n’était pas une ville aussi gorgée de sainteté qu’elle le pensait, et les habitants de la capitale étaient aussi sinon plus médiocres que les autres êtres humains qu’elle avait croisé durant sa courte existence. 

  • Après qu’Etius lui ait donné le mark d’or, et après le passage de l’Autre lune, Lymfan avait foncé vers la légendaire boutique de Séguon l’humble, un apothicaire et alchimiste connu jusqu’aux confins des cinq royaumes. Elle comptait y acheter de précieux artefacts, des décoctions fabuleuses et des fleurs secrètes; Or, avant d’entrer dans la boutique, elle commit l’erreur de faire une halte devant un étal splendide, sur lequel brillaient quelques pommes fraîches. Leur éclat lui rappellèrent doucement qu’elle mourait de faim. Elle approcha du marchand, lui désigna le plus rouge des fruits; mais, quand elle voulut payer, le vendeur grogna, et refusa abruptement de prendre l’argent. Il n’avait, d’une part, pas la monnaie sur une telle somme, et, d’autre part, pas du tout confiance en cette fille de rien, qui devait certainement lui présenter une pièce contrefaite: ou pire, volée.

  • Après l’avoir ramassée en rougissant, Lymfan, affamée, s’était ainsi entêtée à tenter sa chance dans d’autres boutiques, mais aucune d’entre elles ne semblait disposée à accepter le mark; Pire, encore, une vendeuse de poisson hargneuse finit par la dénoncer à la garde, et un soldat émacié et puant finit par l’expulser tout bonnement du quartier - non sans avoir dérobé la pièce d’or à la jeune fille, qu’il avait, lui, bien reconnu comme étant une vraie, et qu’il était certain qu’elle avait dû voler quelque part… 

  • Lymfan eut beau protester, pleurer, se débattre comme un fléau, rien n’y fit: la pièce était perdue. Elle poursuivit même le garde jusqu’à le voir disparaître dans un bordel; mais on lui refusa l’entrée, et elle rentra chez son cousin en pleurant. Sa mémoire exceptionnelle lui permit de retrouver sa route sans aucun mal, mais lorsqu’elle arriva dans la boucherie et qu’elle expliqua ce qui s’était passé, Adri éclata de rire en crissant: “un mark d’or! Bah voyons!”

  • Elle commençait à comprendre: personne ne pouvait croire qu’elle avait de l’or dans les mains. Depuis qu’elle était arrivée, on l’avait prise soit pour une menteuse, soit pour une folle; Par une curieuse sagesse qui lui était propre, elle ne l’avait pas pris personnellement. Elle l’avait tout de même mal pris. Si tout le monde la prenait pour une mythomane, ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose: que les habitants étaient habitués à la tromperie, que la cité était pleine de menteurs, qu’elle débordait de vice, et que Séclielle n’était depuis longtemps plus la ville décrite par les Révélations de Gabriel. Elle pleura sa fortune volée quelques semaines, mais cette désillusion, elle la souffrirait tout au long de sa courte et tragique existence.

  • Ici, il y avait les maestros et le reste; elle faisait partie du reste. Par cet état de fait, son statut social lui apparut alors clairement pour la première fois de sa vie, et les cours qu’elle suivait au Séminaire n’adoucirent pas cette révélation-ci. Elle n’était qu’une moins que rien.

  • Afin de devenir maestro, il fallait franchir plusieurs étapes: D’abord, on entrait au Séminaire, où l'on devenait “apprenti”. Elle avait franchi cette étape le jour du passage de l’Autre lune: la vieille dame qui avait voulu l’en empêcher la toisait depuis, chaque fois qu’elle entrait dans le Séminaire. 

  • Elle y suivait des cours dans les amphithéâtres de la tour, des cours qui reprenaient les bases du pavi, et que Lymfan trouvait totalement inutiles, compte tenu de sa propre maîtrise de ce langage… Rationnellement, toutefois, il faut dire qu’être apprenti était déjà un accomplissement en soi, et que le simple fait d’avoir pénétré les salles basses de la tour lui ouvrait les portes de nombreux métiers d’église, habituellement réservé à la petite bourgeoisie; mais elle ne voulait pas devenir prêcheuse, ni diriger les odes funèbres, ou marier les manants. 

  • C’était bien le prestigieux titre de maestria, qui l’obsédait; elle voulait, elle aussi, traquer les désignés. Comme Ezia Féléis. Elle voulait, elle aussi, guider et protéger les laïcs, comme cet homme, son maître d’autrefois, qui l’avait guidée et protégée dans le chaos du Nord. Pour cela, il lui fallait donc franchir trois autres étapes; D’abord, il lui faudrait trouver un nouveau maître, ce qui ferait d’elle une “tutellée”. Puis, elle devrait recevoir l’Onction, un saint onguent qui conférait aux maestros leurs pouvoirs phénoménaux. Enfin, elle passerait un examen final, et deviendrait maestria...

  • Malheureusement, la première de ces étapes semblait déjà infranchissable. Les autres élèves de l'amphithéâtre (des enfants de commerçants prospères, pour la plupart, qui la méprisaient presque autant qu’ils ne l’effaraient par leur pédance et leur maniérisme) lui avaient laissé entendre que seuls les membres des cinq familles électrices pouvaient espérer être pris sous l’aile d’un maître; C’était des oncles qui formaient des neveux, des père enseignant à leurs filles, des grandes cousines élevant le cadet de leur famille, mais jamais des princes prenant des paysannes sous leur aile, ça, non, ça ne s’était jamais vu… 

  • Rien n’aurait pu faire renoncer un esprit si obstinément buté que celui de Lymfan; Toutefois, au bout d’une saison et demie, elle commençait doucement à désespérer, et se mit à haïr Séclielle avec une ferveur renouvelée.

  • Le matin, elle marchait seule dans les rues jusqu’à atteindre le Séminaire; Là, elle assistait à des cours éminemment soporifiques, qui expliquaient très mal des choses qu’elle avait déjà comprises, et partout elle sentait des regards hargneux et jaloux se poser sur sa nuque; Elle n’avait rien à faire ici. 

  • L’après midi, elle rentrait à la boucherie, et se devait alors d’aider son cousin comme il le lui avait demandé: ses mains d’enfants devaient plonger dans la chair et le sang, vider des oies, remplir des boudins et écerveler des moutons. Parfois, la chair à vif lui rappelait le cadavre du maestro que le désigné avait tué, dans les ruines de la cité de Phénok; D’autres fois, les membres découpées lui évoquaient les massacres dont elle avait été témoin dans son Nord natal. à chaque fois, elle serrait les dents, et déployait des trésors de volonté pour ne pas vomir sur la précieuse marchandise.

  • Malgré ses dons pour l’apprentissage, elle parvenait rarement à se rendre efficace. Elle sentait les yeux noirs de Muche, le fils de son cousin, qui avait quelques saisons de moins qu’elle, se poser sur ses mains douces et maladroites avec un mépris sans mystère: Lui travaillait avec acharnement, sans jamais sourire, comme une miniature d’homme déjà rompu par son labeur. Elle n’avait rien à faire ici.

  • Toute la famille travaillait cette viande, dans un silence de meurtre, mais on en mangeait rarement, et les plats du soir étaient généralement constitués de galettes dures et de soupes insipides. Quand elle allait se coucher, elle était généralement si trempée de graisse poisseuse qu’elle la sentait pénétrer jusque dans les moindres fibres de son corps. Comme les bains coûtaient chers, elle ne se lavait qu’une fois par semaine, et les traces d’entrailles qui la tâchaient jusqu’aux coudes ne passaient pas inaperçus au Séminaire; bientôt, toute sorte de rumeurs et de légendes circulèrent à son propos, et sa réputation pénétra les hautes salles bien avant elle.

  • Seule la mer parvint à lui faire apprécier la capitale. Au final, elle la trouvait bien plus fascinante que tous les monuments splendides qui grouillaient dans les rues; Pour elle, ils leur manquaient la simplicité de l’insondable. Elle finit par découvrir un petit quai désert qui tournait le dos à la ville, et prit l’habitude d’y passer chaque matin avant d’assister aux cours inutiles. De là, elle appréciait la solitude, comme seuls les croyants savent le faire: en ne se sachant pas seule. Elle pensait à la Chimère, et pensait savoir que la Chimère pensait à elle.

  • Comme Séclielle était une grande ville, les occasions de se retrouver seule se firent de plus en plus rares. Elle aurait voulu lire, mais n’avait jamais possédé personnellement quelque chose d’aussi précieux qu’un livre. Oui, seule la mer parvenait à lui rendre un peu de cette sensation d’infini inexplicable qu’elle avait ressenti en parcourant le livre saint, des vertiges auparavant. Parfois, elle repensait à l’endroit qu’elle avait quitté. Toujours quand elle était seule, jamais trop longtemps.

  • Plusieurs semaines passèrent ainsi. Puis, la session fut sur le point de se terminer, et la saison d’Extellar approcha. La neige fondit, et les nuages omniprésents de la saison des nuées laissèrent place au bleu éclatant d’un ciel sans fioritures. 

  • Elle avait fini par se dire que sa connaissance du pavi devait n’être qu’un détail aux yeux des puissants; Des incompétents comme Etius Gin recevaient l’Onction, et elle, elle était condamnée à errer au seuil du Séminaire jusqu’à la fin de sa vie.

  • La réalité était bien plus terrifiante. La nouvelle avait ébranlé les cinq dynasties. Une enfant qui connaissait tous les alphabets intimes, et qui lisait le pavi comme si ç’avait été une écriture banale; Une prodige investie des secrets de chaque famille, sans qu’aucune ne lui en ait révélé un seul. Les Féléis étaient pointés du doigt: C’était du Nord, qu’elle était originaire, la petite démone; Les Sahis étaient critiqué pour leur inaction face à la menace, et les autres manigançaient pour tenter de lui extorquer les lettres claniques qu’elle avait apprise par “déduction”. Elle avait surgie de nulle part, et certains auraient bien voulu qu’elle retourne d'où elle était venue. 

  • Les lettres claniques étaient des trésors inestimables, sans lesquels il était impossible de bien comprendre la Musique. Ceux qui les connaissaient toutes étaient appelés des “apôtres”; Mais ils les avaient apprises après de longs vertiges de labeur, en rendant service à chacune des cinq familles, travaillant dur pour gagner la confiance de chaque clan. Et une gamine prétendait les avoir apprises par déduction!

  • Nombreux furent les maestros débutants qui demandèrent l’autorisation d’aller la chercher pendant l’une des sessions du matin. Si elle connaissait les lettres, alors, elle pourrait leur apprendre... La plus insistante d’entre toutes fut Téléma Féléis; L’ambitieuse tenait absolument à ce que Lymfan devienne son apprentie, et elle tenta de la prendre sous son aile pendant une très longue période. Pourtant, c’est bien dans les plus hautes sphères de l’Eglise que le cas de Lymfan finit par se jouer.

  • Ignorante du fait que son irruption dans la ville avait fait tant de vacarmes, elle s’enlisait dans le silence de sa routine. C’est un des matins où elle admirait la mer sur ce quai que les échos finirent par lui parvenir.

  • “Alors, c’est toi, Lymfan.”

  • La jeune fille se retourna, et reconnut instantanément la personne qui lui avait parlé: C’était Leïa Gin, l’électrice d’Indor. Une femme immense, coiffée comme un homme, aux mains épaisse et aux lèvres éternellement pincée; une maestria de renom, considérée comme la femme la plus puissante du Suprêmat.

  • Le jour du passage de l’Autre Lune, elle avait été la grande muette; La ville l’avait ignorée, alors elle avait ignoré la ville. Tous les électeurs avaient parlé face à la foule, babillant discours saint et révérations de la Chimère; Tous, sauf elle. Lymfan l’avait vue refuser de monter sur l’estrade, sous les huées silencieuses de la cité de l’aube. Comprenant vite qu’elle avait affaire à une noble, la jeune fille se releva, et s’inclina religieusement.

  • “C’est un honneur, Votre Majesté.

  • Appelle-moi “maître”, ordonna Leïa. C’est amusant, que tu te promènes ici…” Elle se tourna vers la mer. “Tu savais qu’autrefois, la ville continuait au-delà de ce quai? La majorité des habitants vivaient dans cette partie de la cité, et elle a tout bonnement disparu.

  • … Qu’est ce qu’il s’est passé?... Maître!

  • Le Fléau l' annihilée, déclara Leïa sans émotion. C’était il y a bientôt deux siècles… On raconte que la ville n’a jamais retrouvé sa gloire d’antan… Elle fit une pause, et regarda Lymfan de haut en bas. On m'a dit que tu savais lire le pavi. 

  • Ou.. Oui, maître. Je l’ai…

  • Apprise toute seule, d’après la rumeur. 

  • Lymfan rougit, et hocha la tête. L’Avalionne fut étonnée de la modestie de la petite. Elle continua.

  • Le titre de maestro se transmet uniquement dans les cinq familles. C’est stupide, n’est-ce pas? La maîtrise du pavi est la plus importante des compétences du maestro; et pourtant, c’est une chose aussi triviale que le sang, qui définit la capacité d’un être à accéder à ce rang. Sais-tu pourquoi?

  • … Non, maître, mais je trouve ça très…

  • Injuste? Sans doute, mais il y a une raison. C’est parce que, comme toi, le Fléau ne faisait pas partie des cinq familles.

  • Lymfan demeura interdite un moment. Pourquoi l’Avalionne lui disait-elle ces choses? Instinctivement, elle ressenti l’urgence de se différencier du mal incarné qu’était le Fléau, alors, elle répliqua:

  • Mais, depuis, les maestros ont bien adopté des gens du peuple, n’est ce pas? A Oïa, il y avait Solar Féléis, qui…

  • Solar Féléis est un bâtard, Lymfan. Sais-tu ce que cela signifie, d’être un bâtard?

  • Elle hocha la tête honteusement. Le silence semblait s’éterniser, aussi Leïa continua-t-elle:

  • … On dit que tu as rencontré mon frère. Qu’est ce que tu as pensé de lui?

  • Et bien, je dirais qu’il a l’air un peu médiocre, mais gentil.

  • Leïa sourit alors de toutes ses dents.

  • Tu es plutôt du genre franche. Son sourire disparut aussitôt. Ça ne t'aidera pas, si tu veux devenir mon héritière.

  • Elle lui tourna le dos, et partit en direction des pentes. Lymfan la regarda s’éloigner sans comprendre. L'apôtre s’arrêta, et se retourna vers elle en lui lançant un regard pressant.

  • Alors? Tu me suis?

  • Lymfan s'exécuta. Son cœur battait la chamade; était-il possible que…? Elles se mirent à gravir les pentes ensemble. Leïa marchait si vite que Lymfan était obligée de trotter pour rester à ses côtés.

  • Tu viens d’Oïa, n’est ce pas…?

  • Oui, maître.

  • Je vois… Dis-moi, Lymfan. As-tu déjà eu le moindre lien avec les Féléis…?

  • Et ben… Ma mère nettoyait le linge de l’électeur…

  • Leïa sembla réfléchir un instant aux implications que suggérait cette phrase. Se pourrait-il que cette gamine…?

  • Et que fait ta mère, maintenant?

  • Lymfan resta silencieuse. Face à cette discrétion, l'apôtre ne préféra pas insister pour le moment. Après tout, le passé de la petite ne l’intéressait pas du tout. Seul son avenir lui importait.

  • Je ne suis pas sûre de bien comprendre, maître. Vous avez décidé de me…?

  • Prendre comme apprentie.

  • Mais… Vous avez dit que le Fléau était comme moi…

  • Leïa s’arrêta.

  • Le Fléau a disparu bien avant ma naissance. Ce diable est quelque part, ça ne fait aucun doute, mais quel que soit la civilisation qu’il dévaste, ce n’est plus notre problème. Aujourd’hui, le véritable fléau qui menace notre pays, c’est la faiblesse de mes frères. Tu vas m’aider à secouer l’un d’entre eux… Si tu t’y prends bien, que tu me rends fière de toi, je te promets que je t’offrirai un avenir bien plus radieux que tout ce que tu es en droit d'espérer. Tu ne seras peut-être que régente, puisque ton sang reste… impur… Mais, tu vivras confortablement, et si tu es docile, je te ferai même recevoir l’Onction. Pour ça, il va falloir que tu m’en dises plus, sur toi….

  • Lymfan se tut à nouveau. Son maître haussa un sourcil. Finalement, le passé de la petite avait l’air plus intriguant que prévu. Elle haussa les épaules. Après tout, elles venaient à peine de se rencontrer: Il était inutile d’être trop envahissante…

  • Leïa garda le silence. Comme Lymfan n’osait pas le briser, il dura jusqu’à ce qu’elles arrivent à destination. La jeune fille avait du mal à croire ce qui était en train de se passer. L’Avalionne elle-même! Qui venait la chercher dans son coin secret, et qui lui demandait de la suivre! Elle remerciait la Chimère en silence, en baissant la tête dans une attitude religieuse. Elle pensait qu’elle avait de la chance, sans se douter qu'elle maudirait ce jour jusqu'à la fin de sa vie.

  • Au début, Lymfan pensait qu’elles se dirigeaient vers le Séminaire. Quand elles arrivèrent dans les hauteurs de la ville, Leïa tourna alors vers une rue que Lymfan n’avait jamais prise auparavant. Quelques instant plus tard,elles se retrouvèrent face au Kymérion, le splendide palais des Avalions. 

  • C’était un véritable chef d'œuvre de verre bleu, qui semblait avoir été taillé dans un morceau de mer. On ne pouvait le voir que depuis les plus beaux quartiers de la ville - Il avait quelque chose de mystique, là, juché sur cette île blanche détachée de la ville, scintillant près des vagues, vivant de reflets et d’arêtes. Ses hautes tours aigus semblaient se mêler au bleu des voûtes, et la plus haute d’entre elles retenait une immense flamme rouge.

  • On ne pouvait accéder au palais bleu qu’en passant par le pont d’Eden. C’était un autre édifice majestueux, un de plus dans la ville, qui se présentait sous la forme d’une immense passerelle de verre blanc, qui terminait sur un escalier de marbre bleu, et descendait jusqu’au niveau du Kymérion. Lymfan dut presque dévaler ces escaliers quatre à quatre, pour rester au niveau de la reine-électrice.

  • Avant d’entrer dans le palais, Leïa s’arrêta brusquement. Elle marchait devant Lymfan, et celle-ci la heurta avec autant de violence que si elle avait été un mur. L'apôtre se retourna lentement, et regarda la petite fille dans les yeux.

  • “Pourquoi veux-tu devenir maestria?

  • Je deviendrais apôtre, maître.

  • Leïa sourit.

  • ça ne fait aucun doute. Mais, tu ne réponds pas à ma question.

  • Lymfan baissa les yeux. Elle prit une longue inspiration, et répondit:

  • Pour servir la Chimère. Pour protéger les miens de la menace que représentent les désignés.

  • Ha. Haha. Je ne te pensais pas si croyante. Maintenant dis moi; Quelle est ta véritable motivation? Pourquoi veux-tu devenir apôtre, Lymfan, fille de Selir? Est ce le pouvoir ? La gloire? Ou bien est-ce l'appât du gain, qui t’as mise sur cette voie?

  • … J’ai grandi très près du Fantasme, Maître. J’étais dans la foule, le jour de la Percée.

  • Le visage impassible de Leïa Gin fut soudain traversé d’une émotion violente, comme si un souvenir terrible venait de traverser son esprit. Pour la première fois, elle eut l’air vraiment vieille.

  • Que la Chimère nous garde de revivre un jour une chose pareille. Très bien. Avant d’entrer dans le palais, il faut que tu saches une chose: Il est vivant.

  • … “il” est vivant? répéta Lymfan après un silence.

  • Le palais, précisa Leïa. Le Kymérion n’est pas gardé: Il n’en a pas besoin. Ce n’est pas un bâtiment comme les autres… Si tu entres ici, ce sera en temps qu’apprentie de l’Avalionne: par conséquent, le Kymérion se souviendra de toi, et ne te rejettera pas. Comprend bien qu’il s’agit là d’une relation qui vous unit tous les deux, et sur laquelle je n’aurai que très peu d’impact... S’il arrivait qu’il te juge indigne de moi, le Kymérion pourrait bien se venger, même si tu n’es pas à l’intérieur de ses murs. Par conséquent, tu dois comprendre une chose: me suivre ici, c’est abandonner à tout jamais le privilège d’être une laïque. Dès que tu passeras cette porte, ton corps et ta vie appartiendront à l’Eglise de Gabriel, et ta seule loi sera celle de l’Orchestre. Il n’y a pas de retour en arrière envisageable…

  • Elle se tut, et Lymfan crut qu’elle allait continuer à parler. Pourtant, son maître se retourna sans plus de cérémonie, et entra dans le palais. Le “privilège” d’être une laïque?... Après un court silence et un regard méprisant vers la ville, la jeune fille lui emboîta le pas sans la moindre hésitation. 

  • Notes du Registre

  • Le Registre admet qu’il n’a pas encore trouvé Dieu. Toutefois, le Registre connaît le Diable. Plusieurs noms lui ont été attribués: Le Fléau, Tio, le Païen… Sa légende n'a que deux cents vertiges*, mais a déjà affecté toutes les civilisations du monde. Dans le monde entier, son évocation est synonyme de juron ou de malédiction, et personne ne sait s’il est encore vivant.

    • Remarque: environs 167 années, dans le calendrier impérial.

  • Suite du rêve de l’héritier

  • Mon fils, me dit Tahar le Déchu. “Maintenant, écoute bien. Tu vas oublier que tu m’as retrouvé. Mais tu ne vas pas arrêter de me chercher, non. Tu iras au Nord, en croyant me chercher. Mais, là bas, tu trouveras le chemin qui mène à la Vérité.

  • La prodige et le raté

  • Le jeune homme se réveilla en sursautant, alors qu’un éclair rouge détruisait son rêve. Cette fois-ci, les choses se passeraient différemment. Le détail de chaque mot prononcé par Tahar était resté gravé dans sa mémoire. Etius tenait son rêve. Il se redressa, et nota tout ce dont il se souvenait sur le carnet près de son lit. Au “Nord”? Qu’est ce qu’il pouvait bien y avoir, au Nord? Il se gratta la tête, en tentant de décrypter ce qu’il venait de lire, mais, rien n’y faisait: Il n’arrivait pas à comprendre le rêve, parce qu’il ne se souvenait pas de ceux qui l’avaient précédé.

  • Des songes de ce genre, avec son frère en vedette, Etius en faisait régulièrement depuis sa tendre enfance. Au début, il avait pensé que ce n’était que des cauchemars.. Jusqu’à ce qu’une nuit, bien des vertiges auparavant, il rêve qu’Antar revenait au Palitana, pour voler l’aigle blanc. Il l’avait suivi dans la volière, l’avait vu assassiner les gardes et s’envoler vers l’horizon. Et le matin, au réveil, avait découvert avec horreur que l’aigle avait bel et bien disparu. Depuis, il était certain que ces images étaient toutes réelles; Il les peignaient souvent, prenait des notes, au point d’en oublier de s’alimenter pendant des jours, obsédés par ses visions. Il était sûr de ces prémonitions: Même si ça semblait improbable, c’était la seule explication possible. Ou bien était-ce une feinte de son propre esprit? Etait-ce parce qu’il n’acceptait toujours pas la défection d’Antar, qu’il rêvait encore de lui? À son grand désarroi, il sentit ses yeux s’embuer alors qu’il écrivait le rêve.

  • Il était de ces âmes douces et profondes, qui ressentent les choses avec une clarté souvent trop douloureuse. Des larmes lui montaient aux yeux à toute heure et à tout instant; Les raisons qui les provoquaient étaient parfois logiques, mais souvent surprenantes. Il suffisait qu’il fut témoin d’un acte d’amour, ou du passage d’un beau navire à l’horizon, pour sentir des larmes monter aux lisières de ses paupières; Tout l’émerveillait et tout l’attristait. Tous les jours, Etius pleurait, et l'innocence calme de son visage le rendait beau dans les larmes.

  • Elles lui brouillaient la vue malgré lui, sans jamais qu’il ne l’anticipe; Et il se trouvait ridicule, de pleurer ainsi, malgré le fait qu’on lui ait souvent répété qu’il n’y a pas de honte à pleurer pour un homme. 

  • Il lui semblait toujours qu’il en faisait trop, et il s’en voulait invariablement de ne pas avoir su se retenir; Mais au fond, il n’essayait pas vraiment de changer cela en lui, et il avait fini par accepter sa nature de pleurnichard. Preuve en était tous les efforts qu’il accomplissait pour la dissimuler au regard des autres. Dans tout secret, il y a de l’acceptation, et celui qui veut vaincre son vice doit le dénoncer à l'extérieur, en plein jour et en toute honnêteté, pour qu’en secret le changement commence à s’opérer à l’intérieur de lui. Etius, lui, cachait ses larmes, et par là même il s’y condamnait.

  • Après avoir fini de retranscrire le cauchemar, l’héritier se leva. Il s'étira longuement. Approcha de son immense fenêtre, qui donnait directement sur le Kymérion. Et aperçut ces deux silhouettes, qui marchaient sur le pont d’Eden. Il reconnut instantanément l’une d’elle comme étant celle de sa sœur aînée, Leïa - Une démarche militaire, souple et dynamique, absolument terrifiante aux yeux du lève-tard. La deuxième, il mit un temps à la distinguer comme étant celle de la vagabonde qu’il avait rencontrée le jour du passage de l’Autre Lune. 

  • Il ne savait même pas que sa sœur était en ville. Il les vit nettement s’arrêter devant la porte. Leïa avait l’air de dire quelque chose… Les épaules d’Etius s’affaissèrent sans qu’il n’y prête lui-même attention.

  • Bien sûr. Il devinait ce qui était en train de se passer. Son regard perdit tout éclat l’espace d’un instant, alors qu’il réalisait l’évidence. Il n’y avait rien à faire. Leïa était en train de prendre une nouvelle apprentie. Sa soeur, la plus puissante des maestros du Suprèmat, cette femme de fer qui avait à elle seule mis fin à deux guerres civiles, renonçait. A lui. Lui qui n’étais qu’un incapable, la honte de ses ancètres. Lui, pour qui sa sœur était comme une mère, puisqu’il avait tué la leur à sa naissance.

  • Il vit la traîtresse s’arrêter de parler, et se retourner pour entrer dans le Kymérion. Presque aussitôt, la rivale d’Etius la suivit. Il tremblait à présent. Cette fois-ci, de rage.

  • Oh, non. Pas comme ça. Il s’habilla de la longue toge blanche des apprentis, et sortit précipitamment de sa chambre. Elles allaient voir.

  • En dévalant les escaliers, il ignora les vieux maestros outrés qu’il bousculait sur son passage. A la sortie, il passa devant Elena Sahis sans lui accorder le moindre regard. Il se mit même à courir franchement, une fois sorti du Séminaire; Non. On n'allait pas le remplacer. Pas aussi facilement. 

  • Il traversa le pont d’Eden sans accorder d’attention ni aux flots ni aux rayons du soleil qui se reflétaient dans le verre, et pénétra l’enceinte du Kymérion. C’était une véritable cathédrale de verre bleu, dont chaque paroi était un vitrail racontant un des événements majeurs de l’histoire du Suprémat. 

  • Le Trône Bleu était posé au fond de la salle, majestueux et vacant. C’était juste derrière ce symbole du pouvoir abandonné que se trouvaient les escaliers menant aux étages. 

  • Il monta les marches quatre à quatre, et rejoingni enfin les quartiers de son clan. Un long couloir taillé dans le verre bleu marine menait à une multitude de chambres toutes plus luxueuses les unes que les autres; Mais il savait qu’elles étaient forcément dans la toute dernière, au bout du couloir. Il s’arrêta devant la porte, et prit une longue inspiration. Non. Cette fois-ci, ça n’allait pas se passer comme ça.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que la froideur est une maladie controversée, que ni les maestros, ni les alchimistes ne comprennent réellement. Elle ne touche que les enfants de personnes ayant reçu l’Onction; Ceux qui en sont atteint ne parviennent à maintenir l'État qu’avec de grandes difficultés, et voient leur énergie drainée par la moindre utilisation de leurs pouvoirs. Aux yeux de beaucoup des membres du Registre, cependant, la froideur n’est que la marque d’un certain manque de caractère, puisque le Premier Avalion lui-même en aurait été atteint durant sa jeunesse.

  • Leïa Gin

  • Leïa ne disait plus rien. Sa nouvelle apprentie venait de terminer de lui raconter son histoire. L’électrice avait fini par insister pour que Lymfan lui révèle tous les détails de son passé; à présent, elle se rendait compte qu’elle n'aurait pas dû. Un pli triste était apparu sur le front de la fillette, un pli qu’on était pas censé voir sur le visage d’une enfant. Celui de Leïa se durcit. Elle s’apprêtait à dire quelque chose, quand la porte s’ouvrit brusquement.

  • Ah-ha! Cria Etius en entrant. La main dans le sac! Qu’est ce qu’elle fait dans ma chambre, cette…

  • Tais-toi, dit Leïa sans le saluer.

  • Le visage de son petit frère devint écarlate. Une veine frustrée gonfla sur sa tempe, et ses yeux brillèrent d’un éclat hargneux; Mais il obéit tout de même mécaniquement. Leïa cessa de le regarder, et se remit à contempler la jeune fille. Sa voix était devenue beaucoup plus douce, quand elle s’adressa à Lymfan:

  • Je comprends… Tout ça a dû être dur pour toi. Mais, je te rassure. Je ne te ferais pas l’offense d’avoir pitié de toi.

  • Le pli qui déformait le front de Lymfan se dissipa instantanément, comme si la crainte de la compassion en avait été le motif. La jeune fille offra un sourire reconnaissant à son maître, et Leïa se dit qu’elle appréciait de plus en plus sa nouvelle élève. Avec un vécu comme le sien, il n’était pas étonnant qu’elle soit si mûre pour son âge.

  • Etius tremblait de rage. Sa sœur lui lança un regard de mépris. 

  • Toi. Qu’est ce que tu fais ici?

  • C’est à elle qu’il faut demander ça! répondit-il instantanément, comme si le fait de s’être empêché de parler pendant quelques secondes l’avait mené au bord de l’explosion interne. Comment peux-tu me faire une chose pareille, à moi, ton frère?  Ce n’est pas une Avalionne! Elle n’a…

  • Lymfan, voici Etius, le coupa Leïa. Tu l’as déjà rencontré, je crois. Vous partagerez les quartiers des Avalions pendant mon absence. Vous êtes tous les deux mes apprentis, aussi,  j'attends de vous que vous vous entraidiez. Elle t'aidera à apprendre le pavi, et tu lui apprendras les bonnes manières.

  • Quoi?! Alors, tu veux en faire ton apprentie? Tu ne m’as même pas consulté avant! C’est de la folie, At Sahis va…

  • Je ne veux pas simplement en faire mon apprentie. Je vais en faire mon héritière.

  • Les yeux d’Etius s’agrandirent avec horreur. Leïa devinait que c’était pire que ce qu’il avait imaginé, et elle ne put s’empêcher d’avoir un sourire mesquin.

  • Comprends moi. À l'est, l'Éternel Empire vient d’élire un homme puissant au pouvoir, un certain “Seth” qui n’a pas l’air de voir la puissance du Suprémat d’un très bon œil. Il faut que les Cinq Royaumes se fédèrent, plus que jamais, et pour cela ils ont besoin d’une personne capable d’utiliser le pavi, et conserver la dignité du rang des Avalions. Bien sûr, si tu deviens apôtre avant elle, tu conserveras ton héritage. Mais je ne me fais pas d’illusions sur ton cas; Tu es un paresseux, Etius. Elle va vite te rattraper, si tu veux mon avis. Oh, non, ne pleure pas, ajouta-t-elle d’un ton excédé quand elle vit des larmes monter aux yeux de son petit frère. Tu m’embarasses suffisamment en temps normal. D’ailleurs, tu devrais être content… Après tout, ça fait très longtemps que tu veux dormir au Kymérion. 

  • Etius allait répondre, mais une autre personne venait d’arriver à la porte; C’était un enfant aux yeux de crystal, et à la peau bleutée. Malgré ses traits juvéniles, il n’inspirait rien d’humain - On aurait dit un cadavre vivant. Quand l’enfant parla, sa voix les fit tous les trois frissonner.

  • Leïa Gin. At Sahis vous convoque à la tour d’Açiz.

  • Après avoir parlé, l’enfant se retourna brusquement, et ressortit de la pièce sans plus de cérémonie. Les deux Avalion ne semblèrent pas perturbés plus que ça par cette étrange apparition; mais Lymfan n’eut pas le temps de poser une question à propos de ce sinistre serviteur. Leïa jura, et sortit de la pièce sans accorder un regard à ses apprentis.

  • La Chimère

  • Les dieux étrangers sont bien humains...

  • Une nouvelle secousse jette à nouveau le maestro à terre. Mais cette fois, le roi aussi est tombé sur le plancher. 

  • Vous êtes bien sûr, que le navire ne va pas sombrer, votre Majesté?...

  • Le roi grogne enfin son injure, et sort de la cabine. Il monte les marches quatres à quatres. Sur le pont, c’est l’enfer par le vent et le sel. La cheminée du bateau à vapeur a éclaté. Une longue traînée de nuages noirs s’envole vers les cieux, et l'équipage est clairement en train de perdre sa lutte contre les flots déchaînés. Le jeune Octaf suit le roi dehors, et frissonne de terreur. 

  • Capitaine! crie alors le second du navire en les rejoignant près de la descente. Les moteurs sont en feu!

  • Merci bien, j’avais pas remarqué! rétorque le roi. Vous, dit-il en s’adressant à Octaf. N’êtes vous pas censé être une sorte de magicien? 

  • Pas du tout, je suis maestro, votre honneur!

  • Oui, oui, c’est ça. Il n’y a pas quelque chose que vous puissiez faire avec votre “Musique”?

  • Votre Majesté, je vous ai déjà expliqué que nos pouvoirs nous venaient du Vertige. Nous sommes trop loin de mon pays pour que j’exploite les…

  • Attention!

  • Une vague immense s’abat sur les trois hommes. Le maestro et le second sont envoyés à terre; Le roi-capitaine est le seul à résister aux flots qui balaient le pont. Il s’est agrippé à la descente, refuse de subir l’océan. Colossal, le roi se redresse, et traverse le pont pour approcher des moteurs. Les membres de l’équipage qui aperçoivent le vieux titan couvert d’écume reprennent courage, et redoublent d’ardeur dans leur lutte contre les forces de l’insondable. L’espace d’un instant, même l’explosion de la chaudière ne semble plus si grave - Ils sont avec le roi Conra VI, le plus grand marin de l’Histoire; le chef du peuple et père de la nation. Ils croient en lui comme les Kymériens dans leur prophète, et, soudain, leur héros se fige, horrifié. Au fond du bateau, sur la dunette, assis paisiblement sur son fessier, une créature l’observe.

  • Derrière lui, il entend un hurlement de terreur. Peu à peu, le regard de chaque homme se détourne du combat qu’il est en train de mener contre l’océan. L’espace d’un instant, le navire est totalement seul face aux flots, oublié par ceux qu’il transporte, tandis que les visages des matelots convergent vers la créature. Puis, des voix se lèvent de toutes parts.

  • Dieu! Crie Octaf.

  • Kymer! Hurle un des matelots.

  • La Chimère… murmure le roi.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre fut créé par onze individus originaires de tous les horizons. Nous fîmes le serment de trouver la vérité.

  • Tes affaires sont mes affaires

  • C’est complètement dément. Je ne peux pas accepter une offre pareille.

  • … Penses à l’argent que tu pourrais te faire, Patmé.

  • Il y pensait. En vérité, Patmé préférait largement l’or aux choses qu’il pouvait acheter avec; C’était son obsession, et il avait toujours eu un flair particulier pour le métal jaune. Mais l’idée était trop ambitieuse, même pour lui. 

  • Bon, bon, bon. je te laisse réfléchir. Reviens me voir quand tu auras pris ta décision…

  • Mais j’ai déjà pris ma décision, Octaf. Comment veux-tu qu’on attaque Séclielle? Mes marins et moi sommes marchands…

  • Et pirates à mi-temps, glissa le vieillard.

  • Le jeune homme hésita. La proposition était si ridicule qu’il aurait instantanément pris celui qui la faisait pour un fou, si la personne qui la faisait n’était pas cet homme. Il faut dire que, du fond du cœur, Patmé aimait Octaf. C’était un vieillard rusé mais bon, sournois mais sage, un ami. C’était un homme serein et sûr des choses, un homme qui avait, sûrement très longtemps auparavant, accepté l’univers et tout ce qu’il contenait.

  • De son vieil âge, il ne faisait pas un drame, et avait l’air de le vivre comme une métamorphose logique, comme une transformation sans impureté. D’une déconvenue il faisait une leçon, d’un conflit un échange; Oui, c’était un modèle pour Patmé, et pourtant Patmé ne lui ressemblait pas. En effet, il était clair qu’Octaf avait appris l’indifférence à toute chose, acquis sa sérénité au prix de longs efforts de l’âme; Chez Patmé, l’insouciance n’était qu’un rugissement venu du fond de sa nature, un angle si inhérent de son caractère qu’il n’avait jamais eu besoin de travailler à le ciseler. Leur différence était grande, mais leur complicité aussi.

  • Quand bien même… Tu sais ce qu’on dit sur les maestros…

  • Allons, tu sais bien qu’il ne s’agit que de légendes, assura le vieil Octaf, ses yeux gris se plissant dans une expression de sérénité absolue. En plus, on ne te demande pas de te battre contre qui que ce soit. Tout ce qui compte, c’est que tu fasses débarquer notre… “amie” dans la ville. Ensuite, nous débarquons tous au sud de la ville, dans les quais cachés de Séclielle; Là, je récupère ce dont j’ai besoin, pendant que toi et ton équipage, vous repartez aussi vite que vous êtes venus. 

  •  …Tu as toujours des idées... totalement folles.

  • Ils se sourirent. Patmé n’avait pas connu son père; C’était cet homme à la peau blanche, si versé dans l’art de la tromperie, qui lui avait servi de mentor, pendant les derniers Vertiges. Il le connaissait comme un marin de valeur, avant tout. Aux yeux de Patmé, la couleur de la peau importait moins que la capacité à braver la mer. C’était un garçon simple, qui ne divisait les hommes qu’en deux catégories d’êtres humains; Ceux qui affrontaient l’océan, et les lâches. 

  • Je mentirais si je te disais que c’est mon idée, mentit Octaf. Elle nous vient justement de cette… “amie”.

  • Bon… On remonte le Vertige jusqu’à la péninsule Kymérienne. Ensuite, on arrive jusqu’au port de Séclielle… Et après? Tu crois vraiment qu’on pourra accoster à la cité de l’aube sans se faire contrôler?

  • Bien sûr que oui! Il n’y a aucun contrôle, là bas. Tu sais bien que ce sont des sauvages...

  • Menteur, sourit Patmé. J’y suis déjà allé, et ils ont refusé de nous laisser approcher du port. Il n’y a que les rerouges, qui soient autorisés à entrer à approcher Séclielle. 

  • Octaf jura, et Patmé éclata de rire. Il prit une nouvelle gorgée de bière, et cria pour qu’on lui en amène une autre. Il toussa violemment: Le vieillard était revenu de son voyage avec une immense blessure au torse, et l’air d’avoir pris 10 vertiges d’un coup. Patmé ne s’inquiéta toutefois pas une seule seconde pour son mentor:

  • Tu dis que ton peuple est sauvage, Octaf. Mais j’ai vu Séclielle. Ce palais de verre bleu qu’ils appellent le “Kymérion”... C’est tout simplement… Marifique.

  • Magnifique, corrigea Octaf. Tu parles toujours aussi mal l’impérial, à croire que je ne t’ai rien appris. Et aussi joli que puisse être le Kymérion, c’est un bâtiment démodé. Notre ère est celle de l'acier... Si un jour, tu vas dans le grand sud, tu comprendras ce que je veux dire.

  • Et comment je sais, si ce que tu dis sur le sud est vrai, vieux singe?

  • Octaf leva les yeux au ciel. 

  • Ne change pas de sujet. Accepte, Patmé. Pour ce qui est d’entrer au port, j’ai un contact de confiance, à la capitale. Tu te rappelles de Berio le borgne?

  • … Très bien, oui. Tu parles de l’ivrogne qui a perdu son navire au jeu, c’est ça? 

  • Exactement. Il travaille à l’arsenal de Séclielle, depuis quelques temps. C’est lui qui t'aidera à entrer dans la ville. T’auras pas besoin d’y rester, Patmé; Tu nous déposes comme deux caisses de marchandises, et tu repars aussitôt. 

  • Et pourquoi tu ne le fais pas tout seul, d’abord?

  • Tu veux bien de ce travail, oui, ou non?

  • Patmé se gratta la tête quelques secondes. Octaf mentait souvent, mais la plupart du temps, le jeune homme avait réussi à gagner beaucoup d’argent, en suivant ses conseils. Beaucoup d'ennuis aussi: Mais Patmé avait infiniment confiance en sa capacité à leur échapper. 

  • Berio le borgne, hein… répéta-t-il, songeur. Et tu es sûr qu’il est fiable, Berio le borgne…?

  • Certain.

  • De la fiabilité de Berio le Borgne

  • Leïa défonça presque la porte en entrant dans la pièce. Deux silhouettes lui tournaient le dos: Elle reconnut Téléma Féléis, mais ne vit aucune trace d’At Sahis. La personne qui se tenait à côté de Téléma était un vieux matari, dont l'épiderme avait totalement blanchi. Son œil unique lorgnait sur la poitrine avantageuse de sa voisine, et une perle de salive luisait sur sa lèvre inférieure.

  • Le sommet de la tour d’Açiz était une annexe du Kymérion; D’ici, on pouvait voir toute la cité s’étendre à l’horizon. La pièce était presque dénuée de tout mobilier.

  • Où est-il? Où est At Sahis? demanda Leïa sans attendre.

  • Kym, Avalionne. Téléma ne prit pas la peine de se retourner pour répondre. Malheureusement, notre très saint protecteur n’est pas disponible. Il s’est retiré dans le calme de la méditation. C’est moi, qui suis chargée de vous donner votre mission.

  • Leïa accusa le coup. Alors, on en était arrivé là. Une maestro lui donnait des directives, parce que ce chien d’At Sahis était trop occupé à “méditer”. Téléma daigna enfin la regarder, surpris le trouble de l’Avalionne, et sembla ne pas réussir à cacher un sourire satisfait. 

  • Ma “mission”? reprit Leïa, pressée d’en finir.

  • Je vous présente Berio le borgne, dit Téléma en désignant l’homme qui l’accompagnait. Celui se retourna; une vague d’effluves nauséabondes accompagna ce mouvement. Berio nous a appris quelque chose de très intéressant, n’est-ce pas, Berio?

  • Arak,arak çal!

  • Il ne parle que le matari, l’excusa Téléma. A se demander ce qu’ils viennent faire dans notre pays, ces tâchetés…

  • Continuez, Féléis. 

  • Un imperceptible mouvement du sourcil informa Leïa que son ordre avait réussi à irriter Téléma. La jeune maestro reprit:

  • D’après Berio… Et il a une manière assez étrange de le dire… un "mort" prévoit de faire entrer une Sot’ka dans la capitale.

  • L’ambiance changea aussitôt. L’évocation de la Sot’ka fit oublier leurs querelles invisibles aux deux femmes, l’espace de quelques instants. 

  • Un mort?...

  • C'est comme ça que Berio l'appelle… 

  • Berio se grattait la tête en regardant la mer. Constatant qu'il était regardé, il voulut faire bonne impression.

  • Berio coulouké. Coulou tou?

  • Leia eut un petit tressaillement de dégoût, et pressa Telema:

  • Vous êtes sûre de votre… source?...

  • Il a apporté des éléments indiscutables. Ce "mort" aurait un équipage conséquent, presque une flotte à vrai dire. Ces derniers vertiges, les actes de piraterie le long du Vertige se sont multipliés, et Bério a été étonnamment précis sur les marchandises dérobées. De plus, un maestro de la famille Sahis aurait disparu sur Ma’ek il y a de cela quelques semaines… Nous pensons qu’il a été tué là bas, et qu’il est possible que cela ait un lien avec votre cible. Il a dit que le mort est son ancien chef, mais qu’il ne se satisfait plus de leur arrangement.

  • Et qui est ce mort?

  • C’est bien là le problème. Nous n’avons aucune idée de l’identité de cet homme. Notre enquête nous pousse à penser que tout cela a un lien avec le meurtre par un désigné d’Eterace des hauteurs, dans les ruines de la cité de Phénok: Ezia Féléis, qui était présente ce jour là, est repartie dans le Nord sans expliquer ce qui s’était passé De plus Berio dit que ce “mort” a un lien particulier avec…” Elle sembla hésiter un instant. “Avec Remo Féléis…

  • Vous pouvez dire “mon frère”, si vous voulez… l’interrompit Leïa avec une mauvaise moue. 

  • Tout ce que nous savons, continua Telema sans relever, c’est qu’il veut faire entrer une de ces créatures de la Reine Rouge, une de ces... engeances sauvages dans la capitale. 

  • Une Sot’ka à Séclielle…?

  • …D’après notre informateur, l’homme aurait un lien avec la révolte du Fantasme. Il nous a semblé naturel, à moi et aux auditeurs, de confier la tâche de le capturer à… l’héroïne de la cité de Phénok.

  • L’Avalionne ne répondit pas à l’affront dissimulé. Ce que Leïa avait fait à la cité de Phénok n’avait rien d'héroïque, et Téléma le savait bien; La rancœur qui animait les deux femmes n’était pas nouvelle. 

  • La magnifique Téléma Féléis était pressentie pour être la prochaine apôtre depuis déjà quelques saisons; Elle avait beaucoup de soutien parmi les auditeurs, et avait gagné l’amitié des trois autres clans par des manœuvres politiques peu subtiles, mais efficaces. Les dernières lettres qui lui manquaient pour devenir apôtre étaient celles des Avalions. Lettres que Leïa se refusait obstinément à lui partager; la jeune maestria l’irritait au plus haut point. Elle la trouvait trop superficielle pour accéder au beau-rang. Certains colporteurs aimaient raconter que Leïa était jalouse de la beauté de Téléma; bien au contraire, c’était justement le soin trop prononcé qu’elle mettait à sa coiffure qui suggérait à l’Avalionne que Téléma n’en mettait aucun à l’étude des textes sacrés. La Féléis continua:

  • … Il semblerait que cet homme se trouve sur Ma’ek, l’île d’origine des tâchetés. Elle crachait ce mot avec un mépris très prononcé. Vous connaissez notre politique à l’égard des païens, mais… compte tenu de votre passif... At Sahis a demandé à ce que je vous la remémore. Une fois arrivée là bas, vous leur présenterez la pureté de la voie en vous montrant clémente avec eux, et respectueuse de leurs coutumes. Vous ne tuerez aucun désigné, pas plus que vous ne massacrerez d’infidèles…” Telema prenait visiblement beaucoup de plaisir à rappeler les règles à sa rivale. Elle termina d’une derrière phrase qui sembla être l’apothéose de ce plaisir malsain qu’elle prenait à irriter Leïa: “Étant donné que vous n’avez pas d’aigle, il a été convenu de vous envoyer là bas sur une chouette.

  • Cette fois-ci, ce fut Téléma qui fut ravi de voir une micro expression sur le visage de Leïa révéler une colère trop violente pour être assourdie. La chouette, c’était son idée; l’humiliation devait être totale. Malheureusement pour elle, sa joie fut de courte durée.

  • C’est hors-de-question que j’y aille en chouette, Féléis. De tout temps, jamais un descendant de la lignée des Avalions…

  •  Oh, mais ce sont des temps étranges que les nôtres, Avalionne…” l’interrompit Telema en souriant. Il y avait un je ne sais quoi d’acide dans son ton mielleux, et sa voix avait la douceur d’un panacée pour l’effet d’un poison. “Partout, le monde évolue et se transforme. Regardez à l’Est, et vous verrez un guerrier au prise avec son arme: L'ascension du dénommé Seth à la tête de l'Éternel Empire est, pour beaucoup, un présage sombre… Regardez au Sud, et vous verrez les colons se presser sur nos côtes, prêt à s’approprier une île aussi proche que Ma’ek… Regardez à l’Ouest, là où se situe les terres astrales et où les rêves prennent vie, ce continent lointain que les cartes incertaines tentent en vain de définir : Partout, le monde change perpétuellement. C’est comme ça. Le Suprêmat doit changer, lui aussi…

  • Changer, hein? Je vous ai entendu bavasser la fleur des vents, mais vous avez soigneusement omis de mentionner l’un des pôles. Vous n’avez pas parlé du Nord, Féléis. Pourtant, au Nord, les actions de votre frère Remo ont beaucoup fait parler d’elles… Que s’est-il donc passé au palais gelé pour que votre clan devienne tout à coup si ingérable?... Vous ne répondez pas. C’est bien. Vous savez que je sais. La petite fille, Lymfan: Elle vient du Nord, et, comme je le pensais, la situation s’est beaucoup détériorée, depuis l’époque ou la belle Telema a été exilée du royaume de l’Imbrie…  

  • écoutez, Avalionne…” temporisa la jeune femme, qui tenait absolument à ne faire aucun commentaire concernant son frère. “Je comprends votre désarroi, mais la consigne me vient d’At Sahis… Il a dit que vous prendriez une chouette, puisque l’aigle blanc a été volé par votre frère…

  • Et je vous dis que c’est hors de question que j’y aille en chouette. Elles sont l'emblème de votre clan, après tout.

  • C’est une décision qui a été prise par les auditeurs, et je…

  • Hélas, il se trouve que les auditeurs n’ont aucune autorité en ce qui concerne la Sainte Flotte. Je prendrais l’une des Brises.

  • Lorsqu’elle mentionna le navire, un long silence se prolongea soudainement. Berio le borgne, qui ne comprenait pas un mot de ce que les deux femmes se disaient, restait néanmoins captivé par la belle Telema: l’expression de surprise que venait de prendre son visage la rendait particulièrement charmante.

  • Une Brise…?! répéta Telema, stupéfaite. Vous voulez dire qu’elles existent...? Que le monde interdit…?

  • Oh, pardon. Vous n’étiez pas au courant? Vous pouvez disposer, Féléis. J’aimerais rester seule ici quelques instants. Emmenez votre… compagnon avec vous.

  • C’était maintenant Leïa, qui prenait plaisir à humilier son ennemie. C’est dans ce pitoyable jeu des fiertés, cette discussion infertile et venimeuse, que se trouvait l’acte qui allait sceller le destin. Elle aurait pu y aller en chouette, rien n’aurait moins dérangé le monde: mais, pour la simple satisfaction de rappeler sa supériorité à Téléma, elle évoqua la Brise, et le condamna au chaos.

  • Au moins, l’effet escompté fut atteint. Téléma vacilla. L’espace d’un instant, la haine transfigura ses traits; Elle, si jeune, si belle, fut la plus laide des créatures de la pièce pendant un instant. 

  • Ce n’est pas mon...

  • Je n’aime pas qu’on discute mes ordres, souria grâcieusement la quarantenaire. S’il n’y a rien d’autre que je dois savoir, je vous ai dit de disposer, Féléis. Transmettez mes respects à At Sahis. Ah, et, soyez douce, avec la porte, en sortant. Je n’aime pas le bruit non plus.

  • La peau de Téléma avait rougi, et une veine auparavant inexistante battait à présent sur sa tempe. La maestria allait obéir, quand elle se souvint d’un détail qu’elle n’avait pas encore asséné.

  • Je vais partir, mais il y a une dernière chose dont je dois vous faire part.

  • J’écoute.

  • Berio nous a révélé qu’un trafic peu commun était à l'œuvre sur l’île de Ma’ek, depuis déjà quelques vertiges. Ces barbares de mataris ont réussi à développer tout un commerce autour de la jyste noire…

  • …De la jyste? Mais comment font-ils pour s’en procurer?

  • Justement. Selon toute probabilité, le mausolée du Roi Squelette a été pillé. En temps qu’Avalionne régnante, il me semble que c’est pourtant votre rôle sacré, de protéger le Helga’la... Mais vous ne devez pas avoir eu le temps de le remplir, avec toutes les… “missions” dont At Sahis… je veux dire, dont l’Orchestre, vous charge chaque saison.

  • Impossible. Personne ne serait assez fou pour…

  • Oh, mais il n’agit pas d’une théorie. Les auditeurs l’ont confirmé avant hier: Le Helga’la a été profané.

  • Leïa ne répondit pas. Se sachant victorieuse, Téléma enjoint Berio le borgne à la suivre en souriant, et sort de la pièce en refermant la porte avec une douceur exagérée.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que le Helga’la est une terre sainte pour absolument toutes les religions présentes sur le continent d’Ataras. Que ce soit à travers le culte d’Extellar, qui est né dans cette partie du monde; Du culte de l’Empereur, qui a jadis promis à son peuple que cette terre lui reviendrait de droit; Ou de celui des exilés, qui se font aujourd’hui encore “assagir” là bas, le Helga’la a toujours revêtu une importance de premier ordre pour les peuples d’Ataras. Le culte des désignés est d’ailleurs aussi appelé la “foi Helgalienne”.

  • Cet endroit, très important pour tous ceux qui vénèrent les désignés, a toutefois été conquis par le Premier Avalion, il y a de cela un peu plus de deux siècles. Il s’est approprié l’entièreté de la région de l’Indor, et le Helga’la a été le dernier territoire à tomber; Puis, le Premier y a installé la capitale de son propre royaume, et le Helga’la est désormais un lieu tout aussi saint pour les pratiquants du culte de la Chimère. Ils y exploitent la jyste noire, ce métal funeste qui compose l’ossature des Infernés, sur la carcasse interminable de celui qu’on nomma autrefois “le Roi Squelette”. Les héritiers de l’Avalion, en plus d’être les seuls à pouvoir être élu au titre de Suprèmain, sont les garants de la protection du mausolée du Roi Squelette, et des temples consacrés autant à la Chimère qu’aux désignés; C’est sans doute le seul endroit du monde ou la paix religieuse est garantie par le pouvoir central. Terre d’asile, le Helga’la est aussi appelé “Pâlitana” ou “cité des milles-palais”. Dans tout le Suprémat, le Helga’la est le seul endroit où les désignés sont libres de se déplacer, et de vivre leur vie sans être traqués par l’Orchestre et les maestros. 

  • Hélas, cette particularité a récemment commencé à être remise en cause, de par la faiblesse apparente des héritiers du Premier Avalion.

  • Tes affaires sont des affaires

  • Bon, si tu dis que Berio le borgne est fiable, c’est d’accord, Octaf. Cap sur Séclielle!

  • Tu ne dois pas poser de question. C’est une des raisons pour lesquelles ce travail est si bien payé. 

  • Hum… C’est comme avec la jyste, alors? J’encaisse, et je me tais? 

  • Exactement. Alors, tu acceptes?

  • Patmé scella son sort d’une poignée de main vigoureuse, et ils trinquèrent avec entrain. La taverne était très vulgaire; ceux qui s’y défonçaient le foie étaient tous mataris, et Octaf faisait figure d’exception dans ce décor. Pourtant, il s’y sentait à l’aise, et les longs vertiges passés avec les indigènes l'avaient imprégné de leur gestuelle. Ils parlèrent encore jusqu’à tard dans la soirée, chacun racontant ses dernières aventures en omettant bien sûr les détails les plus embarrassants, et leurs rires s'élevèrent à des hauteurs vertigineuses. 

  • Plus tard, quand Patmé, ivre mort, abandonna le bar pour s’en aller rendre à la mer, il s’assit un moment face à celle- ci. 

  • Il faisait bon. Il s’était agenouillé dans une crique qu’il avait l’habitude de hanter depuis sa plus tendre enfance. Devant lui, les flots noirs remuaient doucement, et, titubant, Patmé se déchaussa pour y tremper les pieds. Elle était fraîche. Il avança jusqu’à ce que l’eau lui touche les genoux. L’assaut des vagues le désarçonna, et il se vautra dans la mer. En ressortant la tête de l’eau, il voulut rire de son sort, mais il avala une grande gorgée de sel. Galvanisé, Patmé se releva enfin, et hurla de joie: C’est elle qui le faisait vivre! Elle, son épouse à lui; Patmé ne croyait pas en Dieu, mais s' il y en avait un, il était persuadé qu’il était caché sous la robe infinie des flots terrestres, dans une cité qu’il s’imaginait germant dans l’abysse.

  • Il regagna la berge, s’endormit sur le sable fin. Au matin, il se réveilla avec l’impression d’avoir eu le crâne écrasé sous une enclume. En se relevant, il constata avec surprise que son frère était assis sur un rocher, et qu’il l’observait. Ils étaient les deux seuls à connaître la crique, mais Aeqa ne sortait plus depuis bien longtemps.

  • Aeqa! Quel bon vent t’amène ici?

  • … C’est du vomi, ça?

  • Patmé baissa les yeux sur sa tunique et ricana, indifférent.

  • C’est rien! C’est vraiment bien que tu sois sorti. Ta femme m’as dit que tu étais un peu reclu, ces derniers temps…

  • Ravi de savoir que tu discutes avec ma femme.

  • L’aîné leva les yeux au ciel. Il se tourna face à la mer, et se lava la figure en continuant à parler.

  • Je vais bientôt partir, Aeqa! J’ai trouvé un nouveau filon, et je compte pas le laisser s’épuiser, celui-ci, oh, non. Un coup à Séclielle. Je pensais pas y retourner. ça m’ennuie un peu, tu sais; ça fait un bout de temps que quelque chose d’autre m’attire.

  • On va faire comme si tu m’avais demandé “Mais quelle est cette chose, grand frère?”. Cette chose, c’est un autre monde. 

  • Patmé se redressa, et pointa son doigt directement vers le sud.

  • La terre d’origine des colons. Les Déopées. Là-bas, pas de Chimère, de désignation ni de maestro. Mais des femmes, Aeqa, riches! à la peau noire, habillées comme des reines et parfumées comme les jardins de l’Empereur. Des machines, Aeqa, immenses, qui crachent la fumée et le feu jour et nuit; Des maisons de pierre et des palais d’acier. Des pièces d’or en cascade, des poètes et des savants à tous les coins de rue. C’est le seul endroit où je ne suis pas allé. Qu’est ce que t’en penses, toi?

  • … 

  • Quoi, tu comptes rester là à ne rien dire pendant encore longtemps?

  • Aeqa baissa les yeux. Il prit une profonde inspiration, et lâcha:

  • Je ne suis pas venu t’entendre raconter ta vie.

  • Ah? Donc tu es venu pour quelque chose, je suppose.

  • … La dernière fois, tu m’avais parlé de…

  • Tu parles de laquelle, de dernière fois? Celle ou tu m’as mis à la porte, ou bien, celle ou tu m’as mis à la porte?

  • Un peu des deux, admit Aeqa. Tu m’avais parlé des plans d’une arme…

  • Parfaite, oui. Et ben, c’est trop tard pour ça. Désolé. Je les ai plus.

  • Patmé sortit de l’eau. Les moustiques l’avaient dévoré pendant la nuit, et son visage était gonflé de boutons, mais il n’avait pas l’air de s’en soucier beaucoup.

  • Quoi, comment ça, tu les as plus?

  • Octaf est revenu, Aeqa. 

  • La nouvelle sembla catastropher le forgeron.

  • Quoi? Mais depuis quand?

  • Depuis un moment, mais ça m’étonne pas que tu n’ait pas remarqué… Il est revenu, et donc, ce n’est plus moi qui gère l’armada.

  • Armada, cracha Aeqa. En voilà un gros nom pour vos cinq petites barques. J’ai toujours détesté ce vieux requin.

  • Caravelles, Aeqa, ce sont des caravelles. C’est Octaf qui nous a appris à les fabriquer… Tu devrais le respecter un peu plus. 

  • Donc, si je comprends bien, tu as les plans d’une arme “parfaite”, mais tu ne peux pas me les donner. Dit-moi quand même ce dont il s’agit!

  • Et pourquoi faire? Tu passes ton temps à m’éviter, et maintenant, je dois tout te dire?

  • D’accord, tu sais quoi, je suis quelqu’un de bien. Alors, revenons en au Sud. Là bas, l’idée de se battre avec une épée est ridicule. Ils ont dû développer une autre façon de faire la guerre, et elle s’est avérée payante. Si les colons ont conquis les îles aux épices aussi facilement, c’est grâce à une arme “parfaite”: Elle a plusieurs noms, plusieurs formes, aussi, mais on appelle cette technologie “poudre à canon”. Ce que je t’avais obtenu, Aeqa, ce sont les plans d’une “poivrière”. Je t’explique comment ça marche...

  • Je sais très bien comment ça marche, l’interrompit son frère. Je t’ai déjà dit que les colons étaient venus jusqu’à Ma’ek. Le kok’r ne te suffit pas, tu veux importer des armes à feu, maintenant… Et bien, ça ne m'intéresse pas, alors. Je suis un forgeron, Patmé. Je fabrique des oeuvres d’art, pas des machines à meurtre.

  • Parce qu’une épée, c’est censé être moins un outil de mort qu’un pistolet, peut-être...

  • Le ton de Patmé était distant et provocateur. Aeqa mordit à l’hameçon:

  • Manier une épée, c’est tout un art. Devenir épéiste demande des années d’apprentissage. En trois mots, on peut apprendre à un enfant à manier un pistolet… Ces armes sont une autre de leurs boues. C’est comme avec leur foutue drogue… Leurs inventions sont bonnes qu’à vous arracher la liberté.

  • Patmé se mit à nouveau face au sud. Ses yeux verts s’emplirent à nouveau de la même passion qui les avaient animé quand il avait parlé des Déopées.

  • Epéiste… Triste métier, si tu veux mon avis. Pas grave, si tu veux pas. La liberté, tu crois la connaître... Mais la liberté, c’est l’or, Aeqa. L’or peut tout acheter: alcools, femmes, navires… Et avoir un navire, ça change la vie, j’te jure, Aeqa. Cest pas comme toi, qui vit des économies de ta femme... Si je veux aller à l’île de la Lune,  j’y vais; Si c’est au Palitana qu’on me propose des affaires, j’y vole. La liberté, c’est une voile, trois mâts et un bon cap. Je ne comprendrais jamais pourquoi tu as toujours refusé de prendre la mer.

  • … Tu en reparles à chaque fois…

  • Mais je ne comprend pas, Aeqa! Ophia est belle, je sais, et tu as ta petite fille… Mais la mer, Aeqa, la mer… Tu ne te dis jamais que tu t’es interdit le monde, quand tu l’as épousé…?

  • Je crois plutôt que c’est toi qui te permet trop de choses…

  • Je suis sérieux, Aeqa. Je ne comprends pas pourquoi. Pourquoi les gens s'interdisent-ils de vivre? Comment peut-t-on s’accrocher à la rive, et prétendre qu’on a vécu?

  • Aeqa était de plus en plus irrité par l’insouciance si caractéristique de son frère aîné. Il triturait une feuille de palmier dans ses mains d’un geste nerveux, le regard sinistre.

  • Tu dis que la liberté se trouve sur les flots. Ce n’est pas vrai. Moi, ma liberté, je l’ai trouvée devant les flammes de ma forge. Je la cherche en limant dans le fer; Quand j’arrive à trouver la forme que j’ai cherché dans l’inerte…

  • Oh, doucement. La forme que t’as cherché dans l’inerte? Rien de moins pompeux, Aeqa? Parce que ça avait l’air intéressant, avant que tu commences à jouer les Epalions.

  • Peu importe. Si tes plans sont ceux d’un pistolet, je n’en veux pas.

  • Aeqa quitta son frère sans plus de cérémonie. Celui-ci ne chercha pas à le rattraper; c’eut été peine perdue. 

  • Lorsqu’il n’était pas sur la mer, Patmé dormait dans l’ancienne maison de sa mère. Elle était située à l’écart de la ville, dissimulée derrière une végétation luxuriante. Une cabane à peine habitable, mal isolée, ou les moustiques avaient leurs marques, compte tenu des ruisseaux d’eau douce qui entouraient l’endroit. Patmé se refusait d’ordinaire à s’y rendre, autant à cause des moustiques qu’en raison des souvenirs qui grésillaient dans le taudis; Mais il n’avait plus d’argent sur lui. Tout bu. Qu’importe; De l’or, il en avait, et plus qu’assez. Mais il fallait aller le déterrer, au fin fond de la jungle de l’île, enjamber les lianes, se griffer contre les acacias; ça, il n’aimait pas, Patmé. Les flots, il les bravait sans frémir; la terre, c’était sa némésis, une vaste infection, de son avis. 

  • Alors qu’il grommelait intérieurement contre le sol qui le soutenait, en slalomant entre les branches, il entendit un craquement. En se retournant, il sursauta; Une femme se tenait tout près de lui, et l’observait avec un regard fixe. Elle était plus grande que lui, et d’une pâleur extrême; De longs cheveux noirs et poisseux lui coulaient jusqu’aux hanches, et son regard était animé d’un éclat gourmand qui horrifia Patmé. Il recula d’un pas, et trébucha sur une branche. La géante ne fit pas un pas vers lui, et continua à le fixer sans rien dire.

  • Patmé comprit tout de suite qu’elle n’était pas normale. Il avait plus l’impression d’être tombé en face d’un animal que d’un être humain. Elle était colossale, et son visage était parcouru de balafres étranges; Une plaie ouverte supputait un jus jaune, juste sous son oeil droit, sans que ça n’ait l’air de la déranger le moins du monde. Sa peau grise semblait morte, et se détachait par endroit.

  • Patmé hurla de terreur; Mais bientôt, son cri s’évanouit, effacé par un rire tonitruant et familier.

  • Elle t’as fait mouiller ton pantalon, Patmé?

  • En se retournant, Patmé vit alors Octaf et Enmar, un des autres capitaines de leur armada, ricaner en le pointant du doigt. Honteux, il se releva un peu vite, et s’approcha trop près de la femme. Il recula d’un bond, et demanda:

  • Qu’est ce que c’est que ça? C’est une exilée?…

  • Non, pas du tout, mais tu n’es pas très loin de la vérité. Patmé, je te présente Sekiace. Sekiace est cette… amie dont je t’ai parlé. Je lui ai fait sentir ton odeur, et elle t’as retrouvée en un clin d'œil.

  • Elle est vraiment terrifiante, Octaf. intervint alors Enmar. Ce n’est pas une bonne idée.

  • Patmé regarda à nouveau la concernée. Elle l’était... Elle le fixait toujours avec le même regard vide depuis qu’elle était apparue.

  • Enmar était bien plus âgé que Patmé, mais ce n’est pas pour ça que ce dernier respectait son jugement. ll avait déjà navigué avec Enmar, et le considérait avec beaucoup de respect. C’était un matari jovial, de nature très douce pour un marin. Aussi, se rangea-t-il vite à son avis:

  • Attends… Tu veux dire que c’est ça, que tu veux que j’emmène à Sécliélle?

  • “ça”? 

  • La voix de la femme fit frissonner Patmé en dépit de la chaleur qui l’etouffait sous la canopée. Elle était double, résonnait comme un chœur plus que comme une voix; grattait le tableau de son tympan comme une craie qu’on aurait pressé avec trop de force. 

  • Ne le prenez pas comme ça, ma chère, s’excusa Octaf, qui ne semblait pas perturbé le moins du monde. Patmé, tiens ta langue. Sekiace est une femme de haut-rang. C’est une princesse...

  • Patmé regarda à nouveau la colosse, et s’écarta doucement d’elle. Il salua Enmar d’un rapide coup de tête, et demanda:

  • Octaf… Je peux te parler une minute, s’il te plait?

  • Plus tard, plus tard. Alors, votre majesté? Est-ce qu’il vous plait?

  • Sekiace ne fit aucun signe montrant qu’elle avait entendu. Elle continuait à fixer Patmé sans rien dire, et on aurait vraiment dit qu’il lui donnait faim. Le jeune homme était de plus en plus mal à l’aise.

  • Je crois que c’est bon. Elle n’a pas l’air d’avoir trop envie de te m... Bon, bon, bon. Comme je te l’ai dit, Sekiace est d’une noble lignée; elle est la fille de la Reine Rouge.

  • Patmé comprit alors pourquoi la femme l’intimidait tant. La Reine Rouge était l’une des 6 Infernés; Si Sekiace était sa fille, cela signifiait qu’elle n’avait rien d’une humaine. Une Sot’ka, voilà ce qu’elle était. Les enfants des Infernés héritaient d’un corps odieux, qui mourait bien des siècles après la raison de ceux qui l’habitait. 

  • Attends, attends... Tu veux dire que tu veux que j’emmène une Sot’ka chez les infidèles? T’as perdu la tête?

  • Mais non! assura Octaf. Ma tête va très bien. Sekiace est prête à nous payer très cher pour le voyage. Comme je te l’ai dit, j’ai un contact fiable là-bas qui rendra ce débarquement plus facile. 

  • Tu sais très bien comment ils traitent les désignés, dans ton pays! Je crois pas qu’ils soient beaucoup plus ouverts en ce qui concerne les Sot’kas, là-bas. Je comprenais pas pourquoi c’était si cher payé, mais…

  • Évidemment, tu te doutais bien qu’il fallait qu’il y ait une compensation.

  • Quand bien même… Qu’est ce qu’une Sot’ka irait bien faire à Séclielle? Pourquoi aller dans le seul endroit qui vous est interdit?

  • L’Origine du Registre

  • “Je vais partir, maintenant. Tu lui apprendras tout ce que tu sais en attendant mon retour.” C'étaient les deux dernières phrases que Leïa avait dite à son frère avant de repartir il ne savait où. Etius avait obéit, assez misérablement, et il faisait à présent visiter le Kymérion à Lymfan. Celle-ci le bombardait de questions auquel il s’efforçait de répondre aussi vaguement que possible; après tout, elle était sa rivale. Il n’avait pas à lui révéler les secrets de son lignage.

  • Au fond du couloir qu’il traversait, une petite statue de verre représentant la Chimère les toisait du regard. Quand ils passèrent devant, Lymfan se signa et embrassa sa propre paume en murmurant: “Kymeria aq sadaris… La Chimère est mon seul Dieu, et Gabriel fut son messager.”

  • Humpf. Tu n’as pas besoin de faire ça. Il n’y a que moi qui regarde.

  • La jeune fille le foudroya du regard, et Etius haussa les épaules. Qu’importe. Si elle voulait se la jouer pieuse, ça impressionnerait les laïcs; pas les apôtres, ni les maestros. 

  • Ici, ce sont les trois bibliothèques. La première est réservée aux auditeurs, et contient essentiellement des rapports de marques. La seconde, c’est celle des Avalions… Je suppose que tu as le droit d’y aller, puisque tu es l’apprentie de ma sœur. Il n’y a pas grand chose, à part des livres d’histoire écrits en vieux-mencite. La dernière, c’est la bibliothèque privée de Leïa. Même moi, je n’ai pas le droit d’y entrer.

  • Ah… Et, c’est verrouillé ?

  • Je ne sais pas. Quelle question…

  • Tu n’as jamais essayé d’y entrer? Même pas une seule fois?

  • Etius dévisagea Lymfan un instant, avant de répondre:

  • Tu es sérieuse, là? Je te dis qu'on n'a pas le droit, de toute manière. Tu sais ce que Leïa fait à ceux qui lui désobéissent?

  • Non. Je l’ai rencontrée aujourd’hui, ta soeurette. Elle a l’air de bien m’aimer.

  • Etius allait répondre, quand elle fit un pas en avant, et ouvrit la porte d’un geste brusque.

  • Apparemment, c’est ouvert.

  • Lymfan entra dans la bibliothèque sans écouter les protestations d’Etius. Elle eut un sourire ravi. Elle n’avait jamais vu autant de livres de sa vie. Il n’y avait pourtant que deux étagères modestement remplies, en plus des quelques ouvrages dispersés sur un bureau adossé à une fenêtre de gypse. Une épaisse couche de poussière recouvrait le tout.

  • On a pas le droit, je te dis!

  • Sur le bureau, Lymfan reconnut alors une reliure familière. C’était un exemplaire des Révélations de Gabriel, similaire en tout point avec celui qu’elle avait vu dans sa jeunesse. Elle le prit dans ses mains: des traces de doigts indiquaient qu’il avait été ramassé récemment. Elle souffla dessus pour en retirer la poussière. Etius lui attrapa alors les poignets; Il était beaucoup plus fort qu’elle, et il en profita pour la jeter à terre.

  • Tu n’as pas le droit, j’ai dit! C’est à ma sœur, espèce de voleuse!

  • Lâche moi! 

  • Je t’ai dit qu’on avait pas le...

  • Lymfan lui mordit alors la main de toutes ses forces. Etius cria de douleur, et elle se libéra.

  • C’est qu’un livre! Arrête d’être un crétin!

  • Il y a plein de livres, dans les autres bibliothèques !

  • Elle s’enfuit en courant, et Etius la poursuivit jusque dans sa chambre. Elle ne parvint pas à maintenir la porte close, et il finit par réussir à entrer et à lui arracher le livre des mains.

  • Rends le moi! gémit-elle.

  • Non, je vais le ramener...

  • Tu es juste jaloux, parce que je peux lire les Révélations, et pas toi!

  • Tu n’as qu’à lire un autre exemplaire, répondit fermement Etius. Celui-ci était dans la bibliothèque de ma sœur… tu ne peux pas…

  • Qu’est ce que tu en sais? Je suis sûre que ça ne l’énerveras pas. Si ça se trouve, elle n’a pas verrouillé sa bibliothèque précisément parce qu’elle veut qu’on lise ces bouquins. Si ça se trouve, ce qu’il faut que tu apprennes à faire, c’est désobéir! Comment crois tu que tu vas apprendre une langue aussi exceptionnelle que le pavi, si tu n’oses même pas braver un interdit de temps en temps?

  • Tu sais quoi ?” Il lui jeta le livre à la figure. Tu n’as qu’à le garder, ton livre. “Mais quand Leïa apprendra ce que tu as fait, tu ne diras pas pas que je ne t’avais pas prévenu…

  • Il sortit de la pièce sans plus lui prêter aucune attention. Qu’elle aille au Fléau! Il avait des choses à peindre, et peu de temps à perdre. Après tout, ça n’était qu’un livre... Ce qui venait de se passer semblait sans conséquence, en dehors du fait qu’il avait appris qu’en plus d’être une peste arrogante, Lymfan était une petite voleuse. Rien qu’un simple bouquin… Malheureusement, c’est précisément de là que vint tout le problème: Il ne s’agissait pas d’un simple bouquin. 

  • S’il avait su, à ce moment! Tout aurait pu être évité! Le précieux ouvrage qu’elle s’était approprié était loin d’être un simple exemplaire des Révélations. Au moment précis où elle le sortit de la pièce, elle déclencha une succession d'événements funestes qui, dans l’ombre, mèneraient à une guerre sans précédent.

  • Le Chancelier

  • Je crois que c’est assez, pour clore le volet de l’introduction. Désormais, les bases sont posées, je crois… Non! Il reste un dernier tableau. Un dernier personnage, sans lien apparent avec les autres, mais que j’ai déjà évoqué auparavant. 

  • Cet homme… Cet homme vivait alors loin du peuple de la petite fille, et dans son ciel à lui, l’Autre Lune ne passait plus. Il n’avait aucun lien direct, ni avec la Dynastie des Avalions, ni avec les deux frères mataris, et encore moins avec ce maudit Octaf Féléis. Le briseur de monde vivait à l’Est, dans la capitale de l'Éternel Empire.: Cette autre capitale, qu’on appellait Mencis. Mencis la grande, cité des maudits et des illuminés, lovée dans les bras du fleuve Eos; Mencis la noire, resplendissante, cachée au coeur des grands déserts du titan nommé Orient, qui ceinturait les rivages fertiles dans ses bras de dunes.

  • Le non-passage de l’Autre Lune - Mencis, capitale de l'Éternel Empire

  • Chacune des parties de l’immense Jardin des clartés représentait l’une des régions de l'Éternel Empire. C’était un trésor national, et les plus beaux chefs d'œuvre de la civilisation Mencite y étaient entreposés, en compagnie d’artefacts religieux d’une valeur inestimable. C’était ici, à l’est, que se trouvait le dernier des trois tableaux majeurs de cette histoire, avec les cinq royaumes et la mer d’Or. Située à la jonction du delta de l’Eos, au beau milieu du désert, là où le soleil est un adversaire et le soir un ami, la cité de Mencis était la plus peuplée du monde; et pourtant il n’y avait pas âme qui vive, au sein ces jardins.

  • Toutes les richesses de l’homme et de la nature semblaient avoir été rassemblées là, et cet endroit relevait du miracle - les très rares êtres humains qui s’y étaient rendu avait été tellement touché par sa beauté qu’ils en étaient ressortis changés, souriant et enjoués, comme des êtres parfaitement épanouis par ce dont ils avaientété témoin, et qui n’ont plus besoin de voir plus de ce que la vie à a offrir. Mais pour Seth, la beauté n’existait pas. Distractions sur le chemin.

  • C’était un homme imposant, qui était bien plus grand que la plupart des colosses. Son pas était ferme, son menton relevé. Ses cheveux bruns étaient rasés de près, et son allure avait tout de celle d’un militaire. Il ne prenait le temps d’observer ni les fleurs chatoyantes qui parsemaient l’allée, ni les tableaux cloués aux arbres précieux enluminant ses virages. Il avait l’habitude de regarder droit devant lui, comme si l’endroit où il allait était toujours beaucoup plus important que tout ce qui se trouverait sur son chemin. 

  • Aujourd’hui, ce sentier était bordé de couleurs; Hier, c’était la mort qui le parsemait. Dans les deux cas, Seth ne regardait jamais le rebord du chemin.

  • Le colosse savait qu’il aurait pu se rendre maître du monde, s’il l’avait voulu. C’est une certitude qu’il avait tout à fait raison d’avoir: Cet homme n’était pas semblable aux autres. Ses émotions, il ne luttait jamais contre elle, et pourtant il en triomphait toujours. Sa force semblait sans limite, son caractère, impeccable: On aurait dit que la nature elle-même s’était exprimée en lui, tant il la représentait toute entière; Il était violent et doux, beau et fort, sage et cruel, parlait comme un orage aux uns et comme un oiseau aux autres. Dans toutes les proportions, c’était un grand homme que Seth. Et on ne pouvait s’empêcher de le remarquer. Après tout, c’était un fils de personne, un fils d’esclave, un simple soldat sorti du néant, qui était entré en politique hier, et qui était devenu l’homme le plus puissant de l’Empire en moins de temps qu’il en faut à une femme pour faire germer un enfant.

  • Ce jour-là, il n’éprouvait, comme à son habitude, aucune angoisse. Et pourtant, il aurait dû. Il était sur le point de rencontrer l’Empereur, après tout, et n’importe qui d’autre aurait été au moins nerveux de rencontrer l’essence de sa nation. Mais pas Seth. D’abord, parce qu’il n’était pas croyant; ni le culte d’Extellar, ni celui de l’Empereur, ni aucun autre n’avait su éveiller une quelconque trace de foi en lui. C’était une information qu’il se gardait bien de révéler, et il se contentait de faire semblant de pratiquer la religion officielle de l’Empire, sans chercher à lutter pour imposer ses vues athéistes sur le monde. Ensuite, la peur non plus, n’existait pas, dans l’esprit de Seth. Ou tout du moins, c’est ce qu’il pensait.

  • C’est ce tempérament, associé à son efficacité et à la froideur de son caractère, qui l’avait placé au poste très convoité de chancelier de l’Empire. A trente ans, il était le plus jeune homme ayant jamais occupé le poste; il gouvernait depuis quelques saisons, et il avait déjà ordonné des décrets visionnaires, qui avaient ébloui ses soutiens et décontenancé ses rivaux. Le monde entier était suspendu à cette rencontre: ce Chancelier réussirait-il là où tous les autres avaient échoué ?... Lui qui semblait si puissant, le serait-il assez pour convaincre l’Empereur ?...

  • Son autorité ne serait pleinement reconnue que si celui-ci lui donnait le Sceptre, un artefact sacré qui était le symbole final de la puissance politique, dans l’Empire. Alors, les fleurs, très peu pour Seth; Il regardait toujours droit devant lui. Il l’avait toujours fait, et c’est pour ça qu’on finissait par le suivre. Pourtant, cette fois-ci, il allait détourner le regard de son chemin pour la première fois de sa vie.

  • Toutes les fleurs et tous les arbres du monde pouvaient être trouvés dans le Jardin des clartés. Chaque sous-espèce d‘orchidée, chaque rose et chaque buisson, des immenses baobab du Grand Sud aux sapins du plateau de l’Imbrie, tous pouvaient y pousser, grâce à la science de l’Empereur. Ces jardins n’avaient pas d’égal en ce monde: Ils étaient entretenus par des dynasties d’esclaves qui ne le quittaient jamais. Mais Seth ne croyait pas en la beauté. Il n’avait pas vu les milliers de pétales s’ouvrir sur ses pas au fil de la matinée passée à traverser le Jardin, ni contemplé les rayons du soleil liquide qui coulaient entre les feuilles d’arbre pour éclairer sa route. Seth ne croyait pas en la beauté. Pourtant, quand il entra dans l’antichambre de l’Empereur, le dernier jardin avant la résidence, il la vit pour la première fois.

  • Il savait pourtant que c’était précisément dans ce lieu, qu’il fallait baisser les yeux. L’esclave l’avait prévenu, quand il était entré: Croiser le regard d’une des épouses de l’Empereur était passible de mort, même pour lui. Les 99 femmes jugées comme étant les plus “belles” de l’Empire étaient enfermées dans cette partie du Jardin. C’était une triste métaphore, qui habitait les fantasmes de bien des peuples. Ces femmes étaient appelées “les cent pétales”; Piètre réconfort des mots rendus à ces jeunes filles qui se voyaient exécutées dès l’apparition de leurs premières rides. Réduites à la fonction de fleur décorative, elles se fanaient l’âme à errer dans les sources chaudes entourant la Résidence.

  • Seth n’était pas un homme lubrique. Il ne s'intéressait pas aux femmes. Quand l’une d’entre elles était attirée par la force évidente qu’il dégageait, il la traitait avec tellement de froideur qu’elle changeait vite d’avis sur son compte; Brutal et hautain, il appelait le sexe féminin “sexe faible”, puisqu’incapable de se livrer aux arts de la guerre. Mais quand il la vit, il trouva soudain les arts de la guerre bien dérisoires.

  • Son regard resta fixé sur cette femme nue à la beauté indescriptible. Elle était assise sur le rebord d’une des sources, et fixait le ciel avec amertume. Les vapeurs s’étaient condensées sur sa peau, et ses membres reflétaient doucement la lumière du matin. Ses seins dressaient leurs pointes brunes  au-dessus d’un ventre finement dessiné, et une cascade de flammes noires couronnait son visage. Ses yeux sombres ressemblaient à deux trous dans lesquels on pouvait apercevoir le feu d’une âme consumée de jeunesse et de vie. 

  • A la première seconde, Seth se dit qu’il devait baisser les yeux. Il n’avait pas le droit de la voir. Si quelqu’un surprenait ce coup d'œil impudique, il serait exécuté le jour même; à la deuxième, il se promit de ne regarder qu’une seconde de plus. Mais à la dixième, la femme leva la tête, et écarquilla les siens.

  • Au début, elle n’eut pas l’air offensée de constater cet homme qui l’admirait de loin, sans s’arrêter de marcher. Ce n’est pas la pudeur qui l’animait, mais la surprise. Il osait? Puis, elle sembla se rendre compte qu’elle était totalement nue. Elle eut l’air de vouloir se cacher, mais, un éclair d’insolence arqua alors son corps, et elle toisa Seth sans cacher ses seins ni son sexe.

  • La bouche nigaude du colosse s’entrouvrit. Il la fixa avec tellement de béatitude qu’il s’écarta du sentier blanc qu’il avait suivi jusqu’alors. Se rendant alors compte de ce qu’il était en train de faire, il baissa précipitamment les yeux, et se remit à suivre la route. Son cœur battait fort dans sa poitrine, et il sentit une chaleur un peu trop agréable lui gagner le corps. Il fronça les sourcils, releva la tête, et se remit à marcher comme si de rien n’était. Après tout, ce n’était qu’un petit détour, se disait-il... 

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que presque toutes les traces de civilisations précédant l'avènement de la Chimère ont disparues. Ce que nous avons trouvé était incompréhensible, et ce que nous cherchions n’existait pas. La seule chose qui semble avoir existé avant la Chimère, c’est la Haute-Trinité; Trois épées sacrées, dont les propriétés extraordinaires témoignent de l’avancement des peuples ayant précédé la Chimère.

  • La première d’entre elles se nomme “Solaris”. C’est une arme de destruction massive, qui possède également une autre propriété étrange: L’Autre Lune semble ne passer qu'au-dessus de l’endroit où Solaris est située. C’est le Premier Avalion qui, il y a un peu moins de deux siècles, déroba cet artefact dans le trésor de Limbad.

  • Les deux cultes

  • Seth monta les marches, et entra dans la Résidence. Il la traversa sans la regarder. Son objectif se situait dans la cour intérieure; le “jardin intime” de l’Empereur. Quand il pénétra cette antre, il fut pris d’un frisson incontrôlable.

  • Le tableau était simplement, totalement et lamentablement laid. Si Seth avait du mal à apprécier la beauté, il remarquait tout de suite son absence, et il n’y en avait aucune trace, ici. Les pavés étaient couverts d’une épaisse couche de boue noire. Les quelques plantes qui poussaient là étaient des mousses venimeuses et des mauvaises herbes. 

  • Assis face à une table de bois pourri, l’Empereur lisait un livre, dont les pages avaient en partie noircies aux rebords. Il ne le touchait pas directement, et tournait les pages en utilisant un long pinceau de jyste noire. Il le faisait instantanément, comme si un simple regard sur les deux pages lui avait permis d’en extraire instantanément toute la substance. Il ne fit aucun geste pour saluer Seth, et celui-ci avait été prévenu: Il ne fallait pas interrompre l’Empereur, quoi qu’il soit en train de faire, mais plutôt attendre qu’il se décide à vous parler. Après tout, c’était un être immortel, et son appréciation du temps était particulièrement différente de celle des autres humains.

  • Il fut choqué de voir à quel point Limbad ressemblait aux statues qui le représentaient partout dans l’Empire. Ce visage semblait avoir été taillé dans le roc, et les yeux de l’Inferné étaient aussi vides que s’ils avaient été faits d’un marbre pensif. Il portait une immense pièce de soie rouge, dont les motifs cousus d’or étaient à la fois sobre et complexe, mais celle- ci était rongée par la Corruption, et pourrissait par endroit. L’Empereur Limbad était né presque trois millénaires auparavant, et pourtant, son visage était celui d’un homme à peine quarantenaire, parcouru d’une barbe mal-entretenue et cernés de poches disgracieuses. 

  • Son regard était absorbé par le livre qu’il lisait. De sa main droite, il prenait régulièrement des petites boules de pâtes noires qu’il se coinçait entre les gencives. Seth reconnut la substance avec horreur : C’était du kok’r. La “boue des sauvages”, un narcotique violent que les hommes du sud avaient introduit de force sur le territoire. L’idée que l’Empereur en consomma terrifia le géant; Il ne croyait pas en dieu, mais le fait de le voir se droguer restait un aperçu terrifiant de l’éternité.

  • Il attendit un long moment avant que l’immortel daigne lui accorder un regard. Quand finalement, il voulut bien lever la tête vers Seth, celui-ci avait les yeux ailleurs. Le murmure à peine audible qui s’échappa alors des lèvres de l’Empereur le fit sortir de sa rêverie.

  • “Je ne t’ai jamais vu ici. Qui es-tu?

  • Seth s’agenouilla brusquement, et réagit aussitôt, soulagé que l’attente se termine enfin.

  • Je suis l’Anadyo Seth, et je suis le quatre cent dix septième chancelier de Votre Éternel Empire, Votre Sainteté. Nous sommes le jour du passage du ciel sans lune, et…

  • Silence. Tu as déjà trop parlé. Tu peux repartir, maintenant.”

  • Seth releva la tête. L’Empereur s’était déjà remis à lire. Le jour du passage du ciel sans lune était un jour de deuil, dans l'Éternel Empire. Autrefois, c’était dans les cieux qui recouvrait Mencis, que l’Autre Lune dispensait sa beauté… Aujourd’hui, cependant, les hérétiques avaient volé l’astre, et cette perte symbolisait le déclin de l’Eternel, celui-là même auquel Seth refusait de croire. 

  • Était-ce donc ça, un Dieu? Quoi, c’était tout? Il n'aurait même pas une seule occasion de réclamer le Sceptre? Non. Seth ne serait pas aussi lâche que les précédents chanceliers. Il expliquerait le désastre qui menaçait de ravager l’Empire, même si cela signifiait qu’il devait mourir pour avoir dérangé Dieu.

  • Je connais votre Calvaire, Votre Sainteté. Je sais que m’écouter est pour vous très pénible, et je connais bien les risques que j’encours. Mais je dois vous révéler la situation dans laquelle se trouve l’Empire, ou sinon, personne ne le fera ja...

  • Il n’y eut pas de silence; L’Empereur se mit à parler alors que Seth n’avait pas fini:

  • Ton cran va peut-être m’amuser. Lève toi et parle, mais sois bref.

  • Ce brusque changement de décision ne choqua pas Seth. Encore une fois, il connaissait la malédiction de l’Empereur. Plus de 2000 ans plus tôt, Limbad avait été piqué par la Chimère: C’était l’Inferné qui avait régné le plus longtemps dans l’Histoire. 

  • Pendant le laps de temps infime qu’il passa à se relever, Seth s’efforça de rassembler les informations qu’il était venu livrer à l’Empereur. Il tria l’inventaire des choses essentielles qu’il avait à dire d’un mouvement de l’esprit brutal et irréfléchi.

  • Il y a 4 siècles, les…

  • L’Orchestre, oui, je sais déjà. 

  • Oui, bien sûr. Revenir sur l’origine des maestros était inutile. L’Indifférence de l’Empereur n’avait commencé que deux siècles plus tôt, après tout.. Il fallait lui expliquer à quel point l’Orchestre était devenu influent, et comment la nouvelle religion menaçait de faire s’effondrer l'Éternel Empire. Mais il fallait le faire vite. La malédiction de l’Empereur ne le rendait pas très patient.

  • Le culte de la Chimère a de plus en plus de pratiquants, votre Sainteté. Les citoyens se détournent des vieilles croyances, et beaucoup d’entre eux ne vous considèrent plus comme un dieu, mais comme un...

  • Comme un démon. Et bien qu’ils meurent. Exécutez tous ceux qui pratiquent cette nouvelle foi.

  • Il y en a trop, votre Sainteté. Ils ont le soutien de l’Orchestre, et, au sud, les hommes noirs ont commencé à traîner bien trop près de nos côtes. Les Afilies n’ont pas versé de tribut, cette année... Et les infidèles se sont regroupés, récemment. Plusieurs satrapes se sont convertis, et…

  • Silence. Tu m’ennuies. Débrouille toi, Seth Anadyo, quatre cent dix septième Chancelier de mon Éternel Empire. ”

  • Limbad lui indiqua la sortie de manière pressante. Il allait protester à nouveau; Il était loin d’avoir fini. Mais l’Empereur avait posé sa main sur un objet que Seth n’avait pas vu en entrant. C’était une épée rouge, qui semblait bien trop longue pour être maniée. Seth ne l’avait vu qu’en peinture, mais il savait très bien de quelle arme il s’agissait. Et la lueur de folie qui démangeait les yeux de l’Empereur le terrifia tellement qu’il découvrit soudain qu’il connaissait la peur. Il repartit d'où il était venu sans regarder ni les fleurs, ni les femmes, ni même droit devant lui.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que la Chimère a trois manières très différentes de désigner les hommes. Trois malédictions qu’elle décerne sans rien expliquer.

  • La plus répandue d’entre elles, c’est la griffure. On estime qu’un être humain sur vingt porte cette marque dans le monde, bien que ces proportions varient énormément selon les endroits. Les désignés de ce type sont appelés des “Ombrages”. Personne ne les approche, parce qu’il est dangereux d’être leur allié. L’amour d’un Ombrage est effet le moteur de sa puissance. Ils possèdent tous la même faculté, qu’on appelle la “pénombre”, et qui leur permet de manipuler les ombres qui les entourent. C’est un pouvoir en apparence sans limite, puisqu’il n'épuise jamais celui qui l’emploie. 

  • En effet, cette faculté ne puise pas ses forces dans son utilisateur, mais dans celles de ceux qu’il aime. Autrement dit, les Ombrages sont capables de miracles ahurissant, à condition de vampiriser leurs proches dans la manœuvre. Il est compréhensible que la plupart des gens évitent de se lier avec eux, et dans toutes les 

  • cultures du monde, ils soient systématiquement marginalisés. Sauf, peut-être, dans l’Eternel Empire, ou ils portent le titre prestigieux d’“Anadyo”.

  • Je saigne… J’ai dû interrompre l’écriture… Cela fait deux jours, que j’ai terminé de raconter la rencontre de Seth et de l’Empereur. Quelle douleur, ô, Kymer, quelle douleur! C’est une sensation qui m’est étrangère… Ces chiens! Ces lâches! Ils ont failli m’avoir, oh, je les aurais laissé faire! J’aurais bien voulu qu’ils m’achèvent, mais, c’est ce corps… C’est ce corps, qui ne veut pas mourir, et qui m’a fait jurer d’écrire tous ces souvenirs… Je perds trop de sang… Je dois continuer… Je me perdrais dans leurs rêves, et j’oublierais peut-être la douleur, de cette manière…

  • LIVRE II: Les révoltés

  • Pouilleuse 

  • Rêve

  • J’ignore pourquoi je les hais. Ils sont des milliers, tapis dans les ténèbres; Ils m’observent, et sourient d’un air ironique. Rageuse, je décide de les imiter - Un rictus sarcastique réhausse ma lèvre supérieure, et je les toisent de tout mon mépris. Malgré tous mes efforts, je ne parviens pas à discerner leurs visages; Quand j’en fixe un, il disparaît, et je ne peux les voir que du coin de l'œil. Qui sont-ils?

  • Comme certaines faces surgissent à quelques centimètres de mes yeux, je me met à agiter les mains dans l’espoir d’en gifler une. Mais mes doigts n’heurtent que le vide, et les yeux moqueurs disparaissent à l’instant où je crois les frapper. Je sens des souffles dans ma nuque, mais quand je me retourne, rien. Il fait si sombre que je n’arrive pas à voir le sol - Terrifiée, je m’y recroqueville. Mes yeux roulent dans leurs orbites, traquant les faces qui ricanent au coin, et finissent par en attraper une. Je réalise alors que c’est mon propre visage qui m'observe en riant.

  • Réalité

  • Mes chers disciples… Je vous présente Lymfan, fille de Selir. Elle est désormais officiellement la tutellée de Leïa Gin. Et elle lui fera honneur, n’est-ce pas?...

  • Les regards des huit autres disciples composant la classe étaient rivés sur la jeune fille. C'était le premier cours de Lymfan depuis qu'elle avait été prise sous l'aile de l'Avalionne. Elle avait reçu une belle toge blanche en tant que tutelle et s'était soigneusement préparée pour ce jour. Elle était presque jolie, maintenant qu'elle était bien coiffée, et ses cheveux noirs comme de la suie étaient devenus d'un beau châtain clair une fois soigneusement lavés.

  • Malgré les efforts qu'elle avait déployés pour arborer une apparence impeccable, son profil ne correspondait pas à celui des autres élèves. Dans sa posture, la forme de ses mains, et la façon dont les cernes profonds enfonçaient son regard triste dans son visage de fillette, on pouvait détecter une différence évidente. Lorsqu'on lui posa une question, elle répondit par un hochement de tête et un rougissement.

  • Hé bien, tu peux être fière de toi, reprit Telema Feleis, mielleuse. Tu as 12 vertiges, c’est ça?... à ton âge… Maîtriser le pavi… C’est un exploit sans précédent. Lymfan, fille de Selir, je te souhaite la bienvenue. Kymeria af fobene.

  • Quand la professeure s'inclina, tous les élèves reprirent en chœur: "Kymeria af fobene" - Mais avec bien peu d'entrain. L’atmosphère était tendue, pleine de méfiance; il était évident qu’ils étaient déjà au courant de l’arrivée de la jeune fille, et que ces adolescents issus de la haute noblesse n’acceptaient pas l’idée d’étudier avec une… une pouilleuse des campagnes du Nord, une malpropre renommée, dont on disait qu’elle se nourrissait du sang des rats qu’elle égorgeait dans les bas quartiers de Séclielle.

  • Ils étaient assis à même le sol, tandis que Telema les inspectait depuis un siège de pierre sombre. Une statue de la Chimère se dressait derrière elle, et la maestria partageait avec elle le même regard sévère et gracieux. La lumière entrait par une fenêtre de gypse opaque, et les sortait à peine des ténèbres ou la poussière voletait paresseusement.

  • Bien. Nous allons reprendre là où nous nous sommes arrêtés la dernière fois. Pouvez-vous me rappeler quelles sont les trois Tâches sacrées du maestro, Karrie?

  • Une pimbêche assidue se redressa religieusement (aux couleurs de ses vêtements, Lymfan comprit qu’il s’agissait d’une Sahis) et récita :

  • Diffuser les textes. Guider les laïcs. Exterminer les Désignés.

  • Bien, vous pouvez vous rasseoir. Clair, concis - Vous êtes bien une Sahis,  ajouta-t-elle avec un regard complice. Elle s’adressa ensuite à nouveau à la classe. La dernière fois, nous avions évoqué l'histoire du Premier Avalion et du Fléau. Aujourd'hui, ce sera un cours assez différent de ceux que nous avons l’habitude de prendre. Mais d'abord, qui parmi vous a reçu l'Onction?

  • Les 8 autres élèves levèrent tous la main en même temps. Telema haussa un sourcil faussement surpris.

  • Ah, bien. Je suppose que ce sont vos familles qui vous l'ont procurée… Une deuxième question, maintenant. Lequel d'entre vous va m'expliquer ce qu'est l'État ?

  • Comme personne ne répondait, Telema finit par désigner Étius de l'index. Celui ci se leva d'un mouvement malhabile, et bégaya:

  • Le dépassement de tous les sens, Maître.

  • Ce n'est pas la réponse la plus précise qui soit, mais elle est juste. Lymfan, pouvez vous me préciser ce qu’on ressent, lorsqu’on entre dans l'État?

  • Surprise qu’on lui pose la question, Lymfan bégaya:

  • Je… je n'ai pas reçu l'Onction, Madame… 

  • "Maître", corrigea Telema. Même si tu ne l'as pas reçu, tu dois savoir à peu près ce qu'est l'État, n'est ce pas?

  • … je sais qu'il faut entrer dans l'Etat pour faire de la magie... 

  • De la Musique, répliqua sévèrement Telema.

  • …Et que, ceux qui sont dans l'État ont des pouvoirs, avait continué Lymfan.

  • La jeune fille tentait désespérément de garder son calme, mais l’attitude de Telema lui semblait si hautaine qu’elle sentait déjà son cœur battre de colère et son souffle se raccourcir. Oui, cette attitude… Elle lui faisait penser à Rémo Féléis.

  • Exactement, reprit Telema sans sembler remarquer l’irritation de la disciple. Seuls ceux qui reçoivent l’Onction entrent dans l’Etat; Seuls ceux qui peuvent entrer dans l'État sont capables de miracles. Mais encore? Simé, vous avez la réponse ?

  • Un garçon efféminé se redressa avec trop de grâce, et minauda:

  • Celui qui entre dans l'État voit l’invisible, hume l’inodore et effleure l’immatériel. 

  • Ses sens se dépassent, confirma Telema, heureuse de l’avoir entendu réciter l’un des versets de Gabriel. Celui qui entre dans l'État distingue enfin la Réalité. Et, qui sont les seuls à ne jamais pouvoir entrer dans l'État?

  • Les pauvres? glissa un garçon.

  • Toute la classe éclata de rire, à l’exception de Lymfan, qui cligna des yeux. Même Telema avait esquissé un sourire narquois.

  • Les Désignés, corrigea-t-elle néanmoins. Ceux que la Chimère a marqué deviennent incapable d’entrer dans l’Etat. Et ceux qui n’ont, bien sûr, pas reçu l’Onction…

  • Je ne comprends pas vraiment ou vous voulez en venir, déclara alors Lymfan. Pourquoi énoncez vous des évidences?

  • La classe se réjouit à nouveau. Telema s’approcha de Lymfan d’un air grave.

  • On n’interrompt pas le Maître.

  • Ah? Mais, vous parliez plus, là…

  • Et surtout pas avec des questions stupides, abrégea Telema. Etius, expliquez à cette jeune fille pourquoi il est si important de revenir à ces bases.

  • Les cours de Telema sont des cours de méditation… On est supposé entrer dans l’Etat pendant toute l’heure, et écouter la Musique.

  • Etius avait parlé très vite, sans la regarder. Il avait clairement honte d’être associé à elle. 

  • Quel petit couple attachant, lâcha Telema, déclenchant une troisième vague d’hilarité. La présence d’une jeune fille qui n’a pas reçu l’Onction perturbe en effet nos habitudes. C’est, hélas, l’Avalionne, qui m’as imposé de vous prendre avec moi dans ce cours; il m’est impossible de m’opposer à la volonté de la sainte descendante.” Telema avait dit cette dernière phrase avec un chagrin évident. Elle marqua un arrêt, et reprit: “Revenons-en au cours. L’Etat permet donc de distinguer la Réalité. Voir le monde tel qu’il est réellement… L’Etat permet d’utiliser le pavi à son plein potentiel, de lire les mots que le monde prononce et de s’en approprier le pouvoir. C’est le privilège de cette faculté qui fait des maestros les “Guides” légitime de la foule des laïcs. Cette masse ignare qui compose le peuple n’est vouée qu’au mal et à la perversion - les plèbes se ressemblent toutes, se remuent toutes dans la même fange crasseuse en agitant les mêmes faux principes - C’est le fardeau des siècles. Les systèmes de valeurs sont tous faussés par l’écho néfaste de ceux qui se sont trompés hier, et l’avenir est troublé par les erreurs fatidiques de ceux qui se tromperont demain. Mais c’est là que les maestros interviennent.

  • Les élèves étaient subjugués par le mépris virulent que la professeur laissait suinter. Lymfan, elle, crut relever des fautes de syntaxe et une certaine suffisance.

  • Lorsqu’un être atteint l'État, il voit au-delà des paradigmes… Elle bava presque le mot, en en savourant l’aspect distingué avec une subtilité d’abattoir. C’est cette faculté si précieuse qui fait de nous des élus, et qui doit guider vos propres pas: Nous prenons notre pouvoir du Vertige, et du continent interdit qui se trouve au-delà du Vertige. La Musique résonne des terres-astrales jusque dans nos régions bénies par Kym, et c’est elle, qui nous libérera des désignés. Aq Savar.

  • Aq Savar, répétèrent tous les élèves: Lymfan, elle, n’eut pas le temps de reprendre la prière.

  • Bien sûr, il ne suffit pas de recevoir l’Onction, continuait Telema… Certains demeurent incapable de maintenir l’Etat plus de quelques secondes, malgré le fait qu’ils l’ont reçu depuis des années… Et, disant cela, elle lança un regard lourd de sous-entendu à Etius, qui courba l’échine. D’autres encore ne semblent tout simplement pas avoir le sang nécessaire pour entrer dans l'État, malgré leur talent pour la lecture du pavi. Après tout, seuls les auditeurs peuvent donner l’Onction, et, même l’Avalionne ne peut pas outrepasser la juridiction du grand At Sahis.

  • Elle ne regarda pas Lymfan, mais les élèves le firent pour elle. Pour la jeune fille, c’en était trop.

  • Si les maestros sont les guides du peuple, pourquoi est-ce qu’ils n’en seraient pas issus?

  • Personne n’esquissa le moindre sourire. Telema n’accorda aucun regard à Lymfan, et continua:

  • Bien sûr, l’Etat permet aussi de sentir les odeurs inodores, mais certaines sont perceptibles même sans avoir reçu l’Onction.

  • Les éclats de rire mirent Lymfan hors d’elle. Elle se leva brusquement, et pointa un doigt accusateur vers la professeur.

  • “Et, puisque chaque Homme a une âme, chaque Homme est capable - Ceux qui disent le contraire s’écartent de ma voie.” Exorde de Gabriel, 13ème verset. Vous parlez du peuple comme d’une plèbe immonde, mais vous…

  • Asseyez-vous.

  • … Vous respectez même pas les principes les plus élémentaires de notre reli…

  • Silence!

  • Telema avait parlé avec si peu d’autorité que Lymfan marqua un arrêt.

  • Ha! Vous posez bien, mais dès que quelqu’un vous contredit, plus rien…

  • Telema réfléchit un instant. Si elle avait espéré s’entendre avec cette gamine, ses illusions s’étaient volatilisées. Elle ne se rendait même pas compte de sa suffisance, ou de l’aspect humiliant du moment qu’elle faisait passer à  la petite fille. Pour elle, il s’agissait simplement d’exposer clairement l’ordre des choses. Elle ne dit pas le mot auquel tous avaient pensé dès que Lymfan était entrée dans la classe, mais répliqua avec douceur:

  • Il faut croire que l’apprentissage du pavi ne vous a pas appris les manières. Instruite, mais sans éducation...

  • Je…

  • Vous allez vous lever, et sortir de la pièce. Ensuite, vous irez au troisième étage, et vous entrerez par la grande porte bleue que vous trouverez au fond du couloir. Là, vous demanderez à voir At Sahis.

  • Il y eut un silence. Lymfan serra les poing, laissa glisser un regard hargneux sur les autres élèves qui se retenaient de rire, et sortit en trombe de la salle de classe. En marchant jusqu’aux escaliers, elle fulminait; Ils ne savaient pas qui elle était. Ce qu’elle avait vécu. Elle valait mieux qu’eux tous, et elle le prouverait; Oui, peut être, elle n’avait pas grandi dans des draps de soie, et n’avait jamais goûté aux épices exotiques de Ma’ek et du grand sud avant son premier repas avec Etius, qui avait grignoté le festin avec autant d’indifférence que s’ils avaient bu la soupe des bouchers. 

  • Elle connaissait pourtant sa valeur - N’avait aucun doute quant à ses facultés. Elle allait leur montrer, à ces porcs habillés comme des princes! Bientôt, Leïa reviendrait, et elle se débrouillerait pour lui faire recevoir l’Onction. En gravissant les marches (Deux à deux, comme à son habitude), elle songeait déjà à ce qu’elle allait déclamer devant At Sahis. L'electeur de la capitale était connu dans le Supremat entier, et sa sagesse était légendaire: Elle savait qu'il la comprendrait, lui.

  • Oui, elle avait été renvoyée de cours, non pas à cause de son propre manquement, mais à cause de l'ignorance que Telema Féléis semblait pratiquer avec autant de ferveur qu'une discipline. Tout ce qu’elle avait fait, c’était citer les textes que cette nobliaude ne pouvait pas lire, ignare qu’elle était. Lymfan allait changer la mentalité du Séminaire, elle le savait - Les maestros s’étaient embourgeoisés, et elle sentait bien qu’ils étaient plus intéressés par la politique que par la Chimère, par les manières que par les principes. Arrivée au troisième étage, elle continua à se répéter les phrases pleines de verve et de panache qu’elle comptait servir à At Sahis - Angoissant à peine, alors même qu’elle allait rencontrer l’homme le plus puissant du pays, le dirigeant officieux du Suprémat depuis la Déchéance. 

  • Quand elle arriva devant la fameuse porte bleue, un détail la fit pourtant tiquer. C’était une petite porte de bois usé, ou la peinture s’écaillait par endroit - Le loquet était rouillé, l’encadrure, abîmée par le temps. Peut-être At Sahis respectait-il, lui, les principes de dénuement et de modestie que Gabriel avait tenté d’inculquer aux Hommes…? Elle prit une profonde inspiration, et toqua à la porte. 

  • Elle entendit le bruit d’un corps qui se lève, et des pas pesant s’approchèrent du seuil; Puis, la porte s’ouvrit. Une très forte odeur d’excrément et d’urine remplit d’abord les narines de Lymfan, qui plissa le nez de dégoût. Puis, une nouvelle odeur éclipsa la précédente, et une orbe humaine se leva dans l’horizon du seuil - Un obèse morbide, à la peau grasse, qui marinait dans sa sueur. Il avait la bouche légèrement entrouverte, et ses dents, rares et pourries, diffusaient une haleine terriblement fétide. Son sourcil unique se fronça alors, alors que son œil strabique dardait une lumière interrogatrice sur la gamine.

  • “Qu’estu veux, toi?

  • Je… Je suis censée voir At Sahis?...

  • L’astre odorant s’esclaffa quelques instants, mais fut vite rattrapé par une toux grasse qui le poussa à cracher un molard jaunâtre aux pieds d’une Lymfan hébétée.

  • At Sahis n’utilise pas ces chiottes-ci, dit-il après que son hilarité soit passée. Son pot d’chambre est au Kymérion. C’est la p’tite Féléis, qui t’envoie, hein…? Bordel. Elle a un d’ces derrière, cel’la. Bon, bah j’suppose qu’elle t’envoie pour m’aider. C’est bien gentil d’sa part. J’dois lui avoir tapé dans l'œil… Enfin, bref. Suis-moi.

  • Il se retourna sans plus de cérémonie, mais Lymfan ne lui emboita pas le pas. 

  • Attendez, je suis élève, ici, moi. Je suis tutellée par l’Avalionne, et…

  • Et alors? Moi aussi, j’suis élève. J’suis l’apprenti d’Cassion Des Hauteurs, MOI, d’pus plus d’quinze vertiges, même. ça m’empêche pas d’faire c’qu’on m’demande - Et si on t’as envoyé ici, c’est forcément pour m’aider. Donc tu la boucles, et tu suis tonton Vortal. 

  • Ainsi, Lymfan passa le reste de la journée à récurrer des pots de chambres appartenant aux maestros du séminaire, que, visiblement, l’obèse ne savait pas entretenir. Il lui déclara qu’il s’appelait Vortal - Qu’il était un homme du peuple, honnête et pieux. Il loua inlassablement ses propres mérites, tout en vidant les seaux de merde dans les canalisations de pierre qui se bouchaient parfois - Il expliqua avec beaucoup de prestige qu’il était un peu le microbe-gardien de cet endroit. C’était sa plus grande fierté que d’être concierge ici - Il était nourri, logé, et percevait même quelques pièces de cuivre de la part des maestros et des apprentis, quand il faisait bien son travail, ou que leurs transits se montraient particulièrement cléments. Il remarqua que Lymfan apprenait vite, et que les mouvements qu’elle faisait pour récurrer les seaux étaient d’une grande précision - Il la complimenta très gravement sur sa manière de rincer la merde, parce que c’était “pas commun, une p’tite fille qu’apprend si vite! Faut qu’j’me méfie, tu pourrais me piquer ma place…”

  • Notes du Premier Registre 

  • Le Registre estime que, pour utiliser leurs pouvoirs, les maestros doivent entrer dans ce qu’ils appellent “l’Etat”. Quand ils entrent dans cette sorte de transe, ils deviennent capable d’effectuer une variété de miracles que même les mages sont incapables de reproduire. Il semble qu’un élément essentiel de son fonctionnement repose sur la dilatation des pupilles; En effet, un maestro aux yeux crevés n’a plus aucun moyen d’utiliser ses pouvoirs. Leurs yeux reçoivent une Onction qui permet de voir et de contrôler ce que les maestros appellent la “Musique”. 

  • Ces concepts sont difficiles à saisir pour le commun des mortels, mais les quelques maestros qui composent le Registre sont trop têtus pour accepter de nous les expliquer plus clairement… Aussi, le Registre ne peut ici qu’estimer que les maestros sont définitivement des gens aussi bornés qu’agaçants.

  • Anadyo

  • Rêve

  • Un soleil emerge d’un océan noir. Mon corps flotte à la surface, serein. J’aperçois l’astre sans rien ressentir. Tordus dans les remous, ses rayons nimbent l’horizon d’éblouissement. Je reconnais cet endroit. Il m’est familier, je crois. 

  • Les autres êtres qui gisent à la surface de l’eau regardent tous ce soleil avec la même envie. Il est si beau… Je me satisfait pour l’instant de ne faire que le regarder. Ce n’est que quand je m’aperçois qu’ils essaient de le saisir, qu'un besoin pressant naît en moi: Ils se battent pour l’avoir. Alors, soudain, je le désire; cherche à m’en rapprocher; Je ne suis pas comme eux, j’y parviendrai. Moi, j’ai ce qu’il faut pour sortir de la torpeur; Un escalier d’ossements écarlates surgit des eaux bouillonnantes, juste devant ma carcasse. J’y traîne un corps d’une lourdeur effroyable, m’agrippe à chaque marche a des os toujours plus fins, jusqu’à atteindre l’orbe enflammée qui sertit le ciel.

  • Mais quand je l’attrape, il n’est plus qu’une bille froide, qui tient dans le creux de ma main. Rien qu’un caillou tiède luisant faiblement sur ma paume. Je ressens un sentiment de déception immense, sans savoir pourquoi; La voûte s’éteint, et une lumière rouge jaillit du fond de l’océan; Et quand je baisse les yeux sur le chemin funeste que je viens d’emprunter, je me rend compte qu’il s’agit d'un échafaud constitué des charognes de ceux qui se noyaient à mes côtés.

  • Réalité 

  • Seth sortit la tête des flots. Trois femmes esclaves remplissaient le bain d'eau brûlante et d'essence parfumées. Il inspira, les dévisagea longuement. Reconnut tout de suite les plus âgées ; Myria et Safia. Rivalisant d'éclat et de longueur, leurs chevelures s'écoulaient comme deux fleuves sombres sur le carrelage poli du Bain palacial. Leurs peaux basanées d'impériales étaient couvertes de tatouages cryptiques, qui symbolisaient leur statut social; Esclaves du Palais, ça voulait dire reines parmi les asservies. Assises près des eaux, elles laissaient leurs jambes nues et hâlées tremper dans le bain qu'elles renflouaient en riant. Myria était une femme aux formes généreuse, qui parlait d’un ton toujours trop enfantin et souriait le plus souvent sans les yeux - Plus mince et plus gracieuse, Safia avait le regard coiffé de deux peignes d’onyx qu’elle appelait ses cils, et d’une volupté indescriptible qui accompagnait le moindre de ses battements de paupières.

  • Seth n'avait aucune idée de l'identité de la troisième esclave. C’était une gamine d’à peine une dizaine d’années. Contrairement à ses congénères dénudées, elle portait une longue tunique qui lui dissimulait les bras et les jambes. L'enfant multipliait les allers retours pour ses deux aînées, allant chercher sur un braséro les seaux d'eau bouillante qu'elles déversaient dans le bain. Sa jeunesse colorait son teint pâle de rougeurs juvéniles. Il ne l'avait jamais vu auparavant, et s'indigna de voir une fille si jeune servir dans cette partie du palais. 

  • "C'est Amina, Anadyo, précisa Myria. Elle est arrivée au Palais avant-hier.

  • Ah oui...? Et, où servais-tu, avant ?

  • A Théopolie... Répondit la concernée en abaissant la tête. Myria éclata de rire, révélant deux rangées de dents éclatantes.

  • Ne sois pas si timide! Seth n'est pas comme les autres hommes du Palais. Il ne te demandera jamais rien... d'inconvenant. Et, disant cela, elle jouait avec sa chevelure.

  • A ton grand désespoir… soupira Safia, appuyant ses dires d'un regard entendu vers le torse du colosse.

  • Insensible aux glousseries engageantes des deux esclaves, Seth reprit:

  • Théopolie, hein?... Au cœur des Afilies. C'est une terre qui rougit plus souvent que les autres...

  • Ne vous faites pas de souci, Anadyo... Elle a beau venir de "là bas", Amina pratique la foi impériale.

  • Le sous entendu de Safia était clair. Les Afilies étaient une région de l’Empire immense et lointaine, qui se situait à la frontière avec les cinq-royaumes. Là bas, le peuple avait progressivement commencé à se convertir à la foi de Gabriel, et c’était, encore aujourd’hui, une région particulièrement troublée.

  • Merci, Safia, dit Seth d’un air impassible. Mais peut-être vas-tu finir par la laisser parler ?

  • Safia se répandit en excuses, et l’enfant leva les yeux vers Seth, gênée. Elle tremblait de tout son corps.

  • C'est comme l'as dit Safia, Anadyo. Mon ancien maître vénérait l'Empereur...

  • C'est bien, déclara Seth en détendant tous ses muscles. Cette nouvelle religion que pratiquent les Afiliens n'est pas mauvaise, en soi. Elle est juste... Incompatible avec la paix impériale.

  •  ...

  • C'est ce que tu penses, toi aussi? Tu as le droit de ne pas être d'accord avec moi, tu sais. Je ne te dénoncerais pas.

  • La jeune fille interrogea les deux autres du regard, et celles ci l'encouragèrent a parler librement. 

  • Et bien... Anadyo... Depuis que les légions ont rasé les Temples, je me suis souvent demandée si... Si Limbad était vraiment un Dieu.

  • Il y eut un silence. Les deux esclaves contemplaient Amina avec horreur, et la jeune fille baissa à nouveau les yeux. Seth s'était glacé, et toute trace d’amabilité avait déserté son visage.

  • Safia, Myria. Pourquoi n'iriez vous pas voir si l'eunuque a du travail pour vous?

  • Elles se précipitèrent hors de la pièce sans demander leur reste. Quand les portes démesurées furent rabattues, Seth se tut encore un moment. Il se redressa avec lenteur. Plissa les yeux.

  • Es-tu idiote, Amina?

  • Seth supposa qu'elle était trop terrifiée pour répondre. Il soupira: Le problème était délicat. Quelques années plus tôt, bien avant que Seth ne deviennent Chancelier, un drame avait agité l’Empire. En se convertissant à la foi de Gabriel, les habitants des Afilies avaient cessé de rendre hommage aux membres des Légions Extraordinaires: Vexés, certains d’entre eux s’étaient échappés de Mencis pour se venger sur les temples de la Chimère. Cet événement avait été d’une violence inouïe, et ses répercussions semblaient à peine commencer à se faire ressentir.

  • Nous allons donc considérer que tu es idiote. Écoute moi attentivement. Je devrais te punir, pour avoir osé dire une chose pareille - Pourtant, je n'en ai pas l'intention. Mais tu dois me promettre que tu ne diras pas de telles absurdités devant un autre Anadyo...

  • Vous pensez vraiment que Limbad est un Dieu, alors? 

  • Le Bain palacial était une pièce très vaste, close et globalement démeublée. Le plus imperceptible des mouvements de l'eau la remplissait d'échos. Le silence y clapota quelques instants, avant que la jeune fille n'ajoute:

  • Je sais très bien qu'avant d'être désigné par la Chimère, vous n’étiez qu'un esclave. Maintenant que vous vous êtes hissé à la tête du pays, qu'est ce que vous comptez faire pour protéger les plus faibles ?

  • ...Quoi…?

  • Rien. Vous allez rien faire, comme tous ceux qui vous ont précédés. Alors que, l’Orchestre... 

  • Ça suffit. Tais-toi!

  • Tout en parlant, la jeune fille s'était rapprochée du bain. Elle tremblait toujours, mais Seth comprenait maintenant que c'était de haine. Elle leva un doigt accusateur vers le torse du colosse. La marque d'une griffe balafrait celui- ci.

  • Cette cicatrice est la seule chose qui légitime votre pouvoir. Sans elle, vous seriez même pas grand eunuque… 

  • Seth soupira. Bien sûr. Il aurait dû s'en douter.

  • Tu t'es convertie… pas vrai ? Tu fais croire que tu adores Limbad, mais tu le vois comme un démon.” Comme elle ne répondait pas, Seth continua de parler. “Tu sais, je trouve, moi aussi, que les lois de l’Empire sont assez injustes. J’ai été griffé par la Chimère. Ceux qui pratiquent l’ancien culte avec le plus de piété me voient comme une sorte de demi-dieu; “Anadyo”, c’est le titre qu’on m'a asséné. Mais, moi, je peux te dire une chose: Je n’ai rien de divin. Je ne suis qu’un homme. Ta croyance à toi voudrait faire de moi un démon - Ce n’est pas beaucoup plus proche de la vérité. Mais si c’est ce que tu souhaite croire… Je ne t’en tiendrai pas rigueur. Ce sera notre secret à tous les deux, si tu me promets que tu ne diras pas de telles choses à un autre Anadyo. Je n’aime pas beaucoup assister aux châtiments des esclaves. Il tendit la main en souriant, pour sceller l’accord. Tu n’as rien à craindre, ici, tant que tu tiens ta langue.

  • Amina inspecta la paume de Seth, interdite. Après un instant d’hésitation, elle approcha la sienne, et, d’un geste sec, fit surgir une lame de sa manche. Elle la planta dans l’avant-bras du colosse, et tourna le couteau dans les muscles, le visage déformé par la haine. Impassible, Seth l’attrapa par la cheville, et tira en arrière d’un geste brusque; Le crâne de la gamine craqua en heurtant le carrelage.

  • Du sang teinta les eaux, et Seth extirpa le poignard de son bras. Elle l’avait planté à une profondeur étonnante, mais la blessure était superficielle. Il sortit du bain, consulta le poul de l’esclave - Morte. Il jura: il l’avait tuée par réflexe, la pauvre enfant. Qui l’avait jetée dans cette impasse? Elle n’avait pas pu agir seule; Cette tentative d’assassinat avait forcement un commanditaire. La douleur de la blessure grimpait en intensité, et la tête lui tournait. Seth se releva, et voulut appeler la garde; Mais le poison fit son effet, et il s’effondra sur le sol.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que la Chimère a inspiré deux manières de Croire. Au sein du Registre, ces deux religions sont représentées, aussi tenterons nous de demeurer aussi impartiaux que possible. 

  • Pendant des millénaires, les hommes ont considéré ceux-que-la-Chimère-marque comme des dieux. Martyrs de sa malédiction, ils portaient le poids du péché des hommes sur leurs épaules, et leur souffrance était considérée comme la rédemption nécessaire de l'humanité. Bien sûr, leurs facultés titanesques leur accordèrent sans doute un crédit supplémentaire, qui leur permit de revendiquer le pouvoir sur leurs semblables. Ainsi, les désignés firent émerger un nombre incalculable de royaumes, d’empire et de principautés. Mais, il y a 4 siècles, un homme se dressa contre ce principe antique. 

  • Il déclara que ceux-que-la-Chimère-marque n'étaient pas des dieux. Il affirma que les désignés n’étaient que des hommes, devenus des démons, des être corrompus, et que la Chimère les punissait pour leurs propres crimes. A l'époque, tous les trésors du monde étaient entre les mains de marqués, et sa révolte n'aurait pas eu grand impact si elle avait eu lieu dans d’autres circonstances. Mais Gabriel ne s’est pas contenté d’affirmer et de déclarer; Il a offert l’Onction aux peuples de Kymérie.

  • L’héritier

  • Rêve

  • Je trempe à nouveau le pinceau, et j’enrichis l’une des dames de deux bracelets dorés. Ils lui vont bien. Tout à coup, le ciel me semble trop fade -  quelques pigments lui redonnent un bleu plus éclatant, si vif qu'il restructure toute ma peinture. Un sourire illumine mon visage, et je le transmets à l'un des personnages de l'arrière-plan.

  • Devant la toile, je suis maître de la terre et des cieux, un dieu indéniable pour les personnages que j'anime. Chien, chat, jeune homme ambitieux et vieille dame hautaine - ici, tous sont soumis aux mouvements de mes poignets, aux caprices les plus extravagants de mon imagination, et mon contrôle est total - ici, devant cette toile auparavant déserte de nuances, je suis réellement libre: libre, parce que rien ne m'est interdit.

  • Réalité

  • Quelqu'un toque à la porte. Étius lâche un juron; le bruit l'a fait sursauter, et il a donné un coup de pinceau trop ample sur sa toile. Il se lève en furie, ouvre la porte dans le même état d'esprit, et constate avec horreur que la personne sur le palier n'est autre que cette peste de Lymfan:

  • "Qu'est ce que tu veux, encore?

  • Hey, calme toi, réplique la jeune fille de sa verve habituelle. C'est juste qu'aujourd'hui, on a cours aux arènes, mais, je ne sais pas où elles sont… Je me suis dit qu'on avait qu'à y aller ensemble…"

  • Évidemment. Il avait totalement oublié ces fichus cours d'escrime, matière incontournable de la formation du maestro - et qu'il aurait bien aimé contourner, comme d'habitude… Mais, bien sûr, il est forcé de baby-sitter cette gamine. Il n'aurait pas pu imaginer pire compagnie.

  • "Range la toile" soupire-t-il au Méniant qui lui servait de chevalet. L’enfant-golem s'exécute sans répondre, et l'aspect mécanique de sa gestuelle procure un sentiment de malaise à la gamine. Quand elle le voit passer devant elle, Lymfan ne peut s'empêcher de pousser un sifflement impressionné - totalement inadapté, selon Étius, qui n'apprécie pas beaucoup le manque de manières de l'apprentie de sa sœur.

  • "Ils font flipper, ces gosses… marmonne-t-elle.

  • Ce ne sont pas des gosses, ce sont des Méniants. Ce sont les serviteurs du palais… 

  • Un peu bizarre, comme serviteurs, si tu veux mon avis… moi, ils m'écoutent jamais, quand je leur demande quelque chose …

  • C'est parce qu'ils n'obéissent qu'aux Avalions, réplique Étius sur un ton fatigué. Allez, allons-y… Que ça se termine vite …

  • Comme ça? S'exclame la gamine en voyant Étius sortir de sa chambre toujours vêtu de son tablier tâché de peinture.

  • Oui, comme ça, grogne le noble, allez! Allez! 

  • Il sort de la chambre, et Lymfan se met à le suivre sans plus de cérémonie. 

  • Je savais pas que tu peignais, lui lance-t-elle alors qu'ils descendent les escaliers de verre qui mènent à la salle du trône. Il était joli, ton tableau … Le garçon sur l’aigle blanc, c’était le renégat? Ton grand frère?...

  • Oui, admet-il, prêt à subir une remarque désobligeante.

  • C’était très beau.

  • Il tourne son regard vers elle, et fronce les sourcils.

  • … Merci, répond Étius, étonné du compliment, mais toujours d'humeur massacrante.

  • Comme quoi, ce n'est pas parce qu'on est nul dans un domaine, qu'on est nul partout. Moi, par exemple, je suis nulle en boucherie, mais j’ai des facilités avec les livres. Toi, t'es un maestro de second rang, mais…

  • J'aimerais vraiment que tu arrête de me tutoyer, l'interrompt-il, excédé. Nous ne sommes pas des amis, et nous ne sommes pas non plus du même rang.

  • … Pourquoi tu dis ça?... Tu m'en veux encore, pour le livre?... 

  • Etius se fige, et Lymfan le heurte; Bousculé, il manque de tomber par terre. Il se retourne vivement vers elle, avant de lui répondre sur un ton menaçant :

  • Le livre… c'est ton problème. C'est toi qui devras assumer les conséquences de tes actes. Je pense que tu sous-estimes beaucoup la colère de ma sœur… 

  • Je suis sûre que ça ira, le rassure Lymfan en remuant la main. ça n’est qu’un livre. Tu sais, elle et moi, on s'est bien entendu …

  • Hmpf. J'avais remarqué… tu es comme elle: naturellement agressive.

  • … C’est toi qui est tout mou…

  • Etius ne répond pas. Lymfan semble soudain regretter ce qu’elle vient de dire, et reprend, d’un ton beaucoup plus doux:

  • Dis, Etius… Tu crois que Leïa va me donner l’Onction, un jour?...

  • … Et bien… Je suppose que, si elle demande à At Sahis, il ne sera pas forcé d’accepter… répondit froidement Etius. “Donc, ta question n’est pas très pertinente. La vraie question, c’est, est ce qu’At Sahis voudra bien donner l’Onction à une serf… 

  • Lymfan semble réfléchir un instant, puis elle déclare:

  • Tu sais, je ne pense pas vraiment qu'elle veut faire de moi son héritière. À mon avis, elle cherche juste à te réveiller un peu…

  • Sans aucun doute”, répond Étius comme pour se persuader lui-même. Ils se remettent à marcher. “Tu n'es qu'une paysanne. Ça fait plus de 200 vertiges, qu'aucun serf n'a reçu l'Onction … il n'y a que toi pour penser que tu la recevras un jour.

  • Le visage de Lymfan s'empourpre, et elle semble regretter d'avoir été si aimable:

  • … Et y a bien que toi pour penser que tu mérites ton titre, marmonne-t-elle.

  • L'Avalion ne répond pas. Il ne compte pas prendre l'avis de cette gamine en compte. En passant dans la grande salle du palais, il jette un long regard à Solaris, accrochée au-dessus du Trône Bleu. 

  • C'est une épée gigantesque, d'une largeur ridicule, d’un noir mat, dont l’absence de reflet rayonne par contraste au sein de ce palais scintillant ; une des trois lames sacrées, les seuls traces du monde qui a précédé la Chimère. 

  • Que Lymfan le veuille ou non, cette énorme plaque de métal, cette arme de destruction massive auquel l’Autre Lune est liée lui appartient: C’est son héritage. Et d'ailleurs, qu'il le veuille ou non, lui aussi …

  • Alors qu'ils sortent du palais, Lymfan le harangue à nouveau, visiblement décidée à le faire parler.

  • Tu sais, ta sœur m'a demandé de t'apprendre un peu le pavi. Pourtant, tu n'as pas l'air très motivé… Tu m’évites depuis que je suis arrivée ici. Tu veux pas que je t’explique des trucs, pour progresser un peu?

  • Je me fiche du pavi, grogne Étius. Je suis atteint de froideur, de toute façon…

  • Sérieusement?... Tu sais que tu as de la chance, de l'avoir appris au Séminaire… moi, j'ai dû me débrouiller toute seule…

  • "Toute seule", "toute seule"... Tu viens d'Oïa, pas vrai? Je suis au courant de ce qui se passe chez les Féleis… tu as peut-être appris le pavi par déduction, mais je suis sur que ça a un lien avec ces fanatiques… je suis sûr que Rémo Féléis est ton grand héros, tous les paysans du Nord lui vouent une vénération sans borne…

  • Rémo? répondit Lymfan d’une voix sourde de colère. C’est un grand démon!

  • Touché, sourit Étius. J'étais sûr que tu avais un lien avec lui… il y a des rumeurs étranges, sur l'électeur de l'Imbrie… on raconte qu'il a un faible pour la plèbe, et qu'il a même des amis dans les basses castes… Pourquoi tu lui en veux? Tu le connais?

  • Lymfan rougit; Même si le message de Gabriel proclame l'égalité entre les hommes face à la Chimère, elle ne peut s'empêcher de se sentir de plus en plus honteuse de faire partie des "basses castes", comme si elle était en quelque sorte responsable de sa naissance. Mais le souvenir de Remo balaie bien vite ce sentiment, et elle doit l’oublier:

  • Si tu t'en fiches tant du pavi, pourquoi est-ce que tu es inscrit au Séminaire ? Tu n'as qu'à devenir peintre…

  • Je n'ai pas besoin de devenir peintre, je le suis déjà. Mes toiles se vendent à très bon prix, et j'ai déjà reçu des compliments venant de grands maîtres. Tu es naïve, de penser que j'ai le choix… toi, tu n'as pas de nom, tu es la fille de ton père, et ça s'arrête là. Moi… je suis le dernier Avalion. Ma place est au Séminaire.

  • Le visage innocent du jeune homme est alors parcouru d’une sourde appréhension qui bouleverse Lymfan. Etius est un très beau garçon, et sur ce visage émouvant, même les émotions les plus étouffées se lisent profondément, et elle ne peut s’empêcher de ressentir une certaine compassion pour le peintre.

  • Ils traversent le pont d'Éden en silence, Lymfan méditant sans doute sur ces dernières paroles.

  • Ce doit être difficile, de faire partie des hautes castes, le plaint-elle soudain avec une sincérité déconcertante. C'est vrai que pour moi, c'est plus simple. Ma maman était blanchisseuse… Et elle ne tenait pas vraiment à ce que je fasse le même travail qu'elle.

  • La phrase de Lymfan étonne beaucoup Etius. L'idée qu'elle le plaint le réconforte un peu,mais il ne peut pas s'empêcher de se sentir à son tour assez honteux, à l'idée de recevoir de la sollicitude de la part d'une personne qui n'a sans doute pas toujours mangé à sa faim. 

  • … Lymfan … tout à l'heure, quand on sera en cours… Essaie d’éviter Atha des Hauteurs, d’accord? C’est la grande fille élancée qui…

  • Je vois très bien qui c’est, mais pourquoi tu me dis ça?... répond Lymfan, qui ne voit pas le rapport avec le fait que sa maman était blanchisseuse.

  • Fais-moi confiance, termine Etius.

  • Leur discussion les a mené jusqu'au Séminaire, dans lequel ils entrent sans saluer Elena Sahis ni le garde qui surveille l'entrée. Ils se perdent quelques minutes dans les artères du bâtiment, se frayant un chemin dans ces couloirs ciselés dans la roche, avant d'enfin atteindre l’arrière de la tour, une immense cour extérieure qui se termine sur la falaise. A la vue de Telema, un frisson d'appréhension parcourt l'échine de l'Avalion. 

  • Étius! Je n'ai pas l'habitude de te voir arriver si tôt , le félicite la maestria. Cette jeune fille a une très bonne influence sur vous… Je suis sûr que vous allez tous les deux finir par vous entendre.

  • Oh, vous, avec vos prédictions, vous pouvez bien allez… commence Lymfan.

  • Merci, maître, l’interrompt Etius. J’essaie de faire honneur à ma sœur. 

  • Vous faites bien, félicite Telema. Allez chercher des armes d'entraînement; Les autres ne vont pas tarder à arriver…

  • Ils s'exécutent en silence. Lymfan suit Etius en baissant la tête, consciente du fait qu’il lui a sans doute sauvé la mise. Comme Telema l’a assuré, les autres élèves arrivent à leur tour. Lymfan n’a pas encore bien retenu leurs noms; De toute manière, aucun d’entre eux ne les saluent. Etius ne réagit pas à cette apparente indifférence de la part des autres élèves, mais Lymfan, elle, sent son sang commencer à s’échauffer. 

  • La dernière élève à arriver leur réserve un traitement différent. Celle-ci, Lymfan a vite retenu son nom: elle est spéciale. La jeune Atha des Hauteurs est une prodige; Lors des cours que donne Telema, c’est en général elle qui donne les réponses que même Lymfan ne connaît pas. On lui a dit que c’était sa dernière semaine de cours; dans quelques jours, Atha sera nommée maestria. 

  • En plus de cela, elle est très assurée, et sait faire preuve d’une certaine forme de répartie: grande, élancée, déjà belle de ses 16 vertiges, elle est douée d’un regard profond, dans lequel on peut lire un grand esprit d’analyse. 

  • Quand elle apparaît dans la cour, elle jette un sourire narquois en direction de Lymfan, qui tient maladroitement une épée contre son corps, puis s’approche rapidement d’elle en disant: 

  • “Ha! Vous avez donné une fourche à la paysanne?”

  • En la sentant venir si vivement vers elle, Lymfan a le réflexe de lever l’épée pour garder Atha à distance; Celle ci donne une claque au bâton avant d’asséner un violent coup de genoux dans le plexus de la jeune fille, qui sent l’air déserter ses poumons; Puis, elle pousse faiblement sur le visage de Lymfan, la déséquilibrant juste assez pour qu’elle tombe par terre. Loin de susciter l’indignation, cette scène déclenche l’hilarité chez les autres élèves. Telema elle même ne fait pas preuve de beaucoup d’autorité envers la jeune Atha, et commente même:

  • Tu aurais dû tenir ta lame plus fermement, Lymfan… 

  • Atha.

  • Une nouvelle voix vient de faire irruption dans la cour. C’est lui: Lymfan se relève et tremble un peu d’excitation, Etius, d’appréhension. Xanvre des Hauteurs, l’un des bretteurs les plus renommés des cinq royaumes: On raconte qu’il a formé les 3 dernières de génération de maestro, et pourtant, il a à peine l’air d’avoir 40 ans.

  • Il observe Atha avec sévérité. Ils sont parents, bien sûr; Comme tous les membres de la famille des Hauteurs, ils sont tous les deux grands et élancés, doué d’une paire d’yeux bleus étonnants. Les membres de cette dynastie sont connus pour être les meilleurs bretteurs du monde, et Lymfan se serait attendue à une certaine connivence entre Xanvre et Atha, mais elle perçoit un certain embarras dans l’air.

  • Bien, nous sommes tous là, commence Xanvre en s’approchant. Il tient lui aussi une épée d'entraînement dans la main; Chauve, et doué de trait très marqué, sa démarche s’accorde bien avec la froideur de sa voix. “Il y a une nouvelle élève, ici. Vous êtes vous déjà tous présenté?...

  • Oui, je les ai présenté, Xanvre… intervient Telema.

  • Soeur Féléis, grince Xanvre, qui a soigneusement éviter de la remarquer depuis qu’il est arrivé. Il est rare que vous assistiez aux cours d'escrime avec vos classes…

  • Je tiens juste à vérifier que tout se passe bien avec la nouvelle élève, assure Téléma en souriant de plus belle.

  • Humpf. Bien. Vous pouvez assister au cours si vous le voulez; Peut-être cela vous permettra-t-il de reprendre les notions que votre vie au palais vous a vite fait oublier.

  • Telema rougit, et semble prête à répondre, mais Xanvre reprend en s’adressant à la nouvelle élève:

  • Comment t’appelles tu?

  • …. Lymfan.

  • Lymfan, mon commandant.

  • Lymfan, mon commandant!

  • Et quel est ton nom?

  • Je… Je suis Lymfan, fille de Selir, mon commandant.

  • Non, je ne t’ai pas demandé qui était ton père. Quel est ton nom?

  • …Mais… je n’en ai pas!

  • Je vais te le dire, ton nom. Tu es Lymfan Gin, l’apprentie de l’Avalionne. Tant que tu dormiras au palais, et que la reine-électrice t’accordera sa protection, tu porteras ce nom dans ma classe. Je me fiche du fait que tu n’as pas encore été adoptée; Si Leïa t’as prise sous son aile, je ne tolèrerai pas que tu lui fasses plus de déshonneur; Ses deux frères lui en ont déjà assez fait. Ne laisse jamais les membres des clans inférieurs te marcher dessus. Quant à vous, ajoute-t-il, je compte sur vous pour ne pas oublier ce nom. Tous en rang!

  • Les élèves s'exécutent, et Lymfan s’empresse d’imiter Etius. Ils ont tous levé la garde de leur lame à hauteur de leurs pectoraux, et se tiennent bien droit en regardant devant eux. 

  • Comme nous avons une nouvelle élève, je vais vous rappeler quelles sont les caractéristiques de mon cours, et ce que j’attends de vous. Les maestros sont des guerriers de la foi, des protecteurs du peuple et des serviteurs de la Chimère; Notre devoir est de nous montrer digne du titre de bouclier des laïcs, titre que nous a assigné Gabriel…

  • En entendant cela, la très croyante Lymfan pense avoir enfin trouvé cette noblesse, cette foi qu’elle est venue chercher à Séclielle, et pendant un instant, elle suspend presque son souffle: mais Xanvre poursuit:

  • … Quand vous êtes ici, je veux que vous oubliez tout ça. Les maestros sont des prêtres, des protecteurs, selon vous? Répondez!

  • Non, commandant! répondent-ils tous en chœur, à l’exception de Lymfan. Elle reprend un instant plus tard:

  • N.. Non, commandant!

  • Alors que sont-ils? dit-il en s’approchant d’elle d’un geste brusque.

  • … Je… Je ne sais pas , mon commandant.

  • Il la fixe un instant avec un air de profond dégoût, comme si la simple existence de la jeune fille était un affront à tout ce qu’il y avait de beau et de bon dans ce monde et dans les autres. Il se redresse lentement sans perdre ce regard d’écoeurement sincère, et clame:

  • Les maestros sont des guerriers. Des forces de la nature: et la nature n’a ni morale ni principes. Je suis celui qui a formé le Bûcher de l’Indor; Sépian Sahis, Néron des Hauteurs. Mais j’ai aussi formé le renégat et le déchu. Ils ont tous pris des chemins différents, et pourtant… Pourtant, aucun de vous ne pourrait survivre à un affrontement avec l’un des élèves que je viens de citer; Quel que soit la voie qu’ils ont choisie, mes disciples pourront toujours compter sur ce que je leur ai enseigné dans cette cour. Un guerrier ne se défend pas; sa vie, et celle de son général importe peu. Un guerrier exerce l’art de la guerre, l’art de la victoire, et il doit toujours combattre comme s’il était aux portes de la mort. Aux portes de la mort, qui se soucie de protéger le peuple? Le bouclier protège, et il a la sagesse d’attendre; mais c’est la lame, qui pourfend l’adversaire. Soyez la lame de vos principes: Suivez ma voie, et un jour, vous serez peut-être d’aussi grands combattants que l’Avalionne ou Néron des Hauteurs.

  • L’évocation de Néron des Hauteurs, le brillant apôtre et grand frère d’Atha, fait gonfler la poitrine de celle-ci de fierté. Celle de l’Avalionne, en revanche, fait baisser la tête un instant à Etius.

  • Ici, vos valeurs ne comptent pas, poursuit Xanvre. Vos capacités non plus. Seuls, vos efforts, et l’endurance avec laquelle vous les appliquerez ont de la valeur à mes yeux.” Il marque une pause, et s’arrête à nouveau sur Lymfan. “Cette petite fille est bien plus jeune que vous tous: elle aura du mal à se battre à arme égale contre des guerriers comme vous, qui avez tous environ 16 vertiges, et qui avez déjà reçu l’Onction. Aujourd’hui, nous nous entrainerons donc sans entrer dans l'État. Cela ne signifie pas que vous devez la mépriser comme si elle n’avait aucune valeur: elle a déjà fait l’effort de venir, et nous a même amené notre déserteur. Je ne pensais pas, en venant ici, que je serais gratifié de la présence de l’héritier en personne…” Etius sursaute à son évocation. “Alors, qu’est ce qui t’arrive, ton altesse? Tu oses remettre les pieds ici après tes semaines d’absence? Pensais tu que je n’allais rien dire?”

  • … Commandant, supplie déjà Etius, la froideur me fatigue, et je…

  • Pas de je! hurle le commandant Xanvre. Tu n’es rien, Avalion. Rien qu’une minette effarouchée. Tu te prends peut-être pour une fleur rare, comme on en trouve dans la boutique de Séguon l’Humble… Pour un artefact caché à la vue de tous, pour un petit génie des arts… Mais ici, tu n’es rien. Rien qu’un absentéiste et un paresseux! Redresse-toi! Tu vas affronter Atha, aujourd’hui.

  • Celle-ci pousse un petit cri de joie, mais le commandant la foudroie du regard.

  • Bien, commandant,” couine misérablement Etius. L’épouse de Xanvre des Hauteurs lui a récemment acheté un tableau, et il est certain que sa dernière remarque a un rapport avec ça - il savait qu’il n’aurait pas du commercer avec cette vieille folle... Sa réaction provoque les éclats de rires de la classe.

  • Tu vas pouvoir tester ta future épouse! ricane le plus vieux des apprentis. “Cet élève-là est déjà doté d’une barbe dense, et Lymfan a pu constater qu’il était nettement plus vulgaire que le reste de la classe.

  • Silence, Jacaar, répond Atha en s’avançant dans la cour. Le jeune homme, que Lymfan a pourtant vu plusieurs fois intimider les autres élèves, se tait pourtant presque instantanément.

  • Etius et Atha se détachent tous les deux du groupe pour aller s’affronter au milieu de la cour. Les choses sont vite terminées: Etius se jette sur Atha avec la frénésie du désespoir, et elle le désarme aisément d’un astucieux revers de la lame. Puis, elle lui assène un violent coup d’épée au visage; Alors qu’il recule, nettement sonné par le coup qui a fait jaillir une fontaine de sang de son nez, elle l’attrape par un bras, le fait passer par-dessus son dos et le jette violemment au sol. Puis, alors qu’il est clairement vaincu, elle lui donne un grand coup de pied dans l’arcade sourcilière.

  • Atha! hurle le commandant.

  • Mais c’est l’Avalion! proteste aussitôt la jeune fille en se retournant. Je dois le combattre avec toute ma force, par respect pour ses ancê…

  • Tu es une honte pour ta famille, gronde Xanvre. Aucun membre du clan des Hauteurs ne s’est jamais comporté avec une telle insolence… Tu vas épouser ce garçon, un jour. Est-ce comme ça que tu conçois le mariage?

  • Ces paroles ont un effet profond sur la jeune fille. Des larmes lui montent aux yeux, et pourtant, elle ne pleure pas, pas plus qu’elle ne répond. Elle retourne se ranger dans les rangs, et Etius la rejoint quelques secondes plus tard. Son nez saigne abondamment, et des larmes coulent malgré lui de ses yeux; Il est très rouge, sans qu’on puisse savoir si c’est la faute du coup ou de la honte. Lymfan déglutit avec difficulté. Si ces deux-là doivent se marier, elle plaint sincèrement Etius… Atha est aussi féminine qu’une hache dans un crâne de porc, et Etius n’a pas l’air d’être très boucher dans l’âme… Le commandant recommençe à parler.

  • Jacaar! Toi qui est si prompt à te moquer des autres. Je veux que tu affrontes les trois Sahis. Qu’ils se dégourdissent un peu…

  • Le jeune homme sourit en s’avançant. Il lance un regard arrogant au reste de la classe, et Lymfan ne peut s'empêcher de rougir quand le regard du beau garçon passe sur elle. Sur les trois Sahis, Lymfan n’en a reconnu que deux: Il y a Bellain, l’imbécile arrogant qui rit bien fort à chaque fois que quelqu’un humilie les deux apprentis de Leïa; Karrie, la pimbêche assidue qui fait tout pour s’attirer l’affection de Telema, et un troisième garçon, un peu plus jeune qu’eux, et dont elle ne connaît pas le nom. Ils sont tous blonds et empotés, exagérément gracieux et visiblement peu habiles: Le combat ne dure là aussi que quelques instants. 

  • Jacaar se bat avec deux épées de bois; En quatre mouvements de hanches et deux enjambées, il a désarmé ses trois adversaires. Ceux-ci se figent, stupéfaits; Bellain et Karrie demeurent hébétés, mais le troisième garçon se jette courageusement sur Jacaar. Celui-ci, qui domine le petit d’une bonne tête, lève son genoux avec légèreté; le visage du garçon s’écrase violemment contre la rotule. Puis, Jacaar éclate de rire, et jette ses deux épées au sol avant d’avancer vers les deux Sahis en hurlant. Effrayés, les deux reculent et tombent par terre, sous les éclats de rire de la classe.

  • Imbécile, le réprimande le commandant en l’attrapant par le bras. 

  • Je les ai tous vaincus! proclame Jacaar en se dégageant. Que ma lignée soit bénie! Oh, Kym, Askaraet! aska lozic!

  • En disant cela, il effectue une pose rituelle particulièrement ridicule, à laquelle personne n’ose pourtant rire, tous beaucoup trop gêné pour réagir.

  • C’est un Reale, murmure Etius à Lymfan, amusé par son expression d’abasourdissement. Les membres de leur clan sont tous un peu comme ça… Les Monts Brisés sont un peu isolés, tu comprends…

  • Tu as fini? S’irrite le commandant. Toi et tes stupides traditions… Tu m’as beaucoup déçu, lors de ce combat, Jacaar. Pourquoi as tu jeté tes épées? Ils auraient pu t’attaquer…

  • Aucun d’entre eux n’aurait rien pu faire contre Jacaar Reale, affirme la brute. Contre des adversaires de valeur, je n’aurais jamais commis une telle imprudence, ô, puissant et viril commandant.

  • Tu… Je… commence Xanvre. Le commandant s’interrompt soudain, effectue une pause grave, et reprend: Va rejoindre les autres, Jacaar. Vous deux, reprend-t-il, Bellain et Karrie, vous êtes des lâches. Si ça continue comme ça, je vous ferais redoubler avec l’Avalion. Quant à toi Véant, félicitations: Tu n’as pas démérité. La prochaine fois, essaie quand même d’éviter de te jeter sur ton adversaire la tête la première… Passons à la suite, maintenant.

  • Comment osez-vous? l’interrompt alors Bellain. Le visage du jeune homme est devenu rouge de colère, et il semble sur le point d’exploser.

  • Ne parlez pas comme ça au commandant Xanvre! tente de l’interrompre Telema Féléis, qui se fait pourtant aussi discrète que possible. Bellain l’ignore:

  • Vous n’êtes qu’un vieux crouton, qui n’a jamais pu devenir apôtre… Je dois devenir maestro à la fin du Vertige, en même temps que Jacaar et les autres. Si vous me faites redoubler, sachez que… que… que cela aura des conséquences...!

  • Des conséquences?

  • Un long silence répond à la place de Bellain, qui semble soudain se rappeler qu’il n’a pas affaire à son papa. Xanvre n’a cette fois-ci pas une expression si menaçante que ça: Au contraire, c’est la soudaine douceur avec laquelle il s’exprime qui rappelle son pouvoir.

  • Parle moi des conséquences, Bellain.” En disant cela, Xanvre ne bouge pas, et pourtant, son visage est sujet à un mouvement. Ses pupilles s’agrandissent jusqu’à faire disparaître ses iris, signe qu’il vient d’entrer dans l’Etat. 

  • L’atmosphère devient alors curieusement oppressante. L’air lui-même semble se faire rare; Les élèves frissonnent tous du plus profond de leur âme, alors que la présence du maestro s’abat sur leurs épaules comme une force invisible et pernicieuse. 

  • Vous y allez un peu fort, avec ces enfants…

  • L’étrange aura se dissipe, et Xanvre se retourne vers le nouvel arrivant. C’est un homme un peu plus vieux que lui, qui porte l’habit noir et un visage très grave.

  • Sépian Sahis! Quel bon vent vous amène?...” Les pupilles de Xanvre ont retrouvé leur état normal, et l’étrange pression dans l’atmosphère s’est dissipée. “Je dois dire que je suis embarrassé; J’aurais préféré ne pas exposer votre fils devant vous de la sorte…

  • Ce n’est rien. Véant s’est bien défendu. C’est le plus jeune de la classe, n’est ce pas? Je veux dire, en dehors de…

  • Le regard de Sépian cours vers Lymfan. Celle-ci se redresse, tentant de faire aussi bonne figure que possible, mais elle a l’air ridicule, à côté d’Etius qui saigne toujours du nez.

  • Est-ce que c’est elle, que vous venez tous voir? s’agace le commandant Xanvre. Je ne crois pas que vos propres entraînements étaient des sujets d’attractions…

  • C’est une petite fille plus spéciale que nous, commandant, admet Sépian. Je voulais voir à quoi ressemblait cette prodige…

  • … Hum… Naturellement… Dites moi, avez vous tout de même conscience qu’il s’agit d’une gamine d’à peine 12 vertiges? De toute manière, elle est trop petite pour combattre. Ces grands gaillards n’en feraient qu’une bouchée. Aujourd’hui, je comptais simplement lui apprendre à tenir une épée, alors, vous risquez d’être passablement déçu du spectacle.

  • Oui, même Etius pourrait la battre en étant désarmé, commente alors Bellain.

  • Tais-toi! hurle alors Lymfan en se jetant sur le Sahis en levant son épée de bois dans les airs. Etius la retient, mais Xanvre gronde:

  • Je vous ai ordonné de vous tenir, Lymfan Gin. Si vous tenez à me mettre en colère, très bien. Je vais vous faire combattre contre ce cher Bellain.

  • Quoi? proteste le concerné. Je me suis déjà battu, ce n’est pas juste…

  • Un guerrier doit combattre bien plus d’un adversaire à la fois, et même un couard peut se faire rattraper par plusieurs problèmes en même temps. Tu la combattras désarmé, puisque c’est ce que tu as suggéré….

  • Bellain fronça les sourcils, puis, il sortit des rangs en imitant inconsciemment la démarche de Jacaar. Lymfan s’approcha elle aussi, timidement, et le dernier combat put commencer. Etius, excédé pour sa part, soupira: Etait-ce vraiment bien pédagogique…?

  • Elle se jette sur le jeune pleutre en levant son épée au dessus de sa tête et en hurlant comme une Reale, et cette méthode stupide lui vaut d’être désarmée quasi instantanément; Bellain se saisit de ses poignets, et lui arrache l’épée des mains. Puis, il veut attraper la jeune fille, mais elle fait un pas en arrière, se saisit de son bras tendu, et jette le bellâtre par dessus  son épaule, exactement de la même manière qu’Atha lorsqu’elle a affronté Etius. 

  • Un nouveau silence s’empare alors de la classe.

  • Et bien, le spectacle en vaut peut être la peine, finalement… siffle Xanvre.

  • *****

  • A la fin du cours, Etius et Lymfan se dirigèrent vers la sortie ensemble. La petite avait positivement impressionné Etius; Quand à Lymfan, elle ne pouvait s’empêcher de commencer à ressentir une certaine affection pour ce grand paresseux. Il n’était pas très dégourdi, certes, mais au moins essayait-il; Il ne ressemblait pas à Bellain ou à Karrie. Cette nouvelle légèreté de leur rapport se ressentit dans la discussion qu’ils entretenirent sur le chemin du Kymérion; Elle était remarquablement légère, et d’une fluidité qui les déconcertait un peu tous les deux. Mais, alors qu’ils allaient atteindre le pont d’Eden, ils entendirent quelqu’un les appeler dans leur dos.

  • Avalion! Avalion!

  • En se retournant, ils constatèrent qu’il s’agissait de Jacaar, qui les avaient poursuivis jusqu’ici. Il attrapa la main d’Etius, et se prosterna devant l’héritier.

  • ô, puissant descendant du Premier…

  • Kym, Jacaar….

  • … Je suis venu te dire que je veux te prendre ta femme.

  • Il y eut un silence d’incompréhension, puis, Lymfan s’emporta:

  • ça suffit maintenant! Vous pouvez pas le laisser un peu tran…

  • Calme-toi, Lymfan, la surprit le prince. Il reprit: Tu es amoureux d’Atha, Jacaar?

  • Je la désire, et je la mérite, affirma le jeune homme. C’est une grande guerrière, farouche et sanguinaire; Elle est sans doute la réincarnation du rêve d’un ours, une femme digne d’un Reale…

  • Lymfan ecarquilla les yeux, un peu étonnée qu’une telle brute soit capable de poésie.

  • Jacaar… Tu sais que ce n’est pas par amour, que je dois épouser Atha. C’est une affaire d’alliance…

  • Je suis l’héritier légitime du trône du Fil de l’Exil, ô puissant et viril Avalion. Mon clan est courageux, fort, et plein de bonté envers ceux qui l’ont aidé…

  • Etius soupira. 

  • Bien, Jacaar. Si tu m’assures de ton soutien, je ferais en sorte de répudier Atha, et tu pourras la séduire. Mais ne tente rien avant d’avoir eu mon accord: Tu devras d’abord me prouver le… courage de ton clan.

  • Oui… Oui! cria Jacaar en se relevant d’un air triomphal. Mon clan n’est que courage, et ma parole est plus forte que l'acier! Je te prouverais ma valeur, Avalion! 

  • Puis, il partit dans la rue en hurlant de rire et de joie. Lymfan et Etius se regardèrent un instant.

  • Il est… spécial. Tu vas vraiment le laisser… Te prendre ta femme…?

  • Toi, alors… Tu réfléchis comme ma sœur... S’il aime cette fille, qu’il l’épouse. Il veut me confier son clan, il l’a juré sur son honneur… Alors que c’est moi qui devrait le remercier de me débarrasser de cette… cette…

  • Main de fer dans un gant de fer?

  • Les deux tutellés partagèrent un petit rire nerveux, et pour la première fois depuis leur rencontre, ils semblèrent comprendre qu’ils étaient dans le même camp. À cet instant, Etius espérait même que la petite recevrait l’Onction bien vite, et se demanda quand est ce que Leïa allait revenir à Séclielle.

  • Le mensonge des siècles

  • Laisse moi deviner, soupira Vortal. Tu t’es encore faite sortir de cours?

  • Lymfan baissa la tête sans rien répondre. Vortal se gratta le front un instant, puis lui désigna la brosse à récurer en haussant les épaules.

  • Je m’demande bien c’qu’on va faire de toi. C’est la première fois qu’une élève vient m’aider aussi souvent. Qu’est c’que tu lui as fait, à la Féléis, pour qu’elle t’en veuille à ce point?

  • La jeune fille ne répondit pas. Elle se mit à sa tâche sans exprimer d’autre émotion que la résignation, et Vortal poussa un nouveau soupir.

  • Allez, boude pas. Au moins, tu es avec tonton Vortal. ça pourrait être pire, tu sais!

  • Elle le regarda de haut en bas. Des tâches de gras maculaient son tablier, et une crotte de nez gigantesque sertissait sa narine droite. Elle ne dit rien, mais Vortal comprit très bien ce qu’elle pensait. Il haussa les épaules, lui sourit de toute la pourriture de ses dents, et se remit au travail avec amabilité. 

  • Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour terminer de nettoyer les cuves incrustées de selles. Quand elles furent aussi propres que possible, Lymfan demanda à son tuteur si elle pouvait lire. Aujourd’hui, elle avait prévu le coup; Cela faisait plusieurs fois que Téléma la sortait systématiquement de cours. Lymfan était sûre que Leïa ne tarderait pas à revenir: en attendant, elle avait pris la décision d’assurer son éducation par ses propres moyens. Vortal accepta en souriant, et elle quitta sa vision avec soulagement.

  • Elle sortit l’exemplaire des Révélations qu’elle avait dérobé dans la bibliothèque privée de l’Avalionne, en prenant bien soin de ne pas le salir. Depuis qu’elle l’avait volé, quelques jours plus tôt, elle n’avait même pas eu le temps de l’ouvrir - Elle avait beaucoup hésité à le faire, compte tenu de l’arrangement de ses relations avec Etius. Pourtant, la tentation était trop forte, et son affection pour Etius, encore trop faible: Il n’était après tout qu’un pauvre bougre, c’est vrai, mais il n’était justement rien de plus que cela, et elle continuait à penser que son avis n’avait aucune importance. 

  • Quand elle l’ouvrit, elle eut une réaction de stupeur. Le livre était parcouru de griffures rouges, qui venaient perturber l’harmonie générale du texte. Ce ne pouvait pas être l'œuvre de Leïa, non… La personne qui avait osé vandaliser ainsi le livre saint l’avait fait sans précision apparente, et la plupart des passages devenaient à peine lisibles. Le dépit gagna son visage. Elle qui pensait avoir trouvé un échappatoire, elle se retrouvait avec un torchon illisible; Elle maudit la personne qui avait fait ça, et elle allait refermer le bouquin, quand elle remarqua quelque chose.

  • Les traits rouges qui dérangeaient le texte n’étaient pas aussi insensés qu’ils le paraissaient. En fait, ils semblaient… le recomposer. Le pavi était un alphabet étrange; Chacune de ses lettres pouvaient s’écrire de plus de 700 façons différentes, et les nuances entre les signes étaient si infimes qu’il fallait des années d’apprentissage pour être capable de les identifier avec certitude. 

  • Pourtant, il semblait qu’une personne avait pourtant été assez brillante pour raturer le texte de manière à le réécrire, en déplaçant le sens de plusieurs phrases de quelques mouvements de pinceau, de manière aussi grotesque que géniale. Une lettre en devenait une autre, une phrase se déformait en un paragraphe et une page en un mot.

  • La page ouverte devant ses yeux, elle la connaissait ainsi très bien; C’était un passage versifié très fameux, “A l’ombre des grenadiers”, un poème très cryptique avec lequel elle avait autrefois débuté son apprentissage du pavi.

  • Avec les ratures, le titre et le contenu de la comptine changeaient - Il fallait être expert dans le décodage de cet alphabet, pour remarquer l’imperceptible métamorphose que les modifications suggéraient. Même un apôtre expérimenté aurait eu du mal ne serait ce qu’à déceler la nature de ces ratures, et pourtant, Lymfan réussit même à les déchiffrer: Ainsi, au lieu d’ ”à l’ombre des grenadiers”, le poème était renommé: “Comment traverser le Vertige”. 

  • Alors, c’est vrai? Tu sais vraiment le lire? demanda Vortal.

  • Lymfan ne lui accorda aucune attention; Elle devait oublier l’endroit où elle était par tous les moyens. Plus elle lisait, moins elle comprenait ce qu’elle avait entre les mains. Le “Correcteur” (elle lui donna instantanément ce surnom, sans même y faire attention) faisait la description d’une terre instable, d’un continent des songes, sur lequel il était impossible de poser le pied - Pourtant, il en décrivait chaque parcelle comme s’il l’avait visitée lui même, précisant ses contours avec une multitude de détails trop précis pour avoir été imaginés. Il peignait l'anatomie odieuse de créatures cauchemardesque, érigeait des tours immense formées de fantasmes, un désert interminable où l'on retrouvait tout ce que l'Homme avait perdu et une plage semblable à une mer d'aube qu'il appelait "le Champ des Possibles". 

  • Elle se rendait peu à peu compte que les ratures ne modifiaient pas le texte, mais qu’elles en révélaient plutôt les lignes sous-jacentes- En effaçant une lettre ici, en en rajoutant une là, on déduisait un sens différent aux mots, et c’est comme si le texte avait déjà été présent dans les Révélations, mais qu’il avait seulement été révélé par le Correcteur.

  • La porte s’ouvrit alors, et Lymfan referma le livre avec précipitation. Il ne fallait pas qu’on la surprenne avec un livre profané - Surtout pas si elle devait expliquer comment elle l’avait obtenu. L’homme qui entra dans les toilettes ne leur prêta pas la moindre attention. Vortal, lui, haussa un sourcil, et quand le maestro fut reparti, il s’empressa de poser la question:

  • Pourquoi tu l’as caché?

  • Elle eut une grimace de dédain, et le réouvrit à une autre page. “Le récit glorieux des Apôtres”. Un texte charnière de la foi Kymérienne, que Lymfan avait étudié pendant de nombreuses saisons avant de pouvoir le comprendre. Le correcteur avait renommé cet extrait: “Le mensonge des siècles et les 67 manières de cuisiner un ange”. Elle allait s’empresser de lire cet essai étrange, quand Vortal se pencha sur elle.

  • Hum? C’est toi qui a gribouillé sur le livre?

  • Elle le referma brusquement, et jeta un regard noir à Vortal.

  • Non, c’est l’Avalionne qui m'a demandé de l’étudier.

  • ça, ça m’étonnerait. Le Bûcher de l’Indor, demander à ce qu’on étudie un livre profané? Impossible. 

  • Le bûcher de l’Indor?...

  • Tu ne connais même pas le surnom de ton maître… T’es un cas, toi, hein. Bon, te fais pas d’soucis. J’dirai rien. Mais cache le bien, ton livre… Réécrire les textes sacrés, c’est pas quelque chose qu’on te pardonnera aussi facilement que tes petites embrouilles avec la Féléis. Faut qu’tu fasses profil bas ici… T’as pas d’nom...

  • Et faire comme vous, récurer les pots de chambre pendant 15 vertiges?

  • Vortal éclata de rire. Il n’était pas du tout vexé, ce qui irrita beaucoup Lymfan.

  • Je ne suis qu’un homme du peuple. Et, je comprends pas le pavi, moi… Je pourrai probablement jamais lire les Révélations, puisque toute traduction en langue commune est interdite. ‘toute façon, j’la lis même pas, la langue commune. Mais, tu sais quoi? Moi, j’suis sûr que j’ai compris ce que la Chimère attend de nous.

  • Lymfan le regarda sans comprendre. Ravi de son effet, Vortal continua.

  • Les apprentis, les maestros, les apôtres… Ils passent des années à étudier les textes, pour comprendre c’que tout le monde sait bien, au final. L’humilité, l’courage, l’abnégation et la perseverance… C’est pas dans les livres, qu’on apprend ces choses là. 

  • Lymfan ne captait pas la sagesse de ces paroles: Elle n’écoutait personne, trop sûre de sa propre intelligence, et son visage exprimait ce jour-là, comme tant d’autres jours auparavant, un certain mépris qui gâchait cette même intelligence de son regard. Pourtant, Vortal continua:

  • On doit les vivre tout de suite, là, spo'tanement, parce que la véritable noblesse, c'est pas l'resultat d'un calcul. Pourtant, j’suis sûr que c’est ce que la Chimère attend de nous, j’veux dire, qu’on ait ces qualités là, quoi. Qu’on soit bon. Si tu veux jamais qu’elle te désigne, faut êt’es digne. Alors, peut-être que je suis pas apôtre, mais moi, au moins, je connais ma place et j’sais m’en satisfaire. Tu devrais faire comme moi, au lieu d’essayer de concurrencer la Féléis… ou Gabriel, ajouta-t-il en regardant le livre.

  • Je ne cherche pas à...

  • Oh, tu sais, t’as pas besoin de me convaincre. Je suis sûr que t’es une brave petite fille, ça fait aucun doute. Mais c’est juste que… Tu comprends peut-être pas encore très bien les lois d’cet endroit. 

  • Je veux pas les comprendre. Je veux les changer.

  • Vortal haussa les sourcils, et éclata d’un rire énorme et tonitruant.

  • Et comment tu comptes changer les choses, si tu les comprends même pas?

  • Notes du Premier Registre

  • Les buts des membres du Registre sont divers et variés, mais nous nous sommes tous entendus sur un point. Nous souhaitons tous, entre autres choses, trouver Dieu.

  • La Signature

  • Rêve

  • La Chimère est là, juste devant mes yeux. Je me prosterne devant elle, sanctifiée - J'ai tout à lui demander, mais je veux d'abord savoir si elle m'accepte. Elle n’esquisse aucun mouvement dans ma direction. J'observe sa forme avec passion - Dieu n'a pas choisi une apparence impressionnante. La Chimère évoque la modestie de l'Éternel, ou sa simplicité. Je me relève, et m'approche d'elle. Si elle me désigne, je sais que je terminerais ma vie de moi même ; plutôt mourir que devenir comme ceux que je hais le plus au monde. Mais, alors que je lève la main vers Dieu, un mur de pages surgit devant moi. Que se passe-t-il ? Je reconnais le texte saint sur ces pages gigantesque (Combien de vents dans la vie d’un vautour?), qui m'ont piégé dans leur prison d'encre et de papier. 

  • Je panique, et essaie de pousser ce mur - en vain. Les pages semblent légères, mais sont plus solides que du métal - Dans ma frustration, je me mets à les frapper, encore et encore - mes poings s'écorchent, et des ratures rouges apparaissent sur les pages que j'ai voulu tourner.

  • Réalité

  • En se réveillant, Lymfan découvrit avec étonnement qu'elle avait les jointures couvertes de blessures - elle ne se rappelait pas de son rêve, et se dit qu'elle avait dû remuer durant la nuit. Il lui restait quelques heures avant le lever du jour - son regard se posa sur le livre encore ouvert posé sur sa table, et elle se jeta dessus, avide des connaissances que récelaient cet ouvrage.

  • Le jour précédent, Lymfan s'était endormie très tard. Elle avait passé la majeure partie de la nuit à éplucher le livre, de plus en plus émerveillée par la science étrange qu'il contenait. Le Correcteur avait transformé les textes sacrés en un véritable guide pratique, rempli d'astuces en tout genre concernant les sujets les plus variés - il donnait des conseils sur la meilleure manière d'accorder des vers, détaillait des techniques de jardinage contre-intuitive, dressait la carte de nations impossible et partageait des recettes insensées qui donnaient pourtant l'eau à la bouche. . Partout, un signe revenait; C’était une façon d’écrire la “Ovi” , la plus commune et la plus simple des lettres; Elle était employée dans une de ses formes les plus rares, et en cela, elle constituait une sorte de signature pour le maestro de génie qui avait altéré ce livre. 

  • Si elle ne comprenait pas grand chose à la plupart des passages, elle restait fasciné par le lien subtil qui unissait le texte de base et la version remaniée - même si les sujets abordés par le Correcteur était variés, elle parvenait toujours à faire un rapprochement entre les versets originels et ces farces étranges qui pavaient le bouquin.

  • Le dernier chapitre qu'elle avait lu s'intitulait "Ce que les croyants doivent construire” ; La correction s'appelait : "Le Kymérion et ses passages secrets: Guide pratique".

  • Notes du Premier Registre

  • Ma’ek est une petite île majestueuse, perdue en plein cœur du Vertige. C’est un volcan éteint, sur lequel le peuple matari s’est exilé après les Purges. Il y a deux siècles, cette île n’existait pas; C’est le combat mythique entre le Premier Avalion et le Fléau qui l’a fait émerger de l’Océan. C’est sur cette blessure infligée au monde qu’a été fondé le premier Registre; A sa création, nous étions onze.

  • La Brise

  • Une légère brise le fit frissonner - C’était la dernière avant le lever du jour. Aeqa s’était réveillé tôt, comme à son habitude. Il venait de terminer de s’habiller, et s'apprêtait à arroser les fleurs d’Arée, quand une petite voix l’apostropha: C’était sa fille, apparue dans son dos sans qu’il ne la remarque. Elle lui sourit doucement.

  • Les fleurs d’Arée, c’est mes préférées.

  • Je sais, ma chérie.

  • Il la serra négligemment dans ses bras, pressé d’être à sa forge, quand Myrrhe lui posa la question fatidique:

  • “Papa, c’est quoi la Chimère?”

  • C’était une question trop sérieuse pour être ignorée. Il n’était pas sûr de très bien assumer son rôle de père, de manière générale, mais cette fois-ci, il fallait une réponse claire. Il se rappela du jour où il avait lui-même posé cette question pour la première fois. Comme le voulait la coutume, sa mère l’avait aussitôt emmené voir l’assagi, qui lui avait longuement expliqué la foi inébranlable que se transmettaient les mataris depuis des siècles. Peut-être aurait-il dû l’imiter, et guider sa fille au temple pour qu’on lui explique le monde dans les formes - mais il était pressé de travailler, et peu respectueux des traditions. 

  • “Viens, on va s'asseoir.” répondit-il après un bref silence.

  • Étonnée, mais ravie de recevoir l’attention de son père, elle le suivit sans faire de bruit, en affichant un grand sourire ébahi. Ils marchèrent pieds nus dans la cour poussiéreuse. S’assirent sur les vieux bancs de pierre qui en bordaient les contours. Puis, Aeqa commença à expliquer ce qu’il croyait être la seule Vérité concernant la Chimère.

  • Il parla longtemps, du monde des esprits auxquels croyaient les mataris, des échanges secrets que se livrent la vie et la mort, et du véritable sens du verbe “rêver”. Il était étonnamment éloquent, mais restait suffisamment simple pour que l’enfant ne soit jamais perdue. Il raconta qu’autrefois, les hommes étaient de grands pécheurs, et qu’un esprit vengeur s’était incarné dans la Chimère pour les punir de leur arrogance - Sa version du déluge était la même que dans l’Empire ou dans le Supremat. En revanche, il n’y avait qu’un seul être que son âme de matari reconnaissait comme un dieu: Extellar. 

  • Quand son père lui raconta l’histoire du plus puissant des Infernés, un matari, comme eux, l’enfant fut tellement fascinée qu’elle eut du mal à rester en place. Son comportement attendrit Aeqa, et il hésita à rester un peu plus longtemps pour discuter avec elle. Mais il avait terminé, et il fallait qu’il entame son labeur.

  • “Reste encore un peu, papa…

  • Qu’est ce qui se passe?

  • Ophia se tenait dans l’encadrure de la porte, et n’avait pas du tout l’air de comprendre ce qu’elle voyait.

  • Papa m'a tout raconté!

  • Qu’est ce qu’il t’a raconté, ma chérie? Viens par là. Elle pressa sa fille de la rejoindre, comme inquiète de la savoir avec son père. Innocente, Myrrhe voleta jusqu’à sa mère d’un bond de sauterelle.

  • Il m'a tout dit pour la Chimère, Extellar, le grand rêve et...

  • L’expression du visage d’Ophia suffit à la faire taire. Aeqa s’était déjà relevé, et approchait de sa forge, mais il s’arrêta avant même d’avoir regardé sa femme, ayant senti un net changement dans l’atmosphère.

  • Cette fois-ci, siffla-t-elle, tu vas trop trop loin. Et après un court silence, elle cracha: Rhago.

  • Le mot “Rhago” est un de ceux qu’il est le plus difficile de traduire. Propre à la culture matari, composée quasi exclusivement de marins, il faut en comprendre les coutumes pour percevoir la profondeur de l’injure; Ceux qui ne prenaient pas la mer étaient considérés comme des lâches et des esclaves, voir des sous-homme soumis à la terre et à sa pesanteur - des Rhagos. Seuls les vieillards et les femmes renonçaient à l’appel de l’océan - Tout du moins dans l’esprit de ceux qui voguaient sur ses flots.

  • C’était un mot humiliant, qu’on prononçait rarement, même pour rire - Aeqa l’entendait souvent. Venant de sa propre femme, cet assortiment de sonorités aléatoire eut un effet profond et dévastateur sur son esprit. 

  • Le Rhago paie la nourriture de ta fille…

  • De quelle nourriture tu parles? Tu ne vends jamais rien! Lui parler des Grandes Choses… Comme ça, au bord de la cour… Tu as perdu la tête?

  • Et alors? En quoi c’est un problème de lui expliquer le monde nous-même…

  • Maman, t’as pas compris! Papa, il est gentil! C’est moi qui lui ai posé la question…

  • L’enfant était au bord des larmes, rongée par la culpabilité. Elle fut à peine entendue.

  • ...Alors, en plus d’être trop lâche pour voguer, et de ne pas être foutu de ramener de l’argent, tu n’as aucun respect envers notre foi?

  • calme toi, femme… Il prononça ce dernier mot avec le même ton d’injure que celui qu’elle avait employé pour l’insulter.

  • T’as rien d’un homme! Ne me demande pas de me calmer!

  • Aeqa n’avait pas beaucoup de répartie - communiquer avec les êtres humains lui était d’autant plus difficile du fait qu’il ne pouvait pas leur donner de coup de marteau.

  • Si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à emmener toi-même ta fille au temple.

  • Tu sais quoi? C’est exactement ce que je vais faire!

  • Myrrhe déversait un torrent de larmes protestatrices quand sa mère la prit par la main pour l’emmener vers la sortie - en vain. Avant d’emprunter le sentier, Ophia hurla:

  • J’irais au temple, et je demanderais qu’on annule notre union par la même occasion!

  • Tant mieux, ça me fera des vacances… lâcha Aeqa avec négligence. Mais ses mots ne blessèrent que lui même, et Ophia était déjà loin.

  • Il arriva enfin devant sa forge - mais sans entrain. Pourquoi était-il si pressé, déjà…? Personne ne l'attendait, après tout. Pour la première fois depuis très longtemps, ses “créations” lui semblèrent n’être qu’un tas de ferraille sans aucune valeur. Elle était partie. Non, non. Elle allait revenir. Ophia avait toujours eu ce caractère explosif, direct; Ce trait le gênait, mais c'était aussi une des raisons pour laquelle il… il devait penser à autre chose.

  • Sur la grande table sur laquelle Aeqa disposait ses quelques outils, une nappe de toile couvrait le crâne. Le matari s’en approcha avec lenteur. Il souleva le voile, espérant échapper à l’angoisse qui germait dans son torse en contemplant le fruit de son obsession - Mais le crâne lui rappela le deuil qui couvait, et il le recouvrit très vite.

  • Il fallait qu’il la rattrape. Qu’il s’excuse… Non. Qu’ils s’expliquent. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui la mettait folle de rage, quelques instants auparavant - Mais le départ soudain de son épouse avait soufflé comme une bourrasque dissipant le brouillard dans lequel ses frustrations l’avait plongé. Ce n’était pas seulement cette altercation; Le court moment qu’il venait de passer avec sa fille ravivait en lui des sentiments éteints, tendres et chaleureux, qu’il surprenait avec autant de joie que s’ils avaient été de vieux amis en terre étrangère. Ces soudains jaillissements internes galvanisèrent Aeqa, et il se jeta sur le sentier. 

  • Il trottait, presque heureux de l’urgence, pieds nus sur un sentier graveleux - Il fallait qu’il la rattrape. Il s’attendait déjà à la voir, derrière cet arbre, ou celui-ci.

  • Mais il ne la rattraperait pas. Comme tant d’autres hommes avant et après lui, il avait réagit trop tard, et la brise qui soufflait sur Ma’ek annonçait un changement qu’il lui était impossible de pressentir.

  • Quand il sortit de la jungle de l’île pour poser le pied sur les roches volcaniques qui bordaient la plage, il eut une vision très claire de l’entièreté du port. Le temple de l’assagi se dressait sur une hauteur, faisant face à la mer, et de nombreuses habitations aussi rudimentaire que la sienne bordaient les flots. Ma’ek était une île tropicale, où les arbres arboraient des couleurs chatoyantes qui auraient émerveillé quiconque aurait posé les yeux dessus; Mais l’habitude lui fit ignorer totalement ces plantes incroyables. C’est qu’un seul point sur l’horizon, lui, inhabituel, absorbait toute son attention.

  • C’était un navire d’un blanc immaculé, nabot mais sublime. Il avançait à une vitesse impressionnante, comme mû par une force invisible. Il ne ressemblait pas aux monstres à vapeurs venus des mers du sud, qui accostaient parfois pour commercer avec cette île primitive, ni aux bicoques ridicules de l’Empire, que les mataris moquaient du rire le plus sincère. Il était mince, fendait les flots avec une élégance entière; Son bois éclatant bondissait comme l’écume sur la crête des vagues. Il n’y avait presque pas de vent, ce matin-là; Pourtant, ses splendides voiles blanches étaient aussi gonflées qu’en pleine tempête. Il voguait sans autre équipage qu’une femme, d’âge mûr, et à la peau tannée par le soleil marin. Elle se dressait à la proue comme une montagne à l’horizon, et Aeqa perçut sa puissance sans savoir à quoi il devait l’attribuer.

  • Son vaisseau blanc, qu’elle ne manoeuvrait pas, accosta néanmoins sur le pont avec autant de légéreté et de précision que s’il avait été dirigé par un équipage experimenté. Sans s’arrêter de marcher, Aeqa changea instantanément d’objectif. Il avait beau n’avoir jamais pris la mer, il restait un matari - Il se devait d’aller regarder cette merveille d’un peu plus près.

  • Il n’était pas le seul à avoir pris connaissance de l’arrivée du bateau. Sur un autre sentier, neuf, celui-ci, un jeune homme accourait pour transmettre la nouvelle de l’arrivée d’une apôtre sur l’île. Il s’écorcha contre des plantes grimpantes, aspira un insecte dans ses halètements et trébucha plusieurs fois - mais à aucun moment il ne ralentit. Quand il atteint enfin la vieille demeure de Patmé et qu’il en enfonça la porte d’un violent coup d’épaule, aucun des grands marins parsemant le plancher n’eut la moindre réaction; Seul un rot anonyme marqua son entrée.

  • “ Ils sont là! Les apôtres sont là!

  • La ferme, Ocar… grogna un ivrogne puant, adossé à un des murs de chaux.

  • Capitaine Patmé! Lui répondit Ocar. Au port! Il y a...

  • Il s’interrompit pour éviter la bouteille que lui lança Enmar, écroulé dans une flaque de vomi qui n’avait pas l’air d’être la sienne.

  • … un navire blanc, reprit le messager, sans équipage et…

  • ...Dont les voiles se gonflent même par temps calme?

  • Cette dernière voix était plus sobre que les autres. Octaf venait d’apparaître d’un escalier, l’immense Sot’ka sur ses talons. Le jeune Ocar s’inclina bien bas devant le vieillard, jeta un regard terrifié à la créature, et confirma d’un hochement de tête.

  • Octaf et l’altesse morbide se regardèrent un instant. 

  • … Voilà qui change un peu nos plans, souria Octaf. Mais si ils n’ont envoyé que quelques apôtres, j’imagine qu’à deux, nous pourrons nous en charger…

  • Les apôtres, cracha la Sot’ka. Le seul son de sa voix réveilla la majorité de l’équipage avachi sur le sol. J’ai déjà dévoré plusieurs d’entre eux. Ils ont mauvais goût. Le blasphème les gâte…

  • Ah… Tout à fait charmant, ma chère. Combien d’entre eux sont arrivés?

  • Qu’importe, gronda Sekiace. Dix ou cents, c’est du pareil au même. Leurs os crisseront sous ma mâchoire. Laissez-moi m’en charger.

  • Le messager déglutit, se sentant dispensé de répondre. 

  • Ah… Oui, bien sûr, bien sûr... sourit Octaf. Allez-y, votre Majesté; Je m’occupe de réveiller notre équipage, et nous préparons notre départ.

  • La Sot’ka hocha la tête d’un air pensif. Le vieil Octaf continuait de sourire de toutes ses dents. Dès qu’elle fut sortie, et qu’il eut la certitude qu’elle s’était suffisamment éloignée, il laissa son visage s’effondrer sur lui-même.

  • Quelle catastrophe… 

  • Il se jeta par terre, à côté de son plus fidèle matelot: Un Patmé ivre mort qui n’avait plus rien du gamin fringant qu’il avait l’habitude d’incarner.

  • Un plan si complet, geint le vieil homme. Ficelé jusque dans ses moindres détails… Réduit à néant en l’espace d’une seconde.

  • … Vois les choses du bon côté, rota Patmé. Avec un peu de chance, la Sot’ka et les païens s’entretueront…

  • Près du dit navire, une petite foule s’était attroupée. La femme à bord était rentrée dans sa cabine, et semblait attendre la présence d’un comité officiel avant de toucher terre. Aeqa était en face de la poupe, et s’extasiait à distance. Isolé du groupe qui s’était formé, il sortait d’ordinaire si peu que les quelques âmes qui le reconnurent eurent l’air aussi choquées par sa présence que par celle du vaisseau. 

  • Aeqa n’était peut-être pas marin, mais il savait reconnaître la beauté quand il la voyait; C’était elle qu’il traquait, après tout. De plus près, la perfection de l’ouvrage se précisait. Sa forme épousait la mer dans un balancement serein. Son mat s'élevait dans le ciel avec la finesse d’un trait de pinceau trempé dans l’ivoire, et même sans ses ailes, voiles rentrées prêtes à recouper le ciel, il ressemblait à un oiseau.

  • On était allé chercher l’assagi, et l’attroupement se faisait de plus en plus dense. Horrifié par la foule, Aeqa s’enfuit à regret - une telle beauté, il aurait voulu la contempler en silence. Ce n’est qu’une fois qu’il fut éloigné du vacarme qu’il se rappela ce qu’il était venu faire: Sa femme et sa fille étaient sans doute au temple, et il s’empressa de le rejoindre. Une légère brise caressa alors son échine, et il tourna la tête.

  • La créature la plus ignoble qu’il avait vu durant sa courte existence passa alors à quelques centimètres de lui sans lui accorder un regard.

  • Un puissant sentiment de terreur le fit tomber à la renverse. Les yeux révulsés, il ne respirait plus: La chose qu’il était en train de regarder existait-elle vraiment? C’était une femme immense, d’au moins deux mètres cinquante - Sa peau grise pourrisait sur elle même, et ses cheveux poisseux étaient maculé de sang.

  • Sans faire attention au petit humain écoeuré qui venait de se jeter par terre, la Sot’ka se rua sur l’embarcadère. La foule se dissipa presque instantanément, en poussant des hurlements à la vision de la bête. Arrivée face au  navire, Sekiace marqua un arrêt. Pendant quelques instants, on aurait dit qu’elle admirait la Brise. La géante posa sa main sur sa coque. Presque avec tendresse. Puis, une onde de choc parcouru son corps, et elle poussa avec une violence inouïe.

  • Le navire, immense, par rapport à la Sot’ka, s’enfonça dans les flots dans un mouvement brusque, avant de remonter en claquant. Les quelques badauds qui étaient restés à distance là s’enfuirent alors, à l’exception d’Aeqa, qui restait pétrifié de terreur. Ses muscles ne lui répondaient plus: Il avait beau leur ordonner de fuir, il était comme contraint de regarder cette scène se dérouler sous ses yeux.

  • “Sortez de là!” Rugit la créature en employant la langue matarie. Son cri fit vibrer le tympan d’Aeqa. Il était proche de s’évanouir, quand il fut témoin d’une scène qu’il ne comprit pas du tout. La Sot’ka se pencha à nouveau sur le navire, en l’inspectant avec indifférence, quand un morceau de tissu bleu, enroulé autour du mât, lui fit écarquiller les yeux. Une expression faciale inattendue apparut alors sur le visage de la créature: Celle-là même qui figurait sur celui d’Aeqa. Une expression de terreur si profonde qu’elle acheva de terrifier le forgeron. Il l’entendit murmurer: 

  • “Le Bûcher…”

  • Puis, le corps tout entier de la chose s’arqua en arrière. Elle pivota avec une puissance féline, et s’enfuit en bondissant à une vitesse inhumaine. Quelques instants après qu’elle n’ait disparu du champ de vision d’Aeqa, la porte de la cale s’ouvrit alors. Leïa inspecta l’horizon d’un air suspect; Il n’y avait pas âme qui vive, en dehors du petit bonhomme pissé qui la dévisageait avec horreur. Elle poussa un soupir découragé, et lui dit:

  • Kymeria aq sadaris. Sacaris com dobele?

  • Devant l’air ahuri d’Aeqa, elle tenta une autre langue :

  • Dîvino comé doblino?

  • L’indigène secoua la tête de gauche à droite, se releva soudain et s’enfuit à son tour, terrifié par l’étrangère. L’Avalionne le regarda cavaler avec indifférence. Il était évident que ce n’était pas lui qui avait fait tanguer la Brise.

  • Elle ne pouvait pas vraiment se permettre de débarquer sur l’île, tout de suite. Ma’ek était un “pays” indépendant d’à peine un millier d’habitant, mais n’en demeurait pas moins dans la zone d’influence du royaume de la Lune - une attitude trop belliqueuse passerais pour une volonté de conquête, ce qui envenimerait les relations déjà difficile avec la Reine Rouge. La maestria devait donc se montrer diplomate. Elle pensait y parvenir sans trop d’effort.

  • Elle procéderait par étape: retrouver cette Sot’ka et l’homme qui avait tenté d’orchestrer le débarquement, les faire parler, les eliminer, et rentrer à la capitale. Ce dernier objectif était le plus important, pour elle. L’influence d’At Sahis devenait trop grandissante; Elle se devait d’aller clouer la langue du serpent avant qu’il ne l’empoisonne, et ne considérait en somme cette mission que comme une formalité.

  • Cette île était née du combat fratricide entre son ancêtre et le Fléau. Cette idée l’émut un peu; Ma’ek s’etendait à perte de vue, et elle se demandait bien quelle Note avait pu la faire émerger des flots.

  • Mais un événement l’extrait de sa méditation. Une délégation venait d’apparaître au bout du port; un homme âgé au torse nu et couvert de cicatrices rituelles dirigeait la marche. Six gardes énormes et armés jusqu’au cou l’accompagnaient, ainsi qu’une jolie jeune fille au visage clos.

  • Leïa n’eut pas besoin d’entrer dans l’Etat pour comprendre que le vieil homme était un Désigné. Une marque de morsure figurait sur son cou, et toutes ses cicatrices convergeaient vers ce point. Certaines de ces anciennes blessures remontaient de la jambe jusqu’à la gorge, d’autres descendaient de ses deux yeux noirs jusqu’à ce même point.

  • Elle fut incapable de dissimuler le sentiment de dégoût qu’il lui inspirait. La maestria connaissait trop bien les textes pour ne pas ressentir l’urgence de tuer face à un Désigné. Les Exilés, mordu par la Chimère, étaient la seconde catégorie de désigné, la plus étrange d’entre toutes. L’essence du mal se tenait là, devant ses yeux. Pourtant, le monde n’était pas aussi simple qu’elle l'aurait voulu, et elle se doutait bien qu’elle avait affaire au dirigeant de cette tribu primitive. 

  • En arrivant devant elle, l’assagi s’inclina. Ignorante du protocole qui régissait cet endroit, elle choisit de l’imiter, et son geste fut accueilli avec bienveillance. La jeune fille se révéla être une traductrice, et elle demanda à Leïa des explications sur cette arrivée soudaine. Cette dernière avait recomposé son visage, mais laissait tout de même transparaître un léger rictus de mépris. 

  • “Dites à votre maître de se rassurer. Le Saint-Suprêmat envisage de nouer des relations commerciales avec votre… noble patrie. La cour électorale m'a demandé de venir consulter les opportunités économiques que Ma'ek a à offrir.

  • Ne prenez pas l’Etvar pour un imbécile, étrangère, lui répondit la jeune fille sans prendre la peine de traduire. Vous êtes Leïa Gin, la reine de l’Indor. Une apôtre de la foi du diable… Qu’est ce qu’une femme comme vous…?

  • Tu parles très bien le Kymérien, je tiens à le dire. Mais maîtriser plusieurs langues n’apprend pas à choisir les bons mots. Si j’avais des intentions belliqueuses, je n’aurais pas eu besoin de les dissimuler, esclave. Répète à ton maître ce que je viens de dire.

  • Il n’y avait aucune trace de colère, dans la voix de l’Avalionne. Elle s’exprimait clairement, sans détour et sans attendre.

  • Après avoir traduit, l’esclave répondit:

  • L’Etvar vous souhaite la bienvenue, votre Altesse. Mais l'île de Ma'ek produit en vérité bien peu de choses. Que peux-t-il y avoir ici qui rivalise de richesse avec l'immense royaume de l'Indor? Le Suprêmat n’a-il pas annoncé son “retrait”, la fermeture de ses frontières, il y a deux siècles? Nos marins n’ont même pas le droit d’accoster sur vos ports… 

  • Même l’Indor n’a pas su reproduire les jardins de Limbad. On raconte qu'une fleur très spéciale pousse sur cette île, et seulement sur cette île. Vous devez forcément la connaître. On l'appelle "Fleur d'Arée". J’aimerais vous en acheter en grande quantité.

  • L’Etvar connaît bien cette fleur, traduisit l’esclave après un instant. Nous ne la cultivons pas, mais nous pouvons vous en procurer quelques spécimens. L’autre Avalion est venu nous en demander, lui aussi. Son aigle était majestueux, mais notre peuple aura certainement une préférence pour votre navire. L’Etvar dit qu’il est d’ailleurs surpris qu’une foule plus conséquente ne se soit pas rassemblée… Mais nous continuerons cette entrevue dans un contexte plus propice. Si vous le voulez bien, suivez-nous au temple, votre altesse.

  • La mention de son frère déstabilisa Leïa, mais elle dissimula bien mieux cette émotion que les précédentes. Antar, à Ma’ek? Qu’est ce qu’il était venu faire là? Pourquoi avait-il besoin de fleurs d’Arées? Avait-il lu les Révélations corrigées, lui aussi? Peu importe. Elle s’inclina, et entrepris de les suivre sans plus de cérémonie.

  • Au temple, Aeqa ne retrouva ni sa femme, ni sa fille. Même l’assagi n’était pas là… Sa frayeur passée, il s’était remis à leur recherche, mais personne ne les avait vues de la journée. Une angoisse sourde le pressait de plus en plus. Le souvenir de la créature, encore très présent dans son esprit, s’associait tragiquement avec celui de sa fragile petite fille. Il décida de retourner sur ses pas, mais alors qu’il atteignait le sentier, il croisa son frère.

  • Ils devaient être une vingtaine, en tout, à claudiquer sous les branches. Patmé n’était pas le plus frais d’entre eux; Seul, Octaf restait sobre. Quand il reconnut ce dernier, Aeqa eut une grimace haineuse. Octaf, lui, demeura fidèle à lui-même.

  • Mon très cher Aeqa! Comme c’est plaisant, de te voir ici. Dis-moi, il y a du grabuge sur le port, de ce qu’on m’as raconté?

  • Salut, Patmé, ignora le forgeron. Toujours en bonne compagnie, à ce que je vois.

  • Salut, Aeqa. Toujours seul, à ce que je vois… 

  • Quelques sourires épuisés saluèrent la réplique. Aeqa faillit s'énerver - mais il n’avait pas le temps. Si elles n’étaient pas au temple, ou étaient-elles? Il tenta de s’esquiver, mais Octaf le saisit alors par le bras, avec une force étonnante pour un homme de son âge.

  • écoute. Je sais que tu ne me portes pas dans ton cœur. Mais tu dois me dire ce qu’il s’est passé au port.

  • Après une hésitation, Aeqa entrepris de raconter brièvement ce dont il avait été témoin. Quand il mentionna la fuite de la créature ignoble, Octaf blêmit légérement.

  • Et tu es sûr qu’elle a dit “Le Bûcher”, avant de fuir? Mais elle a parlé en matari, au moins? Tu as compris, ce qu’elle a dit, cette créature?

  • Je n’ai pas le temps. Je dois aller chercher ma femme et ma fille…

  • Ah…? Tu as perdu ta femme?...

  • Ne t’inquiète pas, Rhago, ricana Daïn, l’un des marins que commandait Patmé. Elle est sûrement avec son amant… Essaie de la comprendre…

  • La réplique déclencha cette fois-ci l'hilarité du cortège, qui se réveillait progressivement. Patmé ne reprit pas son subordonné, et esquissa même un sourire coupable qui transperça Aeqa. Il se demanda si elle pouvait vraiment être chez un autre, et lui en voulut instantanément à cette idée, comme si elle avait été responsable de ses inquiétudes.

  • Bien sûr, Ophia n’était pas avec un homme. Après la dispute, elle avait voulu aller au temple - mais, sur le chemin, elle avait décidé d’emmener sa fille ailleurs. La dispute l’avait blessée, et elle ne décolèrais pas - elle ne voulait pas aller voir l’assagi dans cet état. Après avoir grimpé quelques centaines de mètres au-dessus du port, on atteignait des sources chaudes légèrement cachées, uniquement connues de quelques femmes de l’île, qui avaient gardé jalousement ce secret depuis des décennies. Elles s’y étaient plongées toutes les deux, et la chaleur bienfaisante de l’eau apaisait leurs émotions.

  • “Maman… Papa et toi, vous allez faire la paix…?

  • … ma petite Myrrhe…

  • Tu sais, il m’as super bien raconté tout.

  • … C’est pas le problème…

  • Tu vas le pardonner, pas vrai?

  • Maman.

  • Maman!

  • Oui, je vais le pardonner. Calme toi, maintenant, et arrête de parler de ton père. Viens ici...

  • L’enfant, ravie, rejoignit sa mère, qui entreprit de lui laver les cheveux. Elles continuèrent à discuter doucement, de tous les sujets, sauf d’Aeqa, et leurs rires traçaient de grands cercles dans l’eau. 

  • Un bruit tonitruant résonna alors dans la forêt.

  • C’est quoi, maman?

  • Ophia s’était figée, et regardait en direction de la pente. Elle intima à sa fille de taire, et elles se baissèrent tous les deux jusqu’à être presque entièrement immergées.

  • La Sot’ka apparut alors dans la clairière. Elle n’était pas essoufflée, et regardait droit dans leur direction.

  • Au temple, Leïa et l’assagi avaient entamé leurs négociations. Ils étaient assis sur des bancs de pierre rudimentaire, mais la vue splendide qu’offrait le balcon rattrapait ce détail.

  • Les fleurs d’Arée étant endémiques de l’île de Ma’ek, le Désigné était en position de force, et il tenait à le faire valoir; Ses exigences étaient ridicules.

  • La jyste n’est pas un produit que vous pouvez me demander de marchander. Le Helga’la est un sanctuaire, pas une exploitation minière.

  • L’Etvar dit qu’il comprend, répondit l’esclave. La jyste est une matière sacrée pour les Kymériens; Mais aux yeux des mataris, les ossements du Helga’la sont plus que des morceaux de métal. Ce sont les restes du Roi Squelette, le démon dont Extellar nous a tous sauvé. En offrir quelques… reliquats… à notre temple serait un grand geste d’amitié envers Ma’ek. 

  • Leïa leva les yeux au ciel. Le culte d’Extellar. La plus ridicule des sornettes inventée par les païens; Le Correcteur, avec qui elle n’était pas d’accord sur toute chose, lui en avait cependant démontré toutes les failles. Elle s’impatientait; Cet homme n’était après tout qu’un matari, et elle était la Reine-électrice de l’Indor. Elle dégaina son épée en un éclair, et les gardes n’avaient pas eu le temps de sortir la leur quand elle la jeta aux pieds de l’Etvar. Celui-ci les apaisa d’un geste.

  • Touchez-la seulement avec les yeux, gronda l’Avalionne. L’esclave traduisit d’une voix tremblante, à présent proprement terrifiée par l’étrangère. Observez ses proportions - Sa noirceur, son tranchant. Ceci est une lame de jyste - Chaque maestro en possède une, qui correspond à ses aptitudes. Elles ne rouillent pas, ne s’émoussent pas; C’est un acier souple, qui résiste à toutes les altérations du réel. La garde est ornée de sorts indélébiles: Si vous tentiez de l’attraper, elle vous rejetterait et vous perdriez la raison. Mais, surtout, traduisez-bien, surtout; elle a été forgée dans la jambe d’une de ces pourritures ambulante qu’on appelle “Désigné”. L’esclave hésitait à parler, et chercha longtemps ses mots pour translater l’insulte.

  • Quand elle eut terminé de traduire, l’Etvar poussa un long soupir. Elle n’avait pas dit “Inferné”, mais “Désigné”, et l’assagi en était un, lui aussi, bien qu'il ne soit pas fait de jyste. Furieux qu’on insulte ainsi leur poupée sacrée, les gardes frémissaient de rage, mais lui demeurait distant. A peine concerné, il hocha la tête un instant avant de répondre en employant une formidable douceur, indéniable en dépit de la barrière de la langue, et que Leïa ne perçut pas du tout. Quand il finit de parler, l’esclave et les gardes se regardèrent un instant, l’air interdit. 

  • L’Etvar dit qu’il comprend. Vous avez vos coutumes, et nous avons les nôtres. Il dit qu’il ne cherchait pas réellement à vous extorquer de la jyste, et que votre réaction est légitime. En vérité, il pense que ceux qui profanent la croyance des autres méritent un grand châtiment; Justement, il se pourrait qu’un de ces individus se trouve sur cette île. L’Etvar dit qu’il sait que vous n’êtes pas là pour les fleurs d’Arées, même si vous insistez sur ce point. Sur Ma'ek, il existe un homme qui n’a respecté ni les traditions kymériennes, ni les coutumes mataris. L’Etvar pense que c’est pour lui, que vous êtes ici.

  • Celui qui avait piétiné tous les rites salissait maintenant la cour d’Aeqa. Ce vieillard claudiquant s’était engouffré chez le forgeron; L’équipage tout entier l’avait accompagné, plus ou moins contre son gré, et plusieurs matelots s’étaient répandus dans la forge. Paniqué, Aeqa tentait de contenir le raz de marée, mais rien n’y faisait - ils ne savaient pas toucher avec les yeux. 

  • Octaf s’était assis exactement à l’endroit ou Aeqa et Myrrhe discutaient plus tôt. Il avait cueilli une fleur d’Arée, et la faisait tourner dans ses mains sans lui porter la moindre attention. La fleur ressemblait aux mataris; Ses pétales noires étaient tachetées de blanc. 

  • “Regardez ce que j’ai trouvé!”

  • C’était Daïn, qui avait hurlé. Aeqa le détestait du plus profond de son être; Il avait subi ce grand idiot aussi loin que remontaient ses souvenirs. Le forgeron réalisa avec horreur que le crétin avait soulevé la nappe, et agitait maintenant le crâne devant toute la cour.

  • Tu nous avait pas dit que t’étais si blindé, Aeqa. Un crâne de jyste! Rien que ça!

  • Pose! Pose ça, Daïn! Arrête! transpira Aeqa.

  • Ça doit valoir au moins 30 pièces d’or, un morceau de cette taille...

  • Lâche ça, imbécile… Patmé avait surgi d’on ne sait où, et son subordonné sursauta quand il lui arracha le crâne des mains.

  • Oui, capitaine! 

  • Patmé voulu rentrer dans la forge pour ramener le crâne à son frère, mais Octaf l’arrêta.

  • Je crois que j’ai mon idée sur la façon dont Aeqa a obtenu ce crâne.

  • Patmé déglutit, et se retourna vers son mentor. Ils se regardèrent un moment, interdits. Puis, Octaf éclata de rire.

  • Difficile de gronder l’élève quand il ne fait qu’imiter le maître… Va cacher ça. Et ne te fais plus surprendre à me voler. 

  • Son ton était toujours aussi guilleret qu’à l’accoutumée, mais la menace restait si claire que Patmé se promit de se fixer de lui-même de nouvelles limites. Aeqa agrippa le crâne, et le serra contre son cœur en fronçant les sourcils.

  • Il faut que vous partiez! Tous! Allez-vous-en!

  • Les discussions reprirent. Dès qu’il leur parlait, ils faisaient mine de ne pas entendre, et Aeqa finissait d’enrager. Il fallait absolument qu’il retrouve sa femme, bien sûr... Mais malgré sa hâte, il ne pouvait pas laisser la maison et la forge à ces pirates; Il les voyait déjà disparaître sur les flots, accompagné par le crâne et les économies d’Ophia… Compagnie peu éloquente, mais si précieuse aux yeux d’Aeqa qu’il en oubliait momentanément l’imminence du danger qui planait sur sa famille.

  • Octaf. Je sais qu’ils n’écoutent que toi. Fais-les partir.

  • Nous n’allons pas rester longtemps, je te le promet. Si c'est vraiment le Bûcher qui a débarqué sur l'île, nous devons à tout prix l'éviter. La maison d'Aeqa est assez isolé, elle ne viendras pas nous chercher ici, c'est certain... Ce cher Etvar va sûrement nous dénoncer dès qu’il apprendra que nous avons des ennemis. 

  • Non, je ne pense pas que l’assagi nous dénoncerait… Répondit Patmé.

  • L’Etvar avait déjà dénoncé Octaf depuis un moment, mais Leïa, qui ne concevait aucune alliance avec un marqué, refusa d’admettre qu’elle n’était pas là pour les fleurs. Ils finirent par arriver à un arrangement très avantageux pour le matari. Elle était forcée de reconnaitre qu’il avait le sens du commerce. 

  • Il expliqua qu’il y avait très peu de fleurs d’Arée sur l’île; Rare étaient ceux qui la cultivaient. Pourtant, il se rappelait qu’un des forgerons du village avait décidé d’en faire pousser quelques unes, et entreprit de guider le Bûcher jusque chez Aeqa. Sur la route, ils continuèrent à discuter.

  • L’Etvar dit qu’il vous a déjà vu, une fois dans le passé.

  • Ah oui…? Leïa s’en fichait éperdument.

  • … Il dit que plus jeune, avant d’être marqué, il était mercenaire pour le clan de l’Oracle. Il dit qu’il était là, quand vous l’avez… La traductrice hésita un instant. Fondue? Brûlée vive.

  • Ah, mes 17 vertiges… soupiras-elle d’un air songeur. L’esclave traduisit avec des yeux hébétés.

  • … L’Etvar dit que c’est amusant. Vous avez tué un Inferné, et, quelques semaines plus tard, la Chimère a piqué votre père. Il dit... que le sort rie même des puissants...

  • Elle était habituée à ce qu’on l’attaque sur son père, mais pas de cette façon précise. Leïa se contenta pourtant de renifler; l’avis d’un chien ne devait pas l’atteindre. Le Correcteur avait parlé de ces fleurs. En obtenir quelques exemplaires ne pouvaient pas lui faire de mal, et elle tâchait de se concentrer sur cet objectif, même s’il n’était qu’une façade. Elle en arrivait presque à oublier son véritable but, trop prise par son jeu pour se rappeller du sous-texte.

  • Il faut que nous allions au port, intervint Enmar. Si la Kymérienne tente de nous retrouver chez Patmé, il faut qu’on profite de ce répit pour…

  • Pour réfléchir à un plan, termina Octaf.

  • Pour voler ce merveilleux bateau, corrigea Patmé.

  • Pour dégager le plancher! invita Aeqa.

  • Patmé a raison, Octaf. Il faut qu’on prenne la mer. Si c’est vraiment le Bûcher, alors, on lui échapperas que si on pars maintenant

  • Du calme, dit Octaf en triturant la fleur. Du répit, nous en avons un peu. Qu’est ce qu’elle viendrais faire ici?

  • Quoi qu’il en soit, l’Etvar dit que vous devriez rééllement vous méfier de cet “Octaf”. Il vit chez un jeune homme de grande valeur appelé Patmé, sur lequel il exerce une influence malfaisante. L’Etvar dit qu’en plus de trafiquer de la jyste, il a jeté le deshonneur sur de nombreuses familles mataris, en transformant d'honnêtes pêcheurs en pirates sanguinaires. Il vit par là, dans la jungle. Peut-être pourrions nous y passer… avant d’aller chercher les fleurs… Vous pouvez être sûre que, là bas, vous trouverez des preuves de ces accusations.

  • L’Etvar dit, l’Etvar dit… Dite à l’Etvar que je ne suis pas sa milicienne. Il m’as extorqué 30 talents d’argent, alors il y a intérêt à ce que votre forgeron n’ai pas jardiné avec son marteau.

  • Le forgeron tenait toujours le crâne contre son coeur. L’idée qu’on puisse lui voler l’avait à présent totalement obnubilé; Son précieux fragment de jyste était la source de toutes ses joies, et eux, ils ne sauraient même pas en apprécier la juste valeur, s’ils lui dérobaient. Il les quitta dans la plus grande discrétion, et s’eloigna dans la forêt proche pour y dissimuler son trésor. Personne ne remarqua qu’il était parti.

  • La Sot’ka redescendait tranquillement des sources chaude, propre et repue. Son odorat hors norme lui avait permis de repérer Octaf, et elle sentais également l’odeur menaçante qui avançait dans la jungle; La bête était un peu ennuyée. Elle arriverait après le prédateur qui venait de débarquer sur l’île.

  • Aeqa venait tout juste de commencer à creuser quand il entendit les pas approcher.

  • Qui est-ce? questionna Leïa. Ses yeux descendirent jusqu’au crâne de jyste que le matari était en train d’enterrer. Dites moi qui est cette personne, ordonna l’Avalionne.

  • L’Etvar ne savait pas quoi dire. Il ne répondit pas à la reine, mais s’adressa directement au forgeron.

  • Qu’est ce que tu fais ? Comment as-tu obtenu ce crâne, Aeqa?

  • Etvar!... Qu’est ce que vous faites ici?

  • Leïa s’approcha, et le forgeron recula de deux pas, intimidé. Elle devait faire quelques centimètres de plus que lui, mais était tellement plus large d’épaule qu’il se sentit soudain minuscule. Mais quand elle attrapa le crane, qu’il avait posé sur le sol, à côté de lui, il perdit tout sens de la couardise.

  • Geleb fugb bal! l’entendit-elle brailler. Le petit homme tenta de lui prendre des mains, mais elle lui donna un très léger coup du plat du pied au niveau de la hanche, et il tomba en tournant sur lui même. 

  • Kafib! Sebel da babul! 

  • L’Etvar dit que vous ne devez pas frapper ses suj…

  • C’est lui? C’est lui, l’homme dont vous m’avez parlé?

  • … N… Non. Il s’agit d’Aeqa, le forgeron...

  • Leïa regarda le crâne, puis le nabot qui rampait à terre. Ainsi, les mataris avaient tellement pris l’habitude de piller le Helga’la que même le plus crasseux d’entre eux pouvait cacher un crâne de jyste derrière son jardin?... Une sourde colère prit le maître de Lymfan à la gorge. Elle articula lentement: 

  • Demandez-lui ou est ce qu’il a obtenu ce crâne.

  • L’esclave s’executa, mais le matari restait muet. Comme il n’avait pas l’air disposé à coopérer, elle dégaina son épée, et posa le tranchant sur la gorge d’Aeqa, qui glapit de terreur.

  • Tu as entendu?

  • Peu importe, rétorqua Patmé. Qu’est ce que ça signifie, Octaf? 

  • Nous ne pourrons pas tous embarquer sur la Brise. Il faut que nous faussions compagnie aux autres.

  • Je ne comprend pas, Octaf. Tu voudrais les abandonner sur cette île alors que…?

  • Capitaine! hurla alors une voix depuis la cour.

  • Patmé et Octaf se retournèrent en même temps. Ils se hatèrent de sortir de la demeure.

  • De là ou elle étais, la Sot’ka pouvait tout voir sans qu’il n’y ait aucune chance qu’on l’aperçoive. L’animal s’était perché à un demi kilomètre, dans la forêt, sur la branche enorme d’un arbre couvert de mousse. Elle entendait pourtant distinctement ce que se disaient les stupides humains qui s’agitaient dans la cour. 

  • Tous à plat ventre! Maintenant! Rugit l’Avalionne en jetant un matari trop osseux sur le sol.

  • Sekiace se coucha sur la branche, intimidée par la terrible voix du Bûcher, qui agitait sa lame devant les humains d’eau. Les cicatrices sur son dos lui lançèrent douloureusement, et elle se hérissa. Elle avait déjà eu affaire à cette créature démoniaque, quelques années auparavant - La Sot’ka perdait peu à peu ses souvenirs, au fur et à mesure qu’elle vieillissait. C’était une des caractéristiques de son corps - Il avait une telle longévité que son esprit devait mourir avant lui. Elle oublierais peu à peu sa vie, cesserais de penser pour ne devenir qu’une bête dénuée de conscience - Mais ce souvenir là, celui du jour ou le Bûcher avait rasé la Taba... il resterais gravé sur sa peau pour l’éternité. 

  • Les proies refusèrent tous d’obéir au prédateur, sûrement parce qu’ils ne comprenaient pas sa langue; Tous, à l’exception du décrépit. Il s’allongea par terre en souriant, et sa meute l’imita après une hésitation. Octaf n’avait jamais l’air intimidé, mais Sekiace savait qu’il puait la peur.

  • Pourquoi tant de colère, ma chère? dit-il en employant la langue des humains des neiges. Comment puis-je vous aider? IC’est tellement… agréable, de croiser une compatriote en terre étrangère.

  • J’imagine que c’est toi, Octaf. Elle jeta alors un crâne noir à ses pieds. Toi qui est un compatriote, tu connais le sort reservé aux profanateurs..

  • Allons, allons, pourquoi ces accusations hâtives? Vous…

  • Releve-toi.

  • Octaf s’executa. Il lui obéissait; C’est ce qui faisait de lui un humain moins stupide que les autres. Sekiace en eut l’eau à la bouche; Son cerveau avait sûrement bon goût.

  • Ou est la créature que vous vouliez emmener à Séclielle?

  • … Je ne vois pas de…

  • Ne mentez pas. Votre collaborateur vous a dénoncé. Il a également fait état de votre participation aux Révoltes du Fantasme, et du petit trafic auquel vous vous êtes adonné. Vous auriez mieux fait de choisir d’importer de la drogue.

  • A vrai dire, Octaf importait aussi de la drogue. L’odeur de peur devenait plus présente. Les autres humains présents ne parlaient pas la langue du froid, mais le ton du Bûcher avait fini par leur faire comprendre qui était le dominant. Pourtant, l’un d’entre eux, plus désorienté que les autres, se redressa, et se mit à parler la langue du désert, que la plupart des humains comprenaient.

  • Kymeria aq sadaris, maestria. C’est à peu près la seule chose que je sais dire en Kymérien, alors parlons mencite, si vous le voulez bien…

  • Allonge toi, gronda le Bûcher dans la langue du désert.

  • Je pense avoir compris ce qui vous met folle de rage; Vous avez sûrement entendu parler de notre trafic de jyste, et, bien sûr, on vous a donné le nom d’Octaf. Hélas, on vous a menti; Je suis le seul dirigeant de cette opération, et c’est à moi qu’il faudras vous adresser.” L’humain rebelle s’inclina gracieusement. Il était beau, et appétissant. “Patmé, fils de Ma’ek, acheva-t-il de se présenter.

  • Tais-toi, Patmé! cria Octaf. Tu dis n’importe…

  • N’écoutez pas mon subordonné - Il est du genre trop fidèle. 

  • Le Bûcher s’approcha de l’humain. Elle ne renifla pas l’odeur du mensonge, mais donna un coup dans sa cuisse juteuse, ce qui le força à s’agenouiller.

  • Si c’est toi le responsable, alors, c’est toi qui paieras pour ces crimes. Mais d’abord, parle. Où est la bête?

  • La bête…? Et ben, la bête… Elle a peur de vous. Elle s’est cachée dans les hauteurs, près du volcan, mais je ne sais pas ou elle est, précisément.

  • Sekiace était furieuse, et désarçonnée: Il sentait le mensonge, mais disait la vérité. 

  • Comment avez-vous réussi à dérober ceci?

  • Le Bûcher montra le crâne. Patmé soupiras.

  • Une bien triste erreur, que j’ai faite durant ma jeunesse, je l’admet…! Aujourd’hui, je dois en payer les conséquences. Mais, afin de vous raconter cette histoire, j’ai besoin de vous montrer quelque chose.

  • La prédatrice resta interdite un instant, avant d’accepter d’un hochement de tête. Le fils de Ma’ek se releva lentement, avant de glisser une main dans sa poche, et d’en sortir un objet étrange, que la Sot’ka n’avait jamais vu auparavant.

  • Savez-vous ce qu’est cette chose, maestria?

  • … Non. Mais c'est du fer. Quel rapport avec la jyste?

  • Le rapport n’est pas évident, mais, voilà… Il s’agit d’un produit du sud. C’est mon ami Octaf, ici présent, qui m’en a parlé pour la première fois…On le tiens par ici - cette poignée est adéquate, n’est ce pas?... Cette partie là s’appelle un “barillet”. Si vous le voulez bien, regardez dans ce trou, ici, à l’intérieur de ce tuyeau.

  • La maestria se pencha en avant, et sans le vouloir, Sekiace fit de même à 500 mètres de là, intriguée par ce morceau d'acier. Il faut dire que, dans cette partie du monde, on n’avait jamais vu de pistolet.

  • Puis, Patmé appuya sur la gâchette, et une explosion retentit. Elle vit distinctement une bille de fer sortir du canon à une vitesse suprenante. La maestria, bien que suffisamment rapide pour eviter la bille, ne réussit pas à s’écarter totalement de sa trajectoire, et elle transperça son épaule en la jetant à terre. Elle resta un instant sur le sol, choquée, et la Sot’ka sentit son instinct de bête hurler de joie. La dominante avait été sévèrement blessée; elle allait agir. 

  • Sekiace s’accroupit sur la branche, et bondit avec tant de puissance qu’elle rompit l’arbre tout entier. Elle traversa les cieux comme un boulet de canon lancé à pleine vitesse, et s’écrasa précisément sur le torse du Bûcher. Le sol de la cour éclata sous l’impact, et les débris projetés tuèrent quelques uns des humains; Sekiace sentit avec satisfaction qu’elle avait broyé plusieurs des côtes de sa proie, et profita d’être sur elle pour lui briser une épaule. Quand elle se baissa pour l’achever en lui ouvrant la gorge avec ses crocs, elle vit clairement les pupilles du Bûcher s’agrandirent jusqu’à faire disparaître ses iris, alors qu’elle entrais dans l’Etat; puis, tout s'assombrit. Sekiace reprit conscience un instant plus tard, écrasée sous les décombres de la maison qu’elle venait de traverser.

  • Elle se défit des blocs qui l’entravaient, mais quand elle releva la tête vers la cour, que les humains d’eau survivants étaient en train de fuir en glapissant, elle ne vit aucune trace de sa proie. Et soudain, elle se rappela que c’était elle, qui était chassée.

  • D’immense flammes bleuâtres germèrent sur sa peau, et elle la sentit fondre quasi-instantanément. Elle ne put identifier leur provenance. Elle tenta de se rouler par terre, mais les flammes ne firent que gagner en intensité. Elle devait fuir, fuir cet enfer et cette femme atroce; Elle bondit avec dix fois plus de puissance qu’elle ne l’avait fait quelques secondes auparavant; Mais le vent soulevé par le saut ne dissipa pas le brasier qui crevait désormais ses muscles.

  • Elle s’écrasa dans les hauteurs de l’île, sur le rebord du cratère du volcan, qu’elle traversa dans sa chute. Alors qu’elle hurlait à la mort en se roulant dans le cratère enorme dans lequel elle terminerais sa vie, elle eut une ultime vision d’horreur avant que ses orbites ne fondent - Le Bûcher était déjà là, son visage couvert de sang éclairé par les flammes qui consumaient la créature. Elle ne l’entendit pas dire:

  • Kymeria aq sadaris. 

  • Mais elle sentit bien le choc brulant qui pulvérisa son corps et fendit la terre jusque dans ses profondeurs, réveillant le volcan qui avait dormi depuis 2 siècles.

  • L’Etvar était mort. Sa traductrice avait vu son crâne exploser sous un gravat. La garde s’était enfuie, et l’esclave dévalait le sentier en hurlant de terreur, quand un grand tremblement secoua l’île entière, et la jeta sur le sol. Elle voulut se relever, mais gémit douloureusement; Sa cheville s’était brisée dans sa chute. C’est alors que les marins apparurent sur le sentier; elle leva les mains en appelant à l’aide - mais ils l’évitèrent sans lui porter attention, occupé à leur propre terreur. 

  • Patmé fermait la marche. Il portait son frère sur son dos, qui saignait de la tête. Il lui lança un regard plein de pitié, et elle implora:

  • Patmé! Je vous en prie...

  • Il eut l’air d’hésiter; Mais il y eut un nouveau tremblement, beaucoup plus violent, et le volcan explosa dans un bruit assourdissant. Une gigantesque colonne de fumée noire jaillit du cratère, et Patmé s’était remis à courir bien avant qu’elle ne retombe. 

  • Quand il atteint le port, le chaos était déjà à son comble. Il voyait son propre navire submergé par la foule - Même la Brise était couverte de mataris paniqués qui tentaient vainement de comprendre son fonctionnement. Le poids d’Aeqa commençait sérieusement à lui peser, et il n’avait aucune idée de l’endroit ou son mentor était passé. Il fut forcé de le poser un instant pour reprendre son souffle. Il en profita pour regarder derrière lui; La forêt était en feu. Il y eut alors une nouvelle explosion, encore plus violente que la précédente, et un enorme pan du volcan s’effondra. Une nuée ardente se mit alors à dévaler droit sur le port. C’était un monstre de fumée vivante, qui semblait avancer lentement, mais qui grossisait à une vitesse inquiètante. La créature était prête à digèrer indistinctement la vie et la roche dans sa course mortelle, et un violent sentiment de panique releva Patmé. 

  • La fumée allait atteindre le port d’un instant à l’autre, et il courit plus vite qu’il ne l’avait jamais fait, malgré le poid de son frère évanoui sur son dos. Il trébucha plusieurs fois, mais parvint à atteindre les quais à temps pour se rendre compte que son navire partait sans lui. 

  • Des pêcheurs l’avaient volé, et son équipage n’avait pas l’air d’être à bord. Il se précipita logiquement vers la Brise; Les mataris avaient laissé tomber l’idée de la voler devant l’obstination de l’appareil à rester à quai.

  • Il jeta Aeqa à bord, et grimpa sur le pont, espérant réussir là ou ils avaient échoués. Il n’y avait aucune trace de gouvernail, pas de rames, et aucun cordage ne descendait du mat. Il se rendit vite compte que la tentative resterait vouée à l’échec.

  • Le monstre engloutissait déjà le temple, et le port suivrait dans quelques instant. Tous les bateaux n’avaient pas reussi à quitter l’île, et un bouchon s’était formé à la sortie du port;  des centaines de mataris avaient échoués à monter dans les embarcations, et ils s’étaient jeté dans l’eau, homme, femme et enfant, tentant desesperement de fuir l’enfer qui glissait déjà sur la plage, engloutissant tout sur son passage. Patmé s’apprêtait à sauter dans l’eau à son tour, quand il entendit des pas resonner sur le navire. En tournant la tête, il aperçut Octaf defoncer la porte de la cale, et entrer dans l’habitacle. Il y eut un petit ressac, et la Brise quitta le quai. Ses grandes voiles s’ouvrirent d’un coup, et elle fusa loin des berges et de la fumée en quelques secondes - la nuée engloutit de nombreux navire sans parvenir à rattraper la Brise, qui slaloma entre les embarcations sans en heurter aucune. Quand l’eau fut devenu plus profonde, la nuée qui les poursuivait continua à se répandre dans les profondeurs et ils l’observèrent dévaler sous les eaux avec inquiétude.

  • Patmé se redressa, et vit la Brise dépasser successivement chacun des navires chanceux qui avaient quitté le port à temps. Il regarda alors vers l’île, qui n’était plus à présent qu’une pente de flamme liquide, et ressentit un tel sentiment de soulagement d’avoir quitté la plage qu’il poussa un cri de joie, qui ne fut pas reprit.

  • 4 personnes étaient montées à bord; Octaf, Daïn, Ocar et Enmar. Aucun n’avait l’air d’humeur à se réjouir. Le reste de l’équipage était introuvable, et il était certain qu’ils n’avaient pas survécu. Octaf se félicitait d’être arrivé à temps, et Patmé ne put que joindre sa voix à ces louanges - mais son enthousiasme parut déplacé. Sur la berge, ceux qui avaient voulu nager s’étaient noyés ou étaient morts ébouillantés, parfois un mélange des deux. 

  • Sidéré, l’équipage ne quitta pas l’île des yeux.  Sur le navire, tous arborait un visage catastrophé. Tous se rendait peu à peu compte qu’ils étaient les uniques survivants de l’île. Les navires brûlés coulaient les uns après les autres, et des débris enflammés flottaient à la surface - Mais il n’y avait plus aucun bruit, désormais, en dehors du grondement lointain du volcan qui ne semblait pas s’apaiser, sa rage ne semblant pas prête d’être étanchée. Tous comtemplaient avec horreur les émanations noires qui s’élevaient vers le ciel - Tous, à l’exception de Patmé, qui scrutait le Sud avec une expression de bonheur inappropriée.

  • L'Ombre

  • Souvenir

  • Seth fut présenté à l’office de la légion vers son onzième vertige. C’était un jeune esclave famélique, ayant eu l’honneur d’être désigné par la Chimère; Elle avait griffé son torse, anobli son sang, et il était maintenant un homme libre - libre de rejoindre la légion impériale. Pendant les septs années qu’il passa dans cette caserne hostile qui surplombait la capitale de l’Empire comme un visage architectural de sa violence, il fut formé à une myriade d’arts guerriers. Il se révéla vite être un élément prometteur; Sa rigueur exceptionnelle et son humilité lui valurent presque l’affection de ses co-légionnaires. Presque.

  • En plus d’être entraîné au maniement de la lame, on apprenait aux Anadyos à abandonner le sentiment appelé “amour”.

  • Ce n’est pas simplement qu’il était vu comme une faiblesse. Les Ombrages, griffés par la Chimère, étaient la première catégorie de désignés, la plus commune: Pour un Ombrage, l’amour était une malédiction tenace, un sentiment auquel il se devait de renoncer malgré toutes les inclinaisons de son âme - Il fallait oublier son père, sa mère et toutes les personnes chéries pour leur épargner les souffrances de la malédiction de la Chimère. Le pouvoir des Ombrages puisaient ses forces dans l’énergie vitale de leurs proches. Plus ils utilisaient l’Ombre, le nom qu’on donnait à leur pouvoir, plus les organisme des êtres qu’ils aimaient vieillissaient. Désaimer devenait donc essentiel pour ce qui était d’un Anadyo - Car l'Ombrage qui n'aimait personne pouvait tout de même utiliser ses pouvoirs, dans une version atrophiée, mais suffisante pour en faire des soldats d’exception.

  • Cela, Seth n’y parvenait pas. Il se distinguait dans toutes les catégories par sa vigueur exceptionnelle - Souplesse, force, endurance, il gagnait chaque épreuve, écrasait tout concurrent, sauf quand il s’agissait d’une seule. Quand son examinateur, une fois par an, lui posait la question fatidique:

  • “As tu oublié ceux que tu aimes?”

  • Il répondait toujours:

  • “Non, général. Je ne les ai pas oubliés.”

  • L’examinateur haussait les épaules, plissait les lèvres d’un air désappointé, et le congédiait. Pourtant, malgré l’évidence de son incapacité à désaimer, aucune sanction ne venait jamais punir ces sentiments honteux - Aussi commença-t-il à les cultiver avec de plus en plus d’insouciance. Il pensait à sa mère, qui était toujours esclave à la demeure de son ancien maître - se remémorait les manières de ses soeurs et le tempérament rieur de son père. 

  • Les autres anadyos étaient logiquement tous très hostile à l’idée de devenir ami avec qui que ce soit - Sauf, peut-être, Trado. C’était un ancien esclave lui aussi, grand, longiligne et souriant. Seth en vint à le considérer comme un proche, même s’il savait qu’il lui fallait haïr aimer. Parfois, ils s’interrogeaient ensemble sur leurs avenirs, se racontaient leurs passé, mais évitaient de parler du présent, et de la rudesse avec laquelle ils étaient traités. Un autre de leur sujet de conversation était la Porte.

  • Au coeur de la caserne se dressait une lourde porte de bois sombre, qu’un anneau de fer rouillé permettait d’ouvrir en tirant avec suffisamment de force. Quand Seth ou Trado l’ouvraient, elle donnait directement sur le vide. La caserne était perchée sur un rocher, et 200 mètres de rocs effilés comme des rasoirs s’étalaient sous leurs yeux.

  • Pourtant, la Porte avait une fonction; Une fois par an, quand une promotion d’anadyos atteignant leur dix-huitième année se voyait admise au rang de légionnaire, c’était le directeur de l’établissement qui l’ouvrait, après une cérémonie grandiloquente. Et quand il le faisait, ce n’était pas la ville qu’on pouvait voir par delà le seuil, ni les rocs tranchants, mais bien une prairie verte émeraude, qu’un ciel bleu recouvrait entièrement. Pour Seth et Trado, ce carré d’herbe étincelante représentait un paradis terrestre, un aperçu d’éternité. Les consacrés entraient alors, et le directeur refermait la Porte jusqu’à l’année suivante; On ne voyait jamais les admis revenir, et personne ne savait où elle débouchait.

  • Trado et Seth s’amusaient souvent à imaginer ce jardin qu’ils n’avaient jamais pu qu’apercevoir, mais auquel ils inventaient des détails d’une précision étonnante. Seth prétendait qu’il y avait là bas des colonnes de vergers interminables (comme chez son ancien maître), et qu’on avait le droit d’y ceuillir autant de fruit qu’on voulait - Trado répliquait que c’était des fleurs, qu’on devait cultiver là bas, des buglosses, des colchiques et des myosotis. Les deux étaient d’accord sur un seul point: Il devait y avoir des chênes, car on imagine pas un paradis sans le roi des arbres. En hommage à cette certitude insouciante, ils plantèrent un gland dans le jardin de la caserne, et prêtèrent une attention particulière à sa croissance.

  • Le temps passa, et les entraînements devinrent de plus en plus rigoureux. Seth n’avait plus rien de l’enfant chétif qu’il avait été - il dépassait maintenant Trado d’une bonne tête. On le considérait à présent comme un des meilleurs éléments que la caserne ai jamais connu, et il semblait promis à une place de premier ordre. Trado, de son côté, se distinguait surtout par sa paresse et par son potentiel qu’il gâchait à la vue de tous. Poli, même à la course, Trado demeurait souriant, ne se plaignait jamais, mais insupportait tout le monde, à l’exception de Seth. 

  • C’est ainsi qu’ils atteignirent leur dix huitième année. Le jour de la cérémonie, ils prêtèrent serment devant le directeur, et on leur ouvrit la Porte. Attendant l’Eden, ils vécurent la Chute. En y entrant, la prairie se révéla n’être qu’une colline surplombant un horizon infernal. Un désert grisâtre, vaste étendue inerte; Aucune vie ne semblait possible dans un environnement si hostile - Pourtant, des silhouettes, indénombrables, parsemaient la boue de raideur cadavérique et de mouvements machinaux. Elles ne faisaient aucun bruit, n’exprimaient aucune émotion. Ces corps à peine humain, famélique et nerveux, travaillaient silencieusement  à construire des temples rectangulaire et désincarnés que d’autres silhouettes détruisaient sans fracas, quelques instants seulement après qu’ils aient été édifiés. Pourquoi répétaient-ils ce cycle insensé? Seth l’ignorait, mais il sut instantanément qu’il devait se diriger vers le gouffre qui rougeoyait au coeur de cet enfer.

  • Ils descendirent de la colline par un sentier étroit, hérissé de rochers poussiéreux. Des tâches écarlates écorchaient le chemin. On entendait à peine le pas des esclaves muets accomplissant leurs travaux absurdes. Le sentier devint une allée blafarde, et ils se retrouvèrent au coeur de cette cité atroce. En les voyant de plus près, Seth découvrit que ces carcasses n’avaient pas de bouche, ce qui était approprié, puisque leurs regards n’exprimaient rien de prononçable - Il y avait des petites filles, des vieillards et des jeune homme - Aucun ne se démarquait des autres, et ils semblaient tous possédés par une atroce déclinaison de vigueurs absentes. Leurs peaux nues étaient couvertes de la même poussière grise qui recouvrait l’horizon. Plus les jeunes légionnaires avançaient dans la cité, plus ils sentaient croitre en eux un sentiment innomable. 

  • C’est alors qu’ils arrivèrent devant le gouffre. Un immense être de lave et de cendre se prelassait dans le cratère, et son oeil unique dardait sur eux un regard oppressant. Une bouche monstrueuse s’ouvrit alors, ses contours bavant de magma: Le cyclope se présenta comme l’âme de l’Empereur, et leur souhaita la bienvenue dans l’Autre Palais. Il leur présenta cet endroit comme le châtiment qu’il réservait à ses ennemis, et à ceux qui le trahissaient. C’était son domaine, son enfer personnel, un lieu en dehors du monde, où il voyait tout, écoutait tout; Même leurs pensées ne pouvaient lui échapper, ici. Les esclaves méthodiques qui accomplissaient l’étrange labeur le faisaient pour expier la faute qu’ils avaient faite: S’opposer à Lui, l’Eternel Empereur, Limbad. 

  • Il leur fit prêter serment, un à un - Tous s’executèrent, terrifiés. Ils s’attendaient presque à ce qu’il en condamne un, pour l’exemple, et pour rappeler à quel point la différence de pouvoir était grande, entre un Ombrage et un Inferné; Mais il les congédia, presque avec amabilité. Une porte s’ouvrit devant eux, découpée dans le vide; une nouvelle Porte qui les raméneraient à la Réalité, ou ils entameraient leur vie de légionnaire. Ils s’y engouffrèrent avec précipitation, pressé de quitter l'Autre palais et son peuple de muets. Ils furent tous étonnés de voir qu’ils étaient de retour dans la caserne - Mais l’homme qui les acceuillit n’était pas le directeur qu’ils avaient connus. La caserne elle-même était méconnaissable - elle était en ruine, et aucun des meubles brisés qui en parsemait le sol ne ressemblait à ceux qu’ils avaient connu. Et, alors qu’il leur expliquaits ce qui venais de se passer, Seth regardais avec horreur, la vérité horrifiante qui surplombait l’épaule de cet étranger. Une fenêtre donnait sur le jardin de la caserne; à l’endroit ou ils avaient planté le gland se dressait un chêne titanesque, certainement vieux de plusieurs siècles.

  • Réalité

  • Tu t'es vite rétabli...

  • Seth ne répondit pas. Trado et lui étaient accoudés à l’un des balcons de la Chancellerie, le long d’un couloir isolé qui donnait sur les tours de guets. D’ici, on pouvait la voir dans toute sa souillure: Mencis-la-vieille, la plus ancienne cité du monde - la plus vaste, la plus célèbre, la plus peuplée… la plus indomptable, la plus violente et la moins organisée. Sa misère s’étendait à perte de vue. Le fleuve qui la traversait, l’Eos, était un stigmate de sa saleté; Griseatre et boueux, cet égout à ciel ouvert tranchait la ville en deux. C'était aux pieds de l'Eos que se situait le tombeau des Chanceliers, un endroit où il avait bien faillit finir prématurément. Autrefois, être enterré au pied de ce fleuve sacré aurait pu être au moins considéré comme un honneur… Mais, aujourd'hui, il n'existait aucun endroit au monde qu'il n'aurait pu moins espérer.

  • Convoque-la, Trado.

  • … tu es sûr? Tu n'as pas encore le Sceptre, Seth. Elle n'a aucune raison de t'obéir…

  • On vient d'essayer de me tuer. J'ose espérer que tu comprends que je ne peux pas laisser une telle chose rester impunie. Je viens à peine de prendre le pouvoir…

  • Deux gardes passèrent alors dans leurs dos. Seth s'interrompit pour répondre à leur bref salut, et ne reprit que quand ils se furent suffisamment éloigné.

  • … Si ça viens à se savoir, ma réputation risque de prendre un coup…

  • Tout le monde est déjà au courant, Seth… soupira Trado.

  • … Pardon?

  • C'est la garde qui t'as retrouvé… tu devrais savoir qu'il n'y a rien de plus bavard qu'un homme armé dans un bordel.

  • Seth jura, et s'appuya contre le balcon. Sa réputation allait être sévèrement entachée par l'affaire. Qu'un guerrier de sa carrure puisse être mis en danger de mort par une enfant...

  • Ce n'est pas grave, dit-il après un court moment de réflexion. Convoque-la, Trado.

  • Je te dis que ça ne sers à rien! Protesta-t-il. Sans le Ssceptre, tu n'as aucune autorité sur les Légions Extraordinaires.

  • Peut-être pas, en effet. Mais l'Ombre, elle, n'a aucune autorité sur le trésor de l'Empire... Je suis sûr que…

  • Tu pourras soudoyer l'Ombre? Tu rigoles, j'espère ? Tu sais quand même que ce genre de méthode ne marcheras pas, avec elle?

  • Aucun homme ne vit sans désir, et l'argent peut accomplir la plupart d'entre eux.

  • Voilà de bien sages paroles. 

  • Une nouvelle voix venait de se joindre à la discussion.

  • Ils se retournèrent tous les deux en mettant la main sur garde de leurs épées, mais ils étaient toujours seuls dans le couloir. 

  • Anadyos...

  • Ils levèrent la tête. Le torse dénudé d'un homme difforme sortait d'une ombre dans un coin du plafond. Il avait de grands yeux vides, posé sous des sourcils presque inexistant. Son crâne chauve était couvert de cicatrices profondes, et son nez avait été tranché très profondément. Ils se detendirent à peine en le reconnaissant.

  • Quand on parle du loup…

  • Mes hommages, Chancelier, répondit l'Ombre. Il avait une voix féminine et gracieuse, beaucoup plus agréable que son visage n'aurait pu le laisser suggérer. Mais si je puis me permettre, qui de nous deux est le loup? Vos méthodes semblent bien sinistre. L'Ombre parlait d'une voix calme, et arborait un sourire absent.

  • Que dire des tiennes ? Répliqua Seth, impassible. 

  • C'est mon rôle, de surveiller les recoins de l'Empire…

  • Comme si l'Empereur se souciait encore du sort de la Chancellerie… Ou de l'Empire, d'ailleurs… 

  • Vos paroles sont très graves, Chancelier… prononça l'Ombre sur un ton sans gravité.

  • J'ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi. 

  • Elle ne répondit pas. Seth n'arrivait toujours pas à savoir de quel bois était fait cet homme - Sans vraiment savoir pourquoi, il le trouvait répugnant. Le vide de son regard avait quelque chose de gras et d’intime - L’Ombre regardait droit dans l’âme, mais avec un regard visqueux et plein de sarcasme.

  • J’écoute.

  • Seth regarda Trado, puis, repris:

  • Tu n’es pas sans savoir qu’on a tenté de me tuer. 

  • En effet….

  • Je veux savoir qui a commandité ce meurtre. Je suis sûr que si tu enquêtes…

  • Inutile d’enquêter, Chancelier. Je sais déjà qui est le responsable. Je peux vous le dire, si vous voulez.

  • Qu’est ce que tu veux, en échange?

  • L’Ombre sembla réfléchir un instant.

  • Qu’avez vous dit, sur l’argent…?

  • ****

  • A l’Ombre des Grenadiers

  • TraÎner sans sous, là, dans les alentours, 

  • Cessant d’espérer voir tout ce que j’avais vu,

  • Derrière les masques ornés, le vécu des vautours.

  • Forcé de croire en ce que je n’ai jamais cru.

  • Je trouve une source, bien loin des alentours, 

  • Rêve qu’ici tout seras différent.

  • Comme un amour rattrapé par le temps,

  • Je trouve mon masque, deviens l’un des vautours.

  • Amer hier, je vivrais vieux demain, 

  • Vaste horizon devant, ma moisson de cadavres.

  • Oublié mes amis, mes cieux sont sans refrain, 

  • Mon futur au couchant, je n’espère plus de havre.

  • Riche de rien, ce dans les alentours, 

  • Sous un soleil parfumant trop l’effort, 

  • Si peu d’entente avec les gens autour, 

  • Car tout s’achète, même communion des corps.

  • Riche de tout, repos aux alentours, 

  • Là, tout mes rêves sont moins beaux que le Sien.

  • Et si cette ombre n’a de prix que le mien,

  • Combien de vents dans la vie d’un vautour?

  • Le Clan des Sahis

  • Rêve

  • Depuis quelques jours, une fumée épaisse recouvre le ciel de Séclielle. Elle est arrivée bien avant la nouvelle de l’éruption de Ma’ek, qui n'atteindra jamais ses rives. Les habitants de la cité, tenus dans une ignorance bienheureuse de ce qui se passe en dehors des frontières, attribuent la présence de cet immense nuage à un funeste présage - et, déjà, dans les artères et les ruelles, une expression de sombre appréhension se balade sur les faces anonymes qui en borde les murs. 

  • La foule dévisage ses maîtres avec insistance - Pourquoi les maestros ne font-ils rien? La nuit a littéralement gagnée le jour, mais les supposés guides illuminés se terrent dans l’ombre. L'appetit collectif se réveille : la misère l'entretient depuis bien trop longtemps. Mais ce n'est pas la faim, le véritable problème. On crie au blasphème - Certains prétendent même que Dieu a abandonné la patrie. Un rêve de masse s’attardait déjà dans la cité avant les événements - Une soif de sang impossible à étancher, provoquée par un manque profond qui harcèle la capitale depuis bien trop longtemps: le besoin fatal de la foule de vouloir voir tomber ses idoles. 

  • Une idole plus discrète doit faire tomber tout faux-dieu. La Sauvagerie rêve ce jour là d’un responsable idéal. L’illusion excite la bête; une vénus de carcasse caresse doucement l’intérieur de son sommeil, et elle s’éveilleras bientôt, prête à réaliser son fantasme. Pour l’heure, on râle, dans les tavernes - On gueule sur les avortons, et les mendiants reçoivent moins de monnaie qu’à l’accoutumée. Patiente, la Sauvagerie s’exprime encore humblement, mais ne se réfrène pas pour autant. La déesse inconnue, allongée sur cette nuit forcée duquel on ignore l’origine, s’épanouit dans des ardeurs inutiles: Disputes triviales, débats dénués de sens et rivalités superflues germent aux quatres coins de la cité, échos d’un futur proche et certain qui défigureras l’Histoire toute entière.

  • Les maîtres de la foule ne font pas exception à cette lente soumission des Hommes aux rêves de l’instinct collectif. Là-bas, dans les hauteurs du Séminaire, la méfiance traine ses crispations dans les couloirs, longe les escaliers et s’insinue jusque dans les dortoirs. Heureusement, ici, on a déjà un doute sur la responsable de cette nuit prolongée: L’Avalionne, encore, l’Avalionne, toujours, le Bûcher et ses éternels massacres. Il y a eu un remous dans la Musique, et même les apprentis devinent qui l’a causé. Mais, bien sûr, ce n'est pas elle, qui devras payer.

  • Réalité

  • Elle avait attendu que les couloirs soient déserts pour sortir de sa chambre. Lymfan ne s'y faisait pas, à ce palais gigantesque - Le Kymérion resplendissait tellement qu'elle se croyait parfois dans un rêve. Elle, qui n'avait connu que le désordre d'une vie de paysanne, se réveillait maintenant dans des lits drapés de soie pour étudier auprès des plus riches héritiers du Suprèmat. 

  • Pourtant, ce n'était pas de ce luxe dont elle avait rêvée. Elle en était certaine; Si elle était venue au monde, ce n'était pas pour le confort d'un lit à baldaquin. Elle aurait préféré un dortoir, si son véritable désir eut été satisfait : celui d'apprendre la musique, et de devenir une femme aussi puissante que l'Avalionne; Celui de comprendre Dieu, celui de le servir... 

  • Les cours de Telema ne lui avaient rien appris depuis son admission au Séminaire - les Révélations corrigées, si. Elle aurait dû se méfier de l'ouvrage, elle qui voulait tant servir la Chimère ; Après tout, il s'agissait d'un livre profané… Mais c'est qu'un voile invisible brouillait son discernement: Elle ignorait que son véritable Dieu était la connaissance.

  • Aucun chapitre ne l'avait autant absorbée que celui concernant les passages secrets du Kymérion. Elle avait attendu longtemps avant d'oser partir explorer ces chemins cachés - Mais ce soir, elle oserait. 

  • Le couloir était plongé dans l'obscurité la plus totale. Elle avait mémorisée entièrement les vers qui composaient le Guide pratique - même dans le noir, elle savait pertinemment où aller.

  • Elle avança à tâtons dans les couloirs, sur la pointe des pieds. L'étage auquel elle était logée était celui des Avalions - Pas étonnant qu'il soit désert… Mais, dès qu'elle atteindrait l'escalier, elle passerait par la phase la plus délicate de son escapade. Les Sahis, famille aux branches indénombrables, avaient investis les étages inférieurs du palais au fil des décennies, et c'était dans cette partie du Kymérion que se trouvait le passage qu'elle recherchait. 

  • Elle se déplaçait avec la légèreté d'une fée ivre morte. Après avoir heurté les murs plusieurs fois, alors qu'il aurait suffit de les longer, et, arrivée devant les escaliers en colimaçon, elle s'assit franchement et entreprit de descendre les marches sur les fesses.

  • A son grand soulagement, les quartiers des Sahis semblaient déserts. Étonnamment, aucune des chambres n'étaient allumées - Elle attribua ce calme apparent à l'éducation rigoureuse que devait recevoir ces nobliauds. 

  • "Devant la troisième chambre, baissez la tête", disait le Correcteur. Elle eut du mal à repérer laquelle était la "troisième", mais finit par y parvenir. "Touchez la pupille d'ambre de l'esthète"; Cette tâche semblait déjà plus compliquée. Baissez la tête... Elle se doutait qu'il devait y avoir une sorte de tapisserie sous ses pieds, mais l'obscurité était telle qu'elle ne voyait même pas ses mains. Pendant quelques instants, elle les laissa courir sur le sol à la recherche d'une irrégularité salvatrice, mais ne trouva rien. Elle allait abandonner, quand son doigt se posa sur une surface lisse au toucher. Elle appuya dessus aussi fort que possible, et la porte de la chambre s'ouvrit brusquement. 

  • Lymfan retint un cri à grand peine, tout en se jetant en arrière, terrifiée à l'idée d'être attrapée à traîner dans les couloirs.

  • Mais il n'y avait personne. Elle se releva, et entra sans faire de bruit. Elle ferma la porte en retenant son souffle. Que disait le Guide, déjà…? Elle se récita les vers qui suivaient:

  • "Vous voilà dans l'estomac du palais.

  • Résistez aux acides, soyez galet,

  • Ne regardez pas les tableaux dans les yeux.

  • Malgré leur beauté, ils vous emporteraient."

  • Cet avertissement étrange n'avait ici pas beaucoup de sens, puisqu'elle ne voyait rien. Elle resta tout de même sur ses gardes en continuant de se remémorer le Guide.

  • "Pour trouver le passage, prenez la mer;

  • Devenue Brise, saignez la terre.

  • Fenêtre ouverte, allez toucher l'enfer,

  • Retrouvez dans les mots comment peigner l'amer."

  • Cette partie était décidément la plus énigmatique. Elle avait miraculeusement compris qu'il fallait sans doute ouvrir une fenêtre donnant sur la mer, mais plusieurs problèmes se posaient à la fois: D'abord, elle n'en voyait nulle part. Ensuite… Ensuite, ça ne voulait rien dire. Le Correcteur était définitivement mauvais poète. Mais, au point où elle en était, il en faudrait plus pour la décourager… Le bouton secret sur la tapisserie l'avait convaincue: aède médiocre ou non, le Correcteur restait une source fiable. 

  • Elle se mit à tâtonner les murs, à la recherche d'une poignée salvatrice qui aurait révélé une fenêtre ; Mais rien n'y faisait. Au bout d'une vingtaine de minutes passées à remuer la pièce de fond en comble, elle finit par se décourager; Mais c'est alors qu'elle entendit un bruit sourd, venant du couloir. Une porte venait de claquer, et quelqu'un approchait de la pièce. Elle retint son souffle, et s'écrasa contre le mur, du côté des gonds de la porte.

  • Le flamboiement d'une torche lui parvenait depuis le seuil. Elle s'attendait à ce que la personne passe dans le couloir. Mais un cliquetis précéda l'ouverture de l'entrée, et elle sentit son coeur exploser dans sa poitrine.

  • Un jeune homme s'engouffra dans la pièce. Il lui tournait le dos, mais elle le reconnut aussitôt : C'était Bellain Sahis, un élève de sa classe. Il ne l'avait pas remarquée, mais il risquait de le faire à tout moment - pourtant, étrangement, il baissait la tête avec insistance, et Lymfan commit l'erreur de ne pas l'imiter.

  • La torche flamboyait en jetant une douce lumière sur la pièce. La flamme lui révéla alors deux choses: les lettres pavis gravées sur les murs, et les gigantesques tableaux qui y figuraient. Droit devant elle, l'un d'entre eux représentait un homme assis sur une barque tourmentée par un océan déchainé, qui en observait un autre, debout dans les cieux. Elle croisa le regard de ce personnage étrange, qui planait sur la peinture, et soudain, la pièce disparut brutalement.

  • Tout à coup, elle se retrouva sur un bateau de misère, violemment secoué par la mer. Elle tomba lourdement, incapable de tenir sur ses jambes. La foudre claquait au vent. Le ciel vomissait un déluge qui la trempa instantanément. Toujours désorientée, elle ne fit pas tout de suite le lien avec l'avertissement du Correcteur - De toute manière, la vision apocalyptique auquelle elle était soumise lui aurait fait oublier son propre prénom.

  • Des nuages noirs roulaient sur les cieux en crachant des éclairs gigantesque, et des vagues furieuses s'abattaient sur son crâne. L'eau était terriblement froide, et la barque était peu à peu submergée. Fiché dans le ciel, un homme terrible écartait les bras en la regardant droit dans les yeux. L'expression de son visage était si haineuse qu'elle la terrifia plus encore que l'océan et la foudre; quand elle hurla, elle ne s'entendit pas.

  • "Qu’est ce que tu fais là, toi…?"

  • Une voix chaleureuse venait de percer la tempête, et elle l'entendit avec une netteté improbable. Ça n'était pas l'avatar de la colère qui l'avait prononcée - En se retournant vers la voix, elle découvrit un vieillard serein, assis à la poupe comme si elle avait été un fauteuil des plus confortables. Il lui sourit, et leva la main - la mer, le ciel et l'avatar furent absorbé dans sa paume, et il ne resta plus qu'eux deux et la barque, perdus dans un décor opalescent et dénué d'horizon.

  • "Alors c’est toi, Lymfan?"

  • A l'étage supérieur, Étius rêvait. Il se voyait traînant dans l'obscurité. Sans qu'il sache vraiment pourquoi, sa sœur le suivait en souriant. Elle avait l'air de croire qu'il savait pertinemment où ils allaient… Lui, terrifié, il n'osait pas lui dire qu'il n'en avait aucune idée… Et plus ils marchaient, plus la situation s'envenimait. Il aurait dû s'arrêter, lui expliquer qu'ils étaient perdus, mais… Elle lui faisait trop peur. 

  • Ce n'est pas vraiment qu'il était lâche. En vérité, ça ressemblait plus à du bon sens, compte tenu du caractère de l'Avalionne. Dans ce rêve, elle avait pourtant l'air... si douce... Mais peu à peu, sans qu'il ne s'en rende compte, Leia devint Lymfan, et son rêve se métamorphosa. C'était maintenant lui, qui suivait. L'abîme s'était transformée en un champ de verdure très étendu, et un soleil chaleureux recouvrait l'atmosphère. Il allait lui demander où ils allaient, quand le rêve changea à nouveau, mais d'une façon beaucoup plus brusque: Un givre épais recouvrit la scène, et le visage d'un vieillard fit irruption dans son rêve, effaçant tout le reste et le mettant dans un état de conscience presque douloureux:

  • Réveille toi, ordonna le vieil homme.

  • Étius s'executa en hurlant. La sensation de la présence de cet étranger était encore très vivace dans son esprit, et il se releva en portant une main à son visage. Il n'en pouvait plus. Ses rêves étaient de plus en plus intenses chaque nuit, sans qu'il parvienne à leur donner un sens. 

  • Il sentit un besoin impérieux de sortir prendre l'air. Il alluma une torche, et sortit dans le couloir du Kymérion. A sa grande surprise, il constata que la lumière était allumée dans la chambre de Lymfan. La gamine l'irritait, mais il devait admettre qu'elle l'avait impressionné. Les remarques qu'elle seule osait asséner à Telema étaient si colorées qu'il ne pouvait s'empêcher d'y repenser plus tard en souriant. Après tout, il n’avait rien à perdre à essayer de s'entendre avec elle. Il s'approcha de la porte, qui était entrouverte, et entra dans la pièce.

  • Le chaos y régnait. Le lit avait été retourné, et le sol était maculé de sang. Le cadavre d'un homme atrocement défiguré reposait sur le sol, et un Méniant observait la carcasse d'un air absent.

  • Les Méniants étaient des créatures horribles, qu'Etius connaissait bien: Ces enfants artificiels à la peau bleue étaient les gardiens du Kymérion, et il les fréquentait depuis sa plus tendre enfance. Golems dociles, les Méniants demeuraient des créatures qui inspiraient la méfiance la plus insidieuse à toute personne ayant le malheur de les croiser. Ils étaient petits, inexpressifs, puissants. Robotique et insensible, bien que pourvu des visages les plus angéliques qui soit. Plus jeune, Étius avait pris l'habitude de les éviter à tout prix, angoissé par leur très apparent manque d'empathie.

  • Vous n'avez rien à faire en dehors de votre chambre, Avalion. L'horrible voix du Meniant le fit déglutir. Le soleil ne s'est pas encore levé…

  • … Dis moi… qu'est ce qui s'est passé?...

  • J'ai surpris cet étranger dans la chambre de l'apprentie, et je l'ai éliminé. La créature avait répondu de manière mécanique, instantanément distraite par l'ordre direct qu'elle venait de recevoir. Il y eut un léger silence, comme si le Méniant ne réussissait pas à choisir ses mots. Aucun étranger n'est jamais arrivé aussi loin dans le Kymérion sans autorisation. Je ne connaissais pas la procédure, Avalion.

  • Lymfan revint enfin à elle. Elle était allongée dans l'obscurité. Ce que lui avait dit l'homme était encore très présent dans son esprit, et elle l'avait déjà assimilé. L'excitation procurée par ses révélations lui fit reprendre ses esprits avec promptitude. Elle se redressa, et s'approcha du passage sous le tableau, qu'elle savait désormais exactement comment emprunter.

  • Bellain Sahis était soulagé de ne pas être le dernier à arriver. Quand l'énième maestro fut assis à la table, les rassemblés marquèrent tous un silence. Bellain déglutit bruyamment. Certains des plus éminents apôtres du pays avaient été réunis ce soir, dans le secret le plus total, et lui n’était même pas maestro. Il fallait qu’il fasse bonne impression.

  • Trois des figures les plus importantes de leur ère se tenaient à différents endroits de la table: Près de son oncle Bellite (qui était celui qui l'avait lui-même invité à cette réunion), l'énorme duc d'Orbence occupait un siège beaucoup trop petit pour lui. Il était le propriétaire terrien le plus opulent de la famille, et aurait pu être le plus riche, si le visage famélique d'Ereas Sahis ne s'était pas tenu à un autre coin de la table. Ce dernier, ombrageux et solitaire, était connu pour ses liens maintes fois publiquement niés avec la Triade et les bordels clandestins. Il avait joint ses mains et regardait fixement la troisième grande figure de cette table: Néron des Hauteurs, le seul représentant d'une autre famille électrice assistant à cette réunion. Sans compter les Avalions, il était considéré comme le plus grand apôtre de son temps, et c'est lui qui intimidait le plus Bellain. Grand et élancé, comme tous les habitants des hauteurs de Vertigo, il souriait pourtant distraitement, comme s'il ne se rendait pas vraiment compte de l'endroit où il était; Son visage respirait la douceur, et émettait un contraste profond avec les faces suspicieuses qu’arborait les Sahis.

  • Kymeria dem sadaris, mes frères.

  • Personne ne répéta après cette voix, mais tous baissèrent la tête en embrassant leur paume. Elle appartenait à un homme encore plus important que les trois autres: At Sahis. Il venait d'apparaître au bout de la pièce, et c'était la première fois que Bellain le voyait d'aussi près : Pourtant, ils étaient assez proches, par les liens du sang. C'était un vieil homme au visage marqué par de profondes rides de sourire, qui semblait émaner une sorte de sérénité indescriptible. Il portait de long cheveux gris et une petite barbe de la même couleur. Gracieux et élégant, il semblait un homme d'une sagesse infinie. At Sahis continua à parler, son audience subjuguée par le calme de son ton et la beauté de sa voix:

  • Je vous remercie tous de vous être déplacés. Sans plus attendre, je veux que nous passions au sujet pour lequel je vous ai convoqué, qui est...

  • C'est l'Avalionne, qui a provoqué cette nuit! C'est elle, j'ai des… preuves…

  • La voix de l'oncle Bellite mourut dans sa gorge alors qu'il se rendait compte de son impolitesse. La stupidité de son oncle embarassa Bellain, qui regreta sincèrement leur affiliation. Personne ne releva pourtant le fait qu'il avait interrompu le grand At Sahis, et celui ci reprit avec douceur:

  • … Certes. Nous devons parler de ce sujet, aussi… Il est évident que ces nuages n'ont pu être provoquée que par la reine-electrice de l'Indor, Leïa Gin. Et, bien que je ne pense pas être... le seul à avoir des "preuves" de ce que j'avance… Nous nous en sommes tous rendus compte. La Musique a été bouleversée, et nos rêves se font de plus en plus rares, ces derniers temps…

  • Il y eut un silence que le tutellé ne comprit pas, mais il vit plusieurs apôtres hocher la tête avec approbation.

  • J'ai comme vous l'espoir de la voir un jour se retirer sur les Monts Brisés... Mais il semblerait que le Bûcher ait encore de beaux jours devant elle - il n'y a rien que nous puissions faire contre cette femme. Ce à quoi nous devons nous consacrer, c'est aux conséquences de ses actes. Maestros! Nous devons dissiper les nuages au dessus de Séclielle. 

  • Ce nouveau silence, l'apprenti le comprit bel et bien. Dissiper les nuages?... Rien que ça… Même Néron avait l'air pris au dépourvu.

  • ...Nous pourrions faire venir Obie, dit tout de même l'apôtre.

  • Obie?... répéta le Duc en remuant sur sa chaise. Reale, vous voulez dire?... Oui, c'est une idée… Mais, le temps qu'elle vienne depuis le Fil de l'Exil…?

  • Je ne pense pas que les nuages se seront dissipés d'ici là... Grogna Ereas Sahis, austère et agressif. Mais nous devons nous soucier d'autre chose. Maestros. Mes informateurs sont formels. L'Avalionne a rayé Ma'ek de la carte.

  • La nouvelle secoua violemment l'assemblée, et tout le monde se mit à parler en même temps. 

  • Est ce que ça signifie que nous sommes en guerre contre la Reine Rouge?

  • Il faut détrôner cette folle d'Avalionne…

  • Mais non, rassurez-vous donc, personne ne regretteras les tachetés...

  • Une armée!... Une armée de Sot'kas qui va déferler sur...

  • Maestros, répéta At Sahis.

  • Le calme revint instantanément.

  • Cette nuit sera dissipée, comme les autres avant elle. Ce n'est pas pour parler de l'Avalionne, que je vous ai réunis aujourd'hui.

  • Et pourtant, c'est d'elle dont nous devons parler.

  • Néron lui même écarquilla les yeux, et le Duc deborda de sa chaise. Impassible, le sombre Ereas Sahis continua:

  • Il y a bien des sujets dont nous devons traiter, Maestro. Le Chancelier de l'Empire, Seth Anadyo… Il a survécu à notre tentative d'assassinat, et si l'Ombre parle, nul doute qu'il agiras. 

  • Sans le Sceptre, le Chancelier n'a aucune autorité sur son armée… répliqua At Sahis, l'air d'avoir déjà répété cette phrase des centaines de fois.

  • ...La Reine Rouge a rappelé ses ambassadeurs de l'Indor, continua Ereas sans s'interrompre, et nous n'avons toujours aucune nouvelle de Cassion des Mousses. Qui sait si l'électeur de Vertigo n'a pas été tué par le renégat…

  • Mon cousin n'est pas mort. Je l'aurais senti, assura Néron, qui souriait d’un air indulgent. A mon avis, il n'a pas encore réussi à attraper le renégat, et vos informateurs n'ont pas réussi à l'attraper, lui… 

  • Aussi important que soit la politique… extérieure de notre pays… je le répète : je ne vous ai pas convoqués pour ça.

  • Vous n'apparaissez qu'une fois tous les dix vertiges, exagera Ereas, déterminé à apostropher At Sahis. Et quand vous vous montrez enfin, vous esquivez systématiquement les sujets qui nous importent… a quel instant est ce que l'électeur de la capitale est devenu le Supremain ? Vous n'êtes pas notre dirigeant, et personne ne vous a élu. Solaris n'est pas entre vos mains, pas plus que le destin de la nation. Cette mascarade de réunion… Vous nous mettez donc au même rang, nous, le haut comité des Sahis, et Néron des Hauteurs?... Je suis un auditeur, pas un apprenti, ajouta-t-il en lançant un coup d'oeil dédaigneux à Bellain Sahis.

  • Ereas foudroyait l'electeur du regard, mais celui ci n'avait pas l'air sincèrement touché. Il eut une mine un peu désolée avant de répondre :

  • Vous êtes aussi éloquent qu'à l'accoutumée. Chacune des personnes conviées ce soir auras son importance. Je suis déjà au courant du rappel des ambassadeurs de la Reine Rouge, et les nouvelles concernant le Chancelier de l'Empire me sont également parvenues. L'Ombre ne nous trahiras pas, c'est un fait. Mais, ni la Reine Rouge, ni ce “Seth” ne sont les plus grandes menaces auquel notre confédération est confrontée. Non… Notre plus grand ennemi vient bien de l'intérieur, et je pense avoir des informations en main que même vos amis des Triades ne connaissent pas… Mon cher Ereas.

  • La simple évocation de la plus violente des pègres du monde lança un froid sur l'assemblée, et Ereas souffla du nez. Mais At Sahis ne lui laissa pas le temps de prononcer sa perpétuelle présomption d'innocence :

  • Comme vous le savez, le Supremat n'a pas de dirigeant depuis 15 vertiges, et il semble évident que les Avalions ne soient pas… en mesure de nous en fournir un. Les cinq royaumes unis qui forment notre pays ne l'ont jamais été sous une autorité autre que celle de la dynastie des Gins, et sans représentant légitime dans la famille Suprême… ils menacent de se séparer d'un jour à l'autre.

  • Je vous trouve bien alarmiste, rassura Néron. Ce qui unit nos patries, c'est la foi dans la Chimère, et elle n'a jamais vacillée…

  • J'apprécie votre remarque, Ayden. Venant d'un clan aussi loyal que le votre, elle est d'autant plus tragique. Il est vrai que les dirigeants de Vertigo resteront nos alliés en toute circonstance... Mais malheureusement, vous avez tort. Vous devriez le savoir: Eterace des Hauteurs a disparu, et la dernière fois qu'il a été vu, c'était en compagnie de deux Féleis. Recemment, une jeune fille est arrivée au Séminaire; Une paysanne sans manière, sans argent et sans nom. Et pourtant, son arrivée a remué la ville: Elle sait lire le pavi. Aucun serf, même parmi les plus grands érudits des basses castes, n’a jamais appris à lire l’alphabet saint depuis au moins deux siècles - compte tenu du fait que cette jeune fille est originaire du Plateau de l’Imbrie, il était évident qu’elle avait un lien avec les Féléis, mais j’en ai eu la preuve, désormais. C'est de cette famille, dont nous devons parler ce soir : le clan des ailes diffuse des traductions du livre saint.

  • At Sahis s'arrêta de parler, et lança un regard nonchalant à l'assemblée. Quelques secondes passèrent, et elle explosa: Les maestros se mirent tous à parler en même temps, et même Bellain hurla:

  • Tuez les Féleis!

  • Bellain est un de mes élèves favoris, dit Telema Féleis. Mais cette petite Atha... qu'est ce qu'elle est douée…! On voit bien qu'elle vient de Vertigo… comme toi...

  • Oui, oui… marmonna son amant du soir en se rhabillant. Il s'appelait Rhéon: C'était un membre du clan des Hauteurs, le plus grand, mais moins talentueux des frères de Néron. Il avait la physionomie du peuple des Hauteurs; Long, fin, presque émacié, mais vigoureux, sec, avec une étrange lucidité au fond de son oeil bleu. Telema se desolait de le voir partir si tôt. En plus d'être beau garçon, elle l’imaginait très habile avec les mots, et il l'avait fascinée dès leur première rencontre.

  • Et, je ne t'ai pas raconté. Il y a cette… pouilleuse, qui vient d'intégrer le Séminaire…

  • Hum, hum… répondit Rhéon en cherchant sa cape.

  • Elle est vraiment hors-norme, mais, qu'est ce qu'elle est bornée…

  • C'est la marque… Ah, la voilà, s'interrompit-t-il en retrouvant sa cape. La marque des grands esprits…

  • Oui, mais il suffit pas d'être borné pour avoir raison. 

  • Si tu l'dis… Bon, j'y vais.

  • Quoi, comme ça? Reste un peu, Rhéon… Ça fait tellement longtemps qu'on s'est pas vu...

  • Un rictus de mépris defigura le visage de l'être aimé. Il eut un sourire ironique, et dit, avec un sourire qui l'horrifia jusqu'au plus profond de son être:

  • T'en verras d'autres, je m'inquiète pas …

  • Il tourna les talons. Elle lui cria d'attendre: La porte claquait déjà. Téléma resta glacée un instant. 

  • Le sous entendu était clair. Elle respectait Rhéon, mais ne lui avait pas été fidèle, pas plus à lui qu'à aucun homme - Elle pensait qu'un esprit comme le sien, qui semblait si libre, si aérien, qu'un esprit si fin l'aurait comprise. Mais elle avait été stupide.

  • Elle s'affaissa sur son lit. Voulut se retenir de pleurer, tout en sachant pertinemment qu'elle n'y arriverait pas. Mais, au moment où elle allait céder à ses émotions, elle entendit quelqu’un toquer à la porte.

  • Elle se releva brusquement, à l'idée que Rhéon ait pu faire demi-tour tour: mais devant l’entrée, elle reconnut Étius avec surprise. Celui ci la dévisagea un instant, surpris de la voir au bord des larmes.

  • "Maître… Maître, il y a un cadavre dans la chambre de Lymfan…"

  • Le calme était loin d'être revenu dans la pièce, mais At Sahis avait conservé le sien. Il écoutait attentivement le tumulte qui s'était emparé de la table à l'annonce de la nouvelle. Comme il s'y attendais, la partie la plus radicale de la famille appelait à l'éradication pure et simple du clan des ailes, ainsi que le prévoyait la loi Suprème: Ereas Sahis avait été implicitement désigné comme le meilleur défenseur de cette cause. Beaucoup craignaient Rémo Féléis; On racontait qu’il faisait partie des maestros les plus doués du Suprémat, et le clan des ailes avait fourni quelques un des apotres les plus brillants de leur temps. Les quelques âmes moins va-t-en guerre s'étaient réfugiées sous la bannière de Néron des Hauteurs, le plus doux d'entre eux tous, qui peinait à trouver du soutien parmi les Sahis.

  • L'éradication totale… c'est un peu exagéré, je trouve. Excommunions simplement Rémo Féléis: C’est lui, le problème. Et puis, nous en savons trop peu sur cette révolte…

  • Au contraire, nous aurions dû la voir venir, répliqua Ereas. Les Féléis n'ont jamais jugé digne d'appliquer la Réforme du Premier sur leur territoire. Le père de Rémo voulait déja nous trahir après la Déchéance… Mais, l’Avalionne, bien sûr, a eu son mot à dire…

  • Si nous devons attaquer les Féleis, nous devrions l'envoyer, elle… gloussa le duc d’Orbence. Le Bûcher pourras peut-être étancher sa soif de cendres à Oïa...

  • Neron devrait suffir à gérer les Féleis. Il n’y a rien à craindre… Je vais l’envoyer dans l’Imbrie: Cassion y était, aux dernières nouvelles… répondit At Sahis. Comme à chaque fois que l'électeur parlait, les maestros se recentrèrent sur sa personne. Mais puisque nous reparlons de l'Avalionne, il y a un autre sujet, que nous devons aborder.

  • Il jeta un long regard vers le fond de la pièce.

  • Comment son apprentie a-t-elle réussi à infiltrer cette réunion ?

  • Il y eut un silence d'incompréhension. Puis, tous se retournèrent vers l'endroit que At Sahis regardait fixement. Ils mirent un temps à la discerner, mais elle n'était pas si bien cachée… Derrière un des piliers de verre bleu qui soutenait le plafond de la pièce, une légère ombre trahissait la présence d'une personne de très petite taille.

  • Il y eut quelques murmures indignés, et At Sahis prononça calmement:

  • Allons, montrez-vous. Nous vous avons tous remarqué, maintenant...

  • Après un instant d'hésitation, Lymfan prit la décision d'obéir à cette voix si avenante. Elle se savait prise au piège, de toute manière.

  • Quand elle sortit de sa cachette, elle fit face à une ribambelle de visages estomaqués. Incapable de mesurer la gravité de la situation, elle la trouva très drôle. Ils la regardaient comme si elle venait d'une autre planète. Sa démence fut confirmée à l'assemblée quand elle dit, avec une nonchalance absolue :

  • J'ai vu Bellain entrer, alors j'ai décidé de le suivre. Désolée.

  • Saisissez-vous d'elle! Hurla Ereas.

  • Non! Contredit aussitôt At Sahis, stoppant net les quelques maestros qui s'étaient redressés. Il sourit à Lymfan d’un air bienveillant. Laissez-la nous parler. 

  • Elle a forcément entendu des choses… siffla Néron des Hauteurs, qui avait posé sa main sur la garde de son épée. 

  • Du calme. Lymfan est une fille intelligente, et elle va répondre à nos questions. Il se mit à s'adresser directement à elle. Je souhaitais te rencontrer depuis un petit moment, Lymfan, fille de Selir. J'aurais préféré que ce soit dans des circonstances bien différentes, crois moi bien, mais… je vais maintenant devoir t'interroger. Tu dois me promettre que tu diras exclusivement la vérité, c'est compris?

  • Compris, sourit-elle, totalement inconsciente du danger qui planait sur sa personne.

  • Depuis combien de temps as-tu écouté ce que nous nous disions?

  • Depuis le début, votre Altesse.

  • Elle ne prenait même pas la peine de mentir.

  • … Je vois. Est-ce l'Avalionne, qui t'as demandé?...

  • Euh… Non! J'ai fait que... suivre Bellain dans les couloirs.

  • Elle ment ! Cracha ce dernier. Je l'aurais forcément remarquée si elle m'avait suivie…

  • Peu importe, trancha Néron. Il avait l'air affligé. Nous devons nous débarrasser d'elle, dès maintenant. Si l'Avalionne apprend que je participe à ces réunions, elle va me… Je préfère ne pas y penser. Il se leva en degainant son épée. Je n'aime pas tuer les enfants… marmonna-t-il en s'approchant de Lymfan.

  • Ça suffit, Néron.

  • Néron suspendit son élan. Il se retourna avec lenteur, et plongea ses yeux dans ceux d’At Sahis un court instant. Puis, par respect ou par crainte, il detourna le regard et rengaina sa lame.

  • Cette fois-ci, c'est trop! Ereas s'était levé à son tour. Une espionne fait irruption dans la salle, et vous, vous, vous n'êtes même pas capable de…

  • Les pupilles d'At Sahis s'ouvrirent alors qu’il entrait dans l’Etat, et Ereas se tut net. Il se rassit sagement, et un curieux malaise gagna l'assemblée. 

  • Lymfan, fille de Selir, prononça-t-il avec une extrême douceur. Au nom des intérêts de l'Orchestre et de la famille des Sahis, je vous reconnaît coupable des crimes d'espionnages et de vagabondage dans les lieux saints.

  • D'espionnage ? répéta l’accusée. Mais vous m’avez dit que…

  • En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous condamne donc au Fantasme.

  • Cet annonce stupéfia les maestros. L’électeur n’avait jamais autant absorbé l’attention qu’à cet instant précis.

  • At… supplia Néron. Tuons-la maintenant, s’il te plait.

  • Nous ne pouvons pas assassiner une apprentie impunément, répliqua At Sahis - surtout pas si c’est celle de l’Avalionne. Nous ne sommes pas dans l’Empire, ici. Elle a eu droit à un procès, et à un jugement.

  • At Sahis… vomit Ereas, dégouté par les paroles qu’il se sentait forcé de prononcer. C’est une enfant… Laisse-la au moins mourir comme telle…

  • Le peuple sauras…. At Sahis avait délibérement ignoré son cousin, et s’adressait maintenant à l’assemblée. Il mérite de le savoir. J’annoncerais à la foule comment l’Avalionne a sali le Kymérion en y laissant entrer une vagabonde, qu’elle a chargée d’espionner notre famille....

  • Lymfan se jeta aux pieds de l’électeur. Elle semblait enfin avoir saisi la position dans laquelle elle était: Quand il avait prononcé le mot “Fantasme”, son visage s’était décomposé, et Bellain n’avait jamais vu une expression de peur si profonde sur le visage d’aucun être.

  • Votre Sainteté!… Ne m’envoyez pas là bas, par pitié… J’ai déjà vu le Fantasme! J’étais dans la foule, le jour de la Percée… C'est vous qui m'avez dit de...

  • Il reste un problème, la coupa At Sahis en posant le doigt sur ses lèvres. Il ne faut pas que tu répètes ce que tu as entendu, d’ici ta jetée. Je te condamne donc au mauna

  • Lymfan voulut protester, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Sa voix refusait obstinément jaillir de sa gorge: Pire, l’oxygène désertais ses poumons comme si elle avait prononcé les mots que ses levres refusaient d’articuler, et elle devint rouge, à force d’essayer de parler. 

  • Sépian, ordonna At Sahis. Raccompagnez Lymfan aux cachots… 

  • Demande à Bellain, At. Je ne suis pas ton…

  • J’ai encore besoin de Bellain.

  • At Sahis allait revenir à la discussion, quand un bruit éclatant résonna derrière les pilliers de verre. Les maestros se levèrent tous en même temps, et on entendit le sifflement inquiètant d’une vingtaine d’épées de jyste dégainées simultanément. Quand la créature entra dans la pièce, il y eut une vague de déglutition parmi les maestros: C’était un Méniant, un des golems du Premier. L’enfant artificiel s’approcha des Maestros avec la robotique habituelle de sa démarche, et annonça:

  • Lymfan, fille de Selir. L’Avalion vous convoque dans votre chambre.

  • La gamine, écroulée sur le sol, n’essaya même pas de répondre. Le Méniant s’approcha d’elle d’un air neutre, et At Sahis voulut protester:

  • Attend. Je viens de prononcer un…

  • J'obéis en priorité aux descendants du Premier, le coupa mecaniquement le Méniant en ramassant Lymfan sur le sol. Celle ci ne se débattit pas, alors qu’il la soulevait avec moins de cérémonie que si elle avait été un sac d’ordures.

  • Il sortit de la pièce très calmement, sans que les maestros ne tentent quoi que ce soit. Ils demeuraient sidérés: Bien sûr, il n’était pas question de s’attaquer à la créature. C’aurais été aussi dément que d’attaquer le Kymérion lui même, ce palais vivant qui leur louait tous une chambre. At Sahis lança un regard entendu à Néron, et celui-ci suivit de la jeune fille.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime que le rite de l'Exil est pratiqué depuis 2100 annés. Il est reservé à la deuxième catégorie de désigné, les Exilés. Les désignés qui se font mordre par la Chimère perdent la raison - mais leur folie n'est pas anodine. Elle est si profonde qu'elle leur permet d'altérer le monde autour d'eux. Ce sont eux, bien plus que les Infernés ou les Ombrages, qui ont contribué à l'effacement de l'Histoire: Dangereux et instables, ils semblent seulement capable du pire. Pourtant, certains reviennent de l'Exil avec la "maîtrise" de leur propre démence. Ceux là sont appelés des "assagis".

  • Le Fantasme

  • C'était à Méandres, dans une ruelle glacée par le givre nocturne. On entendait gronder un opéra furieux, joué par le vent et l’océan qui se fracassaient aux monts torturés hérissant les côtes. C’était ici l’ultime nord des cinq royaumes: le froid seul régnait en maître incontesté sur ses pavés antiques, dalles polies par les siècles que ses habitants avaient progressivement déserté au fil des derniers vertiges, à la faveur de terres moins traumatisées que cette métropole des glaces.  

  • La nuit était bariolée d'aurores boréales somptueuses ondulant doucement sur la voûte. Elles éclairaient le givre couvrant les terribles tours inhabitées qui dominaient la ville, et créaient des formes fantomatiques errantes sur leurs murs blafards. Pourtant, il était bien seul, à admirer ce spectacles: A cette heure-ci, les quelques rares habitants de Méandres avaient délaissé le monde pour rejoindre les rives du monde interdit.

  • Antar Gin s'était d'abord posé à quelques kilomètres de la cité. Il avait passé une bonne partie de la nuit à la rejoindre à pied, sans se presser. Les murailles de la ville étaient toujours percées, depuis la révolte du Fantasme, et la garde ne surveillait pas toutes les entrées de cette cité immense. Le renégat avait pu pénétrer l’enceinte de la ville sans trop de difficultés, et en avait parcouru les avenues abandonnées sans frissoner, malgré la cruauté du froid.

  • Au bout de la ruelle, il savait pertinemment ce qu'il allait trouver. Le Fantasme ne l'avait jamais vraiment intéressé, auparavant. Aujourd’hui, pourtant… Quelque chose lui intimait d’aller voir. Il cherchait son père depuis plus de douze vertiges: pourtant, il n’avait jamais cherché ici.

  • Quand il sortit de la ruelle, il s’arrêta un instant, subjugué par l’Océan Impossible. Il ne ressemblait pas du tout à la somptueuse mer d’Or, plus au sud, sur laquelle Séclielle et Ma’ek se situaient; Non, même de nuit, on sentait bien toute la différence. C'était un enfer flamboyant d'écume, constamment déchaîné. Aucun port ne donnait sur ses flots noirs, que seuls, les suicidaires les plus déterminés tentaient d’approcher. La chandelle d’Antar lui permettait à peine de voir à quelques mètres devant lui, mais il pouvait l'entendre en bas de la falaise, hurlant contre les rocs cruels qui tapissaient sa surface comme les dents atroces d'un titan de pierre enseveli sous les eaux. C'était le reflet éthéré des aurores et de la pleine lune, qui lui permettait de vaguement discerner les contours de la fureur.

  • Pourtant, ça n'était pas ces flots enragés qu'il était venu voir. Un pont de pierre à moitié désagrégé partait de la crête de la falaise, jusqu’à un endroit caché sur l’Océan. A quelques centaines de mètres de la falaise, il pouvait l'entendre rugir de toute la furie de son mystère : Le Fantasme. Il ne le voyait pas; Pourtant, le Fantasme était presque rendu parfaitement visible par la puissance de l'image que son esprit s'en faisait. Tout le monde le savait: Le Fantasme était un gouffre sans fond, large d'un demi kilomètre, qui crevait l'Océan à quelque centaines de mètres des côtes de Méandres. Les turbulences y sombraient dans un vacarme assourdissant, et on disait que c'était de la faute de ce gouffre, si l'Océan Impossible avait toujours été impraticable.

  • Le monde ne savait alors rien de ce qui reposait au fond du Fantasme. Les conjectures les plus funestes alimentaient sa légende depuis des temps immémoriaux. L'humanité l'ignorait encore, mais ce gouffre hurlant existait déjà bien avant les premiers pathétiques balbutiements qu’articulaient les anciens primates. La Chimère elle-même était apparue longtemps après le Fantasme - et Dieu semblait moins énigmatique que ce puit sans fond qui crevait l'Océan Impossible.

  • L'Orchestre se servait de ce gouffre comme d'une prison pour les Exilés qui apparaissaient dans le Suprèmat. Il était si difficile de tuer un humain mordu par la Chimère que le Fantasme semblait la seule manière durable de se debarasser d'eux.  Une légende racontait même que Gabriel y avait poussé un Inferné… Depuis, les marqués des 5 domaines y étaient jeté sans procès, et, longtemps, on avait cru qu'il s'agissait d'une condamnation à mort rituelle… Jusqu'au drame ayant eu lieu 4 vertiges plus tôt: la Percée.

  • Antar souhaitait aller plus près. Il renifla, et entreprit de rejoindre le pont. Les yeux impassibles des statues de la Chimère qui surplombait presque chaque bâtiment semblaient le suivre de tout leur mépris. Quand il atteint enfin la passerelle, il fut presque rendu hésitant par le mauvais état de celle-ci. Le pont était démesurément long, mais aucun pillier ne s’enfonçait dans l’océan en contrebas, et Antar se demandait comment un tel édifice avait pu être construit. Le vent claquait, et le moindre faux pas pouvait s’avérer fatal.

  • Il s'apprêtait à traverser malgré tout, quand une voix suspicieuse s'exprima derrière lui:

  • "Quel étrange visiteur…"

  • Antar se retourna lentement. Le visage qu'il discerna dans la ruelle lui était familier, mais il ne parvint pas à mettre un souvenir dessus: C'était un homme d'une trentaine de vertiges, blond et mal rasé. Son visage respirait la santé, mais à la pauvreté de ses habits, Antar crut d'abord qu'il s'agissait d'un mendiant. 

  • Bonsoir, répondit le renégat.

  • Kymeria aq sadaris. Tu ne te souviens pas de moi, n'est ce pas? 

  • … Pas vraiment. 

  • Je suis Remo Féleis, l'électeur du plateau. Nous assistions ensemble aux cours de la vieille Elena, tu te souviens…?

  • Antar eut une moue désappointée. C'était bien sa veine. Méandres était quasiment une ville fantôme, mais il avait fallu qu'il y croise un apôtre - un des 5 électeurs, par-dessus le marché. Il leva les yeux au ciel en posant la main sur sa garde, prêt à engager le combat, puisqu'il le fallait, mais Remo leva les deux mains devant lui en signe d'apaisement.

  • Du calme, du calme… Je ne suis pas fou, tu sais. Je tiens vraiment à la vie, alors… si nous pouvions éviter le duel…

  • Hum, marmonna le renégat. Il tourna le dos à Remo, et se remit à regarder en direction du pont. Après un silence, l'électeur se rapprocha de lui et demanda:

  • C’est incroyable, de te tomber dessus, comme ça. Le plus puissant des maestros, plus doué que l’Avalionne elle-même… Qui a renié l’Orchestre et que l’Orchestre a renié. Il regarda dans la même direction que le renégat. Tu as déjà vu le Fantasme?

  • ...

  • Ah… Je vois... Tu es toujours aussi bavard. C'est le devoir sacré des Féleis que de le garder, tout comme les Gins gardent le Helga'la, et les Sahis, le Séminaire.

  • Antar ne répondit pas. Il se demandait si Remo Féléis le laisserait approcher du Fantasme sans rien dire, ou s'il allait devoir l'affronter. Il se rappelait de Rémo comme d’un fanatique, doué d’une générosité sacrificielle, mais d’un esprit moins ouvert que les jardins de Limbad.

  • … Mais pour être honnête, il faut reconnaître que nous n'avons pas réussi à le faire, ces derniers vertiges. La tâche s'est avéré trop compliqué, et sans ta… terrifiante grande soeur… qui sait, si Méandres existerait encore…? Il y a 4 vertiges, nous avons bien cru que le plateau d'Imbrie entier allait tomber sous le joug des démons. Alors que, pendant des siècles, aucun exilé n'était jamais revenu du Fantasme, il a soudain décidé d'en rejeter une centaine, qui se sont déchainé sur la ville. La "Percée". La pire évasion de masse de notre histoire… Sans l'intervention de l'Avalionne, ils auraient dévasté le plateau, c'est certain.

  • … Oui, ce n'est pas étonnant qu'elle vous ait sauvé. Elle est très puissante, dit Antar sans émotion.

  • … Oui, très puissante… Mais sans doute pas assez. Elle a réussi à tuer quasiment tous les évadés, en abattant quelques montagnes en même temps. Pourtant… Pourtant, il semblerait que, même elle n'ait rien pu faire contre Ria.

  • Pour la première fois depuis le début de la conversation, Antar accorda sa pleine attention à son interloctueur. Il n'avait jamais entendu parler d’une personne ayant tenu tête à sa soeur - en dehors de lui-même, bien sûr...

  • Ria…? Repeta-t-il.

  • C'est une exilée, s'empressa de préciser Remo. Une assagie, même. Tu sais à quel point ils sont difficiles à vaincre… on peut leur éclater le crâne, les couper en morceaux, ou les brûler vif, ils renaitront toujours tôt au tard, et il n'y a que le temps qui peut avoir raison d'eux.

  • Antar lui lança un regard un peu condescendant, et répondit:

  • Pourquoi déblatères-tu des évidences?

  • Et bien, pour être honnête… j'aurais besoin de ton aide. L'est du plateau est sous le joug de ce démon depuis de nombreuses saisons, maintenant … Aucun des maestros qu'on a envoyé la bas n'est jamais revenu. Mais toi, toi, tu es… peut être le seul à pouvoir faire quelque chose. La cité d'Oïa risque de tomber entre ses mains à tout moment… 

  • … Pourquoi ne pas demander de l'aide à At Sahis, ou à Néron ? Il y a des tas d'apôtres dans le Suprèmat qui…

  • Je pense qu'il y a de grandes chances que le plateau ne fasse plus partie du Suprèmat d’ici la prochaine saison, le coupa Remo. La gravité soudaine de son ton surprit un peu Antar. Les 5 domaines ne sont plus une terre sainte, mais le territoire de prédilection de la corruption et de la violence. Toi-même, tu as quitté l’Orchestre pour ça, n’est-ce pas? Ces porcs gavés qui occupent la capitale… les auditeurs sournois, les princes obèses et l'essaim de maestros inaptes qui pullulent dans les lieux saints… Ils ont tous délaissés la Chimère et les enseignements de Gabriel pour se livrer à leur piètre jeu de pouvoir. Or, femmes et gloire personnelle sont devenues les seules vocations de notre caste, alors même que c’est ce dont les Révélations nous avaient mis en garde… Je sais que toi aussi, tu refuses cette fausse foi “réformée”, et que tu souhaites revenir aux sources de notre religion. Sinon, pourquoi aurais-tu délaissé le Trône ? Sinon, que ferais-tu devant le Fantasme?

  • Antar descendait si rarement parmi les hommes que la seule attention qu’il accordait à Rémo l'épuisait peu à peu. Il avait hâte d’être seul, pour réfléchir plus calmement à tout ce que l’électeur venait de lui dire; Pourtant, il savait qu’il devait répondre, et c’est ce qu’il fit.

  • La corruption… La violence... l’injustice de ce monde, et la bonne manière de vénérer la Chimère… Tout ça, ça ne me concerne pas. Tu te trompes, si tu penses que j’ai quitté le Suprèmat parce que j’étais en désaccord avec ses lois. La bonne ou mauvaise manière d’interpreter les textes, je m’en fiche; Parce que ce sont des bêtises, de toute manière. Je ne crois pas en Dieu, et, s’il est de ce monde, ce n’est pas la Chimère. 

  • Cette fois-ci, c’était Remo qui demeurait silencieux. Il avait l’air aussi étonné que si Antar lui avait annoncé qu’il flatulait de l’or; Cet etonnement se transforma vite en une expression de haine innomable. Devant l'évidente stupidité de cette réaction, Antar ne put retenir un petit sourire ironique, qui poussa l’électeur a parler:

  • … Moi qui pensais que tu me comprenais. Je ne voulais pas te juger pour ton nom, mais Solar avait raison: Les Avalions ont tous l’indignité dans le sang. Rémo dégaina son épée. Elle était comme lui, courte et épaisse. Il la leva en l’air devant Antar, et cria: “Maestros!”

  • Avant même qu’il ait terminé de dire le mot, huits apotres sortirent simultanément des ruelles adjacentes. Fait étonnant, ils portaient tous des armures, comme s’ils s’étaient préparé à combattre un adversaire hors norme. Antar leva un sourcil, un peu étonné de les voir agir comme s’il ne les avaient pas détectés. Il toussata d’un air gêné en constatant que Rémo s’était mis en garde; Et, comme il n’avait pas très envie de se battre, se laissa simplement tomber du haut de la falaise, à la stupéfaction des neufs Féléis.

  • Le consul 

  • Le consul des Afilies était un homme faste et généreux. Il y songeait beaucoup, à sa propre générosité; De son point de vue, elle était très stratégique. Il était certain qu’il se protégerait bien mieux en se créant des alliés partout qu’en cherchant à s’imposer par la force - sa méthode s’était révélée très efficace, jusqu’ici.

  • Comme tous les nobles régnant sur l’une des régions de l’Eternel Empire, il passait une année Limbadéenne sur deux à la capitale; plus précisément, dans l’immense Kym qui se dressait à l’ouest de la ville, tout près du Jardin des clartés. Là, il se prélassait de bien des manières; Les très nombreuses esclaves mises à dispositions des hauts-fonctionnaires de l’état, les mets de première qualité et le sens du divertissement propre à la culture Mencite le ravissait pleinement, et il se montrait très reconnaissant envers ce que la capitale avait à lui offrir - même s'il savait qu'elle pouvait tout lui reprendre. Il s’était déjà fait sa petite réputation. Les courtisanes se disputaient sa compagnie - non pas qu’il ait été un amant particulièrement indomptable, ou d’un humour décapant. Non. Le consul des Afilies était un homme faste et généreux.

  • Il était 15 heures, et il se réveillait à peine d’une longue nuit d’ivresses délicieuses et variées. Son corps énorme avachi sur un des divans de sa salle de réception, il observait les esclaves ranger la pièce en admirant leur efficacité.

  • Que serait le monde, sans esclaves…? se demanda-t-il, sur un ton très philosophant.

  • Oh, vous pensez déjà, alors qu’il est si tôt, votre Majesté?... flagorna un des nobles de sa suite, lui aussi allongé sur un des divans.

  • Ils sont l’Ordre et le Fondement de toute patrie, continua le consul, déjà enflammé par sa précieuse pensée. Certains membres des hautes castes pensent à tort que nous sommes la partie la plus importante de l’Etat, puisque nous sommes ceux qui ordonnent. Ils ont tort: ce sont les esclaves qui orchestrent le bon fonctionnement de la nation. Ceux qui obéissent. Aucun homme n’est plus efficace que celui qui obéit, tout comme aucun navire n'est plus efficient que celui auquel on donne un cap: c’est un fait. Evidemment, sans nous, ils ne sauraient que faire, et vogueraient sans doute à leur propre ruine: Mais sans eux, comment pourrions nous nous prendre la mer?... 

  • Vous avez raison…! C’est vraiment… Limpide! roucoula le second courtisan.

  • C’est la raison pour laquelle l’Orchestre n’osera jamais s’attaquer à l’Eternel Empire. Ils n’ont pas d’esclaves assez dévoués pour leur obeir… Leurs forces sont divisées… Quelle folie, murmura-t-il tragiquement en regardant une belle servante terminer de nettoyer le sol avec des gestes experts. S’ils n’ont pas d‘esclaves, ça ne peux vouloir dire qu’une chose: C’est leur peuple dans son ensemble, qu’ils sont forcés d’asservir...

  • … Oui, oui... quelle folie…

  • Les esclaves avaient achevés leur besogne. En temps normal, ils auraient déjà désertés la pièce pour rejoindre d’autres parties du palais: Mais aujourd’hui, ils se rassemblèrent dans un coin, près des balcons, ou ils demeurèrent droit et immobile, attendant sous doute un ordre qui viendrait tôt ou tard. Le consul ne fit pas spécialement attention à ce détail: Après tout, il les rinçait généralement en pourboire, et il pouvait comprendre leur désir de rester près de lui. Le généreux consul appela l’un d’entre eux d’un geste de la main, et lui offrit une pièce d’argent, avant de l’envoyer chercher du vin. L’esclave remercia servilement son maître, avant de sortir de la pièce en lui marmonnant une insulte entre les dents.

  • Qu’avez vous prevu de faire, ce soir, cher consul?

  • Et bien, j’ai entendu dire qu’une pièce d’Epalion allait être joué au théatre du Soleil… badina-t-il en souriant.

  • Une pièce du grand Epalion? Vraiment?... Je pensais, qu’après ce qu’il s’était passé, à la dernière représentation…

  • Oui, c’était légendaire, s’émut le consul. Les deux courtisans s’assirent plus confortablement, prêt à l’écouter déblatérer cette histoire qu’il avait déjà raconté mille fois. “C’était par un soir chaud; Je dégustais des dattes de l’oasis de Seri avec les princes de cet endroit sublime, et nous étions assis, là, dans le grand amphithéâtre de la ville. C’était un jour de fête pour le feu Chancelier Rhaek, que l’Empereur le sanctifie, et cette pièce n’était sensée être qu’une distraction pour célébrer le mariage de sa fille. à l’époque, personne ne savait rien de la troupe d’Epalion… Dès les premiers instants, cette amuserie surpassa toutes les attentes de l’auditoire., pourtant passablement ivre. Quelque chose, dans la tournure des phrases… Dans la manière avec laquelle les dialogues s’enchainaient, dans le rythme effrené auquel les scène se succédaient… Quelque chose retint instantanément l’attention de chacun d’entre nous. La pièce dura trois actes: Jamais je n’oserais tenter de vous résumer cette histoire, car je ne possède pas les mots d’Epalion, et ne pourrait jamais vous rendre le quart de ce qu’il a conté, ce soir là. 

  • “ En peu de temps, le silence se fit dans tout l’amphithéatre; L’ambiance était plus solennel que le jour du sacre de Seth. Les ambassadeurs de tous les pays du monde, même sans discerner toutes les nuances et les beautés de la langue mencite, pouvaient comprendre le sublime de ce qui était raconté par le seul mouvement des corps, par la seule danse des voix et des postures. Puis, la dernière scène s’acheva; Il n’y eut pas un applaudissement. Depuis plusieurs scènes, déjà, l’auditoire avait épuisé ses larmes, ses rires et ses cris de joie; ne restait que des visages aux yeux rougis d’avoir pleuré, orné de coiffures démises et de sourires épuisés. Et c’est là qu’il s’avança, avec son luth. La pièce était finie, nous n’attendions plus rien; Mais Epalion devait offrir un dernier joyeau à nos sens. L’air qu’il joua ce soir là resteras à jamais gravé dans ma mémoire… Et dans la notre à tous. Je ne possède ni les mots ni la prestance pour rendre compte de la prestation qu’il a rendu ce soir là, et pourtant je dirais: Qu’il a chanté l’histoire des hommes, l’histoire de l’exil et du retour au pays, l’histoire de l’amour naissant et de l’amour trahi; Je n’ai jamais ressenti de sentiments plus intenses que ceux qu’il m’a partagé ce soir là. Je n’étais, hélas, pas le seul à sentir un grand bouleversement dans mon âme… En effet, l’émotion répandue par le poète fut si violente qu’un drame dut terminer cette soirée. Quand les dernières notes retombèrent de la voix d’Epalion, le Chancelier, déjà âgé, porta la main à son coeur, comme nos âmes le firent toutes; Mais c’est que le sien s’était arrêté. On dit depuis que son vieil organe n’avait pas pu supporté une telle beauté, et que c’est cela même qui le conduisit à sa fin; et il mourut ainsi, laissant le pouvoir à l’Anadyo Seth… Un homme bien moins facilement distrait par la beauté, de ce qu’on dit de lui…

  • C’est une très belle histoire, mon cher consul. On me l’a déjà raconté, mais jamais dans une telle prose… Hélas, je ne sais pas si nous aurons un jour la chance d’un jour voir Epalion de nos propres yeux; Aujourd’hui, tout le monde le connait, et je suppose que ses pièces ne seront vues que par ceux qui ont déjà…

  • N’avez vous pas deviné? J’ai déjà réservé nos places, mes chers amis.

  • Ces très profitants amis le flattèrent de sa prévoyance, et il se délecta de ces compliments, qui l’encouragèrent à poursuivre sur des ragots: 

  • J’ai même entendu dire que le Chancelier serait présent… Epalion est un tel poète… Même ce guerrier impitoyable ne peut manquer une occasion de le voir. Il a beau avoir manqué de se faire assassiner, il a toujours le coeur au théâtre… 

  • ...Oui… Les deux courtisans se regardèrent étrangement, comme si ils avaient déjà évoqué ce sujet auparavant. La tentative d’assassinat du Chancelier a beaucoup remué l’Empire… D’autant que, l’assassine semblait venir de chez vous…

  • Chez moi, chez moi… Vous y allez fort, bedonna le concerné. Je n’ai commencé à gouverner les Afilies que depuis la destruction des Temples; Je ne suis, moi, qu’un simple rouage de la machine impériale... Ne m’associez pas à ces fanatiques, je vous en conjure…

  • … Pourtant, les mesures que vous avez prise recemment semblaient encourager à une plus grande tolérance vis à vis des convertis, cher consul.

  • Le cher consul ne perçut pas le reproche insidieux qui se dissimulait derrière cette phrase.

  • Et bien…! Que voulez vous! Les Afilies sont à la frontière avec le Suprèmat. Il n’est pas étonnant qu’il puisse s’y développer un certain… syncrètisme…

  • Allons, dit le second courtisan avec bonhommie, dites-nous la vérité, plutot que d’employer vos grands mots que personne ne comprend. Pourquoi avez-vous adoucit les sanctions sur les convertis?

  • Le consul regarda en direction des esclaves d’un air faussement soucieux, et sourit, coupable.

  • Et bien...Pour tout vous dire….

  • Vous êtes convertis vous-même? Le coupa le premier courtisan.

  • Non, non, bien sûr que non…! Pourquoi donc êtes vous si agressif, aujourd’hui, Léon? Reprenez donc un peu de cette petite esclave que vous aimez tant, elle vous calmeras un peu… Non, mes raisons sont bien plus matérialistes qu’elles n’en ont l’air. Vous l’ignorez peut être, mais parmi les Afiliens, ceux qui possèdent le plus de terres sont des convertis qui suivent l’étrange voie de la Chimère… Le consul baissa la voix. En leur garantissant une certaine liberté, je me suis garanti, à moi, des impôts tout à fait… confortable… Et leur réseau marchand est l’un des seuls qui traversent les frontières hérmetiques des 5 domaines. Les convertis sont vu comme des ennemis de l’Empire, ici, à la capitale, mais je puis vous assurer, qu’en terme strictement économiques….

  • Alors c’est pour ça, le coupa Léon. L’argent. Tout s’explique. Tu voulais te goinfrer.

  • Ce soudain changement de ton décontenança le consul. Son triple menton remua un peu, et il cligna des yeux. Personne ne lui avait parlé comme ça depuis sa plus tendre enfance, et il n’avait aucune idée de la manière dont il fallait réagir. 

  • … Léon, que…?

  • Tu pensais que personne n’allait jamais remonter jusqu’à toi, n’est ce pas? 

  • Au moment ou Léon dit cette phrase, les esclaves décroisèrent tous les bras, comme s’il s’agissait d’un signal.

  • Tu pensais qu’en jouant le jeu de l’Orchestre, et en tentant d’attenter à la vie du Chancelier, tu t’enrichirais encore plus…

  • Qu’est ce que vous faites…? bredouilla le consul aux esclaves, qui avancaient désormais vers lui. Reculez, n’approchez plus. 

  • Laisser une esclave faire le sale boulot… Tu aurais entâché la réputation de l’Empire pour plusieurs siècles, si tu avais réussit.

  • Seth n'est pas mon ennemi! Je ne sais pas de quoi vous parlez!” gémit-il en se redressant avec difficulté. La scène était d’autant plus pathétique qu’il disait la stricte vérité: le pauvre idiot n’avait absolument aucun lien avec l’affaire.” Ecoutez, je ne sais pas ce qu’on vous a dit, reprit-il, misérable et suppliant, mais il y a erreur… L’assassinat ne fait pas vraiment partie de mes…

  • Inutile de nier. L’Ombre vous a dénoncé. 

  • L’Ombre…? Reculez, je vous l’ordonne!

  • Le problème, c’est que leur ordre, à eux, vient de quelqu’un qui s’est elevé plus haut que vous. 

  • Les esclaves se saisirent du consul, qui grouina de terreur. La femme qu'il avait trouvée si charmante entreprit d’enrouler un drap autour du cou du consul.

  • Tu vas mourir de la manière dont tu as cru pouvoir tuer Seth, acheva Léon en s'asseyant sur le divan.

  • Arrêtez… Pitié… J’ai de l’ar...

  • Le consul ne parvint pas à terminer sa phrase. La belle esclave qu’il observait plus tôt tirait à présent sur les deux extrémités du drap avec une vigueur exceptionnelle. Il eut beau se débattre de toutes ses forces, la poigne des esclaves l’entravait plus fermement que leurs chaines. Celui qu’il avait envoyé chercher du vin revient dans la pièce, et, constatant que l’assassinat avait débuté, prit l’initiative de servir un verre aux deux partisans de Seth. Les courtisans reprirent leur discussion, alors que le visage du consul passaient du rouge au pourpre, et que ses yeux sortaient atrocement de leurs orbites.

  • Quel soulagement. Je n'en pouvais plus de l’entendre s’étaler sur tous les sujets, comme si son avis était celui d’une sorte d’intellectuel sophistiqué…

  • Oui. Avec sa mort, le Chancelier est vengé: Nous allons échapper à la guerre civile.

  • Et sur ces mots optimistes, ils trinquèrent joyeusement, avant de se se diriger vers le théâtre pour assister à la pièce du grand Epalion. Leur optimisme ne devait pas être de courte durée. Heureusement pour ces deux porcs, ces deux girouettes, ils se mettraient bientôt du côté de ceux qui désiraient se venger du Chancelier. Pour ce dernier, l’avenir s’assombrissait pourtant: En réalité, le consul des Afilies, bien qu’il soit un faux philanthrope aussi vénal que cupide, avait, par sa politique ingénieuse, apaisé la région pendant de nombreuses années. Son décès , associé à l'exposition de son cadavre dans les rues de la capitale pendant plusieurs jours, provoqua un très grand tremblement parmi les élites des Afilies. Sa fausse générosité lui avait apporté de vrais amis. Quelques jours plus tard, la Haute Afilie fit sécession, entrainant avec elle deux autres régions dans sa révolte et déclenchant ainsi la deux-cent-trente-quatrième guerre civile de l’Eternel Empire.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que les mythes de la création du monde sont aussi nombreux et variés que le sont les civilisations. Il est néanmoins toujours possible de retrouver des points communs entre ces récits. C’est dans les cinqs-royaumes que le mythe semble pourtant diffèrer le plus largement des autres. Le Registre tenteras ici de rendre compte de ce mythe particulier, qui a retenu l’attention de l’un de ses membres. Les Kymériens pensent que la Chimère a créé le monde en deux jours:

  • Le premier, elle façonna toutes choses, et elles les voulut toutes parfaites et eternelles. Ce ne fut qu’une aube interminable, qui dura une véritable éternité: Elle n’avait pas encore inventé la nuit. Ainsi, à la fin de leur maturation, les fruits redevenaient fleurs, et les hommes enfants. Ce premier jour aurait pu durer à tout jamais.

  • D’après la tradition, c’était toutefois un monde incomplet. C’est le poète favori de la Chimère, un ange que les Kymériens appellent “Kyriel”, qui devait inspirer à Kym la touche finale de sa création. Kyriel eut en effet l’idée de la nuit; Le premier jour s’acheva ainsi, et la tradition précise ici qu’il s’acheva “par une indulgence de Dieu.”. La légende continue par ce vers: “Hors, l’ange Kyriel avait si bien peint la nuit, en la sertissant d’étoiles muettes et tremblantes, en y accrochant l’Autre lune, en la parfumant de sommeils profonds et de rêves diffus, que la Chimère fut profondément charmée par la beauté du tableau.” 

  • C’est pourquoi, lorsque le second jour se leva, la Chimère se résolut à “offrir” une nuit à toute choses. C’est ainsi qu’elle donna “la mort à la vie, le mal au bien, et le malheur à l’homme.”. Depuis, toute chose est vouée à disparaître, “les plus dérisoires des astres, comme les plus essentiels des saints.”.

  • Livre III: Les mirages

  • Octaf

  • Je me souviens de la brume. On y traînait comme dans un mirage. Du goût du sang sur ma langue - le froid avait fissuré mes lèvres en profondeur. Et puis, des échos paisibles de vagues caressant la barque avec la tendresse d'une mère engourdie par le sommeil. Pourtant... l'essentiel, oublié. La brume: claire. Le reste n'est plus très net. Je ne sais même pas s'il l'a jamais été... Déjà, sur l'instant, je me rappelle que j'avais l'impression d'arpenter le souvenir d'un étranger : je n'avais rien à faire là, et personne ne m’avait invité.

  • J'aurais dû rentrer à Séclielle, rejoindre l'Orchestre - Donner mon rapport à l'Avalion, bref, m'impliquer dans les choses de ma condition. J’étais un maestro, n’est-ce pas… Mais plus maintenant. Car je venais de croiser Dieu, en pleine nuit, sur la mer d'Or; Et la Chimère m'avait désigné. Pourquoi moi? Qu’avais-je fait, pour mériter ça? Etait ce parce que j’avais livré ces informations à l’étranger…? Qui sait, au fond. La Chimère ne s’explique jamais… Le bateau du roi de Tourmence reposait maintenant sous les abysses avec son équipage, colosse assassiné par son propre coeur ... Les moteurs ayant explosé, on avait évacué le navire comme on avait pu, et, à présent, moi, le souverain de Tourmence et un mort dérivions tous les 3 vers notre destinée.

  • Le mort, c'était le marin sensé ramer pour nous - maigre et unique escorte qu'on avait bien pu se garantir pendant le chaos du naufrage. Une douleur horrible lui avait pris la jambe pendant la deuxième nuit, et s'était propagée dans son corps entier avant de finir par l'emporter vers l'autre monde. Sa carcasse atrocement figée dans la souffrance nous terrifiait tous les deux - On avait fini par le cacher sous le plus fin des tissus humides qu'on avait pu trouver…

  • Je pensais sincèrement que j'allais y passer, moi aussi. J'espérais que la mort arriverait vite, et qu'elle serait aussi douce que possible. Je n'avais plus nulle part où aller: je venais d’être désigné, et je désirais en finir. Si Dieu m’avait déclaré impropre… Ou était l’intérêt de vivre?... Je n’aurais jamais dû parler de la carte incertaine au roi. C’était sans doute ça, qui avait fait enrager la Chimère… En tout cas, c’est que je me disais alors, plongé dans un silence profond, me détachant du monde pour me confronter à mes regrets les plus douloureux.

  • Je me souviens donc très mal de l'île. Presque seulement du brouillard infernal qui bouffait l'horizon, nous cachant les possibles naufrage et les récifs certains. 

  • Pourtant, ce n'est pas un écueil qui surgit devant nous, ce soir-là. Je l'entendis d'abord, l'île des morts: il y avait quelque chose de massif, dans l'eau. Les ressacs avaient changé de ton. Mon imagination créa l'horreur d'un monstre désincarné guettant dans la brume, et le réel exauça presque aussitôt cette création de mon esprit. 

  • Je cru d'abord être tombé dans la gueule du Léviathan. Il fallut un moment pour que je discerne clairement ce que je voyais: Deux vastes rocs blancs encadraient le gouffre d'une crique étrange. La barque se rapprochant, je constatais que, loin d'être tout à fait sauvage, ces deux immenses blocs de marbre étaient criblés de symboles et de caveaux anguleux. Entre les deux mâchoires de pierre, des cyprès savamment alignés nous dissimulaient la gorge de l'île, comme une glotte monocorde cachée derrière le croc des tombeaux.

  • Car, plus nous avancions, plus il devenait clair que nous pénétrions dans un cimetière. Je pouvais presque sentir les regards de centaines de spectres rivés sur moi; Rien ne rendait la présence de tombes évidentes, et pourtant il était évident qu'elles étaient là. Ce mausolée marin éveilla en moi une sensation très particulière : Je me demandais ce qu'il faisait là, au beau milieu de la mer, et à quelle nation malade ce caillou avait bien pu appartenir. C'est alors que le roi murmura:

  • "La voilà… l'île des morts. Nous sommes sauvés, Octaf."

  • Je me suis retourné vers lui et l'ai regardé longuement. Je le trouvais fascinant, ce roi étranger, ce marin audacieux et triomphant qui n'avait pas perdu espoir une seule fois depuis le naufrage de son vaisseau. La force de son caractère me complexe encore un peu sur le mien, je l’avoue: Dire que je ne le croyais pas… J’avais tout abandonné, jusqu’à mes tours de rame, alors que lui... Il m'avait dit qu'il savait où nous allions, et l'avait répété inlassablement pendant les 5 jours que nous avions passés en mer, comme une invocation ou comme une prière, qui se voyait maintenant exaucée. C'était lui qui faisait avancer la barque, sans se plaindre: Lui qui avait donné les derniers sacrements à son mousse agonisant; Moi qui frôlait déjà la mort. Ma constitution fragile a dû lui inspirer un certain mépris, mais s'il en a jamais éprouvé, il ne me l'a pas fait ressentir une seule fois pendant que nous dérivions sur la barque.

  • "... Où sommes-nous ?... Demandais-je, me surprenant moi-même de ma curiosité.

  • À l’est des îles de feu, répondit négligemment le roi. À 300 kilomètres au sud de l'île d'or.

  • Si loin…?

  • Oui. Il n'y a aucune terre habitée, dans les environs. Cette île n'est connue que de quelques initiés.

  • Je n'ai pas demandé ce qu'il voulait dire par là. Bien que cette île ait soulevé tant de questions, je suis resté muet jusqu'à ce qu'on y débarque. Si le roi avait gardé espoir, sans doute y en avait-il un: En tout cas, toucher terre me fit le plus grand bien: C'est la dernière sensation de laquelle je me souviens clairement: Enfin, un sol stable! 

  • J’ai oublié ce que nous nous sommes dit en débarquant. Je me souviens simplement que, le lendemain matin, sans qu’il accepte de m’expliquer comment nous avions fait pour nous retrouver là, nous nous sommes réveillés dans les appartements du roi de Tourmence, à des milliers de kilomètres au Sud; C'est ce jour là que j’ai promis à mon sauveur que je lui ramènerais l’une des Brises.

  • --

  • Et aujourd’hui, j’en dirige une. C’est la Blanche: La plus rapide d’entre elles. J’étais là, à sa fabrication, mais je n’aurais jamais pensé avoir l’honneur d’en diriger une un jour. L’équipage est démoralisé. Aeqa a tenté de se jeter à la mer deux fois - il ne nous crois pas, pense que Ma’ek est encore là, et espère retrouver sa famille… Même le très brutal Daïn semble à deux doigts de fondre en larmes. Ils ont perdus leur nation; Le volcan a englouti leurs familles et leurs amis, et leur douleur a plongé le navire dans une autre sorte de brume, plus dense encore que celle de mes souvenirs. Pourtant, je me dois de ressembler au roi qui m'a sauvé, il y a si longtemps - je regarde l'horizon, et leur assure que nous arriverons à bon port.

  • Patmé s’approche en souriant. Il n’a pas l’air perturbé, lui: Il s’approche de moi, sur le pont, et dit:

  • “Ce bateau est incroyable. Ce matin, on voyait encore les rives de l’île de la Lune… et maintenant, on arrive déjà à l’île d’or. Ç'aurais pris deux semaines, même avec le plus rapide des navires des colons… Je comprends pourquoi tu voulais faire débarquer une Sot’ka à Séclielle, maintenant… Si c’était pour voler ça, alors…!”

  • Il m’explique qu’il a hâte d’arriver à l’île d’or, que nous allons pouvoir recruter un nouvel équipage. Sa joie de vivre me glace les sangs. Il a tout perdu, lui aussi: Mais on dirait qu’il n’avait rien. Je l’apprecie un peu, ce jeune homme: Pourtant, c’est lui que je dois emmener en Tourmence avec moi. Une Brise n’a pas besoin d’équipage, mais j’ai besoin de lui. Je sais qu’il conviendra au roi.

  • Mais, alors qu’il continue de parler du futur, le passé réapparaît devant moi. Je la vois surgir dans un recoin de l’horizon. Ses deux faces blanches sont sorties de la brume; les cimes des cyprès remuent doucement sous le vent. Une barque brisée est échouée sur la berge. Patmé se retourne pour voir ce qui me sidère, et s'exclame:

  • “Depuis quand est ce qu'il y a une île, ici?”

  • Mirages (I)

  • Il y a dans chaque homme 1000 humanités

  • Et nous sommes l'aveugle et le clairvoyant.

  • Les mêmes fois, les même vanités

  • Les lents nuages, les éclairs foudroyants.

  • J'envisage chacun comme une étrange nuée

  • Dans un seul être, le lointain, les parages!

  • Je ne pardonne pas, j'oublie: celui qui frappe est déjà décédé

  • Puisque le temps fait de nous des mirages.

  • Lymfan

  • "Comment va ma petite Lymfan?", as-t-il demandé! Après ça, il s'est présenté. Il m'a expliqué que les tableaux de l'antichambre étaient des gardiens: Que l'hallucination que j'avais vécue était due à un sort, mais que j'étais une intruse très particulière. At Sahis m'as dit qu'il voulait que j'assiste à la réunion, qu'il avait voulu me rencontrer depuis mon arrivée à Séclielle. Il m'a donné pour instructions d'entrer dans la salle et de tendre l'oreille… Je suis sortie du tableau, et j'ai obéi. Puis, il m'a trahie, et condamnée au Fantasme.

  • Le Méniant me jette aux pieds d’Etius. Il m’a ramené dans ma chambre, où deux autres de ses semblables nettoient ce qui ressemble à de vagues traces de sang. Telema Feleis me dévisage avec insistance depuis un divan à l’autre bout de la pièce. Elle n’est pas apprêtée, et de larges cernes couronnent son regard: Etius, lui, semble plus en forme que toutes les autres fois ou je l’ai vu, comme si la nuit était son plus beau vêtement. Ils me pressent tout deux, me demandent de leur expliquer pourquoi un homme a pénétré l'enceinte du Kymérion, ce qu'il faisait dans ma chambre et pourquoi je n'étais pas dedans. J'essaie de répondre que je ne sais pas, mais aucun mot ne sort de ma bouche: d'autres questions fusent de la leur. Où est-ce que j'étais? Qu'est ce qui me prend, de traîner dans les couloirs, et, pourquoi est-ce ce que je ne leur répond pas?

  • Elle a été assignée au mauna, le saint silence, précise alors l'un des Méniants. Il lui est désormais impossible de communiquer...

  • … Pardon? 

  • Telema se rapproche de moi, et plonge ses yeux dans les miens. Leur beauté m'impressionne un peu, et je fais un pas en arrière.

  • Ma pauvre… minaude-t-elle. Toi, tu as vraiment fini par croiser At Sahis… Elle détourne le regard, et semble réfléchir un instant. Je savais bien que Rhéon et Néron ne pouvaient pas avoir fait le voyage depuis Vertigo sans raison valable… Tu as surpris une... discussion, Lymfan? C'est ça?

  • Je n'ai pas confiance en cette femme. Pourtant, ma détresse me pousse à attraper ce qui ressemble à une main charitable: Je veux hocher la tête, mais elle tangue de manière incontrôlable et je tombe presque à la renverse.

  • Le mauna est un silence forcé, qui ne s'applique pas qu'aux mots, regrette Telema. C'est une condamnation qu'on réserve aux désignés… Une chose est sûre: si tu y as été contrainte, c'est qu'At Sahis t'as renvoyée du Séminaire. 

  • Il l'a renvoyée? répète Etius. Il n'a pas le droit de faire ça. C'est l'apprentie de ma sœur...

  • Il a tous les droits, retorqua Telema du plus profond de sa morgue. En l'absence de Suprêmain élu, c'est l'électeur de Séclielle qui est en charge du Séminaire: par conséquent, c'est lui qui contrôle les auditeurs. Le chef du clan des Sahis, At… le court… rajouta-elle avec une ironie fatiguée.

  • Leïa ne laissera pas passer ça, avertit Étius. 

  • Tu surestimes le poids politique de ta sœur... Je te rappelle qu'en dépit de ses talents, elle reste une femme, et ne seras jamais éligible au titre suprême. 

  • Je ne peux rien dire: De toute manière, je serais probablement restée bouche bée. Je pensais qu'être Maestria avait du sens… que celles qui arrivaient à ce stade… Mais j'étais naïve. Je pensais que ma vie allait changer: Mais on va me renvoyer d'où je suis venu, là haut, dans les mornes glaces de l'Imbrie, et je ne verrais plus Séclielle. 

  • Là bas, je vivais comme une reine et comme une esclave. Et j'ai vu le Fantasme. Je me rappelle des grands flambeaux qui jaillissaient des tours surplombant le pont des regrets, des cris de joie que poussait la foule quand les juges condamnaient un désigné à être jeté dans le gouffre… 

  • J'étais heureuse, alors. Mes parents m'emmenaient régulièrement à ces célébrations, depuis mon plus jeune âge - Nous faisions le voyage jusqu'à Méandres, l'ancienne capitale du plateau de l’Imbriedu monde, et nous arrivions généralement peu de temps avant les rites. Un maestro s'avançait sur le pont antique, saluait les croyants frigorifiés que son discours réchaufferait. Puis, on amenait les désignés devant lui.

  • Ils étaient entravés dans le fer et la jyste, et de la manière la plus inconfortable qui soit. Leurs faciès terrifiés nous semblaient très comiques. Le prêtre s'avançait, rendait hommage à la Chimère et à l'Orchestre, célébrait le début des jeux, et tout commençait. Les condamnés commençaient à jouer leur rôle crucial : victimes de la vindicte populaire. Je participais déjà moi-même à la fête, car les enfants étaient encouragés à jeter toutes sortes de choses sur les marqués... Un jour, mon frère creva l'oeil de l'un d'entre eux avec un caillou, et s'en vanta pendant de nombreuses saisons; Plus modeste, je me contentais généralement de leur jeter des œufs pourris que ma mère m'avait préparés elle-même. 

  • Puis, c'était au tour des croyantes de punir les désignés: Si c'était des hommes, le son claironnant de leurs rires suffisaient généralement à aggraver le passage à tabac violent auquel ils étaient soumis - mais si les désignés étaient des femmes, alors, elles profitaient pleinement du rite. Les croyantes se rangeaient en file, dans une ambiance froide et malaisante qui jetait un long silence sur cette foule massée devant massacre. Puis, une à une, méthodiquement, elles décrochaient les longues aiguilles retenant leurs chevelures, et, après une courte prière, les enfonçaient dans le corps de la condamnée. Chacune choisissait un endroit différent, comme si c'était une partie haïe de leur propre chair qu'elles poignardaient dans celle de cette victime coupable, car désignée par la Chimère. 

  • Enfin, après que la foule ait fait tout ce qu'elle pouvait pour annihiler les désignés, le maestro la bénissait. Et l'on traînait leurs carcasses jusqu'au bout du pont des regrets, là où l'océan se crève et où je vais devoir finir ma courte existence.

  • Ces souvenirs de condamnations rituelles auraient pu m'être simplement agréables, comme il est normal qu'elles le soient pour ceux qui y ont participé.

  • Mais le jour où ce fut ma mère, qu'on jeta au Fantasme, demeure fiché dans mon esprit plus profondément que les aiguilles ne le furent dans son ventre.

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre estime qu'il n'existe aucun moyen de se laver de la marque de la Chimère. La mort, quand elle est possible, semble bel et bien être le seul et unique antidote à sa malédiction. 

  • Antar

  • J’ai regardé mon père pendant quelques instant. Puis, j’ai levé la main, et je l’ai imité: Il a semblé étonné et ravi. à 11 ans, je maîtrisais déjà Brectae; j’avais compris l’essence de la Musique, et je rattrapais déjà Leïa, malgré ses nombreux exploits militaires. Tahar Gin, l’Avalion régnant, mon père, m’as sourit et m’as libéré des exercices. Si j’avais su que, le soir même, la Chimère le désignerait, peut-être alors ne me serais-je pas précipité si vite en dehors de la pièce. Peut être lui aurais-je demandé: “Papa, qu’y a-t-il au fond du Fantasme?”

  • —-

  • …ça m’aurait évité bien des peines. J’ai beau maîtriser la mer et le ciel, ceux-ci semblent indomptables: me jeter dans l’Océan Impossible n’était peut-être pas une si bonne idée… Je l’admet. Les courants qui me jettent contre les rochers sont des adversaires bien plus formidables que les maestros carapaçonnés qui m’ont attaqué à Méandres - Qu’importe, je les vaincrais quand même. Dans ces abysses noires, je ne vois rien; Mais j’entend la Musique, et je bouge en conséquence. Mes mouvements s’Accordent; Je n’ai même pas besoin d’invoquer de Note. Des gestes très simples orientent mon corps dans les torrents; Je bouge à peine, mais comme il faut. Puis, tout à coup, je suis projeté en dehors de l’eau; il me suffit de quelques fractions de secondes pour comprendre que j’ai atteint le gouffre, et que je tombe désormais dans le Fantasme. Je colle mes bras contre mon corps, plongeant dans l’abîme sans craindre ni la chute, ni l’atterrissage. 

  • Un rayon de lune parvient jusqu’à mes côtés, et m’éclaire de moins en moins au fur et à mesure que je tombe. Je suis en tête à tête avec une cascade immense, des milliers de kilomètres cubes d’eau qui s’effondrent en crachant une écume noire et glaciale. Puis, je les aperçois, transperçant les chutes en y ouvrant des rideaux gigantesques: Ces pics rocheux qui hérissent les rebords du gouffre comme les dents de la gorge d’une lamproie.

  • Je me redresse en pleine chute, et souffle selon un tempo très précis - j’atterris sur un des pics en toute légéreté. Je siffle, impressionné par ce que je vois, mais le bruit se perd dans le vacarme apocalyptique provoqué par le Fantasme. Je ne comprend même pas comment ce que je vois est possible. Un trou, dans une baignoire, ça donne un siphon; Ici, l’eau tombe raide, comme si l’immense océan n’avait été qu’une rivière à un dévers. 

  • Et, ce pic, sur lequel je tiens… Nous sommes à des kilomètres de profondeur, et des milliard de litres d’eau s’abattent dessus dans une violence inouie; Mais il ne vacille ni se fissure, alors qu’il est si fin… Il doit y avoir une sorte de magie que j’ignore, là dedans. Je m’apprête à descendre plus profondément dans le Fantasme - Je ne vois toujours pas le fond, et je me penche pour essayer de voir le plus loin possible, quand je l’aperçois, posée sur un des pics en contrebas. Elle se lèche la patte. Son dos s’arque, et elle se redresse en baillant. C’est un chat noir, avec deux ailes de corbeaux, et une longue queue se terminant par le visage d’un serpent. Ce n'est qu'un petit chat noir, aux yeux blancs, au pelage impeccable. Celle qui griffe, qui mord ou qui pique. Dieu, pour mes ancètres. Juste “La Chimère”, pour moi.

  • Elle ne m'a pas vu, mais le serpent au bout de sa queue me regarde avec insistance. Je m’immobilise. Je reste un instant comme ça, tétanisé; puis, la peur reprend le dessus, et je m’envole loin du pic, du gouffre et de celle qu’ils appelèrent “coureuse de Vertige”. Je regarde tout de même derrière moi, pour la voir un dernier instant avant de partir; Cette erreur m’est fatale. Malgré moi, je diverge alors légerement de ma trajectoire, et me heurte violemment aux cascades vertigineuses qui tombent dans le Fantasme.

  • Mirage (II)

  • Et chaque amour se perd dans les replis du temps;

  • Les plus beaux souvenirs, remplacés par l'instant.

  • L'océan refoulé, réfugié dans l'étang,

  • Je disparaît au moment où je crois me toucher.

  • Tu ne m'aimes plus, et ça se voit dans tes gestes,

  • Ton ancien absolu n'est même plus qu'un zest.

  • Ton amour, un mensonge? Non, un disparu au virage,

  • Puisque le temps fait de nous des mirages.

  • Et je traine, ouvert comme un tombeau, 

  • Riche de mes propres carcasses.

  • Et autrui me fait de beaux sarcasmes,

  • Certain que je suis ces lambeaux.

  • Étius

  • Je regarde Lymfan se rouler par terre en pleurant toutes les larmes de son corps. Elle est sérieuse, là?

  • C’est un des effets du mauna… Quand il est incapable de communiquer, l’esprit se referme sur lui même. En tout cas… tout ça ne me concerne plus, déclare Telema. Si At Sahis est impliqué, je préfère rester en dehors de cette histoire. J'ai d’autres choses plus importantes à…

  • Maître, dis-je avec précaution. Lymfan fait partie de votre classe… Ma soeur saura vous récompenser si… 

  • Si quoi, exactement? Si je me dresse contre l’avis d’At Sahis, alors que ma famille est sur le point de… Telema Féleis s’interrompt, revêt le visage de quelqu’un qui en a trop dit. Non, non, Etius, reprend-elle. Débrouillez-vous. 

  • écoutez, ma soeur pourrais peut-être vous…

  • Hem, hem.

  • Je me retourne vers la voix qui vient de s’inviter dans la chambre, et ma mâchoire se décroche. C’est lui: Néron des Hauteurs, en personne, là, juste sur le pas de la chambre de Lymfan. Un monstre aux airs de paresseux; Il est brun, grand, élancé; Ses deux yeux immenses sont plein d’une vitalité impressionante, et ses lèvres sont retroussés dans un sourire aimable. Mais je sais ce qu’on dit de lui. C’est un homme dangereux. L’expression est faible... A vrai dire, c’est une légende vivante, un chasseur de manticore connu pour être le meilleur escrimeur de l’Orchestre. Sa présence ne me stupéfies pas seulement: elle m'inquiète.

  • Néron… chuchote la maestria.

  • Telema… répond l'intéressé sur un ton beaucoup plus claironnant.

  • Je suppose que c’est At Sahis qui t’envoie... 

  • Tu supposes bien, sourit-il héroïquement.

  • … Que s'est-il passé, Néron ? Pourquoi la gamine…?

  • Tu l'apprendras bien assez tôt, la coupe-t-il. Il croise ensuite mon regard, et incline doucement la tête en déclamant:

  • Kymeria tehan Avalio, votre Majesté… Veuillez m'excuser pour cette irruption dans vos quartiers, mais je vais devoir emmener la fille.

  • Je regarde à nouveau Lymfan. Elle n'a pas l'air de faire attention à ce qui  l’entoure; De débordant de larmes, son regard est devenu vitreux, et elle semble absente de l'instant présent. Que dois-je faire? Le laisser l'emmener, quitte à laisser se passer un incident diplomatique sans précédent, ou bien m'interposer? Je pourrais ordonner aux Méniants de retenir Néron - mais pour être honnête, je ne sais pas s'ils en sont vraiment capables…

  • J'insiste, nous coupe Telema. Dis moi ce qui s'est passé, Néron. Qu'est ce que vous faites ici, toi et ton frère ? 

  • Quelque chose qui ne regarde pas la catin du palais… répond nonchalemment l’apotre.

  • Le regard de Telema se durcit à l'évocation de son surnom. Je l'avais déjà entendu, mais jamais prononcé en face d'elle: Pourtant, elle-même n'as pas l'air de le découvrir. Elle s'approche de Néron.

  • Malheureusement pour toi, il se trouve que la Catin du Palais a besoin de cette fille. Il s’est passé quelque chose d’étrange, dans la nuit… Un cadavre a été retrouvé dans sa chambre. Rappelle toi que c’est moi, l’intendante du Kymérion... 

  • Une place que tu n’as pas obtenu grâce à ton talent pour la Musique ou par la qualité de ton mantra… ironise Néron.

  • … Oui, c’est ça, c’est ça… La manière dont j’ai obtenu mon poste ne te concerne pas. Je vais avoir besoin de Lymfan, dans le cadre de l'enquête…

  • J’agit sur ordre d’At Sahis, rappelle Néron. Son visage n’a plus du tout l’air aimable: C’est l’épuisement d’une vie de violence qui se lit sur ses traits. Écarte-toi, Féléis. Ne met pas ton clan plus en danger qu’il ne l’est déjà…

  • Je ne suis pas sûr que ce soit dans l’intérêt de la famille Suprème…

  • Néron renifle. Il a posé sa main sur la poignée de son épée, et semble sur le point de dégainer. Je comprend alors que je dois intervenir:

  • Elle a raison, maestro. Sans la permission de ma soeur, je ne peux pas vous laisser emporter Lymfan. 

  • Oh, et que compte faire le petit Avalion?”Je cligne des yeux, sonné par ce brusque changement de ton. “Tu n’es même pas mandaté, petit. Ton nom ne fait pas de toi mon supérieur…

  • Vous avez raison. Je n’ai pas d’autorité sur les maestros. Sur les Méniants, par contre…

  • Les trois Méniants dans la pièce se figent à leur évocation. Les golems se tournent vers Néron d’un même mouvement, et celui-ci déglutit avant de sourire:

  • Ha… Quel combat magnifique… Néron des Hauteurs contre le palais bleu… ça ferait sûrement une bonne chronique pour la troupe d’Epalion.” Telema et Etius retiennent leur souffle: pourtant, Néron finit par retirer sa main de la garde de son épée. “Mais je ne suis pas sûr de l’issue, alors… Je vais parler de cet événement à At Sahis… Il controle les auditeurs, donc, les Méniants ne peuvent rien lui faire, à lui… Alors… à tout de suite.”

  • Sur ces mots, il sort de la pièce, emmenant avec lui une bonne part de la tension qui régnait dans la chambre: Sans toutefois la dissiper. Telema pousse un soupir qui trahit son extrême fatigue; je m’approche d’elle.

  • Merci, maître… Je ne m’attendais pas à ce que vous nous aidiez…

  • Ne me remercie pas, réplique-t-elle en se dirigeant vers la sortie. Tu passeras me voir, demain, après le cours. J’ai quelques questions à te poser concernant les lettres des Avalions…

  • Je réprime un juron. Evidemment. Rien n’est gratuit, derrière le pont d’Eden: Mais au moins, Lymfan est sauve, pour l’instant. Oui, mais seulement pour l’instant. Telema s’apprête à partir, je la rattrape:

  • Attendez! Néron va revenir…. Avec At Sahis, et je… Qu’est ce que je dois faire?

  • Elle se retourne, et m’adresse un sourire narquois.

  • Je vous croyais plus malin que ça… Ce n’est pas évident? Envoyez-la voir At Sahis.

  • Elle sors de la pièce, et ne répond pas à mes appels. Comment ça, l’envoyer… Ah! Je comprends.

  • Lymfan 

  • C’était un matin pluvieux. Nous venions de terminer de nettoyer le linge de Rémo Féléis en personne, ma mère et moi: C’était un grand honneur qui nous avait été fait, et maman était toute joyeuse à la perspective d’encaisser une belle somme d’argent. C’était une petite blanchisseuse de rien du tout, et nous venions d’un petit village: Mais elle était travailleuse, et douée du sérieux qui fait les plus grands rois. Mon père, lui, était plutôt adepte du tout ou rien: Joueur aussi notoire que malchanceux, ivrogne reconnu, il travaillait seulement quand ça lui chantait, préparait des plans inconcevables, mais n’achevait généralement que les préparatifs de ces projets titanesques. Malgré tout, je l’aimais beaucoup: Il était très doux, et était ami avec à peu près trois quarts des habitants du monde connu: Les autres, il devait probablement leur devoir de l’argent. C’était lui, qui avait obtenu ce contrat juteux à ma mère: lui encore, par ses contacts, qui nous avait obtenu des prix sur nos produits , une demeure presque convenable, et les quelques animaux qui faisaient le bonheur de mes petits frères.

  • On avait trempé nos genoux dans les eaux claires de la Bela, et ma mère me chantait les louanges de notre client. “C’est le seul électeur digne de ce nom, ce Remo Féleis. C’est un homme de foi, un homme d’idée… Tu as vu comme il était doux avec les enfants? Ce n’est pas commun, venant d’un noble.”

  • Moi, je ne répondais pas. J’aidais déjà ma mère à travailler, mais je n’avais que 6 vertiges, à l’époque, et je n’étais pas sûr de comprendre ce qu’était un électeur…

  • “Avec l’argent, nous pourrons nous acheter de nouvelles poules, Lymfan. Si tu veux, tu pourras leur donner un nom, comme avec Leïa et Tahar. Mais ne leur donne plus des noms de maestro, d’accord? Si ma clientèle s’élargit, ça risque de nous attirer des ennuis…”

  • Quand elle prononça le nom de Leïa, mon regard s’alluma. Je me souviens de ce que j’ai demandé:

  • “Maman, c’est vrai que l’Ava’ionne (j’avais du mal à le dire) a tué un dieu?”

  • Le visage de ma mère se métamorphosa instantanément. Ses fossettes disparurent, ses lèvres s’amincirent à l’extrême, et même ses cheveux, d’un châtain clair tirant sur le blond, semblèrent s’assombrir en même temps que son visage. Elle était fluette: l’angoisse la rendit squelettique.

  • “Qui t’as dit ça, ma fille?

  • C’est Adi, le fils du tanneur. Il a dit que l’Ava'ionne aurait perdu son trône, si elle avait pas tué un dieu.

  • … C’est très grave, Lymfan. Tu ne dois plus jamais répéter une chose pareille, d’accord? Qu’est ce qu’il t’as dit d’autre, le fils du tanneur?

  • Mais pourquoi c’est grave, maman? C'est un mensonge?

  • La personne que Leïa a tué n’était pas un dieu, mais un démon, ma chérie… La Chimère est le seul dieu, tous les autres sont des…

  • Mais Adi dit que le père de Leïa est devenu un dieu, insistai-je, et que c’est pour ça qu’il y a eu la guerre au sud…

  • Tais-toi. On rentre à la maison.”

  • J’ai été tellement surprise que je n’ai pas protesté. Ma mère se montrait rarement si tranchée. Elle ne donnait jamais d’ordres, mais prodiguait plutôt des conseils pressants, comme le font tant de mères: En recevoir un était tellement inédit pour moi que je me tut instantanément, les lèvres scellées par la crainte. Je me rappelle avoir essayé de reprendre la parole sur le chemin du retour: Mais c'était comme si une force invisible m'empêchait de parler.

  • Je ne revit plus jamais ni Adi, ni le tanneur. Maman me dit qu’ils avaient déménagés, mais j’appris plus tard de la bouche d’un garçon des écuries qu’ils avaient été expulsés du pays. Maman ne prit jamais un moment pour m’expliquer ce qu’était un désigné, ni les raisons pour lesquelles nous vénérions la Chimère. Il faut dire, qu’après le jour ou elle lava les vêtements de Rémo pour la première fois, les choses commencèrent à changer, et je ne reconnut bien vite plus ma mère.

  • Rémo Féléis était arrivé à Oïa quelques semaines auparavant. Les maestros ne se mêlaient jamais aux gens du peuple en dehors des jours de messe: Mais pas Rémo. Rémo Féléis n’était en effet par un noble comme les autres - il aimait s’entourer du petit peuple, disait-il - Mais s’il le faisait, c’était principalement pour se livrer à des beuveries sans fin avec des gens assez vulgaires pour le croire fin. Du moins est-ce ce que je pensais de lui.

  • Je n’aimais pas Rémo. Ni lui, ni Iquios, son trop fidèle compagnon que je trouvais d’un sérieux affligeant. Quand Rémo venait chez nous, au début, c’était par amitié pour mon père - Puis, c’était pour laver son linge. “Ma chère Ria, lui sussurait-il à l’oreille, personne ne le fait aussi bien que vous.” Mais au bout d’un certain temps, lui et ses amis ne vinrent plus que quand mon père était absent - puis, ce fut notre tour de leur rendre visite. J’étais jeune, mais, même dans le berceau, je n’ai jamais été dupe: Je comprenais très bien la nature des relations qui liaient Remo et ma mère..

  • Ma mère était une femme intelligente, sans doute trop pour son propre bien. Je crois bien que sa vie ne l’enchantait pas; Elle était lettrée, douée, bien maniérée, et j’ignore tout de ce qui a pu la faire atterir dans la demeure de mon père. Je pense que le fait de fréquenter ces gens des hautes sphères la faisait se sentir bien - on aurait dit qu’elle retrouvait quelque chose de précieux et perdu dans ces moments de grâce ou elle s’asseyait dans une chaise ouvragée du palais gelé, caressait discrètement un morceau de rideau pour en apprécier la texture ou ceuillait les pièces de l’argenterie entre ses grosses mains marquées par le labeur. Moi, je haissais le palais gelé dans son ensemble: Seule, la magnifique statue du Premier Avalion, à l’entrée, me paraissait digne d’intérêt.

  • En quelque temps, nos visites devinrent si fréquentes que je finis par bien connaître l’endroit. Je le détestais, et associait bien vite son faste à l’horreur de ce que je comprenais de la situation. Les participants à ces après midis de beuverie ne changeaient presque jamais: Il y avait Rémo lui même, bien sûr; Iquios, son fidèle chien-chien,  qui était toujours sur ses talons, et qui faisait la cour à la jolie Pezan, l’une des amies de ma mère. Celle-ci se présentait toujours à la fois en retard et affublée d’une nouvelle fourrue exotique, l’un des nombreux cadeaux onéreux dont la couvrait le toutou servile. 

  • Nous entrions d’abord dans la grande salle, qui était toujours en désordre et qui ne semblait jamais devoir changer d’état. Rémo me demandait alors systématiquement mon âge, pendant qu’Iquios me fixait d’un air grave et curieusement attristé… 

  • Ce fut seulement au bout de quelques semaines, que j’eut la chance de rencontrer le dernier membre de cette étrange troupe. Il s’appellait Solar, Solar Féléis.

  • —-

  • “Putain…Qu’est ce que t’as foutu?...”

  • Je ne sais pas où je suis, mais quel désordre! Il y a des peaux de chèvres éparpillées un peu partout: des bouteilles éclatées, des chiffons malodorants, une table à trois pieds qui tient contre un mur et de la paille disséminée aux 4 coins de la pièce. Après le luxe du Kymérion, je retrouve la crasse d'une demeure de miséreux : Etrangement, cela me soulage un peu. Une bougie presque terminée nous éclaire faiblement, Vortal et moi. Le gros bonhomme s'exclame:

  • “Ah bah tu m’regardes! C’est pas trop tôt! Il est tard, j’comprend qu’t’ai la tête dans l’cul, mais quand même! ça fait une heure, j’te beugle dessus. Ha… Tu sais, souvent, j’me dis, y a pas d’épreuve plus délicate que de parler à une p’tite fille. Pour ça que j’ai encore engrossé aucune bonne, j’te l’dis! Qu’est ce que t’as bien pu faire pour être punie à c’t’heure ci? L’autre merdeux te ramène ici, il me dit que c’est l'aut' Telema qui t’envoie, et que tu dois rester chez moi jusqu’à nouvel ordre. L’as dit qu’y fallait pas dire qu’t’étais là aux aut’ maestros… Comme si z’allaient m’poser la question. J’nettoie leur pots, mais j’partage pas leur couche, tu vois c’que j’veux dire… ”

  • Je vois exactement ce qu’il veux dire, mais par contre, je ne sais pas ce que je fout… ce que je fait ici. J'aimerais lui poser la question, mais la réponse refait surface dans mon esprit: At Sahis m'as condamnée à mort - et bannie du Séminaire. Cette deuxieme pensée est celle qui me fait monter les larmes aux yeux. C’est une décision irrévocable, je le sais. Je repense à ce que j'ai sacrifié pour venir ici, à mon rêve à demi exaucé - J'allais y arriver! Leïa allait revenir, me faire maestria. Le monde que j'ai souhaité s'est ouvert à moi un instant, un instant seulement : Il m'a recrachée presqu'aussitot. Je me remet à pleurer, mais Vortal n'a pas l'air de vouloir me laisser faire:

  • "Allez, chiale pas, gamine … Un peu de courage, par la Chimère! Raconte moi ce qu'il s'est passé, au lieu de chouiner comme une pourrie gâtée…"

  • Comme je ne répond pas, il soupire, et devine:

  • "C'est à cause du bouquin, c'est ça? Je t'avais dit qu'un livre profané, ça passerait pas, pour les maestros… Ils t'ont surpris avec, pas vrai?"

  • Non, ils ne m'ont pas surpris avec. Mais Vortal a raison. Si je n'avais pas lu ce livre… Si je n'avais pas voulu suivre les chemins cachés qu'il dénonçait dans le Kymérion… Je n'aurais jamais surpris cette maudite réunion, je n'aurais pas été renvoyée et j'aurais pu devenir la plus grande maestria de l'histoire. 

  • Je le sens sous mes vêtements. Ce livre infernal... Je l'ai gardé sur moi pendant tout ce temps, au cas où j'oublierais un de ces vers stupides. Je me lève précipitamment, à la recherche d'une fenêtre par laquelle je pourrais jeter cet ouvrage maudit : Mais cette pièce n'est que murs souillés et porte close, et l'air est moisi et imbibé de sueur d'obèse - constatant mon trouble, Vortal intervient à nouveau:

  • "Kestu fout, merdeuse?"

  • Je l'ignore, et m'approche de la porte.

  • "Woh! Calme toi, revient par là. L'Avalion a dit que tu ne devais surtout pas sortir d'ici. Il a dit que…"

  • J’ouvre la porte d'un coup brusque. Mais il n'y a pas plus de fenêtre dans cette pièce que dans l'autre. Juste un long couloir, à peine éclairé par la bougie de la chambre, et dont le sol est couvert d'une épaisse couche de poussière dans laquelle on peut discerner des traces de pas. Je m'arrête net, me demandant où je suis: Vortal semble comprendre la question que je me pose.

  • "On est dans l'fond du fond du Séminaire, si tu t'demande. C'est un gros, gros bâtiment. Il est presque entièrement inoccupé depuis la guerre: ici, t'es dans l'aile droite. Un gros desert humain... Cassion, mon maître, m'as mit en chambre ici, très loin des maestros, parce qu'y sait que les aut' nobliaud le prendrais mal, si on dormait dans les mêmes vestiaires… Y a jamais personne qui vient dans cette partie du Séminaire. C'est un peu mon île perdue. Toi et le merdeux, vous êtes les premiers depuis … fouuuuh! Un bout d'temps."

  • Je reste debout sur le perron. Je ne lui ai pas accordé un seul regard, mais j'ai bien écouté ce qu'il avait dit. Je commence à comprendre. Étius a décidé de me cacher ici… Il a sûrement un plan pour annuler la condamnation. Sa soeur l'a chargée de me protéger pendant son absence. Mais une curieuse sensation a gagnée mon coeur, quand Vortal a parlé du livre. Le sentiment terrible que je mérite ce qui m'arrive. 

  • Ce sentiment commence doucement à croître, mais je le refuse tout net: Ce n'est pas moi qui mérite le fantasme. Le bannissement, le mauna. Non, pas moi: Le Correcteur. C'est lui, la cause de mes problèmes, lui, qui a profané le livre saint et m'a jeté dans les couloirs nocturnes. Je lance un regard méprisant à Vortal, qui m'invite à me rasseoir. Puis, je me jette dans le couloir; Il me hurle de rester, mais je fuse. 

  • Je me perd dans les entrailles de pierre, m'engouffrant de plus en plus profondément dans les parties abandonnées du Séminaire, jusqu'à détecter une source de lumière naturelle. Je me précipite dans cette direction, et j'entre dans une pièce à demi effondrée, crevée par ce qui devait être une fenêtre et qui n'est plus qu'une crevasse donnant sur la mer. Je me fige face à l'immense, et de nouvelles larmes me flouent la vue. La mer. Elle est si différente de l'Océan. De l'autre côté de la mer, il y a dix civilisations, milles peuples et une infinité de langage que je ne rencontrerais jamais. Mon regard se durcit. Non. Je refuse de renoncer. Leïla va revenir, et elle me sauveras. En attendant, je sais ce que je dois faire.

  • Je sors le livre que j'avais caché sous mes vêtements. C'est à cause de lui, que je n'entrerais jamais dans l'Etat! Même si Leïa lève ma condamnation à mort, je sais que je ne retournerai jamais au Séminaire autrement que pour trainer dans sa partie abandonnée: Jamais At Sahis n'acceptera de me donner l'Onction. C’était couru d’avance… Je me suis renseignée. Depuis la Réforme du Premier Avalion, jamais un serf n’a reçu l’Onction… Mais tout de même… J’avais un espoir, un semblant de futur, en temps qu’apprentie de l’Avalionne…

  • Je toise le livre avec toute la haine qu'il m'inspire: puis, je commence à en déchiqueter les pages. C'est l'autodafé le moins tragique de l'histoire: avec ces feuillets qui tombent dans la mer, ce sont des informations maudites qui disparaissent. Je ne fait qu'accomplir mon devoir, en déchirant les traces du Correc… du Profanateur. Il a osé écrire sur un livre saint! Defiguré le message de Gabriel. J'aurais dû faire ça depuis le début. Méthodique, j'arrache les feuillets un à un, ravie de massacrer enfin au nom de la Chimère: galvanisée, j'arrache maintenant des paquets de pages entiers que je jette en l'air avec une rage libératrice. Et, alors qu'il n'en reste désormais plus qu'une trentaine, mon regard tombe sur une des feuilles, et lis machinalement le titre du premier paragraphe:

  • "L'Autre manière d'entrer dans l'Etat, ou l'alternative à l'Onction." 

  • Mon geste se suspend. Le temps ralentit: et je commence à lire.

  • Patmé

  • Lorsque nous arrivâmes sur l'île d'or, un besoin aussi ardent que pressant naquit dans la demeure de mon âme. Je souhaitais rendre visite aux prostituées. 

  • Oui, je ne l'ignore pas... c'est une confession quelque peu dérangeante. Mais… Tu peux certainement me comprendre … la rude vie de marin est comme… la cigale... ou… je ne sais plus, c'est quelque chose comme ça, un truc écrit par Epalion. Mais, hélas! Octaf avait d'autres plans, pour nous. Il préférait, pour sa part, que nous nous consacriâmes à lustrer les parties génitales de... je-ne-sais-quel marchand lié aux Triades, afin qu'il nous fournissent en vivres, en vu de notre prochain voyage. J'eu beau insister ardemment sur le fait qu'il s'agissait là d'une idée à la con, point ne voulut-t-il m'entendre: cette progéniture de Sot’ka finit toujours par avoir le dernier mot. Non, vraiment, impossible de débattre avec Octaf: autant tenter de mettre un porc en cloque.

  • C'est sur ces graves pensées (l'idée du cochon, ou plutôt des conditions prérequises à sa fécondation, m'avait quelque peu donné la nausée(d'autant que je ne suis pas très amateur de lard, les produits de la mer, par contre, j'en raffole)) que je le suivis, l'air hagard, plein de rancune dissimulée, mais toujours merveilleusement fringant et rempli de ma fougue habituelle. 

  • Nous discutâmes longtemps avec le marchand… Beaucoup trop, si tu veux mon avis. Octaf est un bon négociant, mais, honnêtement, il est un peu trop honnête: Je pense qu’on aurait du lui les voler, ses vivres, au lieu de taper la causette avec lui pendant des heures… Mais, heureusement, ça a fini par se terminer. Lorsqu'enfin, je pus me rendre au bordel, j'eus le plaisir de te croiser sur ma route, et, franchement, je ne regrette rien. Tu n'es franchement pas mal. Franchement, hein. Une oreille attentive. Tu m'as pas posé trop de questions, et c'est ce que j'ai aimé chez toi: Je suis un peu comme toi, tu sais. Je parle peu, de moi, de ce que je pense… d'où je vais… Oh, bien sûr, métaphoriquement, je veux dire. Parce que, où j'vais, j't'ai dit déjà. Direction le grand Sud… tu n'imagines les opalescences magnifiques de ces horizons spectaculairement… beau. Tu peux pas, j’te jure: c'est trop... j'ai tellement hâte que…

  • ---

  • "Anté…oh.

  • On toque, avant d'entrer, repond-je, outré par cette invasion de mon espace personnel.

  • … Comment veux-tu que je… Bon. Écoute. On a pas le temps, presse Daïn. Le capitaine a dit que…

  • Le capitaine a dit, le capitaine a dit! Je suis occupé, là. C'est moi qui vous ait tous sauvé, sur Ma'ek. Oublie le pas. Le capitaine peut aller se faire foutre! Je me paie du bon temps, ce soir.

  • … Patmé. Tu as promis. On a convenu tous ensemble de plus parler de Ra'ek.

  • … Ra'ek? vous avez renommé l’île? C’est pas un peu lugubre, l'”île morte”? Je préférais l'ancien nom.

  • Comment veux-tu qu'on continue à l'appeler "île de vie" après ce qui… il s'interrompt. On s’en fout, de ça. C'est Aeqa. Ton frère ne va pas bien, Patmé. Il est ivre: je crois qu'il essaye de se suicider en déclenchant des bagarres… Il continue à parler de faire demi-tour, le Rhago refuse de voir la vérité en face…

  • Mais où est le problème, s'il boit un coup…? Le capitaine, ça l'énerve que ses hommes boivent et baisent tout leur saoul? 

  • Le problème, c'est qu'il a provoqué le fils du gouverneur de l’île, et que c’est lui, qui a fini suicidé…

  • L’information met un certain temps à atteindre mon cerveau.

  • … Pardon?

  • Tu m’as très bien entendu. Allez, dépêche toi.

  • Je… d'accord. J’te suis, mais attend juste un instant....” Je me retourne vers elle. “A plus tard, ma belle…

  • … Dis moi, Patmé, ajoute Daïn sur le chemin des bas quartiers de l’île d’or. Qu'est ce que tu faisais, avec cette péniche?

  • Mirages (IV)

  • Puisque le temps fait de nous des mirages,

  • Des mausolées qui flânent, des tombeaux ambulants,

  • Faites que le vent nous ramène aux rivages,

  • Là ou s’oublie et la mort, et le temps.

  • Livre IV: La ville fuguante

  • Acte I

  • Mencis, capitale de l’Eternel Empire, au coeur du Delta de l’Eos

  • “... et vous allez devoir rendre des comptes, Chancelier!” 

  • C’était la sixième fois qu’il répétait ces mots. Le diplomate gesticulait avec force, s’exclamait bruyamment et terminait d’irriter Seth. Ce dernier demeurait majestueusement avachi sur le trône d’argent, à la gauche du trône d’or de Limbad, bien sûr vacant, sous le kiosque des immenses jardins de la Chancellerie. Le colosse était en tenue rituelle: On avait couvert ses yeux de khol, et recouvert ses épaules d’une fourrure aussi fastueuse qu’inutile, car elle lui tenait bien trop chaud dans la fournaise de Mencis. Seth détestait vraiment le jour-des-doléances.

  • “Rappelez-vous, gronda (même si ça ressemblait plutôt à un couinement) le diplomate, que vous n’avez été élu qu’à une seule voix prêt; En assassinant le consul des Afilies, vous avez fait preuve d’une irresponsabilité inouie, et si les élections avaient eu lieu aujourd’hui, nul doute que ce serait l’Anadyo Amon, qui se serait vu confier la Haute-Charge à votre place.” 

  • L’Anadyo Amon était un rival de Seth, un jeune conservateur qui s’était vu décerner le titre de Trésorier de l'Empire. Il était présent sous le kiosque, en compagnie d’une poignée de ministres, et ne prit pas la peine de dissimuler un sourire satisfait après l’affirmation du diplomate. “C’est pourquoi, reprit ce dernier, qui parlait en gesticulant beaucoup pour retenir l’attention de son public, le consulat des Côtes-sauvages m’a chargé de vous dire qu’il ne vous enverrait pas d’effectifs. Sur ce, je vais disposer: Mes respects, Chancelier. Que l’Empereur vous guide.”

  • Le vieux noble quitta le kiosque, et ils le regardèrent s’éloigner dans le jardin en se dandinant de la démarche des proies faciles. Seth n’arrivait pas à croire que des hommes si effeminés puissent venir lui présenter ces insultes voilées avec autant de verve. N’avaient-il pas peur de lui? Qu’il les rompent, comme il avait rompu tous ceux qui s’étaient dressés sur sa route? Il poussa un soupir éreinté. C’était la huitième déclaration de ce genre qu’il avait eu à écouter depuis le début de la journée, et il n’était que 9 heures du matin. Des ambassadeurs de chaque région étaient arrivés à la capitale dans la semaine: Ils avaient attendu le jour-des-doléances pour daigner se présenter face à Seth, (annonçant qu’ils n’enverraient pas d’armée régulière du même coup), et celui-ci soupçonnait les puissants du pays de s’être consultés pour provoquer un incident politique.

  • Pendant le jour-des-doléances, il n’avait pas le luxe de pouvoir les envoyer paître: Très codifié, le protocole Mencite exigeait que le semi-souverain écouta les problèmes de ses sujets “sans leur répondre autrement que par les actes”. Cette curieuse loi de fer avait été dictée par l’Empereur des siècles auparavant, et devait être appliquée à la lettre. A l’époque, elle avait dû garantir une certaine forme de contrepouvoir aux consuls de l’Empire - Le Chancelier s’apparentait alors à un régent tout puissant, sous la supervision de Limbad. Aujourd’hui, cependant, la règle avait dépassé cette fonction, puisque le champ d’action du Chancelier était devenu très restreint depuis l’Indifférence: Les grandes familles de l'Empire avaient perverti la tradition au point de parfois venir présenter des tâches impossible à résoudre dans le seul but de fragiliser la réputation du semi-souverain. Seth lui-même avait utilisé cette méthode avant d’accéder à la haute charge, en temps qu’opposant au Chancelier l’ayant précédé. Il soupira à nouveau en songeant à l’ironie du sort.

  • Le plaignant suivant entra alors sous le kiosque: A sa tenue, une redingote verte bouteille, Seth l’identifia comme un visiteur différent des autres; Il n’était pas noble, et encore moins sujet de l’Empire. A sa peau très claire, on devinait qu’il devait venir du Suprêmat, l’immense (mais néanmoins minusucule comparée à l’Empire) fédération des 5 royaumes qui vouait un culte à la Chimère. C’était un homme d’âge mûr, dont les lèvres très fines semblaient retroussées dans un eternel pincement sévère. Son front soucieux était traversé de religiosité: Ses sourcils se joignaient dans une prière soucieuse, et les plis qu’ils formaient sur son dégarni lui donnait un air suppliant et amoindri. Une atroce cicatrice lui couvrait la partie inférieure gauche du visage, que Seth diagnostiqua rapidement comme étant la trace d’une ancienne brûlure. L’inconnu s’inclina à peine devant le trone du Chancelier, avant de se présenter:

  • “Mes hommages, Anadyo. Je m’appelle Oforo, et je répresente l’Ordre du Saint-Siège.”

  • Cette seule phrase déclencha une vague de murmures parmi les courtisans qui bordaient le kiosque. Tout le monde connaissait cet ordre religieux prestigieux, mais ce n’était pas son prestige qui provoquait les murmures: L’Ordre du Saint-Siège n’était pas relié à l’Empire. Pourtant, le jour-des-doléances était reservé à ses sujets. Sur son trône (qui paraissait bien trop petit pour lui), le colosse ne broncha pas.

  • “C’est un grand honneur, pour moi, de venir m’agenouiller face au garant de l’Eternel… Vous avez sûrement déjà entendu parler de notre Compagnie, aussi nous présenterais-je seulement brièvement (l’étranger entreprit alors de les présenter en longueur): En plus d’être le plus vieil ordre religieux du monde, nous sommes les gardiens des Temples du Helga’la, et veillons à ce que les lieux saints du Vieux Culte soient preservés jusque dans la terre des hérétiques. Lorsque le Premier Avalion conquis l’Indor, il y a de cela quelques siècles, il adopta une série de mesures éclairées, qui conserverent les droits de ceux qui pratiquaient l’Ancien Culte: l’hérésie de Gabriel ne fut jamais imposée au Helga’la, et une forme de paix fut maintenue. Les temples et les routes de l’Exil demeurèrent intouchés, et l’Ordre du Saint-Siège fut autorisé à rester dans la cité-des-milles-palais. Tout cela, grâce à la tolérance de l’Avalion.”

  • L’énumération de nombreux lieux géographiques qu’il englobait plus volontiers sous la définition plus commode de “loin, très loin” donna un puissant mal de crâne à l’auditoire. Seth aurait voulu lui demander d’en venir aux faits, mais le silence était toujours de mise. Un simple regard irrité transmis cependant très bien son état d’esprit au religieux, qui s’empressa d’abréger.

  • “Hélas…! Les Avalions ne sont plus maître en leur nation. La Chimère a récompensé le huitième Avalion, Tahar le Visionnaire, en faisant de lui un Inferné: Mais les païens l’ont perçus comme un terrible événement. Ces ingrats ont bannis leur souverain, et les Avalions se sont entredéchirés dans une guerre civile qui a vu l’avénement du Bûcher de l’Indor.”

  • Il marqua une pause, et passa sa main sur sa cicatrice d’un air tragique.

  • “Cette femme… Vous ne soupçonnez pas l’ampleur de sa dangerosité. Ce qui fait d’elle une menace pour nous tous, ce n’est pas simplement le fait de sa puissance: les prêtres de l’Orchestre ont toujours été des forces de la nature, et leur “Musique” est un pouvoir bien plus destructeur que notre magie. Non, le problème,c’est que l’Avalionne n’est pas comme ses prédecesseurs: C’est une extrèmiste, une déicide dégénérée qui n’auras de repos que lorsque tous les dieux du monde seront tombés… Mais heureusement, elle a peu de soutien dans l’Orchestre. Les élécteurs ont refusé de voter pour une telle furie, et c’est pourquoi le Supremat est sans véritable chef depuis la Déchéance. Cette femme est un danger pour le continent tout entier… Ses interventions sont toujours marqués par l’excès, et les dommages collatéraux qu'elle provoque surpassent généralement le gain de ses maigres triomphes. En cela, elle leur fait penser au Fléau…”

  • A la mention du diable multiconfessionnel, plusieurs courtisans se signèrent d’un salut impérial ou d’une prière d’Extellar. 

  • “Le massacre de l’Oracle, les funérailles infernales, la révolte du Fantasme…  Vous connaissez ces histoires, et le point commun entre leurs dénouements. Leïa Gin. Et bien, il y en a une nouvelle, qui vient d’être racontée: un nouveau drame, une nouvelle tragédie provoquée par cette reine démente...”

  • Oforo marqua une pause pour reprendre son souffle. Il n’était pas un orateur très brillant, mais il avait retenu l’attention de Seth, sûrement grâce ou à cause de la cicatrice affreuse qui lui défigurait le côté gauche.

  • “L’Avalionne est allée sur l’île de Ma’ek, pour des raisons qui nous sont encore inconnues. Puis… elle en a massacré tous les habitants. (l’assemblée ne réagit pas. Cette “grande nouvelle” avait sûrement déjà atteint les royaumes du Sud…) Elle a réveillé le volcan tumultueux invoqué par le Fléau, des siècles auparavant. (il fit un léger geste des deux mains pour accompagner le mot “tumultueux”, comme pour insuffler de la fouge à la morne de son discours - ce fut un échec particulièrement lamentable) Et maintenant, nous entrons de nouveau dans la Nuit Noire… Mais l’Avalionne ne reparait pas. L’éruption a peut être enfin eu raison d’elle! Et si elle est morte… cela signifie que les Sahis, la branche la plus extrême de l’Orchestre, plus encore que le Bucher, mettrons bientot la mainmise sur l’Indor! Et qui sais, ce qui adviendras de nous, pauvres croyants attachés aux cultes des saints Infernés et des doux exilés?... Ainsi… Ainsi… En l’honneur de la terre promise, des royaumes afaliens et efalien, du règne sacré de la splendeur divine, et au nom de Sotoro du village-des-forts, gardien interconfessionnel de l’Ordre du Saint-Siège et de ses intérêts autant géoéthique, sacroéconomique qu’Helgallien, nous avons décidé de (il sembla hésiter sur la manière de terminer sa phrase)... de contacter le souverain de l’Empire. Pour lui… demander quelque chose. Alors, voilà… En temps que pratiquants de la même foi, nous vous supplions d’intervenir au Helga’la, et de nous libérer du joug de l’Orchestre: L’Ordre du Saint-Siège implore l’Eternel Empire de lui fournir or et armées, afin d’annexer la cité-des-milles palais au domaine du Maître du temps (c’était un des surnoms de Limbad). Sur ce, je m’en vais disposer; Mes respects, Chancelier.”

  • Le gardien du temple s’inclina. Il allait partir, quand il se retourna, mal assuré, et qu’il ajouta:

  • “Je… Je vous attendrais au Temple d’Extellar. Si vous voulez me joindre, je veux dire…”

  • Et il sortit, semble-t-il épuisé par son allocution, puisqu’il s’épongeait le front avec un mouchoir. Le visage de Seth en disait long: la demande l’avait estomaqué. D’abord, comment un tel imbécile avait-il pu se présenter à sa cour? Aux premiers mots de sa part, on aurait dû le jeter dans la fosse commune. La garde avait encore mal fait son travail… Aucune des informations que lui avaient donné Oforo ne lui était inconnue: La rumeur de la mort de l’Avalionne avait sans doute déjà fait le tour du monde connu. Ironiquement, il n’y avait que dans le Suprêmat, qu’on devait encore l’ignorer… C’était l’attitude de l’Ordre du Saint-Siège, qui le surprenait. Ils avaient refusé tout type de connivence avec l’Empire pendant des siècles; Que pouvait-il bien se passer dans la région de l’Indor pour qu’un de ses acteurs majeurs agisse d’une telle manière? L’éruption de Ma’ek ne pouvait pas être une raison suffisante, et Oforo n’avait probablement rien dit de l’essentiel. Mais il n’eut pas vraiment le luxe d’y songer plus en détail. Un énième diplomate se présentait déjà devant lui: “Mes hommages, Anadyo. Je suis Develon du Pondar, représentant du consul de la Tourniquère. Le meurtre honteux qui a eu lieu dans la capitale…”

  • —-

  • Le dernier diplomate venait de quitter le kiosque, et les doléances étaient terminées. Il fallut encore attendre que les derniers courtisans eussent quitté les jardins de la Chancellerie pour que Seth puisse enfin quitter son trône. Mais il n’eut pas le temps de faire deux pas avant qu’Amon ne l’accoste:

  • “Et bien. Je crains que votre politique quelque peu… ambitieuse… n’ait pas fait que des heureux parmi les Hauts Fonctionnaires(on entendait clairement les majuscules qu’il mettait à ce titre)…”

  • Amon était encore un tout jeune homme, mais il avait déjà l’attitude et le mode de pensée d’un vieillard. C’était un impérial, à la peau bronzé et aux yeux noisettes, qu’un nez épaté à l’extrême rendait très disgracieux. C’était un homme immense et très bien bâti, qui ne mesurait que trois têtes de moins que Seth. 

  • … Je te remercie sincèrement pour ta remarque, Amon, répliqua le Chancelier après un court instant. Elle m’aide vraiment à… y voir plus clair.

  • Certes, certes… Votre talent pour l’ironie, et votre propension au tutoiement ont peut-être joué en votre faveur, lors de l’élection. Mais je ne suis pas certain qu’ils vous permettent de vous en sortir, cette fois-ci… Les Afilies qui font sécessions, les colons qui pillent nos navire, et maintenant, ça… Vous n’avez désormais même plus accès aux armées auxiliaires pour apaiser la révolte… Vos options rétrecissent de jour en jour, Chancelier. Songez-vous enfin à la démission? 

  • Tu n’aurais pas des impôts à aller lever, ou bien des chiffres à arranger au profit de tes petits copains de la Triade, plutôt que de venir me tourner dans lespâtes?… Seth agrémenta cette phrase de quelques injures, qu’il ne prononça qu’en son for intérieur.

  • Et bien, justement, je suis venu pour vous parler de chiffres. Le ton d’Amon fit une transition imperceptible, passant du grave moraliste à l’administratif monocorde sans que ces deux élocutions ne créent de contraste flagrant. J’ai constaté une dépense de plus de 10 000 pièces d’argent,  payée comptant, que vous avez labelée sous la dénomination de “Dépense liée aux affaires d’espionnage”. En ma qualité de maître de la monnaie, j’aimerais plus d’informations concernant cette somme pour le moins… astronomique.

  • Seth plongea son regard dans celui de son rival, qui tressaillit un peu sous l’intensité de celui-ci. Il s’exprima d’une voix calme et posée quand il répondit.

  • Tu es Trésorier sous ma juridiction. Tu es chargé de lever les impots, et de surveiller que personne d’autre que moi ne touche aux coffres de l’Empire. Tu compte l’argent, et si je l’utilise, ça ne te regarde pas.

  • …Chancelier, mesurez vos paroles. Au contraire, rien ne me regarde tant. Une autre dépense de ce genre, et je me ferais un plaisir de saisir le Sénat pour qu’il révoque vos édits… Je compte bien prendre votre charge sitôt que vous aurez eu la finesse de démissionner, Anadyo: Aussi voudrais-je savoir qui vous a dupé…

  • Qui m’as dupé..? répéta Seth. Tu m’ennuies, dispose.

  • Ces dépenses ayant eu lieu quelques jours avant l’assassinat sommaire que vous avez instigué, j’en déduis qu’on vous a envoyé sur une fausse piste. Voyez-vous, mes “petits copains” de la Triade sont formels: C’est le Suprêmat, qui a planifié la tentative tristement infructueuse qu’a été votre propre assassinat, et non le Consul que vous avez cloué aux porte de la ville. Plus précisément, c’etait Ereas Sahis, le commanditaire… Oh, ne me remerciez pas, pour cette révélation. Amon s’approcha un peu plus près de lui, et bien qu’il sembla presque malingre en comparaison avec le Chancelier, n’importe qui d’autre aurait été intimidé par l’avancée soudaine d’un tel buffle. “Tu as décidé de lutter contre la pègre, mais c’est elle, qui fait tourner ce pays. Si tu avais accepté nos avances, nous t’aurions évité ce fiasco. Maintenant, c’est trop tard. Amon s’écarta à nouveau, et fit une révérence minimaliste. “Ce n’est pas grave, si vous ne voulez pas me dire comment vous avez dépensé cet argent. Je finirais bien par le découvrir. Je vais disposer: Mes hommages, Chancelier. Puisse l’Empereur vous guider.”

  • Il prit congé à son tour, laissant Seth seul et désemparé sous le kiosque splendide qui trônait au milieu des jardins de la Chancellerie.

  • —---

  • “...Si l’Ombre t’as mentie, tu dois en parler à l’Empereur. Il ne laisseras pas un acte de trahison déstabiliser l’Empire…

  • Trado, mon cher et innocent ami. Tu es plein d’illusion quand à l’implication de ce cher Limbad dans la gestion de son Empire: Même si ce que j’avais à lui dire l’intéressait, il serait sûrement trop shooté au kok’r pour retenir quelque chose…

  • Ne dis pas des bêtises pareilles… On pourrait nous entendre…”

  • Seth et Trado étaient accoudés au même balcon qu’à l’accoutumée, et bénéficiaient d’une vision directe sur la capitale impériale. Le soir était tombé, et la garde était réduite à son strict minimum; Beaucoup des soldats qui la composait étaient des hommes des consuls, et ils avaient quitté la Chancellerie dans la soirée. 

  • Et qui va nous entendre? rétorqua Seth. Les rats? Je te dis la stricte vérité, Trado. L’Empereur s’envoie des stocks de kok’r du matin au soir. 

  • … Même si c’est vrai, je le comprends. Tu t’imagines? Sa malédiction, c’est pas drôle… Une seconde! Dans sa tête, ça dure une minute. Et pendant cette minute, il peut pas bouger plus vite qu’un autre, non… Il doit rester immobile, dans sa tête, pendant une minute. Tu t’imagines un peu, Seth?” Trado se tut un instant, imaginant. “Même baiser, ça doit pas être bien rigolo, pour l’Empereur…

  • écoute, le martyr de Dieu, sur le moment, je m’en cogne. Ce dont j’ai besoin, c’est d’hommes… Et en quantité…

  • La plupart des échanges de ces deux hommes se déroulaient sur ce ton et dans ce langage: Tous deux nés esclaves, le protocole sévère qui encadrait les discussions officielles leur pesait tout autant à l’un qu’à l’autre. 

  • Il y a bien le consul des bourgs-de-fer, qui t’as dit qu’il te soutiendrais quoi qu’il arrive… tenta d’espérer Trado. C’est déjà ça…

  • Il y a 9 paysans dans les bourgs-de-fer, et la moitié d’entre eux ne savent s’exprimer que dans une langue dont le privilège de la comprendre n’’est détenu que par quelques sous espèces de radis. Je suis fini, ajouta Seth dans un éclair de lucidité. Quel imbécile j’ai été, de tuer le grasdouble… 

  • Il y eut un petit silence, et Trado leva les yeux au ciel:

  • Seth, vraiment… Tu te prends trop la tête… Démissionne, et retourne aux légions, on y est bien plus tranquille…

  • … Et laisser l’Eternel entre les mains d’Amon? Plutôt mourir. Les gens de ce pays n’ont pas eu de dirigeant digne de ce nom depuis deux siècles, Trado. 

  • … Et nous, notre pays a disparu depuis trois siècles, Seth. C’est toujours l’Empire, mais ce n’est plus l’Empire… Tous les gens qu’on connaît sont mort… Et le monde n’est plus le même, maintenant. Pourquoi est ce que tu persistes à te mettre dans des histoires si… fatiguantes…

  • Je ne m’attend pas à ce que tu me comprennes, répondit Seth en haussant les épaules. Pas plus que je ne m’attend à ce que l’Ordre du Saint-Siège ne me sauve de cette situation… Il m’ennuyait, ce type… “Oforo”, c’est ça?

  • … Tu crois que c’est l’Avalionne, qui lui as brûlé le visage?

  • ça expliquerait sa rancune envers elle, tu me diras… 

  • J’ai bien peur qu’il soit obligé de renoncer à sa vengeance, pour le moment… C’est quasiment certain: L’Avalionne est morte…

  • Seth marqua un arrêt. Son regard se perdit quelques instant sur l’Eos, le fleuve gris qui purulait au coeur même de la capitale. Puis, un éclair passa dans son regard.

  • Les membres de l’Ordre du Saint-Siège sont des mages, n’est ce pas? 

  • Mouuuiiii… Trado s’exprimait toujours avec une sorte de lassitude exagéré, qui faisait trainer ses mots en longueur et rendait sa compagnie curieusement apaisante pour le Chancelier si rigide. Enfin bon, mage ou pas, ils demandent de l’aide: ils ne sont pas venus en proposer.

  • De toute manière, les mages sont vraiment peu de choses, à côté des maestros. Je ne vais pas lui demander d’enchanter nos épées, ça risquerait de les faire exploser…

  • Haha… A la caserne, le vieux Rhaeg nous rabattait tout le temps les oreilles à propos de la bataille de Cornediable et des sabres explosifs… Quand je pense que l’Empire atefien est tombé à cause d’une chèvre…

  • Pas une chèvre: Un bouquetin, précisa Seth en tentant tant bien que mal de conserver son sérieux. Non, demander une aide directe aux mages, non merci. Un mage, ce n’est pas très utile, certes… Mais ça connait plein d’autres mages, n’est ce pas? Dans les îles, il y a des mages, aussi… Jusque dans les Royaumes du Sud, il y en a…

  • ça, des relations… Ils n’ont que ça… De toute manière, dans les îles, tous les sauvages qui maîtrisent les arcanes de la soupe au poisson s’autoproclament alchimistes, alors…

  • Trado, en temps que membre des renseignements des Légions Extraordinaire, avait passé quelques semaines à l’île de fer quelques années auparavant, et en gardait un très mauvais souvenir.

  • Bien que notoirement incapable, Trado avait, lui aussi, fini par monter dans les échelons (essentiellement grâce au soutien de Seth) et était souvent affecté à des missions diplomatiques ennuyantes et brodée de soie, qui l’écoeurait autant que les grandes réceptions irritaient Seth.

  • Quand bien même… Certaines soupes servent à nourrir des troupes, et les îles n’en manquent pas… 

  • Tu veux parler des mercenaires de l’île d’or, je suppose…? Vu que les flottes des pirates mataris ne sont apparemment plus… disponibles…

  • Précisément, répondit Seth. L’île d’or est gouvernée par un assagi, après tout… Il doit bien y avoir quelques compagnies là bas qui accepterait de faire un saint-rabais au garant de l’Eternel…

  • Mouiii, pourquoi pas… Mais on raconte qu’ils se servent des outils des colons…Trado prononça ce mot avec un dédain très prononcé. Les barbares du grand Sud n’ont pas la moindre idée de la façon dont les batailles sont livrées, sur notre continent…

  • Tu crois?... La flotte du roi de Tourmence a l’air de pas mal se débrouiller sur nos mers, pourtant… Et même d’avoir deux ou trois choses à nous apprendre sur la manière dont doivent être livré les batailles…

  • Dans tous les cas, c’est dangereux de miser tout ce qu’il te reste sur des techniques étrangères…

  • Ce qu’il me reste? Répéta Seth.

  • Trado ne répondit pas. Au bord de l’Eos, ce fleuve autrefois sacré qui n’était plus qu’un égout à ciel ouvert, les torches du Temple d’Extellar venaient d’être embrasées.

  • —--

  • L’estimé Oforo, gardien des liens de l’Ordre du Saint Siège, mage de haut rang et Haut prêtre du Helga’la, noble défenseur de la foi, 4 ème membre du corps d’élite de la Fratrie pécunière du clérgé, et gardien du temple des 8 palais, souffrait de problèmes de constipation aigu. En tendant l’oreille près de sa chambre, on aurait pu entendre les petits gémissements tragiques qu’il poussait au dessus de son pot de chambre: Mais les couloirs du Temple d’Extellar étaient fort heureusement désert, et il se permettait même de ne pas trop les retenir, pour ce qu”il pouvait se permettre de relacher. Il mit un certain temps à tenter l’impossible, mais, n’y parvenant pas, ou qu’à peine, il se rhabilla, l’air profondément dévasté. Son sacro-saint transit ne s’arrangeait pas. Il le savait: Ces problèmes digestifs étaient forcément du à son utilisation intensive de la magie. 

  • Ce Haut Mage n’avait jamais lésiné sur les efforts, et il en payait déjà les conséquences: Ses hauts faits étaient nombreux, et très connus parmi les membres de son haut clergé. Mais la magie exigeait un lourd tribut: Son organisme, et en particulier son haut transit, tombait en miette comme celui d’un vieillard, alors qu’il avait à peine la trentaine. Malgré tout, il ne regrettait pas d’avoir eu à payer ce tribut: il en avait fait, des choses. Une fois, il avait accomplit l’exploit de réparer le rayon d’une roue de charette sans la toucher, et ce en moins de sept semaines, ou presque, puisqu’il avait tout de même du se reposer quelques jours entretemps. La roue n’avait tenu que quelques heures avant d’éclater à nouveau sous sa charge, mais, quand bien même, il s’agissait là d’un prouesse télékinétique sans précédent, qui, pensait-il, lui assurerais un prestige qui lui survivrait jusque bien après la mort de ses héritiers… S’il en avait eu, bien sûr. Les prêtres du Helga’la n’étaient pas tenu au célibat, mais on ne les formait que très superficiellement aux arcanes secrètes de la séduction. La vaste brûlure qui le défigurait (conséquences d’une de ses minables tentatives d’exploit) n’arrangeait rien.

  • Comme ses douleurs l’empêchaient de dormir, il prit la décision de sortir de sa chambre. Bien qu’il n’ait été qu’un invité, il était un mage suffisamment prestigieux pour pouvoir errer à sa guise dans tous les temples de l’Ancien Culte. 

  • En trainant dans les couloirs, éclairés par des torches faiblardes qui n’étaient pas toutes alignées, il ne put s’empêcher de se désoler de l’état des lieux. Il n’était pas étonnant que le temple d’Extellar ne soit pas très entretenu, dans la mesure ou le culte de l’Empereur était logiquement prédominant dans l’Empire: Mais les livres anciens décrivaient les temples de Mencis comme des chef d’oeuvres de l’architecture Helga’lienne. Le temps n’en fit que des mirages: Le bois avait pourri, les tapisseries étaient rongées de toutes part. Un seul prêtre investissait les lieux, et il était beaucoup trop vieux pour espérer pouvoir en entretenir toutes les ailes. 

  • On aurait dit la forteresse d’un voleur: Des crevasses dans les murs étaient rafistolées avec des planches de bois visiblement extraites de meubles brisés, des rats morts gisaient ça et là, et une odeur de renfermé assaisonnait les effluves de leurs carcasses. Même la salle centrale du temple était criblé de chaises brisées, et les pierres précieuses avaient presque toutes été arrachées des murs. Extellar ne mérite pas qu’on abandonne son temple ainsi, songeait le mage.

  • Il entra dans la tour qui s’élevait à l’extrêmité du Temple. Oforo avait espéré que le Chancelier passe le voir dans la soirée, mais il fallait se rendre à l’évidence… minuit était passé. L’Ordre n’obtiendrait aucun soutien de la part de l’Empire. Tant pis. Le Haut Mage n’en fit pas un drame; Il savait déjà que cette opération était courue d’avance. à dire vrai, le véritable motif de sa visite ne concernait pas vraiment l’Empire. Un problème autrement plus épineux l’avait conduit à Mencis.

  • Malgré la violence de ses troubles intestinaux, Oforo prit une résolution: Il s’en occuperais dès cette nuit. Il n’y avait pas un instant à perdre. Oui, inutile d’attendre plus longtemps: Au Helga’la, la guerre des Ordres menaçait d’éclater à tout moment. Alors, il monta au sommet de la plus haute tour du Temple - accorda un dernier regard écoeuré aux bas-quartiers crasseux dans lesquels l’édifice était perdu, puis, éteignit la torche. En redescendant, il attrapa une longue cape qui lui dissimulerait le visage, et sortit du bâtiment.

  • Une fois dans la rue, il prit des dispositions pour s’assurer de ne pas être suivi: les mendiants ivres ou endormis pavant la nuit des bas-quartiers pouvaient tout aussi bien être des agents des Triades, voir pire - de l’Ordre lui même. Il agissait dans le secret le plus total, et il ne fallait surtout pas qu’on le file. Malheureusement pour lui, il était aussi médiocre en matière de furtivité qu’en matière de toute choses. Les dispositions qu’il prit ne furent evidemment pas suffisante: Dans un coin de la rue, une ombre le suivait déjà à son insu.

  • Cette ombre, c’était Trado. En retard, comme d’habitude. Oforo était venu à Mencis sans le moindre espoir que le Chancelier ne lui réponde; Mais Seth avait pourtant décidé de prendre son appel en compte. Le dirigeant ne pouvait pas se permettre d’aller lui même au Temple - on le suivait de près, et il ne risquerais pas que son unique esquisse de plan d’action soit mise à jour alors que ses ennemis pullulaient dans la capitale. 

  • Aussi avait-il envoyé son meilleur ami s’entretenir avec le mage, en le pressant fortement d’y aller avant 8 heures, sans faire de détour, en passant par les toits, et dans la discrétion la plus totale.

  • Bien sûr, Trado prit tout son temps pour venir, en passant par les rues: Il s’arrêtait pour discuter avec les gardes, lorgnait sur les passants, lançait des blagues douteuses aux prostituées sous l’oeil macabre de leurs maqueraux; à l’une de ces demoiselles, il laissa même échapper sa destination. Par un heureux hasard, de ceux qui font croire aux miracles, un de ses clients lui avait un jour tabassé la figure avec une telle assiduité que la pauvre femme n’entendait plus que d’une oreille, et au lieu d’entendre “Temple d’Extellar”, elle entendit “Chez le gros bâtard” - Ne comprenant point de quel batard il s’agissait, elle ne mentionna pas la chose aux agents d’Amon pour lesquels elle travaillait. 

  • Sans l’amitié de Seth, il était clair que Trado ne se serait jamais vu confier une telle mission. Car Trado était peu précautionneux, rêveur, et accablé du fléau des faibles: La paresse. Pourtant, c’est cette même paresse qui lui permit de réussir doublement sa mission, car le bon moment pour arriver peut parfois être en retard.

  • Voyant le médiocre sortir, empaqueté dans une cape miteuse, le paresseux s’était décidé à le suivre sans précipitation, motivé par une des rares choses qui détermine les paresseux: la curiosité. Et maintenant, ils avançaient tous les deux dans la ville, à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, l’un concentré, pour une fois, l’autre, constipé, comme toujours. 

  • Mencis pouvait difficilement être considéré comme une cité. On aurait plutot dit un vaste dépotoire, un mausolée de citoyens tenant plus à des carcasse désoeuvrées qu’à des êtres de chair et de sang, ou une crise d’épilepsie architecturale particulièrement violente. Tout à Mencis était trop ouvragé: Trop dense, trop étroit. Chaque batiment semblait être le reste d’une armature majestueuse, que le temps avait métamorphosé en taudis; D’anciens manoirs étaient réduits à l’état de squelette de demeures, sur laquelle des murs de tôles divisaient la carcasse en multiples tanières pour les miséreux de la capitale. Le terme de ghetto généralisé n’était pas non plus le plus judicieux, pour décrire Mencis, non. Si la misère était omniprésente, les richesses (ou ce qu’il en restait) n’étaient pas confinées en un seul endroit de la ville. Dans cet océan de bidonvilles qu’on appelait la cité, la splendeur frappante d’un temple d’onyx ou d’une place impériale surgissait soudainement, ça et là, au détour d’un coupe-gorge ou au coin d’un bordel, disséminée dans Mencis comme autant d’îles perdues sur l’Océan Impossible.

  • Ils longèrent tous deux plusieurs de ces îlots, traversèrent le sublime pont des arcades pour entrer dans la Fossoyère, un quartier réputé si dangereux qu’il comptait plus de tombes informelles que tous les cimetières de Mencis réunis. 

  • Au beau milieu de ce joyeux endroit, ils virèrent à droite, longeant du même coup la résidence du Trésorier, lourdement gardée même à cette heure-ci. Pendant un moment, Trado se demanda si le mage qu’il suivait n’était pas un des agents d’Amon, mais ils contournèrent la résidence pour entrer dans la Lisière, ou les addicts au kok’r hérissaient les rues comme autant d’épaves reposant dans le sillage d’une flotte du Sud. Oforo était-il, lui aussi, addict à la boue des barbares? En tout cas, c’était bien dans une pâtière, un établissement réservé aux consommateurs les plus fortunés (ou les moins miséreux), que le mage entrait. Un écriteau griffoné indiquait le nom de l’établissement: “La Foudre.”

  • Trado n’attendit qu’un court instant, avant de le suivre. Après tout, les consommateurs étaient si nombreux qu’en voir deux entrer à la suite n’était pas suffisamment rare pour attiser la vigilance. 27 années Limbadéennes auparavant, les grandes puissances du Sud avaient forcées l’Eternel Empire à s’ouvrir au commerce de cette drogue, et elle avait dévasté le pays: Les drogués au kok’r étaient désormais largement plus courant que les alcooliques. Il se ferait passer pour l’un de ces drogués. En entrant, il ne chercha pas Oforo du regard, mais se dirigea plutot directement vers le commerçant, afin d’agir conformément à sa couverture. C’était un matari énorme, et il ne plut pas du tout à Trado pour deux raisons essentielles: C’était un matari, énorme de surcroit. Il ne sembla pas plaire au tâcheté non plus:

  • “T’es qui, toi? Je t’ai jamais vu dans l’coin.”

  • Trado retint un juron. Côté couverture, c’était un peu raté.

  • “Je viens pas par ici, d’habitude. Je traîne plutot… Vers la Fossoyère…”

  • Menteur. Y’a pas d’patiere, à la Fossoyère…

  • … Ah..? Et bien… Je me suis trompé, je voulais dire, aux bords des arcades…

  • Hum. Qu’un membre des légions extraordinaires consomme du kok’r, je peux le concevoir. Mais qu’est ce qui t’amène ici? La Foudre est la pire pâtière du coin. Avec ton solde, tu pourrais au moins te payer un morceau à la Clarté Nocturne

  • … Je… Ce n’est pas une attitude très commerçante… Et qui vous dit que je fais partie des légions ex…

  • On ne commerce pas avec n’importe qui, ici. Et toi, t’es marqué, je le sens. ça se voit dans tes yeux, que t’as d’jà vu la Chimère… 

  • Ecoute, brave… “homme”, cracha-t-il à celui qu’il considérait plutôt comme un matari. Je suis pas venu pour discuter de la Chimère. Est-ce que tu as du kok’r, oui, ou non? Sinon, je vais peut être suivre ton conseil, et aller à la Clarté.

  • … C’est trois pièces de cuivre la dose, six pour une pleine-pâte, et 9 pour une paillasse. On ne sert plus d’alcool. Trop de bagarres. Alors, qu’est-ce que tu veux?

  • Trado réprimas un autre juron. 9 pièce la paillasse! Tiens donc! Il garda son calme en se disant qu’il s’agissait après tout d’un usage commun chez les mataris que d’escroquer leur prochain. Néanmoins, il paya, receuillit la dose dans le creux de sa paume, et s’assit sur une paillasse. Le kok’r était une pâte noire très collante, qu’on était sensé mâcher jusqu’à ce qu’elle procure son effet euphorisant; C’était un narcotique assomant, qui procurait une sensation de manque dès la première prise. Bien averti, et peu désireux de sombrer dans l’addiction, il savait qu’il ne pouvait se permettre d’en consommer, couverture ou pas. Il fit mine de porter la pate à la bouche, mais refermas la main sans en avoir mordu de morceau, et machonnas l’air avec ostentation. Ce ne fut qu’une fois installé que Trado s’autorisa à chercher Oforo du regard. Au fond de la pâtière, le matari nettoyait son bar en gardant un oeil suspicieux sur ses clients: Sur la droite, une rangée de paillasse couvertes de drogués somnolents s’etendait jusqu’à l’entrée. Et droit devant… Il y avait, semble-t-il, un coin “réservé”, sûrement à la prostitution, que des panneaux de tissus dissimulaient mal, dans cet établissement minuscule.

  • Mais Trado avait l’ouie fine, et le timbre monocorde d’Oforo etait très reconnaissable, même quand il chuchotait. De l’autre côté des panneaux, il semblait se dérouler une discussion très confidentielle. Trado n’en entendait que des bribes:

  • … ici?... folie…

  • … choix… drogués… sourds…

  • La seconde voix était moins précautionneuse que celle d’Oforo, mais parlait trop rapidement pour qu’il discerne tous les mots.

  • ...vrai?

  • …. Ordre de l’Abysse… le cacher… 

  • … es fou? … les maestros…

  • Va arriver… qu’on fasse…

  • Le drogué qui était allongé à côté de Trado se mit alors à tousser bruyemment, et Trado n’entendit plus rien. Agacé, l’espion se mit à malaxer la pâte dans ses doigts sans y prêter attention. La drogue était huileuse, noire, malléable: Il la compressait, la divisait en plusieurs petites boules, puis les fusionnait en une seule, avant de recommencer le processus depuis le début, pressé que la quinte de toux de son voisin se termine. Quand ce fut le cas, il entendit clairement la seconde voix dire:

  • C’est trop tard. Le Rêve a commencé.

  • … moins fort…

  • … abuse… des drogués… sérieuses à aborder… ou jamais… 

  • … se passer… D’un jour à l’autre. S'ils apprennent qu'un djinn va apparaître, tu sais très bien qu'ils feront tout pour mettre la main dessus. Nous ne pouvons pas lutter contre…

  • Nous devons lutter contre l’Ordre de l’Abysse, rectifia Oforo. L’apparition du djinn est une opportunité qui… Attend. On nous écoute... 

  • Qu’est ce que tu fais? Rassied toi, l’étranger!

  • Sans s’en rendre compte, Trado s’était levé et se tenait désormais tout près des panneaux. Le matari lui hurlait dessus, mais, le temps qu’il tourne la tête dans sa direction, il sembla se passer une éternité: il perdit l’équilibre, et s’effondras violemment sur le sol. Il ne ressentit aucune douleur malgré la violence du choc, et ne put s'empêcher d'éclater de rire à l’idée de s’être vautré si lamentablement.

  • … pèce de sale drogué… ied-toi…

  • La voix était plus lointaine que jamais, et pourtant elle venait de très près: Le matari l’avait relevé et allongé sur la paillasse sans que Trado ne se débatte. Qu’est ce qui s’était passé? Il n’avait pas pris de kok’r, pourtant. Ou bien… En malaxant la pâte, il aurait laissé la substance entrer dans son corps? Pour être honnête, il s’en fichait complétement, et il se laissa complétement aller dans la paillasse.

  • Jamais de sa vie… Jamais il n’avait ressenti un tel sentiment de plénitude. Les forts, les faibles, les bons et les mauvais: Tous les Hommes souffrent d’un manque indescriptible, qui leur perfore le ventre à chaque instant. C’est ce vide même qui les pousse à rire, à aimer et à partir à la guerre - lui qui les pousse à vivre et à fuir l’ennui: Hors, sur cette paillasse infestée de poux, il ne ressentit plus ce vide. Ce n’est pas que ce sentiment était caché, dissimulé par une distraction ou une joie éphémère: Non. Il se sentait complet.

  • Ce sentiment de félicité aurait pu s’éterniser sans que cela ne dérange l’Anadyo. Heureusement pour sa mission, l’effet fut passager, bien qu’il sembla durer une éternité. Quand il revint à lui, néanmoins, il vit tout de suite Oforo: Celui ci venait de claquer la porte de la patière. Trado se releva, se secoua un instant, et partit tout de suite à sa poursuite. 

  • En sortant, il le repéra directement; Il venait de s’engager dans une ruelle sombre. Trado se précipita à sa suite. Mais il aurait du compter sur un autre retard providentiel: En entrant dans la rue, il tomba nez-à-nez avec le mage. Celui-ci avait dégainé une dague, et l’appuya contre la gorge de l’Anadyo d’un geste vif et précis.

  • Tu me suis, manant? Gronda-t-il d’une voix faible. Il n’aurait pas fait peur à une mouche. “Dit moi qui te paies, et je te paierais le double.

  • … oooh, là, tout doux… Qu’est ce qui vous fait croire que…

  • Le… tâcheté m’a averti. Tu n’as pas l’air très doué, pour un espion. J’étais sûr qu’il y avait quelqu’un derrière moi, tout à l'heure… Dis moi ce que tu as entendu.

  • Trado se détendit. Il n’avait plus besoin de jouer les agents sous couverture… Il ne servait à rien de nier, à présent.

  • … Deux ou trois petites choses… répondit Trado de toute sa flegme.

  • Le mage appuya la dague plus fermement sur Trado, qui demeurait impassible.

  • Ta vie en dépend. Répond, maintenant.

  • Trado soupiras. Il fallait vraiment en arriver là?... Vraiment?... Ah… pas le choix… Et bien, il allait les utiliser, ses pouvoirs, s’il le fallait.

  • Etant un Anadyo, un être griffé par la Chimère, Trado était capable de matérialiser les ombres; Autrement dit, sculpter dans les ténébres. C’était une capacité qui, en temps normal, puisait ses forces dans la vitalité de ceux qu’il aimait: Mais ils étaient tous morts, ceux qu’il aimait. Son pouvoir se voyait donc extrêmement réduit, comme atrophié - mais face à un mage, ce serait amplement suffisant. 

  • Il choisit une ombre: Celle d’Oforo lui même, qui s’étendait derrière lui. Il lui suffisait de la regarder: L’ombre se mit à bouillir, tandis qu’Oforo continuait ses menaces:

  • Soit tu me dit tout maintenant… Soit, je t’emmène avec moi, et je te pose les questions dans contexte plus… intime… Et crois moi: J’ai très envie de t’emmener avec moi…

  • La religiosité du visage d'Oforo s'était transformée en une sorte de haine libératrice: Le mage, d'habitude si morne et terne, s'était métamorphosé en une sorte de pervers extatique. Trado su que le mage serait ravi de pouvoir le torturer, lui ou n’importe qui d’autre, si l’occasion se présentait.

  • Malheureusement pour Oforo, ce ne serait pas pour aujourd’hui. L’ombre du mage s’était allongé sans qu’il s’en apercoive, et l’agitation qui la remuait avait donné naissance à un objet bien réél: Une lame d’éther noir s’était formée dans le dos d’Oforo. Trado ordonna mentalement à la lame de se ficher dans le bras du mage, et la lame obéit. Elle se sépara de l'ombre à laquelle elle était rattachée dans un bouillonnement spectral, et fusa sur le bras du mage comme un javelot noir. Elle perça la peau et fendit l’os, mais s'évanouit ensuite instantanément. La lame n’avait “existé” que lors d’un instant très bref, qui avait été amplement suffisant. Oforo hurlas de douleur en lachant sa dague sous l’effet de la surprise. Trado le balaya d’un coup sec, et s’assit sur lui. Oforo hurlait à la mort, tentait tant bien que mal de se dégager, mais le légionnaire finit par le maîtriser:

  • Calmez-vous. Je suis un allié.

  • Un allié?! Un allié?! Quel genre d’allié…

  • Chuuuuut. Vous risquez d’ameuter des gens avec qui nous n’avons pas envie de traiter…

  • Lâchez-moi!

  • Si je vous obeit, vous allez vous enfuir en courant, et nous avons une discussion à mener. Promettez moi que vous allez écouter ce que j'ai à dire, et je vous lacherais.

  • Je ne vois pas pourquoi je promettrais une chose pareille…

  • Trado posa son genoux sur la blessure du mage, qui hurlas de douleur:

  • Assez, assez… je promet…

  • -----

  • De retour au Temple, les deux hommes s'occupèrent d'abord de traiter la blessure d'Oforo. Si les mages n'avaient des facultés guerrières que très limitées, leurs connaissances en alchimie en faisait de très bons médecins. Oforo se rafistola tout seul, sous l'oeil attentif de Trado, qui l'assistait en silence. L’Anadyo ne pouvait s’empecher de dévisager avec insistance l’immense brulure qui défigurait le mage, ce qui provoquait un grand sentiment d’agacement chez celui-ci. Ce ne fut que lorsque les bandages furent parfaitement serrées qu'ils reprirent leur discussion.

  • … Alors… Dites moi qui vous êtes, et qui vous envoie. 

  • Vous pouvez m'appeler Trado. C'est Seth, le Chancelier de…

  • Je sais très bien qui est Seth, rétorqua le mage. S'il voulait me contacter, il aurait simplement pu vous envoyer ici… 

  • C'est ce qu'il a fait. Mais en arrivant, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer votre petite excursion…

  • Vous m’avez espionné! siffla le mage. Comment le Chancelier peut-il s’entourer de tels… méchants

  • Il avait repris son ton habituel, et ses lèvres se pinçaient avec sévérité à chacune de ses fins de phrases.

  • Allons, allons, digérez la chose… s’il vous plait…. J’ai quelques questions à vous poser à propos de ce djinn…

  • Je suis l’estimé Oforo, gardien des liens de l’Ordre du Saint Siège, mage de haut rang et Haut prêtre du Helga’la, noble défenseur de la foi, 4 ème membre du corps d’élite de la Fratrie pécunière du clérgé, et gardien du temple des 8 palais. Je préfèrerais mourir que de trahir mon ordre. Vous entendez? JAMAIS je ne trahirais Sotoro. Quand il prononça ce nom, le désespoir envahit le visage d’Oforo. Il va savoir… Il va savoir… Vous avez mis fin à ma vie, pauvre fou…! Vous m’avez tué! Sotoro me condamneras à mort, quand il apprendras que j’ai laissé ces informations arriver aux oreilles de l’Empereur… Et ce ne seras que justice. Le mage sembla reprendre contenance. Car les intérêts de l’Ordre me sont supérieurs en toute chose.

  • Oforo… rétorqua Trado de sa voix trainante. Vous permettez que je vous appelle Oforo…? Il n’y a aucune raison que l’Empereur n’apprenne la chose… Je travaille avec le Chancelier… Un de vos alliés potentiels, n’est ce pas? N’êtes vous pas venu à Mencis pour conclure un accord avec Seth? Nous pourrions conclure d’un arrangement plus personnel… Rien ne nous oblige à dire à votre supérieur que nous avons été mis au courant… Ni Seth, ni moi n’avons de lien avec la pègre: Votre secret est sauf, avec nous. En échange… Je vous demanderais juste de me préciser ce que j’ai entendu. Je croyais que les djinns n’étaient qu’une légende…

  • Oforo était loyal, certes: Mais il n’était pas stupide. Sotoro, le maître de son Ordre, était un homme intransigeant avec ceux qu’il considérait comme des “traîtres”... Or, sa définition de ce mot pouvait se révéler d’une largeur déconcertante. Mieux valait qu’il ne soit jamais au courant… C’était de la stratégie, pas de la trahison… Mieux valait coopérer, oui, c’était mieux, pour l’Ordre. Si Oforo disparaissait, ce serait un drame pour le Saint-Siège… Il avait tellement fait évoluer la magie, avec sa roue de charette. Lui-même, Oforo, n’avait rien d’un traitre, et s’il parlait, ce serait seulement par loyauté envers la cause, pas par lâcheté, non: Pas parce qu’il supposait que Trado prendrais autant de plaisir à le faire parler que lui n’en aurait pris, vraiment pas. Aussi, après seulement quelques phrases prononcées marmonnées par un homme qui aurait clairement préféré rester dans la patière, l’estimé Oforo, gardien du temple et tuti quanti, entreprit-t-il de trahir son Ordre avec méthode:

  • … Et bien… Pour que vous compreniez bien, il faut que je vous explique un concept magique très particulier, qui nécessiteras que j’aille dans les détails.

  • J’ai toute la nuit, répondit Trado, surpris que le prêtre abandonne si facilement. Détaillez.

  • … Le Réel n’est qu’un voile. Comme la peau cache les organes essentiels au maintien de la vie… le visible cache l’essentiel de la Réalité et des mécanismes qui la gouverne

  • … Pas trop en détail, quand même…

  • Quand les maestros… ces païens déicides, jouissant dans l’inceste et dans la perversion… utilisent leur instrument satanique appelé “Musique”, ils accèdent à cette partie essentielle du Réél. Mais leur action n’est pas sans conséquences: Chaque fois qu’ils utilisent le pouvoir, les mécanismes du Réél, qu’ils apellent la “symphonie”, se distordent, et des gouffres s’ouvrent entre le monde du visible et celui de l’invisible. Après son intervention à Ma’ek, l’Avalionne en a ouvert une bonne centaine… C’est par l’un d’entre eux qu’on pense qu’un djinn va apparaître. Ils appartiennent au monde de l’immatériel… Les gouffres sont une aubaines, pour eux…

  • … Et, je veux dire, c’est comme dans les légendes? Un djinn peut-il vraiment… Trado sembla hésiter à dire ce qu’il allait dire.

  • Exaucer trois voeux?... Pas exactement… Tout ce que nous savons d’eux, c’est qu’ils apparaissent ainsi, sans qu’on puisse savoir ou, précisément… et que…. Disons qu’ils doivent distordre le voile du réél trois fois de suite pour espèrer pouvoir rentrer chez eux, dans leur monde… qui est aussi le notre, mais, différemment…

  • Oui, bon, ils peuvent exaucer trois voeux, quoi. Et je suppose que l’Ordre désire mettre la main sur un de ces djinns… Avidité étonnante, pour un ordre monastique…

  • Nous sommes au bord du bain de sang. Le Helga’la… Vous savez pourquoi on l’appelle “la cité-des-milles-palais”. Et bien, chaque demeure gigantesque, chaque palais efalien, le moindre misérable pavillon luxueux de la ville hébérge son ordre religieux. Et chaque ordre a des prétentions, chaque prétention couve une guerre et la guerre: C’est ce que nous voulons à tout prix éviter, n’est ce pas?

  • … Et pourtant, ce sont des troupes que vous avez demandé à Seth…

  • Une épée peut, par la menace qu’elle fait peser sur l’agresseur, protéger bien mieux qu’un bouclier…

  • Comme si l’Orchestre allait laisser des troupes impériales envahir son territoire sans rien dire… Si Seth accédait à votre requête, une guerre autrement plus importante risquerait d’éclater…

  • Et bien… Toutes les guerres ne méritent pas d’être évitées.. Le but du Suprêmat et de l’Orchestre est d’éradiquer les désignés. Comment l’Empire peut-il les laisser faire une choses pareille? Il y auras bien un jour ou ils tourneront le regard vers Limbad, et ou ils poseront les yeux sur la marque qui brille sur son cou… Ce jour là, que fera le Chancelier?

  • Hé, attendez. Ce n’est pas que je ne veux pas écouter vos arguments, mais… Ce n’est pas moi, le Chancelier. Voilà ce que Seth m’as dit de vous transmettre... Pour les armées, c’est hors de question. En revanche, il veut bien vous accorder un important soutien financier, à une seule condition: Nous voulons que vous utilisiez les contacts de l’Ordre pour nous fournir les services de mercenaires d’une des compagnies des îles. Laquelle, précisément, ça n’aura pas d’importance: Assurez vous simplement que les Triades ne soient pas mises au courant, et que la compagnie débarque discrètement sur la baie des morts…

  • Oforo parut scandalisé.

  • Avez-vous perdu la raison? L’Ordre vient à vous pour implorer des armées, et vous lui en demandez en retour? Avez-vous la moindre idée des fonds nécessaires à une telle opération militaire? Je vais abréger le suspense: La seule compagnie qui ne soit pas relié aux Triades, ce sont les moines de l’ambres gris. Des guerriers connus pour être talentueux, nobles et chevaleresques, certes, mais des guerriers talentueux, nobles et chevaleresque, ça ne se nourrit pas de gruau. Chacun d’entre eux demande un salaire de 200 pièce d’argent par saison: Vous avez bien entendu, par saison… En plus des hommes dont nous aurions besoin, du prix du transport, des frais supplémentaires qui vont être demandé pour le transport des troupes jusqu’à la capitale… ça va couter des centaines, non, des milliers de céruléce!

  • Alors, c’est parfait; Le budget que m’as alloué Seth est de 30 000 pièces de jyste bleue.

  • La mâchoire du mage se décrocha. Il cligna des yeux, et un éclair d’avidité illumina son visage:

  • Et vous voulez qu’ils passent par ou, exactement, ces mercenaires? La baie des morts, c’est assez vaste…

  • —--

  • Plus tôt dans la soirée, peu après avoir envoyé Trado voir le mage, Seth s’était retiré dans ses quartiers. Il se doutait que son ami serait en retard au temple: après tout, il faisait bon, ce soir là. Il était peu probable que Trado s’interdise un détour en temps normal, alors par un temps pareil… Le Chancelier lui-même était sorti prendre l’air sur sa terrasse, fait dont il est important de relever la rareté.

  • Depuis son balcon, Seth n’avait pas vue sur l’Eos, sur la ville, sur le dépotoire, non: Il était face aux murailles qui scellaient le jardin de la clarté céleste. La demeure de l’Empereur, une cité dans la cité dont personne n’avait le droit de profaner l’enceinte. Il se remémorait comment, quelques semaines plus tôt, il en avait pourtant arpenté les allées, certain d’obtenir le Sceptre, et avec lui, l’autorité indiscutable qui lui faisait aujourd’hui défaut. Il ne se souvenait ni des fleurs uniques qui coloriaient ses artères, ni des chefs d’oeuvres antiques accroché aux arbres exotiques enluminant ses virages. C’était d’autres visions de son passage dans le jardin qui le hantaient: Limbad, le kok’r, les pages du livres noircis par la Corruption… Et ce détour qu’il avait fait.

  • En temps normal, Seth ne faisait jamais de détour. Mais, ce jour là, dans le jardin, il en avait pourtant fait un pour la voir, elle… Il ne savait pas trop quoi en penser, ni pourquoi il y pensait. Certes, il n’avait jamais vu plus belle femme de toute sa vie, et tout le tintamarre, mais la beauté seule ne pouvait expliquer sa fascination pour cette créature. Des beautés, il y en avait de toutes les races, parmi les courtisanes de la Chancellerie, et il aurait pu piocher parmi plusieurs d’entre elles, mariée, esclave ou affranchie, mixer les plaisirs et composer son propre harem; Pourtant, c’était à une des épouses de l’Empereur qu’il pensait. Si ce n’était pas sa beauté, qui retenait son attention, alors… Etait-ce l’illégalité de la chose? Elle venait d’un monde interdit, la petite: Le simple fait de l’avoir regardé pouvait lui valoir une condamnation à mort. Alors, bien sûr, c’était très romanesque… Le frisson, l’aventure… Un amour impossible, qui s’érigeait contre dieu lui même… Foutaises, à ses yeux. Un combat à mort contre une manticore protégeant son petit, ça, c’était du frisson, de l’aventure. Pas les amourettes à deux sous de cuivres, non… Pourtant… 

  • Il n’avait regardé qu’un instant, bien sûr. L’instant de trop: Il se souvenait de son corps comme si il l’avait comtemplé chaque matin pendant dix vies d’affilées… Il s’inquiéta immédiatement de la candeur de cette métaphore immonde, visiblement produite par la déliquescence de son esprit malade. Ce n’était pas possible… C’était le stress, voilà tout. Pourtant…

  • Il se rappelait de tout, chaque détail… Il l’avait regardé, béat, et, elle, elle n’avait pas détourné le regard. “C’est ça, qui m’intrigue, tentait-il de se convaincre. Son regard. Elle a eu du cran, de ne pas baisser les yeux… Et puis, qui est elle, de toute manière? Si elle est belle, mais aussi… “femme” (et par femme il entendait cruche) que les autres, alors, quel intérêt…” 

  • Qu’en avait-il à faire, d’une femme, après tout? Il était Seth. Un homme d’envergure, un guerrier de l’Empire. Qu’en avait-il à faire, de si sa robe lui allait bien, de la couleur de ses fleurs préférées et de la décoration de l’arrière-cour, et de s’il fallait, oui ou non, mettre ce meuble ici, puisqu’il semblait qu’il y serais mieux que là, et puis non, il fallait en acheter un nouveau, parce que l’ancien lui rappellait sa grande tante, et de quel jour on s’était marié, et de comment qu’on appelerais leurs enfants… Leurs enfants? Seth grogna de dépit. 

  • Il ne lui avait même pas demandé son nom… Ils ne s’étaient même pas adressés la parole, en fait. Il ne savait rien d’elle, et pourtant, elle habitait ses pensées comme si elles n’avaient été que la demeure idéale exigée par on-ne-sait-quel caprice de bonne femme… Cela ne plaisait pas à Seth.

  • En temps normal, il ne faisait pas de détour. C’était un homme droit, respectant un code d’honneur très strict, qu’il plaçait au dessus de toute loi humaine ou celeste. Il était puissant du fait qu’il était son propre maître et son propre esclave: Ce qu’il s’ordonnait de faire, il le faisait sur-le-champ, sans jamais remettre à plus tard ce qui pouvait être accompli dans l’instant. Aux hommes de cette nature, le monde est presque offert: Mais aujourd’hui, c’était le monde qui refusait de lui obéir. Seth était acculé... Il en était réduit à demander de l’aide à un mage. Un mage! Et rien n’était sûr. Rien qui ne puisse lui garantir que l’Ordre allait l’aider, de toute manière: Ses ennemis semblaient bien avoir gagné, ce soir là. 

  • Le problème ne venait pas de lui, il en était certain: C’était le monde, qui avait trop changé. Seth avait grandi dans la gloire d’une époque prospère, mais aujourd’hui révolue. Quand il avait passé la Porte, son univers avait disparu: Le jour de sa dix-huitième année, on l’avait envoyé, lui et sa promotion, trois siècles dans le futur. Cela était sensé permettre aux Anadyos d’utiliser leurs pouvoirs dans une version amoindrie, certes, mais qui ne présentait pas leurs désavantages originels: En effet, un Ombrage attaché à personne était susceptible de ne pas utiliser ses facultés, dans la crainte de la blesser. L’envoyer dans le futur garantissait qu’aucun de ses proches ne survivent. 3 siècles perdus, en une heure passée dans le monde de l’Empereur. 3 siècles, ça n’était pas normal: En vérité, il apprit plus tard que le rituel aurait du l’envoyer “seulement” 70 années Limbadéennes dans le futur. Un sort non moins cruel, mais qui ne l’aurait pas autant déraciné que ces 3 siècles perdus, durant lesquelles le monde s’était métamorphosé. 

  • Ce rituel d’exil dans le futur, appelé le “passage”, n’était possible que dans l’Empire: Limbad possédait en effet des pouvoirs très étrange, qui lui donnaient notamment le controle sur un lieu hors du temps, un univers à part entière dont il se servait comme d’un purgatoire pour les âmes de ses ennemis… Ou comme d’un pont entre les époques. Ce monde “en suspens”, qu’on appelait l’Autre palais, l’enfer Limbadéen ou le “Fourreau”, avait permis à l’Empereur de former l’armée la plus puissante du monde connu: “les légions extraordinaires”, auquelles tous les Ombrage de l’Empire étaient rattaché d’une manière ou d’une autre. Cette méthode de formation aussi unique qu’horrifiante se faisait sans effusion de sang, et les Anadyos étaient si terrifiés par la puissance de l’Inferné que toute vélléité de révolte se voyait ainsi tuée dans l’oeuf. Ce n’était pas pour rien qu’on considérait l’Empereur comme un dieu parmi les dieux. Son pouvoir avait toutefois une limite: Si Limbad pouvait envoyer des personnes dans le futur, il restait impossible, pour lui comme pour toutes les créatures humaines, de revenir dans le passé, comme il est impossible de saisir un mirage. 

  • Les pélerins du désert auront beau fournir les plus beaux efforts pour atteindre l’apparition que le délire de leur soif a fait surgir a l’horizon, leur destin reste de la voir disparaitre quand ils en seront le plus proche. Le passé est semblable à ces mirages: Même lorsqu’on crois s’en souvenir, espoir d’atteindre la vérité dissimulée dans les vestiges, il s’évanouit, et ne reste que des cendres et un vide sans contours. Le passé ne reviens jamais, et ce qu’il contenait de vrai est remplacée par une chimère ou par un regret lucide, mais douloureux. 

  • Seth avait grandi dans la gloire d’une époque prospère. Mais entre temps, il y avait eu l’Indifférence, et tout ce qui restait de cette époque, c’était les vestiges brisés de cette gloire disparue. Limbad ne se souciait plus des affaires de son Empire, et de l’administration de ses troupes, encore moins. Pour les habitants de l’Eternel, il était clair que leur Dieu les avait abandonné.

  • Seth et ses collégionnaires avaient passé la Porte à la saison du feu, en 1952 après l’avènement de Limbad: Ils ne retournèrent au monde qu’en 2210, 13 années Limbadéennes auparavant, à un moment ou personne ne les attendait plus depuis bien longtemps. C’était un vieux concierge qui les avait acceuillis: La caserne était déserte, car l”établissement de formation des légions extraordinaires (qui avaient continués à exister malgré l’indifférence, en utilisant une méthode bien plus directe que celle de la Porte pour s’assurer de la disparition des proches des Ombrages) n’était plus situés dans cette partie de la ville. 

  • Personne ne se souvenait d’eux, ni de la Porte. Limbad les avaient simplement oublié là, sur le rebord du Temps, et décida un jour de les laisser revenir avec d’autres promotions d’Anadyo perdus dans les replis, au hasard d’un caprice qu’il n’expliquerais jamais. On avait d’ailleurs appelé sa génération celle des “Oubliés”; Encore formé aux arts de la guerre anciens, issus d’un monde ou la compétence était encore valorisée, ils avaient aisément supplanté l’administration déliquescente de l’Empire, réappliquant les réformes abandonnées en tentant de rétablir peu à peu la grandeur de l’Eternel. 

  • Lorsque Seth avait finalement mis la main sur la Chancellerie, les efforts de restauration de ces légionnaires d’un autre temps semblaient enfin avoir porté leur fruit, mais aujourd’hui… Force était de constater que leur combat avait été vain. Cette époque n’était plus celle de Limbad ou du Chancelier. L’Empereur n’était qu’une carcasse vide, un déchet tout droit sorti de la Lisière… Son empire était gouverné par le sous-monde. la Triade régnait sur tout le continent: les tenants des bordels et des pâtières devenaient consul, propriétaire, Trésorier… Et Seth devait gouverner un peuple obcène et matérialiste, un peuple sans dieu, dont il était l’amuse-foule, le maître sans baton… Tandis que de l’autre côté des monts de l’Exil… Là bas, au Suprèmat…Tandis que les maestros… Ces êtres destructeurs, dont la religion même reposait sur la profanation des désignés… les maestros, eux… Chaque jour, ils gagnaient en influence; Chaque année, de nouvelles armes de destruction massive enrichissaient leurs rangs, et durablement, 100, 150 ans: Non content d’être titanesque, leurs pouvoirs se payaient le luxe d’augmenter leur esperance de vie. C’était leur ère. Ils avaient même conquis le Helga’la! Le Helga’la! Le tombeau des Infernés, la place la plus importante de toutes les branches de l’Ancien Culte… Comment diable aurait-il pu lutter contre ça?

  • Qu’une simple femme (et par femme, il voulait maintenant dire, “faiblarde”), non désignée, puisse faire entrer un volcan endormi en éruption… ça le dépassait vraiment, et, il était certain que les païens étaient moins dur à éliminer, de son temps. Seth allait toujours droit au but; Mais aujourd’hui, ça signifiait plutôt droit dans le mur.

  • Il fallait se rendre à l’évidence: Il n’avait plus aucune chance de survivre à la saison prochaine. Le seul moyen d’échapper à son sort, ç’aurais été que l’Empereur lui donne le Sceptre… Mais il était interdit de le déranger, et on ne pouvait pas lui demander d’audience. Le jour du passage du ciel sans lune, il avait échoué… Alors, puisque de toute manière, l’Ordre ne lui serait d’aucune utilité, et qu’au vu de la situation, il serait peut être mort avant la saison prochaine, Seth s’autorisa à commettre un crime de circonstance. Il irait aux jardins de la clarté, et il lui demanderait directement. Tant pis pour l’interdit, la mise à mort et tout le manège. 

  • Il se savait surveillé: Il y avait trois agents d’Amon caché derrière chacune des briques de la Chancellerie, et il n’était pas improbable que l’Ombre vérifie jusqu’à la couleur de ses selles. Mais Seth était, lui aussi, un Anadyo; Et en temps que tel, il avait accès à une panoplie de pouvoirs impressionnants, bien qu’atrophié par la perte de ses proches. Comme Trado, Seth n’aimait personne - Ils entretenaient une sorte de relation certes cordiale, mais elle était plus une affection de circonstance qu’une véritable amitié. Les siens étaient tous morts il y a des siècles: leur mort, au moins, n’avait pas été vaine. Car Seth n’était pas simplement doué pour les combats à morts, la philosophie politique et les plus farouches formes de la misogynie: Il savait aussi se servir de ses pouvoirs mieux que personne.

  • En théorie, un Ombrage était capable de trois choses: solidifier les ombres dans la forme qu’il désirait, les manipuler à sa guise et plonger dans l’une d’elles.

  • Cela dit, ces pouvoirs exigeaient pour tribut la santé de ses proches: Comme nous l’avons dit, le Chancelier n’en avait plus. En conséquences, le pouvoir de Seth était très limité: Il pouvait bel et bien matérialiser les ombres et les manipuler à sa guise, mais celles ci se volatilisaient au bout de quelques secondes, sans qu’il puisse s’en servir de manière durable. En revanche, il n’était tout simplement plus capable d’entrer dans une ombre: Cette faculté s’était vue totalement atrophiée par cette vie qu’il menait sans amour. De toute manière, ce pouvoir ne pouvait être utilisé qu’en sacrifiant la vie d’un être cher, chose qu’il semblait difficile à faire: Sauf pour l’Ombre, sans doute… 

  • C’était un Ombrage, elle aussi, mais elle… L’Ombre n’était pas normale. Elle utilisait ses pouvoirs à leur plein potentiel, sans jamais sembler faire souffrir qui que ce soit - car, qui était proche d’elle, de toute manière?... C’était un homme écoeurant, dont Seth savait peu de choses. Certains avançaient l’idée qu’il s’agissait d’un des cobayes de Limbad. Il semblait en effet que cette créature était un immortel; Déjà, trois siècles plus tôt, cette créature hantait la caserne, caché dans l’obscurité, écoutant tout, répétant tout, grapillant des milliers d’informations aux quatres coins de l’Empire sans jamais rien révéler de ce qu’il voulait véritablement, ni de la manière dont elle utilisait ses pouvoirs.

  • Si Seth n’était, lui, rien qu’un Anadyo (La traduction approximative de ce terme est “exilé de son temps” ou “sorti des eaux [du passé]”) banal, il restait un homme ingénieux, et avait, avec le temps, conçu une bonne centaine de manières créatives d’optimiser l’utilisation de son pouvoir atrophié. Parmi elles, il y en avait une qui lui servirait, ce soir.

  • Il se pencha sur son balcon, pour vérifier si des personnes se situaient en contrebas. Il n’y avait pas de cour, de ce côté de la Chancellerie, mais une rue sacrée qui la reliait directement à la résidence de l’Empereur. Comme il s’y attendais, il y avait deux gardes tous les cents mètres: C’était sûrement les gardes les mieux payés de l’Empire, et ils accomplissaient pourtant une des tâches les plus faciles qui soit. La rue était inhabitée, et leur présence était strictement rituelle; De toute manière, qui protégeaient-ils, hein?... Limbad? De quoi, exactement? A part Extellar, ou une comète tombant tout droit sur sa tête, qu’est ce qui pouvait bien menacer l’Empereur? Qu’importe. 

  • La vanité de leur tâche ne leur échappait pas: Ils avaient beau se savoir sous l’oeil du Chancelier, force était de constater qu’il ne prenait pas leur travail très à coeur. Les deux gardes les plus proches de la Chancellerie était ainsi assis près d’un feu, en train de discuter, au lieu d’adopter la posture nécessaire à leur devoir. Le manque des sérieux de ces soldats excéda Seth, et, quand il fut certain que personne ne regardait. il se jeta du balcon, la tête la première.

  • Il y avait quinze mètres entre le sol et le balcon, et rien que des pavés pour acceuillir son crane: Mais, au dernier moment, il fit apparaitre un amas d’ombre moelleuses qui le ceuillit en silence, et se dissipa une fraction de seconde plus tard alors qu’il roulait sur le sol. Le mouvement avait été rapide, d’une fluidité impeccable, et les gardes situés à une trentaine de mètres ne regardaient toujours pas dans sa direction. Malgré son corps énorme, le Chancellier se dissimula parfaitement derrière une statue de Limbad non moins imposante. La rue était entourée de deux rangées d’idoles représentant l’Empereur dans une multitudes de scènes héroiques, tantot offrant le Sceptre à un homme agenouillé dans une attitude pleine de bonté, tantot brandissant son épée sacrée contre ses ennemis dans une expression de colère divine. Seth s’approcha discrètement des deux hommes, en passant d’une statue à une autre, jusqu’à ce qu’il puisse entendre leur discussion:

  • … tu parles, que c’est ce que je lui ai dit, ricanait l’un d’entre eux. J’en avais jamais vu une avec une aussi grosse paire, mon pote.

  • Oh, mais quel veinard…! l’admirait son compagnon, sur un ton qui se partageait entre l’envie et la vénération.

  • Seth se jura qu’il ferait remplacer ces gardes quand il les eut dépassés; Ils se permettaient de parler de femmes, là, maintenant, alors qu’ils étaient dans l’exercice de leur devoir…  Mais il ne les entendit très vite plus du tout: Plus vite il serait entré dans le jardin, plus vite il obtiendrait ce qu’il désirait.

  • Méandres, ancienne capitale du plateau d’Imbrie, près du Fantasme, au Nord du Suprémat

  • Rémo Féléis était le plus jeune des cinq électeurs du Suprèmat. Son règne était pourtant considéré comme l’un des plus sages que l’Imbrie ait connu, et pour cause. Rémo Féléis n’était pas un homme comme les autres. 

  • Il était midi, à Méandres, mais il faisait plus froid que dans la nuit la plus profonde. Le soleil était dissimulé par un brouillard gris qui couvrait l’horizon. La ville avait été pratiquement désertée: C’était plus un cimetière qu’une cité, et, en ce jour encore, 4 vertiges après la révolte, on travaillait activement à en extraire les montagnes de carcasses que les évadés du Fantasme y avaient entassés. L’échos des cascades du Fantasme résonnait au loin, et c’était tout: le silence était toujours le principal habitant de Méandres. Les émanaisons des cadavres qui pourrissaient en plein jour avaient répandu la maladie dans la cité, comme si le drame de leurs morts n’avait pas suffi au destin, et qu’il avait fallu qu’il s’acharne sur ses habitants, et, d’une saison à l’autre, la cité qu’on surnommait jadis “le joyau du nord” était devenue le plus grand tombeau du monde, en dehors du Helga’la.

  • Le nettoyage de la cité avançait cependant de jour en jour. C’était à cette tâche peu plaisante que s’attelait aujourd’hui Rémo Féleis, l’électeur du plateau. C’était un maestro, un apotre aux pouvoirs ridiculeusement puissants: Pourtant, il ne s’en servait pas du tout, de ces pouvoirs. Il avait rejoint les rangs des ouvriers “laïcs” qui nettoyaient la cité, et les aidaient à extraire les débris d’un ancien hopital qu’il avait lui même inauguré au début de son règne. Cette manière d’agir aurait pu sembler contradictoire, vis à vis de l’information précédente, concernant la supposée sagesse de cet individu; En utilisant la Musique, il aurait pu faire le travail de dix hommes, et ainsi en soulager une vingtaine. Mais cette abstinence s’inscrivait dans un comportement plus général, une manière de vivre bien particulière que plus personne ne remettait en cause dans son éléctorat. Rémo n’était pas juste un maestro, ou un électeur. Aux yeux des Imbriotes, Rémo Féléis était un Saint.

  • Chaque fois qu’il tombait sur un cadavre, qu’il s’agisse de restes écoeurant évoquants à peine une silhouette humaine, ou d’ossements à peine résiduels, il se signait avec une émotion non feinte, et accomplissait une courte prière pour que l’âme du corps retourne au domaine de la Chimère. Sa simple présence triplait l’énergie des ouvriers, et ils tentaient tant bien que mal de l’imiter: Mais, comment auraient-ils pu y parvenir? Il semblait dénué de malveillance comme de faiblesses. Son visage incarnait la douceur la plus pure. Il était trop petit pour s’attirer les foudres d’envieux; Trop trapu pour exciter la soif de victime des bourreaux de la nature humaine. Malgré la noblesse de son sang, il était vêtu de la manière la plus modeste, accomplissait son travail sans rechigner, malgré le froid atroce et le bleu qu’on voyait gagner ses doigts. Quand l’un des hommes faiblissait, il passait lui parler; Et, la tendresse dans sa voix, associé au fait qu’il enjoignait l’ouvrier à partir se reposer pour lui laisser faire son travail, lui faisait au contraire redoubler d’effort, à lui et à ceux qui l’entouraient. 

  • C’est pendant l’un de ces instants de galvanisation des troupes qu’Iquios trouva enfin le saint-homme. Iquios était un tout jeune homme, d’à peine 21 vertiges; Très beau mais très petit, même Rémo le dépassait d’une bonne tête. Quand le jeune homme parvint à l’endroit ou l’electeur accomplissait son labeur, il marqua un arrêt. Son ami ne l’avait pas remarqué: Rémo Féléis s’adressait à un ouvrier qui s’était effondré d’épuisement:

  • “... ne sers à rien de continuer, Evain (Rémo connaissait le prénom et l’histoire d’un bon nombre de ses sujets). Tu vas te blesser, si tu ne te repose pas… Je ne voudrais pas que ta fille m’en veuille. Elle a encore besoin de son père…

  • Je suis son père, mais mon père à moi, c’est vous, répondit l’ouvrier, les yeux remplis de larmes. Elle sait ce que vous avez fait pour elle. Au contraire, elle m’en voudras si elle apprend que je n’ai pas fait ma part…

  • Je t’ai déjà dit de me tutoyer, Evain. Et ne sois pas stupide. Comment feras-tu ta part demain et après demain, si je te perd aujourd’hui? Tu ne tiens plus debout…

  • Comme pour contredire l’électeur, l’ouvrier fit un effort visiblement titanesque pour se relever, et, une fois qu’il eut terminé, il sourit d’un air épuisé:

  • Vous voyez…? Je ferais ma part demain, et après demain, votre altesse. Je vous en prie, laissez moi continuer à accomplir mon devoir. Je n’avais besoin que d’un peu de repos…

  • Et, sans attendre de réponse, il se remit à extraire les gravats de la tour qu’ils tentaient de rénover. Rémo allait revenir à la charge, mais Iquios choisit ce moment pour interrompre l’électeur:

  • Kymeria aq sadaf, votre altesse. dit-il en accomplissant une courte révérence.

  • Quand Remo aperçut son ami, ses yeux pleins de bonté s’écarquillèrent d’étonnement.

  • Kymeria aq sadaris, Iquios. C’est une suprise de te voir à Méandres. Je croyais t’avoir confié la capitale en mon absence. Je suppose que tu as une très bonne raison d’être ici. Tu es venue avec ton épouse?...

  • Oui, Pezan est là, votre altesse. Quand à la raison qui m’amène à Méandres… Je ne peux pas vous la dire ici, votre altesse. Me feriez-vous l’honneur de m’accompagner jusque dans mes quartiers?

  • … Je ne sais pas depuis quand tu as décidé de parler sur ce ton si… aristocratique, mais ça ne te va pas du tout, mon ami. Si tu as quelque chose à dire, dit le: Chacun des hommes ici est un serviteur de la Chimère. Tous sont suffisamment digne de confiance pour garder un secret. 

  • Votre altesse, il ne s’agit pas de remettre en cause la fiabilité de ces petites gens… 

  • “petites gens”? répéta Rémo, interrompant Iquios. Celui ci arrêta de parler, surpris par la colère qui avait gagnée la voix de l’electeur. Dois-je te rappeler qu’avant de me rencontrer, tu faisais aussi partie de ces “petites gens”? Quand je t’ai sorti de la mine de Césan, je ne pense pas que tu te permettais de prononcer de telles abominations. Tu fais irruption ici, alors que tu as un travail, et tu te permet d’insulter mes compagnons? As-tu perdu l’esprit?

  • Iquios avait rougit de honte. Il s’agenouilla et bégaya d’une voix désordonné:

  • Milles pardons, votre al… Rémo. Passer un si long moment auprès des maestros de la cour d’Oïa a peut être un peu déteint sur moi, mais je suis toujours le même… je vous jure par la Chimère que je n’ai pas voulu vous offenser. Les informations que j’ai reçue sont si secrètes que je n’ai pas eu d’autres choix de que de venir vous les apporter en personne. Si, sachant cela, vous voulez tout de même les entendre, je les prononcerais, car vos désirs sont des ordres…

  • … Tu fais bien de t’excuser, mais tu as tort sur un point. Mes désirs ne sont pas des ordres. Si ce que tu as à me dire est si confidentiel, j’accepte de suivre ton conseil. Mes amis, reprit -il en s’adressant aux ouvriers, qui s’étaient tous arrêté pour écouter la conversation. Pardonnez-moi, mais…

  • Allez-y, votre Altesse, le coupa Evain, l’ouvrier auquel il parlait un instant plus tôt. Dans un autre domaine du Supremat, interrompre un apotre aurait pu valoir la mort: Mais c’est sans crainte que l’ouvrier hirsute continua: Nous avons du travail pour nous occuper, et il faut bien que vous fassiez celui que nous sommes incapables de faire…

  • Aucun d’entre vous n’est incapable… Vous n’avez simplement pas eu ma chance…

  • Mais vous allez changer ça, répondit Evain avec un grand sourire. Il se permit même de donner une grande tape dans le dos de l’’électeur, qui mesurait une tête de moins que lui: Allez-y, votre Altesse.

  • Rémo répondit par un haussement d’épaule, et il finit par accepter. Sur le chemin des appartements d’Iquios, celui-ci ne voulut toujours pas expliciter les raisons de sa venue, et il fallut attendre qu’ils aient salués Pezan (une charmante jeune fille qui souriait béatement chaque fois que Rémo parlait, alors qu’elle reprenait un air poliment renfrogné dès que son époux lui adressait la parole, visiblement enragée d’avoir eu à l’accompagner dans cette ville qu’elle croyait hantée) et qu’ils se soient installé dans l’arrière cour pour qu’enfin, son ami lui dise, après de nombreuses circonvolutions:

  • Les Sahis ont apprit, pour la traduction.

  • … Et donc? Nous savions bien, qu’ils l’apprendraient tôt ou tard. La traduction des Révélations de Gabriel sera bientôt accessible à tout le monde dans le Suprèmat. Plus besoin d’apprendre le pavi, cette langue qui ne se parle même pas; En lisant ce que contient le Saint-Ouvrage, les nobles et les marchands de Séclielle réapprendront à penser: Ils contamineront la plèbe et la garde, les croyants comtemplereront la Vérité sur la foi. Ils verront que les Sahis leur ont menti pendant des siècles, et la cité les banniras. Il fallait bien qu’ils l’apprennent un jour ou l’autre…

  • Tu ne comprends pas. Iquios s’autorisait à tutoyer l’électeur uniquement lorsqu’ils étaient seul à seul. “Ils ont déjà pris des mesures. Il était évident qu’At Sahis ne resterais pas sans réagir, mais là… Il t’a excommunié, Rémo. Le Comité a reçu une lettre exigeant que Solar Féléis monte au pouvoir, et que tu sois livré aux Sahis avant le prochain vertige. 

  • Le choc fut terrible pour l’électeur. Son visage fut traversé par une série d’émotion complexes, passant de la honte à l’indignation, de la colère à la peine la plus profonde, et il lui fallut un certain moment avant que l’une d’entre elles s’imposent sur les autres: Une sorte de résignation déterminée.

  • Bien. La voix de Rémo était ferme. Je crois que c’est ma punition, pour ce qui s’est passé avec Ria…

  • … Ne dis pas n’importe quoi… 

  •  Qu’importe. Qu’a répondu Solar?...

  • Il a refusé, bien sûr. Comme le reste du Conseil. Ton grand frère t’es fidèle, il l’a toujours été. Mais si les Féléis de la branche cadette l’apprenne… Il y a fort à parier qu’ils essaient de te capturer et de mettre quelqu’un de leur côté au pouvoir… Sanvien, ou peut-être Telema… 

  • Aucune chance que ma soeur n’accède au pouvoir. Telema n’est qu’une catin, une dévergondée qui n’a sa place qu’à la capitale des décadents… Je l’ai reniée, et bannie de l’Imbrie: le peuple la hait, et les jeunes nobles du plateau ne voudront pas d’une reine avec qui ils ont tous couchés. Quand à ce crétin de Sanvien… Désolé de te le dire, mais il est amoureux de Pezan, même si il ne l’admettras jamais: Il ne se retourneras pas contre elle. 

  • … Pauvre de lui, grimaça Iquios en entendant parler de son épouse. 

  • … J’ai vu le rénégat, il y a quelques temps… Il ne nous aidera pas, c’était prévu. Mais, étant donné que l’Avalionne n’est plus de ce monde… Peut-être que nous pourrons nous en sortir, s’ils attaquent…

  • Tu rêves, répliqua Iquios. N’oublie pas qu’il y a encore Néron, qui risque de venir nous découper en morceau d’un jour à l’autre… La moitié de la famille est à Séclielle. Il n’y a pas assez de maestro ici, Remo…

  • Cette dernière phrase fit sourire l’électeur. Il s’approcha de son ami, le regarda avec intensité, et dit:

  • Et bien, justement… Iquios, depuis combien de temps me sers-tu?

  • … 10 vertiges, Remo.

  • Pendant ces 10 vertiges, ces 110 saisons, tu m’as servi loyalement. Au départ, tu n’étais qu’un petit valet de chambre, tu te souviens? Mais maintenant, tu es un homme. Tu as été trésorier, ministre du commerce, général des armées, gouverneur de la capitale… Ton efficacité est inégalable. Tu as même réussi à apprendre le pavi, et complétement: Tu es le tout premier homme du peuple à accomplir cet exploit depuis la Réforme du Premier Avalion. 

  • Hum… Pezan avait appris à le lire un peu avant moi…

  • Pezan n’est qu’une femme. Combien d’entre vous le lisent, maintenant?

  • Complétement? Nous sommes douze. Mais il y a une trentaine d’entre nous qui connaissent plus de la moitié des lettres…

  • Formidable. Parmi tous les maestros de l’Orchestre, il n’y en a que 45 qui sont capable de lire le pavi complet. 14 d’entre eux sont des Féléis. ça confirme tout ce que j’ai écrit! Rémo s’exaltait de plus en plus au fur et à mesure qu’il parlait. “La Musique ne devrait pas être réservé aux membres des cinqs clans… Cet élitisme est un sacrilège que les grandes familles de l’Orchestre perpetue depuis des générations. Jadis, elles étaient d’une puissance phénoménale: Mais le temps a dissipé les vestiges de cette puissance, et il est temps pour le Suprémat de voir l’avènement d’un nouveau clan, plein d’êtres compétents et doués de la foi la plus pure dans la Voie de Gabriel.

  • Je ne suis pas sûr de voir ou tu veux en venir…

  • Ce sont les Féléis, qui acheminent l’Onction depuis les Monts brisés jusqu’à la capitale. C’est nous, qui avons donc les moyens de mandater un laïc pour en faire un maestro, et ce, bien avant les Sahis… Et, puisque de toute manière, l’excommunication est déjà sur moi, et que mon nom a été radié de l’Orchestre, alors… Nous en fondrons un autre. 

  • … un autre Orchestre? Alors, ils disent vrai? Tu veux vraiment donner l’Onction à des hommes du peuple? 

  • Pas à des vulgaires “hommes du peuple”. à toi, et à Pezan. à Vera et à Kodicz; à tout ceux qui m’ont prouvé leur loyauté avec la même ferveur que toi, mon ami; Je n’ai jamais regretté de t’avoir sorti de ta mine. J’ai d’ailleurs choisi un nom pour ce nouveau clan, composé de la chair de l’Imbrie: Le clan des Iquios, le clan des affranchis. Tu seras le premier d’entre eux, Iquios. Le premier depuis 2 siècle… 2 siècles que les Notes ne s’expriment que dans le sang des 5 familles. Quand la Symphonie prendras état de ta présence… Qui sais les pouvoirs qui te seront conférés? Tu seras plus puissant que moi, Iquios. Certain diront que je suis fou: Mais je connait ton coeur, mon frère. Et te faire confiance n’est pas qu’un acte d’amour: C’est un acte de raison.

  • à ces dernières paroles, Iquios se jeta sur le sol, sous le coup d’une émotion violente. Son attitude évoquait la dévotion la plus totale, et son visage était traversé par l’expression de la soumission la plus volontaire:

  • Votre grâce… Comment aurais-je pu agir autrement? Vous êtes mon bienfaiteur, et celui de la nation toute entière. Je ne saurais trouver en moi la décence de refuser une proposition si généreuse: Vous savez combien j’espèrais ce jour… Le jour ou je pourrais enfin servir la Chimère, et protéger mon pays, le jour ou je recevrais l’Onction; Votre grâce, je deviendrais votre meilleur atout. Quand les maestros des Sahis déferleront sur le plateau, ce ne seras que pour s’écraser contre un mur infranchissable qui porteras le nom d’Iquios.

  • Tu es déjà mon meilleur atout, répliqua Rémo. Il changea alors très vite de sujet, comme s’il était pressé d’en finir: Mon ami, j’ai travaillé inlassablement pendant de nombreux jours d’affilée: Je crois que je n’ai jamais été aussi extenué. Me laisseras tu me reposer dans ta couche? Je meurs d’épuisement… 

  • Bien sûr, Rémo, répondit Iquios en se levant aussi précipitemment qu’il repassa au tutoiement. Tout ce que tu voudras. Suis moi, je t’y emmène.

  • Ils s’executèrent, et Iquios se proposa ensuite d’aller travailler avec les ouvriers à la place de son bienfaiteur, pour faire avancer la restauration de la capitale de l’Imbrie. Rémo Féléis accepta volontiers; Puis, quand il fut seul, l’épouse d’Iquios, Pezan, cette merveilleuse jeune fille blonde aux formes généreuses et aux yeux d’un bleu turbulant, le rejoint dans la chambre, et commença presqu’aussitôt à se déshabiller dans une précipitation transie d’amour, tandis que le saint-homme s’exclamait:

  • “Dépêchons-nous, avant qu’il ne revienne!”

  • L’île d’or, cité-Etat de Mendros, à l’est de la mer d’or

  • Octaf fit irruption dans les cachots pendant l’après-midi. Il dut graisser la pâte de l’un des gardes, pour obtenir l’autorisation de parler à Aeqa: On avait placé le meurtrier en isolement, et “ils” viendraient le récupérer plus tard.

  • Durant la nuit ou l’équipage était arrivé, quelques jours plus tôt, le forgeron avait provoqué une véritable émeute au coeur de l’île: Il souhaitais à tout prix faire demi-tour, retourner à Ma’ek pour retrouver sa femme et sa fille. Pour Aeqa, elles ne pouvaient pas être mortes, c’était impossible. Avant l’éruption, il s’était évanoui: C’est pourquoi l’idée que l’île ait pu être entièrement ravagée par une seule femme lui paraissait inconcevable. 

  • Il savait qu’Octaf et son équipage avaient l’habitude de mentir, et il était certain qu’ils ne lui avaient pas dit la vérité, cette fois encore… ça devait être un de leurs tours, à ces satanés pirates... Il avait donc tenté d’approcher d’autres équipages, en vain: C’était la première fois qu’il quittait Ma’ek. Il ne savait pas qu’en dehors de son île, les mataris n’étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière. Il n’ignorait pourtant pas que c’était les Purges qui avaient exilés son peuple dans un endroit aussi reculé que Ma’ek; Il ignorait seulement à quel point les Purges n’avaient pas suffi à assouvir la soif de victime des autres peuples du monde connu. S’il avait été un peu plus informé, il n’aurait pas fait sa demande au fils du gouverneur de l’île; Celui-ci, profondément anti-matari, n’aurait pas décidé de l’humilier pour faire rire ses troupes, et Aeqa ne se serait pas mis en colère - il n’y aurait jamais eu de duel et le fils du gouverneur serait encore vivant: Mais avec des si, on refait le monde, et Aeqa pourrissait au fond de la plus miteuse des cellules de l’île d’or.

  • Il était nu, et les grandes tâches blanches qui recouvraient son corps était criblé de plaies profondes, traces des supplices infligées par la garde lorsque l’ennui les envoyait trop près des prisonniers. Le forgeron ne remarqua pas tout de suite l’arrivée d’Octaf: Il était face au mur, recroquevillé dans un coin de sa cellule sans paillasse, et ne respirait qu’avec beaucoup de difficulté.

  • Octaf s’accroupit pour parler à sa hauteur:

  • … Mon pauvre. Ils t’ont bien abimé...

  • Aeqa ne se retourna pas, ni ne fit aucun geste indiquant qu’il avait capté la présence du vieillard. Octaf continua:

  • … Mais ne t’inquiète pas. J’ai négocié avec le gouverneur… Son fils ne lui posait que des problèmes. Apparemment, tu as même arrangé ses projets… La famille, ce n’est plus ce que c’était, pas vrai?... Mais il souhaite tout de même que tu sois condamné. Je t’ai évité l’empalement - c’est une tradition locale que les Oriens apprecient beaucoup… heureusement, j’ai reussi à leur faire croire que tu n’étais qu’un de mes esclaves mataris, et par conséquent, j’ai pris la faute sur moi. J’ai du payer une petite indémnité… ça ne va pas te plaire… Mais je suis sûr que tu préfèreras ça à une pique dans l’anus...

  • Aeqa ne répondait toujours pas, ni ne bougeait. Le vieillard accroupi eut une moue désobligée:

  • … Allons, tu ne me demandes même pas ce que j’ai du payer?... 

  • Voyant qu’il ne recevait aucune réponse, l’ancien maestro se souvint alors de la raison pour laquelle il avait choisi Patmé plutot qu’Aeqa, bien des vertiges plus tôt, lorsqu’il était arrivé sur Ma’ek, cette île mentionnée par le Correcteur: Là ou Patmé était un esprit curieux, qui s’intéressait à tout et à tout le monde, Aeqa n’était qu’un ogre renfrogné qui n’avait qu’une obsession: Cet art sur le point de disparaitre qu’était la forge, art qu’il ne maîtrisait d’ailleurs même pas. Tant pis pour lui. Octaf abrégea:

  • Je t’ai donné à une compagnie religieuse. Ce sont ces moines, peut être que tu en as déjà entendu parler, toi qui est versé dans l’art de l’épée… Les moines de l’ambre gris, si ça t’évoque quelque chose… Ils viendront te chercher demain matin. Je suis sûr que tu t’intégreras très bien dans leurs effectifs… 

  • Tu dois me ramener sur Ma’ek. 

  • C’était la première phrase qu’Aeqa avait prononcé, et elle montrait la stupidité de son obstination. Il n’avait même pas pris la tête de se retourner.

  • … Ce n’est plus une option, ça. Je viens de te dire que tu appartenais maintenant…

  • Il s’agit de ma famille!

  • En criant cela, Aeqa s’était retourné, et Octaf fut horrifié: Le forgeron avait toujours été laid. Mais son passage en cellule fit de lui un être véritablement difforme: On lui avait tranché le nez. Ses joues étaient couvertes de blessures, et l’un de ses yeux avait été crevé. De telles blessures allaient forcèment s’infecter, et il semblait qu’elles étaient encore fraiches: la situation n’était soudain plus du tout la même. Octaf espera (faiblement, mais il espera) que les moines de l’ambre gris avait des connaissances en médecine.

  • Ta famille est morte, répliqua néanmoins le désigné, sur un ton dénué de compassion. Il va falloir que ça rentre dans ta tête, au bout d’un moment…

  • Patmé… Ou est mon frère? Ou est mon grand frère? Pourquoi c’est toi, qui viens me voir…

  • Ton grand frère… Je l’ai chargé de préparer le navire. Nous partons ce soir, avec la montée du Vertige...

  • Tss… J’ai toujours su qu’il n’en avait rien à faire, de moi…

  • Octaf eut du mal à contredire le forgeron. Certes, Patmé avait participé à trouver une solution au problème avec le gouverneur, mais tout semblait lui glisser dessus… Il avait l’air si… indifférent. Sans doute ressemblait-il à son mentor. La discussion devenait lassante: Octaf avait dit l’essentiel. Tant pis si Aeqa ne comprenait pas ce qui se passait… Octaf se releva, et quitta la caserne sans prêter attention au matari qui hurlait:

  • “Reviens! C’est toi qui m’as emmené ici! Tout est de ta faute! Je veux retourner chez moi!”

  • Notes du Premier Registre

  • Le Registre admet que la Chimère a trois manières très différentes de désigner les hommes. Trois malédictions qu’elle décerne sans rien expliquer.

  • La plus étrange d’entre toutes, c’est la morsure. Très rare, elle ne l’est pas autant que la piqûre. On dit que ceux qui sont mordu deviennent totalement dément; Le degré de folie dans laquelle la marque les plongent varie selon le pouvoir qui leur est alloué. On appelle cette dernière catégorie de désigné les “exilés”; En effet, l’ancien rite helgalien les incite à prendre la Route de l’exil, jusqu’aux Monts du Nord, ou ils terminent leur vie - ou domptent le démon qui les habitent, et reviennent régner en demi dieux reconnus. 

  • Ra’ek, ancienne “Ma’ek”, volcan actif à l’ouest de la mer d’or, près des côtes de Séclielle et de l’île de la Lune

  • La maestria mit un certain temps à s’éveiller. Son crâne semblait sur le point d’exploser; une odeur de souffre la fit toussoter, et elle se rendit compte que des chaines lui entravaient les poignets. Elle ouvrit alors enfin les yeux.

  • Autour de la femme, il n’y avait rien que des cendres et de la lave durcie. Etait-ce… Ma’ek?… Tout lui revint alors: Elle s’était emportée contre la Sot’ka. Leur combat avait été bref, et violent… Et le volcan… Pendant quelques instants, elle avait tenté de contenir l’explosion de la montagne; Mais Leïa avait lutté en vain. Elle n’était ni le Premier Avalion, ni Extellar; Comment aurait elle pu contenir l’eruption? Ce qu’elle voyait l’horrifiait au plus haut point. Ma’ek, île jadis resplendissante et dotée d’une végétation luxuriante, n’était plus qu’un desert noirci par les flammes.

  • Le reste de ses souvenirs était flou. L’Avalionne avait bien failli mourir, mais avait reussit à invoquer une barrière qu’elle avait du faire tenir pendant des heures; Elle était alors en plein coeur du volcan, au milieu même du vomissements infernal, et elle avait du faire un effort surhumain pour ne pas être dévoré par la lave en fusion. Puis… La barrière avait menacé de se briser. Alors, elle avait rassemblé ses dernières forces, et s’était projetée en dehors du cratère: seule l’energie du desespoir lui permit d’accomplir un tel exploit. Après, c’était le néant. Elle aurait du y passer… l’île devait être irrespirable, ne serait-ce qu’en raison des émanations toxiques projetées par le volcan, alors, comment?....

  • La réponse vint avant même que ne se formule la question: Là, tout près d’elle. Il regardait le ciel noir avec un air absent. Son visage était atrocement déformé par une sorte d’abattement total et définitif: C’était l’Etvar, l’assagi sensé gouverner Ma’ek. Son corps avait surement du carboniser durant l’éruption, mais, bien sûr, il avait ressucité… Les Exilés, mordus par la Chimère, étaient des créatures quasiment immortelles : En fait, rien ne pouvait les tuer, en dehors du temps, ou de certaines maladies naturelles. Heureusement, leur durée de vie était légérement plus courte que celle d’un humain normal, sans quoi d’autres Eternels Empire auraient fleuris aux quatres coins du monde.

  • Son processus de régénération n’était pas terminé. Ses bras se reformaient encore. Ils repoussaient de la manière la plus atroce qui soit: On voyait les os blancs et les veines gigoter, comme animé par une forme de vie distincte, et le processus se faisait avec une lenteur d’insecte. Quelques gouttes de pus jaunatre suintaient des moignons. Il avait formé une forme de barrière autour d’eux. Etant donné que l’Etvar un Exilé, Leïa ne pouvait pas être certaine de la nature exacte de ses pouvoirs: Contrairement aux Ombrages, les Exilés avaient chacun une faculté unique, qui pouvait prendre des formes très variées. 

  • à la barrière d’ether bleu qui les protégeait des vapeurs de souffre, et aux chaines invisibles qu’elle sentait lui sceller les poignets, elle supposa qu’il avait un pouvoir de matérialisation… Mais de quelle sorte, exactement?... Elle se demandait déjà comment purifier l’Etvar; Elle tentait de se rappeler du caractère du désigné, afin de trouver la meilleure manière de le tuer, pour de bon, cette fois-ci. Mais avant qu’elle eut le temps de trouver, l’Etvar remarqua qu’elle avait ouvert les yeux.

  • Ils tressaillirent tous deux de dégout lorsque leur regards se croisèrent. L’Etvar s’exclama:

  • Tu t’es enfin réveillée, meurtrière! Comtemple mon pays. Regarde, ce que tu lui as fait!

  • Il étendit les bras comme s’il avait encore eu des mains pour montrer l’île. Leïa ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il disait, mais elle n’était pas totalement idiote. Elle se doutait qu’il devait la… rabrouer pour le massacre qu’elle avait commis… Bien sûr, ça n’avait pas été volontaire, mais le fait demeurait: Elle avait encore provoqué une hécatombe.

  • Ma’ek a été le sanctuaire de mon peuple pendant 190 vertiges… Et il t’as suffit de deux heures pour tout réduire en cendre. Tu es venu négocier des fleurs; j’ignorais qu’il s’agirait de chrysanthèmes. Je vais te faire payer pour tes actes. Je suis l’un des plus puissants exilés de la mer d’or, et tu es extenuée; Les maestros sont peut être robustes, mais ils ne sont pas immortels. Je vais te faire payer pour les souffrances que tu as infligé à mon peuple; Tu mourras, mais pas tout de suite. Je vais d’abord te rendre tes crimes au centuple: Je brulerais ta peau, t’arracherais les ongles et te ferais manger ta propre chair. Jusqu’ici, ton corps a resisté à mes assauts, et je ne sais pas de quel acier il est fait. Mais mes pouvoirs sont grands; Je suis capable de créer des choses qui tout à la fois existent et n’existent pas; des lames qui traversent l’acier mais tranchent les corps. Je vais te causer des blessures internes… Viser ton cerveau, provoquer des micro lésions irréparables, qui te causeront une douleur infinie sans te tuer; Tu vas payer pour…

  • Tandis que l’Etvar la menaçait avec de plus en plus de violence, dans son charabia incompréhensible, Leïa prit une résolution: Elle n’avait pas le temps de le tuer, pas “pour de bon”. Elle était nue, brulée et, effectivement, extenuée. Un processus de Purification prendrait plusieurs jours… Il faudrait qu’elle comprenne son pouvoir, et qu’elle découvre une manière de le retourner contre lui… tâche ardue, compte tenu du fait qu’elle ne savait rien de lui. et elle avait toujours des affaires importantes à régler à Séclielle, comme au Helga’la - Elle s’était absenté assez longtemps.

  • L’Avalionne entra donc dans l’Etat; Ses pupilles s’ouvrirent, et elle entendit la Symphonie. Galvanisée par ses retrouvailles avec la Musique, elle brisa ses chaines invisibles, et se redressa brusquement, sans pudeur et sans précipitation. L’Etvar n’eut pas le temps de se rendre compte de ce qui se passait; Une immense colonne de flamme blanches jaillit de nulle part, le réduit en cendres, et se volatilisa avec la barrière qu”il avait créé. L’Avalionne ne porta pas son deuil une seule seconde; il allait ressuciter, tôt ou tard, mais ça prendrais du temps, beaucoup de temps. Elle considéra l’idée de chercher ce qui restait du port, pour récupérer la Brise, mais l’île était devenue un enfer sur terre. Le volcan continuait de cracher de la fumée, et la chaleur était telle qu’elle fut couverte de sueur en quelques secondes. L’air toxique risquait de la tuer, aussi,  elle coupa sa respiration, et coura jusqu’à la mer. Elle plongea dans l’eau. Puis, Leïa Gin entreprit de rentrer chez elle, à des centaines de kilomètres de là; à la nage. Elle n’était ni le Premier, ni Extellar; Elle n’en demeurait pas moins l’Avalionne. 

  • Au Fléau la Brise! Elle devait avoir coulé, tentait de se persuader Leïa Gin, tandis qu’elle nageait à contre-courant du Vertige. Après tout, les Brises n’étaient pas indestructibles; Celle qu’elle avait prise avait sûrement été engloutie sous les eaux, ou brûlée par les émanations.... C’était la Blanche, la plus rapide des 12; Nul doute que les auditeurs seraient fou de rage, mais au fond… Ce n’était pas si grave, on en fabriquerait une autre. Tant qu’aucune puissance étrangère ne mettait la main sur le navire... Elle ne devait pas trop s’en soucier pour l’instant. Mais malgré elle, elle y pensait, à la Brise, et bien plus qu’à Ma’ek, qu’à l’éruption ou qu’aux manigances d’At Sahis; Après tout… C’était l’un des nombreux avertissements du Correcteur: Il ne fallait surtout pas que des laïcs fassent voile vers le Monde Interdit. Le Champ des Possibles devait à tout prix demeurer un lieu secret…

  • Notes du Premier Registre

  • Nous nous engageons, nous, les Onzes membres du Premier Registre, à découvrir le sens du Rêve, et à retrouver les travaux du Troisième Registre. Car ils existent. Oui, ils existent, notre méthode nous l’a prouvée. Nous savons que ces travaux demeurent cachés, quelque part: quelqu’un a du les dérober. Les Triades sont peut-être impliquées, mais aucune accusation hâtive ne doit être faite à la légère. Les Onzes agiront avec précaution. Le Troisième Registre a existé, et ce bien avant le premier. Le Troisième Registre comptait de nombreux génies parmi ses rangs, et l’un d’entre eux était sans doute le Correcteur lui-même, ce génie aux ambitions incomprises. Les travaux du Troisième registre ne sont pas un mythe; Et nous savons qu’ils contiennent la Vérité sur ce monde.

  • Le Monde Interdit, de l’autre côté du Vertige, “l’endroit ou l’on va quand on rêve”, entre les pages d’un livre abimé par le temps

  • Traces des travaux du Troisième Registre

  • “Les membres des deux premiers Registres… Les “Onzes” et ceux qui les ont rejoint… Ces  membres illustres…. Ces Légendes… Quelle bande de marioles. Ils se sont eux mêmes donné le titre prestigieux de “Registre des Grands Hommes”... ! Quelle blague!... Nous les renommerons “ligue des tocards”, si tu veux bien… Tu me jugeras sévère; Mais c’est qu’ils ont eu tout faux.  Je viens de lire ce qu’ils écriront; Foutaises. Il n’y a rien qui va, dans ce livre... Ces chroniqueurs à la noix, ces scribouillards minables n’ont fait qu’accumuler les erreurs méthodologique les plus ehontées, et tout ce qu’ils ont écrit est erroné, d’une façon ou d’une autre. C’est un défilé d’idées reçues! La Chimère, apparue il y a 44 siècles? S’ils avaient compris la Chimère, ils l’auraient trouvée… Âneries! Conformiste à tout prix, le Premier Registre ne veux froisser personne, et par conséquent n’éclaire personne; Le Second Registre, quand à lui, n’est rédigé que par un seul individu certes brillant, mais qui croit que tout le monde l’est autant qu’elle, et qui ne se montre jamais vraiment impartiale. Ou est le recul, là dedans? Ou est la science?

  • Il semble qu’ils ont lu des extraits de mes nombreux chef d’oeuvre. Ils pensent que je suis une foule, un rassemblement de génie, ces crétins… Je ne suis que moi, et, s’ils savaient qui je suis, ils ne m’auraient pas affublé du surnom ridicule de “troisième registre”; Ils auraient frissonné, et dissout leur misérable Cénacle.

  • Mais, cela suffit: j’ai assez parlé des marioles. Je m’en remet à toi, lecteur malchanceux, qui auras bientôt l’horreur de contempler la réalité. Avant de lire ce livre, garde cela en tête: Je n’ai pas pris la plume pour te donner la Vérité; elle n’existe pas. Renonces-y, ou va te faire voir chez la ligue des tocards. Si tu cherches des réponses, prépare-toi à à ne trouver que des questions… Mais ne referme pas ce livre trop prématurément, déçu que tu semble être à l’idée des migraines que je suis sur le point de  t’infliger:  j’ai tout de même des réponses à tes questions les plus basiques. Tu veux savoir d’ou vient la Chimère? Ce qu’elle est? La raison pour laquelle elle maudit les hommes? Bien. 

  • Je vais t’expliquer, moi…”

  • Le Séminaire, Séclielle, capitale du domaine de Kymérie et du Suprèmat, sur les côtes ouest de la mer d’Or, au niveau du Vertige

  • Ereas Sahis entra dans le bureau de l’électeur. At Sahis n’était pas encore là, aussi le vieux maestro laissa-t-il son regard courir sur la pièce. Le mobilier était très réduit; Une statue de la Chimère tronait près de la fenêtre. Tout était parfaitement rangé, comme d’habitude; La réunion venait tout juste de s’achever, et il faisait toujours nuit noire. Plusieurs jours s’étaient passés depuis le jour ou Lymfan avait été surprise dans la pièce secrète. Depuis tout ce temps, Ereas n’avait eu de cesse de rassembler tout ceux qui contestaient l’autorité d’At Sahis sous sa bannière, et, aujourd’hui, l’aboutissement de ce travail de longue haleine allait enfin voir le jour. 

  • Ereas Sahis était un vieil homme famélique, au regard aigre et à la barbe bien fournie; ses larges yeux cernés étaient d’un joli vert, mais la lueur suspicieuse qui les habitait les rendait presque laid; Elle gâchait en tout cas leur beauté. Ses rapports avec les Triades avaient marqué son visage, sans qu’on puisse savoir en quoi, exactement; Il n’avait pas le nez cassé, ni de cicatrice virile sur le visage. Pourtant, aux micro expressions qui passaient sur son visage, on sentait bien une certaine tendance au crime et au mensonge.

  • At Sahis entra alors dans la pièce par une porte située à l’arrière de son bureau. Sa simple présence opposait un puissant contraste avec Ereas; Son visage à lui semblait traversé par une forme de noblesse indescriptible. à le voir, on n’aurait pas pu lui supposer de vice; Il évoquait une incarnation de la Justice, par sa stature droite et son regard impénétrable. Quand il arriva, les deux hommes se tinrent d’abord silencieux un instant; Ils se dévisagèrent longuement, et on entendait à peine le bruit de leurs respirations. Puis, Ereas dit, sur un ton grave et plein de méfiance:

  • J’ai terminé de rassembler ceux qui te sont hostiles au sein de la famille.

  • At Sahis ne répondit pas. Son visage sembla s’assombrir un instant, puis, un sourire germa au coin de sa bouche ridée.

  • Beau travail! Tu es sûr que tu les as tous fédéré?

  • Oui, At, comme tu me l’avais demandé. Je leur ai fait croire qu’ils avaient une chance contre toi, et beaucoup se sont révélés. Je t’ai préparé une liste, elle a déjà dû t’être transmise… J’espère que tu es satisfait.

  • C’est parfait. Comme promis, ce seras toi qui obtiendras le plateau d’Imbrie, une fois que Néron en auras fini avec les Féléis… Je te serre un verre?

  • Volontiers, approuva Ereas. Nous avons beaucoup de choses à traiter… Alors comme ça, tu as envoyé Néron sur le plateau, hein?... Il va les massacrer…

  • La rivalité factice qu’entretenait ces deux hommes en public était proportionnelle à la sincère complicité qui les unissait. Ils s’assirent tout en continuant à parler du sort de l’Imbrie sur le ton le plus badin qui soit:

  • Néron, seul? Tu crois que je suis fou? Il est beaucoup trop clément. Il faut soumettre le Plateau, pas les raisonner au coin du feu. Non, j’ai rappelé Cassion; Il n’arrivera jamais à rattraper le renégat, de toute manière, alors je l’ai redirigé vers l’Imbrie. Ils iront tous les deux. Cassion sauras prendre les mesures nécessaires au rétablissement de l’ordre dans la région…

  • Cassion ET Néron? J’ai presque de la peine pour les Féléis, maintenant… 

  • Il nous faut les soumettre, Ereas. Cette petite fille… Il ne faut pas qu’il y en ait d’autres, comme elle. C’est d’une importance capitale.

  • Maudits Féléis… J’espère que tu sais ce que tu fais, avec Telema. C’est une femme pleine de…

  • Assez parlé des Féléis, déclara l’électeur en agitant sa main pleine de bagues. Dis moi. Qui t’as rejoint? Qui a décidé de s’opposer à moi? J’ai bien reçu ta liste, mais elle est trop longue… Parle moi du plus important.

  • Et bien… Ereas semblait hésitant sur la manière dont il devait apporter les nouvelles. Pour tout te dire, ta déclaration à propos de… comment s’appelait-elle, déjà?... L’apprentie de l’Avalionne. Ta déclaration à propos de la trahison des Avalions n’a pas réjouit tout le monde, à la capitale… Pour beaucoup, les Gins restent les descendants du Premier Avalion, et ce n’est pas parce que cette génération est impure que le génie du Premier ne se manifesteras pas dans les prochaines. Ereas marqua une pause: At Sahis ne l’interrompit pas, très attentif à ce que son cousin lui disait. L’Avalionne attire peut-être beaucoup les hostilités du peuple, mais… Pour ce qui est d’Etius… le jeune Avalion… Il a beau n’être qu’un incapable du point de vue de la Musique, c’est un véritable génie, pour ce qui est de s’attirer des partisans. 

  • La nouvelle, chose rare, sembla vraiment étonner At Sahis:

  • Tu rigoles, j’espère?... Ce gamin n’a même pas 17 vertiges… Je croyais qu’il était méprisé, parce qu’il ne maîtrise même pas les lettres du pavi commun…

  • Il reste l’héritier légitime du Kymérion et du Suprêmat dans son ensemble. Même parmi les Sahis, certains n’ont pas oublié les exploits des Avalions… Le Duc d’Orbence fait partie de ceux là. Son épouse est très amatrices des peintures du jeune homme, voyez vous… Il etait partisan d’une élimination discrète de la petite espionne. Au lieu de cela, tu l’as laissée s’échapper, et tu as lancé une traque dans toute la ville… En plus de tes accusations publiques sur la dynastie des Gins…

  • Le Duc d’Orbence, hein…? Quand il finit de se gaver, il a toujours besoin de venir nous vomir dessus. Ce n’est pas bon, c’est lui qui possède les trois quarts des terres fertiles de Kymérie… Mais si ce n’est que lui, je sais comment m’en occuper.

  • Ne te réjouis pas trop vite; Le problème ne vient pas des Sahis à proprement parler, ni des branches cadettes. Non, la mauvaise nouvelle, c’est que… Les Réales n’ont pas validé l’excommunication de Rémo. Et ce n’est pas tout: Obie Réale a refusé de venir dissiper les nuages au dessus de Séclielle. Son message était très… fleuri. Elle a dit que si la nuit était tombée sur la Kymérie, c’était pour mieux te laisser… comment dire… “profiter du sommeil” du peuple… Et par profiter du sommeil, je veux dire…

  • J’ai compris, j’ai compris, le coupa l’électeur. Alors, c’est tombé. Je ne suis pas vraiment surpris. Dans les cinq familles qui dirigent le Suprémat, aucune n’est aussi… barbare que ces fichus Réales. Mais ce n’est pas grave… Autre chose, que je devrais savoir?

  • Et bien… On raconte qu’Epalion aurait été vu dans le Suprèmat.

  • … Epalion, Epalion… Tu me rappelles de qui il s’agit, Epalion?

  • C’est ce poète mystique, celui duquel je t’avais parlé…

  • Hum?... Un poète…? Et alors?

  • Disons que c’est un peu plus qu’un poète. Les gens le suivent de leur plein gré; On raconte qu’il est plus qu’un homme, et une sorte de religion s’est formée autour de lui et de son oeuvre, bien qu’il refuse lui-même de se considérer comme un prophète…

  • Un faux gourou, commenta At Sahis. Le peuple du Suprémat a foi en la Chimère: Sa propagande ne passeras pas ici.

  • … Peut-être, mais… On raconte qu’il est capable d’accomplir des miracles que même un maestro est incapable d’égaler. Je te l’ai dit, c’est un peu plus qu’un poète…

  • Qu’est ce que tu préconises?

  • Et bien, après s’être occupé de Rémo, peut être Néron pourrait-il…

  • Bien. Contacte Néron, et transmet lui tes ordres. Plus personne ne peux les contester, maintenant que Leïa a disparue… Cette fois-ci, j’en suis sûr: L’Avalionne est morte. Nous n’avons aucune nouvelle d’elle depuis trois semaines… 

  • … Oui, je suis d’accord avec toi… Cette fois-ci, c’en est fini. Tu vas enfin pouvoir le faire.

  • Quand Ereas dit cette phrase, la suspicion qui hantait son regard se dissipa l’espace d’un instant; Et, pendant cette fraction de seconde, ses yeux s’illuminèrent d’un sentiment noble, et étonnant chez cet homme: Une sorte d’admiration teintée de fierté qui rayonnait sur tout son visage. At Sahis était celui qui amènerait enfin la famille à régner sur l’ensemble du Suprèmat, comme ils avaient tenté de le faire pendant des siècles. La victoire était toute proche, et pourtant, Ereas en avait douté plus d’une fois. Il comtemplait maintenant son ainé, cet homme d’état puissant et efficace, ce maître de l’intrigue, avec la reconnaissance la plus totale envers ce qu’il avait apporté au clan de Kymérie. Cette émotion visible sur le visage de son cousin, At Sahis ne la laissa pas discerner son jugement; il répondit du tac au tac:

  • Ce n’est pas demain la veille que je deviendrais Suprêmain. Nous avons encore du pain sur la planche… Cassion des Mousses nous soutient déjà, et avec lui, la famille des Hauteurs... Nous n’avons plus que les trois autres clans à gérer… Les Féléis seront notre priorité. Je vais m’occuper personnellement du jeune Avalion. Quand aux Réales… Mieux vaut les laisser tranquille pour l’instant. Ils sont trop… sauvages… pour qu’on les soumettent par la force. Allez, va, maintenant, Ereas. Ce que tu m’as dit à propos du Duc d’Orbence me préoccupe; Mais en écrivant quelques lettres à ses partenaires, j’arriverais sans doute à le faire plier… Je vais m’y atteler dès cette nuit. Toi, fais tout ce qui est en ton pouvoir pour retrouver l’apprentie de l’Avalionne.

  • Bien, At.

  • Et ainsi, Ereas Sahis ressortit du bureau de l’Electeur, situé au coeur même du Séminaire. Il était très tard, et il n’avait pas la détermination de son suzerain; Aussi décida-t-il de rentrer se coucher. Il chercherais la gamine le lendemain… Il allait faire écumer les bas quartiers, et les environs de la ville. ça n’était qu’une gamine… On allait forcément la retrouver, tôt ou tard. En sortant du Séminaire, il se dit qu’elle ne “pouvait pas être bien loin, cette fichue pouilleuse”. Et il prit la décision qu’il enverrait Atha des Hauteurs à ses trousses - la petite venait d’obtenir son titre de maestria, et pourrait remplir cette première mission, avant de partir pour l’île de la Lune, ou une autre tâche attendrait la jeune prodige. Oui, Atha était la solution; Dès demain, elle retrouverait Lymfan, et tout s’arrangerait…

  • —---

  • Etius, ne soyez pas si pressé…

  • Cela faisait une semaine qu’il parvenait à l’éviter, mais, ce jour là, elle réussit à le bloquer à la sortie du cours. Telema Féléis se tenait devant le jeune Avalion, et l’empêchait de filer.

  • Avez-vous oublié votre promesse, jeune homme? Je ne crois pas vous avoir aidé à titre gratuit… 

  • Je sais, je sais… marmonna Etius. 

  • Il n’en était pas ravi, mais il avait fait un serment. En échange de son soutien face à Néron, Étius avait dû promettre des lettres à Telema. Etius Gin connaissait très bien la rivalité qu’entretenait cette dernière et sa soeur, et il savait très bien que, lorsqu’elle reviendrait, l’Avalionne serait folle de rage; C’est pourquoi il ne s’était pas pressé pour tenir son engagement. Il l’avait même scrupuleusement évité.

  • Vous savez, vous savez… répéta la belle maestria. Et bien moi, je ne sais pas. Dites moi ce que vous avez à me dire.

  • Bien, soupira Etius, qui se savait acculé. Si vous insistez… Je vais vous donner deux lettres des Gins. Je ne vous dirais les choses qu’une fois, alors, mémorisez-les bien…

  • Deux, seulement?...

  • Il faut que vous rassembliez ces trois ouvrages, l’ignora Etius, qui sont rédigés en Kymérien commun: Secrets de l’Eternels, de Yvrick Cornedefer, L’aube des naufragés, de Sambalar Sobeïen, et 28 manière de cuisiner la crevette Kymérienne, par Kovricz Delavallée. 2 de ces ouvrages servent de codes à la lettre “Aediz”. Il faut lire l’aube à l’envers, en intercalant les 28 manière; Chaque façon de cuisiner la crevette est un sous chapitre… Et enfin, pour le dernier livre, il faudra le lire en utilisant Aediz; Grâce à ça, vous découvrirez la lettre “Omoz”.

  • C’est peu, répliqua Telema, nullement surprise par l’étrangeté du code des Avalions - toutes les familles avaient le leur, après tout. “Mais pour l’instant, cela devrait m’occuper… au moins pour les prochains mois à venir, ajouta-telle avec arrogance, consciente du fait que la plupart des gens auraient pris plusieurs années pour arriver à un tel résultat. “Bien. Je vous remercie, Avalion. Vous pouvez partir, à présent… 

  • Il se retournait, pressé de filer, quand une pensée suspendit son mouvement. Les rumeurs allaient bon train à la capitale, et l'une d'entre elles étaient parvenue à ses oreilles quelques jours plus tôt. Il ne put s'empêcher de la mentionner à Telema, qui lui avait déjà tourné le dos:

  • Alors … Votre frère a été…?

  • Silence! 

  • Quand la maestria s'était retournée, Étius n'avait pas pu s'empêcher de sursauter. Cette femme, d'ordinaire si belle, aux traits si fins et sensuels, avait le visage déformé par la violence de ses émotions; ces mêmes traits qui excitaient le désir de tant d'hommes à travers le Supremat, ces traits semblaient se transfigurer, comme si leur beauté n'était qu'un apparat, une coquille susceptible de voler en éclat à la moindre émotion negative. 

  • L'Avalion deglutit avec difficulté. Telema ne prit pas la peine de poursuivre la discussion: le regard qu'elle avait lancée au jeune héritier se suffisait à lui même. Il sortit presque de la pièce à reculons (il avait heurté le cadre de la porte et dut se retourner maladroitement au dernier moment) et s’évada du Séminaire aussi vite que possible. Il avait prévu d’aller voir Lymfan, mais, tant pis… L’atmosphère générale lui pesait trop, et il en avait assez - c’en était trop. Séclielle et ses intrigues… L’Orchestre et la Chimère… Combien il comprenait maintenant son frère, de les avoir quitté à jamais!... Non, vraiment. Il ne pouvait pas rester ici une seconde de plus: Et par “ici”, il entendait, en Kymérie… Depuis trop longtemps, il l’avait quittée: Sa terre natale. La capitale du royaume de l’Indor: Le Palitâna. C’était ainsi que lui l’appelait, bien sûr, mais sa cité bien-aimée avait de nombreux nombreux noms: le Helga’la, la cité-aux-milles-palais, le Saint-Siège et la Reine des villes; L’endroit ou ses rares souvenirs heureux prenaient tous racines.

  • Et pourtant… Non. Alors qu’il arrivait sur la Voie du Lion, Etius fit soudain demi-tour.

  • Il ne pouvait pas laisser Lymfan se débrouiller toute seule, pas dans cette ville carnassière, qui semblait si pressée de la dévorer… Il fallait qu’il l’emmène avec lui. Il retourna donc au Séminaire. Pourtant, il se remémora le caractère de la jeune fille. Comment pouvait-il bien l’aider, elle qui n’écoutait jamais rien de ce qu’on lui disait? Elle avait beau lui avoir prouvé sa valeur, il ne pouvait s’empêcher de penser à elle avec une certaine appréhension.

  • Non. C’était lui, qu’il devait aller voir. At Sahis en personne, le plus grand ennemi de sa soeur. Mais, alors qu’il tournait les talons, il aperçut l’enorme Vortal qui courait dans sa direction. Quand Vortal lui apprit la nouvelle, les yeux d’Etius s’écarquillèrent.

  • Cette maudite gamine avait disparue.Lymfan s’était faufilée en dehors de l’alcove, et il n’avait aucune idée d’ou elle pouvait bien se trouver. Il jura: Rien à rien! Elle n’entendait rien à rien! Elle était comme Leïa; Douée, géniale, mais si impulsive que son talent était gâché. Etius regretta sincèrement de ne pas avoir eu le talent de ces deux femmes volcaniques; Puis, il se rendit enfin compter qu’il n’avait pas à tenter les imiter, ou à se comparer avec elles, et qu’il avait, lui aussi, ses propres atouts qu’il était temps d’abattre. Celui sur lequel il comptait n’était peut être pas le plus fiable, mais il n’avait pas le choix: Dans l’allée ou Vortal l’avait intercepté, Etius murmura:

  • “Jacaar…”

  • Le marché de la Voie du Lion, Séclielle, capitale du domaine de Kymérie et du Suprèmat, à l’extrémité sud de la Péninsule Kymérienne

  • C’est un joli marché, et c’est un joli tumulte. Il y a quelques jours, on a trouvé un responsable à la nuit prolongée. Lymfan a été désignée par At Sahis, qui a fait placarder des affiches partout: Celles ci font état de ses crimes et de ceux de l’Avalionne, et la foule est pressée: Que quelqu’un l’attrape, qu’on la punisse… Et face à la perspective d’une victime, voilà les bourreaux qui s’éveillent. At Sahis leur a promis que cette fausse nuit s’estomperait très bientôt, et a encouragé les habitants à continuer à vivre: Partout, ils ont attaché des chandelles et de longs cierges, et les braséros de la ville brulent sans cesse depuis quelques jours. 

  • Le Séminaire et le Kymérion resplendissent au loin; Ici, ce sont de jolies demeures qui pavent les jolies rues. Il y a des jolies filles, qui échangent discrètement de jolis sourires avec de jolis garçons; Même dans les plus petites et crasseuses des jolies ruelles du quartier, une certaine sécurité subsiste: la Voie du Lion est bien gardée. 

  • Les étals attirent du monde, mais peu d’achat sont effectués. En fait, on est venu discuter. La messe n’a pas eu lieu, la semaine dernière. Entre la boutique de l’alchimiste et l’étal d’un des cordonniers, une petite troupe atypique s’est rassemblée. La discussion se tient juste sous les yeux de la garde: deux freluquets qui doivent avoir été engagé la semaine dernière. L’un d’eux reste sérieux et se tait: L’autre n’hésite pas à intervenir dans la discussion passionnante qui anime la bande de fortune. En effet, le cordonnier vient de déballer un argument imparable, que ni la vieille bourgeoise, qui triture ses doigts osseux avec anxiété, ni le jeune père de famille, que sa femme n’arrive pas à faire quitter cette maudite discussion, n’arrivent à contredire:

  • Les Avalions, c’est plus c’que c’était. Le Premier Avalion, il pouvait faire tomber la foudre partout sur la terre depuis ses toilettes: le Huitième, quand il arrivait à cracher une etincelle, on faisait fête nationale dans tout le Suprémat. 

  • Alors quoi, hein, vous suggérez quoi? S’exclame le jeune garde, presque sûr qu’il s’agit d’une critique directe du pouvoir en place, et que par conséquent il doit intervenir, mais, ignorant tout de la bonne manière de procéder: “Que vous, vous êtes plus fort qu’un Avalion?

  • Que le Premier Avalion…? Non, certainement pas: Le Neuvième, par contre…

  • Le Neuvième Avalion, c’est Etius Gin. En vérité, il ne dispose pas de ce titre, mais les habitants lui ont décerné de manière ironique. Malgré tout, il a ses défenseurs:

  • Comment osez-vous? Ulule la vieille bourgeoise. Elle est très laide et très richement vêtue, cette ignoble dame: Mais elle connaît très bien Etius, personnellement.

  • C’est un très gentil garçon, qu’elle leur dit. Il ne mérite pas qu’on jacasse ainsi sur sa personne, lui qui descend du Sauveur de la Nation… Ils ne lui répondent pas, ou qu’à peine: Ils la respectent en temps que cliente potentielle, mais pas suffisamment pour prêter attention à ses bavasseries creuses et vides de sens.

  • C’est finalement le père de famille qui répond:

  • Sauf votre respect, que la Chimère vous protège, mais vous n’êtes qu’un fauteur de trouble, monsieur! L’Avalion est peut être faible, mais il est innocent! Et nous d’vons protéger les innocents. Vous savez comme moi que le problème vient de sa soeur… Quand nous aurons retrouvée son apprentie, les choses rentrerons dans l’ordre. Le fait de voir que même ses protégés ne sont pas à l’abri de la loi Suprême la feras peut-être entrer dans les rangs…

  • Vraiment? Vous pensez vraiment que le problème vient de cette femme? Non, vous avez tout faux. Ce qui ne va pas, dans ce pays…

  • Tout autour de lui, les gens discutent, rient, échangent des biens précieux à des prix abordables pour ceux qui vivent là; il n’y a pas de voleurs dans la foule, pas de discussions trop houleuse qui ne se resolvent dans la tranquillité et dans la paix la plus civile.

  • Ce qui ne va pas, dans ce pays, ce sont les autres clans. At Sahis est le seul qui parviendrait à les diriger, et, pourtant, ils refusent de lui prêter allégeance…

  • A ce moment, le second garde, celui qui est plus réservé, se redresse tout à coup, et s’avance vers le cordonnier avec une lenteur menaçante.

  • L’Avalion et l’Avalionne, tout comme At Sahis et les autres clans, sont des être bénis par Gabriel, prononce-t-il bien en articulant bien tous les mots. Vous n’avez pas à vous mêler de ce qui ne vous concerne pas. Retournez à vos chaussures…

  • Ce geste d’autorité, impeccable au niveau de la forme, mais peu opérant du fait de l’aspect chétif des deux gardes, beaucoup plus petits que le cordonnier, attise une certaine sympathie envers ce dernier, et c’est finalement la mère de famille qui réplique pour eux tous:

  • Quand nous aurons mis la main sur la petite apprentie, nous en aurons le coeur net. At Sahis la fera parler…

  • On raconte que elle a appris des sorts de l’Avalionne, et qu’elle peut dégager une odeur si infecte qu’elle vous brule la peau, frissone la vieille bourgeoise.

  • Mais puisque je vous dit que le problème… s’exclame le cordonnier.

  • Juste derrière cette scène, une silhouette fluette, encapuchonnée sous une cape mitée, entre dans la boutique de l’apothicaire.

  • En comparaison avec l’extérieur, l’endroit est d’un calme étonnant. Des bocaux contenant toute sortes d’immondices aux etiquettes aussi étranges que ce qu’elles contiennent (“foetus venimeux”, “oreille d’espoir déçu”, “crins d’Ombrage”, “peut-être un chat mais peut-être pas”) surplombent des plantes magnifiques, des statuettes de jade et de rubis, des morceaux d’armes antiques et de simple lacets, par centaines, disposés là, sur le sol, et qui doivent avoir un lien avec le cordonnier. 

  • La silhouette qui vient d’entrer s’arrête devant chaque objet sur sa route, et, on ne voit pas son visage, mais tout son corps exprime l’emerveillement. C’est que Lymfan n’a jamais vu aucune de ces choses: Sauf les lacets, peut-être. Elle en oublie presque ce qu’elle est venue chercher.

  • Mais comment le trouver, cet ingrédient qui peux remplacer l’Onction? Elle ne voit l’apothicaire nulle part. Il aurait pu l’aider… Mais en vérité, son absence est salvatrice. Si elle pouvait trouver la fleur avant qu’il ne revienne… Alors… elle aurait tous les ingrédients. Les vers du Correcteur sont très clairs, cette fois-ci. Voici ce dont elle se souvient:

  • Si c’est l’Etat que tu désires atteindre

  • L’Onction n’est pas reine des solutions

  • Trois ingrédients: un peu d’absynthe, 

  • un peu de sang, et la potion

  • n’auras plus besoin que d’une chose:

  • En beauté surpasse la rose, 

  • Noire mais tachetée de blanc, 

  • La fleur d’Arée, au rêve sanglant.

  • Prend garde toutefois si tu le fait,

  • La conséquence a deux effets:

  • L’Etat complet, sur-maîtrisé,

  • Les vers s’arrêtent ici: Elle a déchiré le reste du livre. Tant pis. Elle a presque tout ce qu’il faut: l’absynthe, elle en a volé a Vortal, et dispose d’une flasque cachée dans sa manche. Le second ingrédient… Elle n’aura qu’à se couper. Elle a du mal à croire qu’il est si facile, de remplacer l’Onction, mais après tout, elle n’a rien à perdre.

  • Il ne lui manque plus que le troisième et dernier. “Fleur d’Arée”. Elle n’a jamais entendu parler de cette plante. Qu’importe. Elle continue à fouiller, chercher la fleur, noire tachetée de blanc, noire tachetée de blanc…

  • Elle s’enfonce de plus en plus dans la boutique. Celle ci est bien plus immense que prévu. Des trésors incroyables sont eparpillés dans les pièces qui la composent, mais, plus elle avance, plus ils se voient recouverts par ces lacets invasifs, et elle arrive dans l’arrière boutique.

  • Un corps est pendu au plafond. La jeune fille hurle de terreur, mais le mauna la sauve et lui coupe la voix. Elle comprend très vite qu’elle doit se reprendre. Il y a une lettre posée sur le bureau. Choquée, mais curieuse, elle s’en empare:

  • A toi, voisin de malheur. Depuis 15 vertiges, tu me dérobes toute ma clientèle; Mes propres clients ne passent même plus me dire bonjour, tout pressé qu’ils sont d’aller t’entendre raconter tes aneries. Quand tu m’as demandé de stocker tes lacets dans ma boutique, j’ai accepté, pour lutter contre ma propre jalousie et pour suivre la voie du bien; Mais c’en est trop. J’ai dédié ma vie à ces merveilles, et tu as volé leur public. Sais tu que j’ai, dans ces fournitures, des artefacts dont un crétin comme toi n’auras jamais la capacité d’appréhender la puissance? Fichu vendeur de pacotille… Je n’aimais deja pas que tu me parles comme mon égal, alors, ce petit air supérieur que tu prends depuis quelques temps… C’en est trop, trop, TROP! Tu auras ma mort sur la conscience. Je sais que tu dois venir vers 17 heures, récupérer un millième de ce que tu stocke chez moi. Vois, criminel! Puisse la Chimère te piquer pour ce que tu as fait!”

  • Lymfan déglutit. Elle sait qu’il est dix huit heures passée depuis bien longtemps. Le cordonnier seras là d’une minute à l’autre… Tant pis. Lymfan chercheras ailleurs… Au Fléau la fleur d’Arée et… c’est alors qu’elle la voit. Elle est posée là, sur cette table, sous une cloche en verre, et on dirait qu’elle attend. 

  • La jeune fille se précipite vers l’ingrédient. Elle arrache la cloche, ceuille la fleur; C’est une sorte d’orchidée magistrale, dotée d’immenses pétales d’un noir profond, que des tâches blanches infusent agréablement de clarté; Il n’y a pas un instant à perdre. Lymfan devrait sortir, mais… C’est que… Si elle dois mélanger les ingrédients, elle préfère ne pas le faire au Séminaire, en tout cas pas dans l’arrière-cave qu’habite ce crasseux de Vortal. Ici… Chez cet alchimiste, il y a tout ce qu’il faut: matériel propre, mortier et pilons, plan de travail… Allez. ça ne lui prendras qu’un instant, et, de toute manière, ce cordonnier de malheur a l’air trop fasciné par sa discussion pour venir à l’heure prévue.

  • En un instant, elle prépare tout: Elle n’a jamais fait d’alchimie, mais elle sait cuisiner (forme de magie la plus avancée qui soit).

  • D’abord, elle moud la fleur d’Arée dans le mortier. Puis, elle remplit un pot avec l’absynthe, et s’entaille le doigt pour y faire couler un peu de son sang. Enfin, elle mélange les restes de la fleur, et remue le reste: rien ne se passe.

  • Pas de réaction chimique exceptionnelle, ni de changement de couleur spécial; Le moût de fleur d’arée coule lamentablement jusqu’au fond du verre.

  • Lymfan n’a jamais bu d’alcool, mais elle a déjà vu les grand faire. Elle espère qu’elle ne vomiras pas; L’odeur de l’absynthe la révulse. Elle prend une longue inspiration, se concentre: C’est sa dernière chance. Si elle échoue, elle n’accederas jamais à l’Etat, elle n’entendras jamais la Symphonie et elle ne vengeras jamais son père. Alors, elle boit la mixture, cul-sec; La boisson lui brule la gorge, elle suffoque, son estomac est parcouru d’un soubresaut: Mais la petite fille ne vomit pas.

  • Pourtant, il ne se passe toujours rien… Le cadavre qui pend à ses côtés la met mal à l’aise. Le gout affreux de l’absynthe persiste: des larmes lui sont montées aux yeux, et elle est à deux doigt d’éclater en sanglots. C’est à ce moment précis qu’elle entend le cordonnier entrer dans la boutique.

  • Le Monde Interdit, de l’autre côté du Vertige, “Les Terres Astrales”, gravé sur un rêve caché sous le Pandémonium

  • Traces des travaux du Troisième Registre

  • Ah, oui, les maestros… Il faut bien vous les décrire, en profondeur, avec précision… Ces “surhommes” sont des prêtres du culte de la Chimère. Ils accédent à la Musique en “ouvrant” leurs sens… Mais ils n’ont qu’une compréhension limitée de celle ci. C’est pourquoi il leur faut nécessairement être prêt du Vertige pour utiliser leurs pouvoirs à leur plein potentiel. L’une des particularités des maestros, c’est que chacun d’entre eux développe une “faculté” singulière dès l’absorption de l’Onction, un “mantra”. Autrement dit, dès la première fois ou un maestro entre dans “l’Etat”, il obtient un pouvoir qui lui est propre, et que personne ne pourras imiter. Enfin, personne, sauf moi, bien entendu…

    • Acte II

  • Quelque part sur le glacial “Plateau de l’Imbrie”, au Nord de la Kymérie et de l’Indor, à l’Est de Vertigo et à l’ouest de l’Eternel Empire

  • Les deux hommes ne se sont pas vus depuis plusieurs saisons. Ils sont techniquement du même clan, même s’ils ne sont pas de la même famille: Il n’y a aucune rivalité, entre ces deux là, aucune trace d’animosité, et pourtant, une certaine froideur se dégage de leur retrouvailles. Il se saluent d’un simple hochement de tête - aucun mot n’est prononcé. Néron des Hauteurs sort alors son épée de son fourreau, sans que son cousin ne réagisse: Cassion des Mousses demeure assis en tailleur, sur une fourrure épaisse qui le protège de la neige. La chaleur des flammes réconforte un peu le corps de Néron, qui viens de traverser le pays dans un vêtement bien trop léger.

  • Pourtant, il s’éloigne presque aussitôt du brasier. Il sait ce qu’il doit faire. Demain, ils arriveront à Méandres… Là-bas, Néron s'occupera personnellement du cas de Rémo Féléis. Cela devrait suffir à calmer le clan rebelle... L’opération sera rapide, efficace, simple; Ils profiteront de leur supériorité numérique pour vaincre l’électeur aussi vite que possible. D’ici là, il doit se préparer au combat qui va suivre.

  • Rémo Féléis, Néron ne le connait que vaguement, et il n’a rien contre ce pauvre homme... Pourtant, il ne ressent aucun scrupule. Néron ne s’intéresse pas vraiment aux autres, et encore moins s’ils habitent dans un endroit aussi reculé.

  • En temps qu’apotres de premier rang, ils ne s’attendent pas à ce que l’assassinat se fasse sans heurt; Méandres risque à nouveau d’être détruite. C’est d’ailleurs pour cette raison, qu’ils veulent attaquer là bas - la ville étant quasiment déserte, cela réduira les pertes civiles, et par conséquent, les risques de voir les impôts diminuer. Les impôts sont un sujet primordial sur lequel At Sahis se montre toujours intransigeant.

  • Avant l’attaque, ils doivent tout de même se préparer. C’est pourquoi ils se sont à peine salués; Ils conservent leurs forces. Ce soir, ils vont devoir méditer. Atteindre la Musique, entrer dans l’Etat; Et c’est pourquoi Néron a dégainé sa lame.

  • C’est une épée légèrement plus longue que la moyenne. Une épée de jyste noire, à double tranchant. Elle est forgée à la mode de Vertigo; Longue et élancée, fine et plus aiguisée qu'un rasoir. C’est cette épée qui a fait de Néron la personne qu’il est; Il a appris à lui parler, et leur dialogue silencieux s’est transformé en une danse fatale. Il la suspend devant lui, puis la lâche; Elle reste accrochée en l’air. Il observe un arbre avec intensité; un court instant passe, et il se fend en deux. Il n’a pas touché sa lame, et sa lame n’a pas touché le sapin; Pourtant c’est bien l’épée qui vient d’ouvrir cet arbre. 

  • Mais ça ne va pas. Il visait quelques nanomètres plus à gauche. Ce n’est pas là le “pouvoir particulier” de Néron, mais c’est lui qui a poussé l’art de l’épée jusqu’à ce retranchement.

  • Près du feu, Cassion, lui aussi, révise ses gammes. Son pouvoir particulier à lui est moins complexe que celui de Néron; Il est capable de créer un champ invisible empêchant toutes les personnes s’y trouvant d'employer la Musique… Y compris lui-même. Autrement dit, il peut la "désactiver" selon son bon vouloir. Un pouvoir peu pratique, contre les désignés, mais parfait pour toute opération ciblant un maestro - ce qui est, bien évidemment sa spécialité. Ce soir, c’est ce pouvoir particulier qu’il entraine, en variant la taille et la forme de son “champ”, en silence, et sans perturber Néron. Cassion ne lui ressemble pas du tout: Il est petit, épais, pourvu d’un visage hargneux. Aucune espèce de nonchalence ne semble émaner de lui, et sa concentration semble parfaite.

  • Ce régiment d'élite ne doute pas de son triomphe. Demain soir, l’unité de la foi de Gabriel sera restaurée. L'Orchestre ne peut pas tolérer la traduction des Révélations. 

  • Leur plan est simple; Cassion neutralise Rémo, et Néron l'exécute. Encore une fois, à deux contre un, il y a peu de chances que les choses ne se passent mal… Cette pensée traverse leurs deux esprits au même instant, sans qu’ils ne se doutent que leurs pensées soient si bien accordées; Les phrases prononcées au fin fond leurs esprits respectifs sont strictement les mêmes, leurs pressentiments sur l’avenir sont strictement les mêmes, et c'est strictement au même moment qu'une explosion de lumière verte ravage le sol sous leur pieds.

  • Jardins de la clarté céleste, en plein coeur de la cité de Mencis, capitale de l’Eternel Empire

  • “Ah… Et alors?”

  • Comme d’habitude, Justine répond du tac au tac. Cette jeune femme est une épine dans le pied… Non, une flèche dans le genoux du grand eunuque de Limbad, et ce depuis de nombreuses années; Il n’y a bien que cette peste pour oser refuser de respecter le couvre-feu.  Le grand eunuque soupire dans une expression d’extrême désespérance…

  • “La princesse connaît les règles, sermonne-t-il avec sévérité. Les bains sont interdits à tous, durant la nuit… La princesse sait, qu’à cette heure-ci, les bains doivent être lavés… Pourquoi la princesse Justine ne prendrait-elle pas exemple sur la princesse Kali, pour une fois?... La princesse Kali ne désobéit jamais aux règles, elle… Alors que la princesse Justine…

  • La princesse par ci, la princesse par là… Tu es sensé me servir, pas me donner la leçon. Va voir ailleurs si j’y suis.

  • Mais enfin, princesse…

  • Elle lui a tourné le dos, et s’est remise à nager dans le sens inverse. Excédé, il tourne les talons, et entreprend de sortir des bains; Tant pis, au Fléau la princesse Justine! Il enverra quelqu’un nettoyer les bassins plus tard. Il n’a pas envie d’à nouveau créer une scène, et surtout pas à cette heure ci… La princesse Justine n’en serait que ravi, garce en manque d’attention qu’elle est, est et seras toujours…  De toute manière, sans l’autorisation de l’Empereur, l’eunuque ne peut pas se permettre de punir la jeune fille. Et l’Empereur étant l’Empereur… La princesse Justine le savait pertinemment, qu’il n’en avait cure, et elle en profitait pleinement. “Ce n’est pas grave”, devait-elle se dire, “ce n’est que le grand eunuque, ce crétin d’Ikor,qui n’a même pas réussi à se faire désigner par la Chimère en 80 années d’existence.”  

  • Justine ne connaît même pas le prénom du grand eunuque, mais il ne le sait pas. Ce personnage ridicule semble inoffensif, à première vue. Mais en vérité, la frustration provoquée par la désobéissance chronique de la jeune femme a froissé son ridicule petit égo scarifié, et, il est de ces hommes. Oui, il est de ces hommes, de ceux dont la misérable autorité de circonstance ne supporte pas qu’on rechigne à s’y soumettre, aussi infime soit-elle; C’est pourquoi, un jour, bien plus tard, cet homme se vengera-il très sévérement de cet affront de sucre que vient de lui faire la jeune fille.

  • Pour l’heure, elle patauge en paix. Faux semblant, encore. En vérité, elle est à peine concentrée sur ses mouvements. Ses sens sont tous dirigés vers le grand eunuque, et elle jauge son éloignement sans le regarder. Son corps flotte sur l’eau sombre, la lueur de la lune dessine des traits d’ombre sur ses bras et ses hanches, que le reflet des bains vient illuminer de carreaux de lumière diffuse. Son dos brun est bien tracé - ses longs cheveux forment un lourd pinceau noir, qu’elle a retroussé au dessus de sa tête pour ne pas avoir à les sécher plus tard.

  • Puis, quand elle est sûre que l’eunuque s’est suffisamment éloigné, elle se retourne, attend un instant, puis fait un geste de la main. La princesse Kali sors alors du bosquet derrière elle s’était cachée, et rejoint Justine dans l’eau. Elle est blonde, et beaucoup plus pâle que Justine - beaucoup plus frêle, aussi. La brune la regarde. Un feu étrange semble la consumer, un feu qui a l’air d’impressionner un peu la tendre Kali; Puis, Justine s’approche d’elle, lui saisit les hanches et la jette dans l’eau, malgré ses cris de protestations; Là, elle l’embrasse.

  • Kali lui rend son baiser, puis murmure:

  • Mes cheveux!... 

  • Ne t’inquiète pas pour ça, ricane Justine en l’attrapant par la taille. Même mouillé, tes cheveux sont magnifiques… ça te donne un air plus… torride.

  • … Arrête… boude Kali en tentant timidement de se dégager.

  • Embrasse moi, allez…

  • Arrête… J’ai dit, arrête!

  • Troisième reprise. Justine s’arrête à contrecoeur, mais elle s’arrête. Son sourcil se lève dans une expression interrogatrice:

  • Qu’est ce qui t’arrive?...

  • On ne peut plus faire ça… On va finir par se faire attraper… 

  • Ah, je vois. Tu veux jouer les effarouchées… Justine reprend ses caresses, dont Kali se défend énergiquement.

  • Non… Non! pas cette fois… crie la jeune fille en se libérant enfin des griffes de son aînée. Le grand eunuque est venu me voir, Justine. Si tu veux finir écorchée avant l’heure, c’est ton problème… moi,je rêve toute les nuits qu'une ride a poussée sur ma joue… Tu es folle, de les provoquer.

  • Tout en disant cela, Kali sort de l’eau. Elle part aussi vite qu’elle est arrivée, et Justine y croit à peine: Pourtant, Kali s’en va. Des tissus sont disposés près des bassins, et elle en attrape un pour se sécher. Puis, elle fuit les bains pour retrouver le palais des épouses.

  • La nageuse pousse un juron. Ensuite, elle se remet à sa brasse, comme pour se convaincre qu’au fond, ce n’est pas plus grave que la crise de nerfs de l’eunuque. Après tout… Kali n’est pas la seule parmi les 98 autres princesses du jardin qui soient sensibles à ses charmes. Alors qu’elle nage, elle se demande laquelle sera la prochaine… Semia, peut-être?... Nika, ou la vieille Ravi, qui a perdu beaucoup de sa beauté et qu’on va sans doute finir écorchée avant la fin de l’année, rite sacré réservé aux épouses de l’empereur devenue trop laide pour mériter leur place. 

  • Oui, la vieille Ravi, pourquoi pas… C’est la dernière fournée, il faut en profiter… Et Justine continue à nager, éternelle satisfaite, qui préfère largement cette vie de luxe, dans cette cage dorée où tant de ses consoeurs vivent en mal d’amour, à celle qu’elle a vécu dehors, là où elle était courtisane. Les avertissements de Kali et de l’eunuque lui glissent dessus: Tout va bien pour elle. Elle ignore pourtant que son destin s'assombrit à chacune de ses brasses… Il existe en effet, quelque part dans la nuit, un homme bien particulier, et chaque instant qu’elle passe dans ce bassin la condamne à le rencontrer. 

  • Voie du Lion, Séclielle, “cité de l’aube”, plus grande cité du Suprèmat

  • “Par la Chimère…”

  • Le cordonnier ne s’attendait pas à cela. Son vieil ami, ce bon vieux Ségon… Comment as-t-il pu?... Ce n’est pas possible. C’est un génie, un des plus grands esprits de la rue… Comment, mais comment as-t-il pu en arriver là?... Son corps pend dans l’arrière boutique. Il n’y a pas de mot ni de lettre d’adieu, rien qu’un pot et une flasque d’absynthe, disposés négligemment sur la table…

  • Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette histoire. Ce bon vieux Ségon n’a jamais bu d'alcool, ni consommé de kok’r, conformément aux prescriptions de Gabriel. Et d'ailleurs, même s'il s'était rendu coupable d'un tel acte, le cordonnier connaît bien l'alchimiste: jamais il n'aurait laissé la table dans un tel état de désordre. Oui, c'est sûr, à présent: Segon n'a pas pu se suicider. Il doit y avoir un coupable, un responsable… et peut-être même que celui-ci n'est pas si loin.

  • Boutique d’un mort, Voie du Lion, Séclielle, “cité du déicide”, au nord du Vertige et des îles de feu

  • Le vide est une des composantes les plus essentielles de toutes choses. Le verre est toujours vide à 99 pourcent; et on n’imagine ni un texte sans espace, ni une musique sans silence. L’espace entre les notes devient presque invisible, et pourtant, c’est lui qui structure toute musique.

  • Et ce soir, Lymfan l’entend: Celle que ceux qui pratiquent le Nouveau Culte appelle “la voix de Dieu”, ou encore, la "Musique". Pour la première fois, Lymfan entend la Symphonie. Celle que joue les choses et les songes, les astres et le néant; et la beauté de cette musique inimaginable l’a stupéfiée d’admiration.

  • Elle s’est cachée derrière une des tables, très mal et très precipitamment; Le cordonnier va la surprendre d’un moment à l’autre. Mais elle n’en a même pas conscience.

  • Tous ses sens se révoltent, et elle s’est figée; De terreur et d'émerveillement. D’emerveillement, car elle entend une musique impossible à décrire, une mélopée discrète et totale qu’aucun être humain ne saurait reproduire. De terreur, parce qu’elle voit le monde tel qu’il est réellement.

  • Ses pupilles se sont dilatées. Elle est entrée dans l’Etat pour la première fois de sa vie, sans vraiment savoir ce qui l’attendait. Oui, bon, les maestros entrent dans l’Etat pour faire de la Musique, et en extraient une vision du monde bien plus totale… ça n’était qu’une formule pompeuse de plus, à ses yeux, dont les élites se servaient pour justifier leur monopole sur ce monde. Hélas, elle était loin du compte. 

  • Ce n’est que par la plus pure charité divine que l’homme demeure incapable de tout percevoir du monde qui l’entoure. L’incapacité de l’esprit humain à concevoir clairement la nature de l’existence le sauve de bien des maux. Entrer dans l’Etat signifiait renoncer à cette miséricorde de l’évolution, et témoigner pleinement de l’atroce Réalité, celle qui couve sous l’illusion que la nature a eu la bonté de concevoir. Et à chaque seconde, les pas du cordonnier résonnent, de plus en plus proche, entrecoupés de vides qui contiennent la majeure partie de son mouvement.

  • 2 semaines plus tôt, entre les pages d’un livre caché sous l’oreiller de Lymfan

  • Si c’est l’Etat que tu désires atteindre

  • L’Onction n’est pas reine des solutions

  • Trois ingrédients: un peu d’absynthe, 

  • un peu de sang, et la potion

  • n’auras plus besoin que d’une chose:

  • En beauté surpasse la rose, 

  • Noire mais tachetée de blanc, 

  • La fleur d’Arée, au rêve sanglant.

  • Prend garde toutefois si tu le fait,

  • La conséquence a deux effets:

  • L’Etat complet, sur-maîtrisé,

  • Mais tout repos comme méprisé. 

  • Le monde entier, constamment ouvert, 

  • L’Etat eternel sans retour en arrière, 

  • Sans jamais de repos, éveil sans dévers, 

  • Le monde en repas sans merveille en couverts.

  • Quelque part sur le presque désertique plateau de l’Imbrie, sous une dense forêt de sapins

  • Raté, cracha Rémo. 

  • Non, répondit la Vénérable. Tu les as touchés, mais ils n’ont rien ressenti.

  • Un silence suivit cette déclaration. si c’était elle qui le disait… L’explosion avait pourtant été d’une violence inouïe, et il était difficile de penser qu’ils puissent ne “rien ressentir".

  • Katarina Féléis avait 152 ans - et elle les faisait. Le corps de la maestria était affreusement ratatiné, sa voix, presqu’inaudible; le temps l'avait rendue complétement chauve et elle empestait l’organe mort. Elle ne prenait pas la peine de cacher sa vieillesse: La Vénérable n’était pas connu pour son souci des apparences. Il était surprenant de la voir sur un champ de bataille, mais sa connaissance encyclopédique de la Musique justifiait le crédit que les jeunes maestros lui accordaient. C’était d’ailleurs pour ça qu’elle était là, ce soir…

  • Rémo avait rassemblé les meilleurs guerriers de l’Imbrie, mais il se rendait à présent compte qu’il avait été stupide de ne pas également réquisitionner jusqu’aux plus faibles: Il n’aurait pas dû prendre ses ennemis à la légère.

  • L’aura dégagée par Néron était monstrueuse; On la sentait taillé pour l’assassinat le plus indolore, ou les incisions les plus délicates. Bien sûr, cette présence n’était rien, comparée à celle d’un Avalion; Mais, tout de même… Les Notes qui émanaient de Néron étaient tranchantes, précises, et par dessus tout, excessivement menaçantes.

  • Rémo et Iquios échangèrent un regard. Leurs incertitudes flottèrent un instant dans les airs, sans qu’ils n’échangent de paroles; Puis, une bouffée de courage prit Iquios, et il bomba le torse solennement en disant:

  • Ne t’en fais pas. Nos pouvoirs.… Ils sont faits pour se battre contre lui. Notre plan est parfait…

  • Et, en effet, il faut dire que les Féléis semblaient disposer d’un sérieux avantage, de par la nature même de leurs facultés. Chaque maestro utilisait la Musique d'une manière différente, et il semblait que face à l'ultime bretteur, leur manière de faire était la bonne.

  • Iquios, Rémo, et la Vénérable se tenaient debout, dans une clairière, et attendaient l’arrivée de leurs adversaires. Solar, lui, s’était caché beaucoup plus loin, en retrait dans la forêt: C’était sur lui, et sur son “pouvoir particulier”, que la majeure partie de leur plan reposait. La faculté de Solar était des plus utiles, en combat: Il était capable de multiplier la puissance initiale de ses alliés par vingt. Cela faisait de lui un atout précieux, mais également très vulnérable, puisqu’il était incapable de décupler sa propre “puissance”, et qu’elle était ridiculeusement faible, puisqu’à peu près égale à celle d’un humain normal.

  • La Vénérable, elle, était une “éthérée”; Elle avait fusionné son corps avec la Musique, et s’était totalement mêlée à un élément: l’air. Cette forme de Musique n’était plus très usitée, même si Rémo l’avait lui aussi adopté à sa manière, mais de son temps, cette école avait eu de nombreux adeptes… Elle était capable de devenir le vent, de s’y mêler jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui; Et on ne tranchait pas le vent comme on tranchait la chair… 

  • Rémo était le parangon de son clan. Comme la Vénérable, il savait “éthérer” son corps, à la différence notable qu’il n’avait pas besoin de se mêler à un élément pour cela. Il pouvait métamorphoser sa chair en de longues langues de flammes vertes qui absorbaient toute chaleur sans en émettre aucune, et qui bénéficiaient d’un des avantages majeurs du feu, surtout dans cette situation précise: Elles ne pouvaient être tranchées. C'était lui, qui avait déclenché l'explosion sous les pieds des deux assassins.

  • Iquios, quant à lui… Il avait reçu l’Onction quelques heures auparavant. Rémo avait lui-même badigeonné ses pupilles de cette substance noire et collante. à présent, Iquios était comme un enfant, dans la Symphonie, un enfant à l’aube de l’ampleur du monde qui venait de s’ouvrir à lui; Le monde de l’invisible, de l’inaudible et de l’imprécis. 

  • Pourtant, sa présence n’était pas due au hasard, ou à une faute tactique. Rémo l’avait prédit: Le sang d’Iquios, neuf aux yeux de la Musique, avait toutes les qualités nécessaires à en faire un des êtres les plus hauts placés sur l’Almanach officiel (et même, l’Almanach officieux…) du Suprémat. Son mantra avait enthousiasmé jusqu’à la Vénérable, et c’était la présence d’Iquios qui avait rendu cette offensive envisageable. 

  • L’aura de Néron les toucha quelques instant avant qu’il n’entre dans la clairière. Ils sentirent leurs poils se hérisser tout le long de leur epiderme, et un instinct impérieux les exhorta à fuir le plus loin possible de cet individu: Mais ils demeurèrent ferme sur leurs appuis.

  • S’ils n’avaient pas été dans l’Etat, ils se seraient sans doute beaucoup plus méfiés de Cassion. D’aspect extérieur, il était beaucoup plus intimidant que le sympathique Néron. Malgré sa petite taille, il portait une éternel grimace de dégout sur le visage, une calvitie négligée et un oeil hagard. Une longue barbe hirsute poussait jusqu’à sa poitrine, et des cicatrices parsemaient son visage. Néron, quand à lui, beaucoup plus relâché, avait plutôt l’air de s’être perdu entre les sources chaudes et les pâtières, et on n’aurait vraiment pas dit qu’il était venu ici pour se battre. 

  • Kym, Rémo, chantonna ce dernier. ça me fait plaisir de te voir… Enfin, je veux dire, non. ça m’aurait vraiment fait plaisir de te voir, dans d’autres circonstances…

  • Kymeria aq paganis, traîtres, cracha la Vénérable.

  • C’est toi qui nous appelles traîtres, Katarina? rétorqua Cassion, sans laisser à Néron le temps de répliquer. Toi, qui viens d’essayer de m’assassiner? Je suis l’électeur de Vertigo, dois-je te le rappeler?

  • Nous savons pourquoi vous êtes ici, gronda la Vénérable. Que les Sahis conspirent contre notre famille, nous aurions pu nous y faire… Mais les dynasties de Vertigo? Vraiment? Comment les Mousses et les Hauteurs sont-elles devenues si médiocres? Du temps d’Eden…

  • Je ne suis pas venu t’écouter radoter, Katarina, l’interrompit Cassion. Livrez-nous Rémo, ou mourez.

  • Sur ces mots, les trois Féléis dégainèrent leurs armes. L’épée de Rémo était presque un glaive, tant elle était courte et trapue. Celle d’Iquios, au contraire, était si longue par rapport à sa taille qu’on était en droit de se demander s’il serait capable de la manier; La vénérable, elle, avait pour “arme” une simple bague de jyste noire, qu’elle sortit d’une sacoche et passa autour de l’annulaire de sa main droite. La réponse était claire. Cassion s’arma à son tour: Il employait un large marteau de guerre, qu’il devait tenir à deux mains. Seul Néron garda la sienne dans son fourreau, et bafouilla:

  • Allons, allons… Mon objectif à moi, ce n’est pas de te tuer, au fond… c’est juste que… Traduire les textes sacrés, Rémo… Quel intérêt?... Presque personne ne sait lire, de toute manière… A quoi ça va servir, à part à détruire le Suprémat...? Qu’est ce qui t’as pris? Si tu acceptes de revenir à la raison, peut être que…

  • C’est notre devoir, de diffuser la foi, scélérat… Rétorqua Iquios. Comment as-tu pu oublier les enseignements de Gabriel? Il nous avait prévenu. Il avait dit qu’il fallait laisser les désignés tranquille, et ne s’en prendre qu’à ceux qui oppressaient les peuples… Il nous avait prévenu, que leur extermination pure et simple n’apporterait que des troubles au sein du Suprémat. La Percée n’aurait jamais eu lieu, si le peuple n’avait pas été engagé de force sur la voie du massacre… Regardez la vérité en face. C’est vous qui avez tort… La Réforme du Premier Avalion n’est qu’une mascarade!

  • … Euh… Et bien, je… Le Premier?... bégaya Néron, bien moins fin avec les mots qu’avec sa lame.

  • Nous avons assez discuté, l’interrompit Cassion, visiblement peu désireux de laisser Néron débattre avec ses cibles. Je ne sais pas qui tu es, mais vous venez de tenter d’attenter à la vie de deux apôtres du Suprémat. Le châtiment pour un tel acte est la peine capitale.

  • Cassion souleva son marteau au-dessus de sa tête, et s’approcha d’Iquios à une vitesse fulgurante. L’affranchi ne réagit pas assez promptement, et échoua à parer le coup; La masse de fer lui enfonça quelques côtes en le jetant à terre. 

  • Au même moment, Rémo, qui n’avait toujours pas dit un mot depuis l’arrivée des deux Vertigéens, se jeta sur Cassion et le désarma d’un coup d’estoc sur la main droite; Surpris, ce dernier fit un bond en arrière pour éviter le second coup qui faillit le décapiter, puis, il activa son pouvoir; Aussitôt, lui et Rémo sortirent de l’Etat, et se remirent à bouger à une vitesse normale; le choc d'être si brutalement sorti de la Musique désarçonna Remo, qui faillit tomber au sol. Ni Néron ni la Vénérable n’avait encore fait le moindre mouvement. Ils les regardaient lutter sans esquisser le moindre geste; Puis, Cassion désarma à son tour son adversaire, et ils surent tous les deux qu’il était temps d’intervenir.

  • Chez Séguon l’Humble, tout près de son cadavre, Séclielle

  • Lymfan voit. Elle voit tellement qu’elle n’y voit plus rien. C’est comme si les atomes eux-mêmes étaient soudain devenus visibles: Elle est perdue dans une sorte de brume inexplicable, qui lui montre l'ensemble sans lui révéler l'essentiel, et elle ne remarques même pas que le cordonnier l’as surprise, et qu’il est sur le point de l’attraper. 

  • Pourtant, au moment précis ou les doigts du commerçant s’apprête à la toucher, un réflexe parcours son corps. La jeune fille bouge alors à une vitesse hallucinante, évite la main du cordonnier tout en se relevant derrière lui, et lui fauche les jambes d’un coup d’une force ahurissante pour une fillette de son âge. Elle a agit sans même s’en rendre compte; C’est la Musique elle-même qui l’as défendue, elle qui Ecoute. 

  • Lymfan tombe ensuite à la renverse, sans vraiment comprendre ce qu’il s’est passé ni ce qu’elle vient de faire. Le cordonnier, lui, se relève, humilié mais intact, et c’est alors qu’il s’en rend compte: Les pupilles de Lymfan ont grossies jusqu’à faire disparaître ses iris. Il sait très bien ce que cela signifie: ça veut forcément dire qu’elle a reçue l’Onction, et qu’elle est une… Mais il n’a jamais entendu parler d’une maestria si jeune. C'est une gamine, une gamine de rien du tout, c'est impossible qu'ele fasse partie de l'Orchestre… A part, peut-être…

  • Il comprend soudain à qui il a affaire. C’est elle. La fille qu’ils cherchent tous, à la capitale… L’apprentie de l’Avalionne… Celle dont la tête a été mise à prix. Son coeur se remplit alors d’autant de joie que s’il avait trouvé Dieu. 

  • Jardins de la clarté céléste, première enclave extérieure, “Domaine des Légions”

  • Les jardins de la clarté celeste se divisaient en 3 enclaves, qu’il lui faudrait traverser une à une afin d’atteindre son but. Seth venait à peine d’entrer dans la première, qui serait sans doute la plus dure à traverser; Car c’était ici qu’étaient logées les Légions Extraordinaires.

  • Avant de sombrer dans l’Indifférence, Limbad avait été un dirigeant des plus compétents - en particulier sur le plan militaire. Il faut dire qu’il avait eu le temps… L’Empereur avait régné pendant près de deux millénaires, durant lesquels il avait annexé la quasi-totalité du continent d’Ataras; Seul, le Roi Squelette lui avait résisté. Ce dernier, Inferné tyrannique haï par ses propres sujets, tint tête à l’Empereur pendant des siècles; Puis, à la surprise générale, un matari sorti de nul part appelé Extellar écrasa le Roi, et garantit l’indépendance du Helga’la. Cette terre, soudain décrétée sainte par un Inferné capable de tuer son plus grand rival avec facilité, Limbad n’avait jamais osé y envoyer ses armées… Même lorsque les païens l’avaient conquise, presque deux siècles plus tôt. On racontait que l’Empereur lui-même avait peur d’Extellar. 

  • Et, en effet, ce palais lui-même était sans doute la preuve physique de cette terreur qui semblait avoir gagné l’immortel. Les murs des trois enceintes s’élevaient à plus de cinquante mètres de hauteur. Le premier était constitué de pierres banales, mais c’était pour mieux dissimuler le second. Celui-ci semblait en effet ne rien avoir à faire ici. Il semblait tout droit sorti d’un futur lointain, ou des îles du Sud. C’était un secret de polichinelle; Limbad était un génie, très largement en avance sur son temps, mais il ne partageait pas ses découvertes avec qui le voulait… C’était de jyste noire qu’il était constitué, soit de l’acier le plus resistant du monde; Les ossements d’Infernés. Combien de tonnes avait-il fallu amener pour construire un tel mur…? Même en 10 millénaires, il n’y aurait jamais eu assez de tombes pour construire cet édifice. Mais Seth avait appris à ne pas se poser trop de questions au sujet de l’Empereur; Mieux valait lui laisser son martyr…

  • Entre ces deux murs s’étendait une caserne-cirque, qui hébergeait les individus les plus étranges de l’Empire. Dans son obsession pour sa propre sécurité, l'Empereur avait formé une armée hors norme, composée des désignés les plus terrifiants du continent. Il y avait des Ombrages, bien sûr, mais ils étaient loin d’être le fleuron des Légions Extraordinaires; Non, la principale force de frappe de Limbad était en effet constituée d’exilés et d’assagis. Si la plupart d’entre eux conservaient une forme humaine, la morsure de la Chimère avait métamorphosé certains d’entre eux en bêtes hideuses, et la diversité de leurs formes donnaient aux Légions cet air de grand cirque à ciel ouvert. Certains ressemblaient à des bêtes anthropomorphes, d'autres, à rien d'autre qu'à des amas de chair à vif. Le sol était couverts des immondices que certains d'entre eux laissaient sur leur passage; Poils, sang et pus se mêlaient au sol, mais ça ne semblait pas tant déranger les riverains.

  • Seth s’était dissimulé sous sa cape, et avançait en baissant la tête, à une allure suffisamment lente pour qu’on ne le remarque pas, mais suffisamment rapide pour qu’il n’ait pas à s’éterniser dans cet endroit. Loin d'être une caserne usuelle, le camp des Légions ressemblait plus à une cité dans la cité; il y avait même des marchands qui s'étaient établis dans les “ruelles” espaçant les tentes, et qui haranguaient encore les soldats à cette heure tardive. Il se devait d'être discret. Ici, tout le monde le connaissait, et il s’en fallut de peu pour qu’il ne se fasse surprendre par plusieurs de ses collégionnaires; Par dessus tout, il fallait qu'il ne croise aucun des haut gradés. Et bien sûr, en s’engouffrant dans une ruelle qu’il considérait comme un raccourci des plus méconnus de la caserne, il tomba nez à nez avec l’Ombre. 

  • Au coeur d'une tempête qui gagne en intensité 

  • Le sol s’éventre par endroit, la nuit remue. De nombreux arbres ont été soufflés, et une immense clairière a été dégagé par le maelstrom. La terre se déchire dans de grands mouvements de masse sombres, et de petits animaux fuient les lieux dans la terreur la plus désordonnée.

  • Au départ, il aurait été impossible de parier sur l'un ou l'autre des deux camps; Maintenant, il est évident que c'est celui de Néron, qui est sur le point de l'emporter. Rémo a sous-estimé les maestros de Vertigo, ou surestimé les rebelles… Embuscade ou non, supériorité numérique ou non, les Féléis sont en train de perdre la partie.

  • Leur atout secret, cet homme à l'aura formidable que les Vertiguéens ne connaîssent pas, est en effet toujours à terre depuis le premier coup qu'il a reçu au début du combat; il s'est trainé dans une crevasse et tente d'échapper au cyclone qui déracine les arbres tout autour de lui. Ses hurlements de terreur passeraient inaperçus dans la tourmente, si les témoins présents n’étaient pas tous des maestros… 

  • Cassion, sûrement déçu du peu de répondant de cet adversaire, se bat maintenant contre Rémo avec d'autant plus de hargne, et domine largement leur affrontement. À vrai dire, ça ressemble plus à une correction qu'à un affrontement.

  • Remo n'a même pas le temps d'utiliser ses pouvoirs. Les coups pleuvent sur le rebelle, qui a déjà du mal à rester sur ses appuis à cause de la tempête. Les poings de Cassion ont épousé les rafales, dans leur vitesse et dans leur sauvagerie, et Rémo est incapable de parer tous les coups.

  • Il tente d’utiliser la pratique, d’étherer son corps afin de ne plus les recevoir; Mais, chaque fois qu'il y parvient, Cassion "désactive" la Musique. Les deux hommes décollent alors dans les airs, rendu fragile et vulnérable par le fait d’être sorti de l’Etat, et Cassion est forcé de la réactiver pour éviter d’être totalement happé par les bourrasques. Rémo fait de même, se dresse à nouveau sur ses appuis malgré la tempête, mais Cassion est déjà sur lui, et le cycle recommence. L’efficacité de Cassion est impressionnante, mais le véritable combat, ce n’est pas lui qui est en train de le mener.

  • Katarina Féléis a beau s'être métamorphosée en une formidable tempête, qui ravage la forêt sur des kilomètres à la ronde, elle ne parvient pas à atteindre Néron. Le chaos qu'elle provoque, amplifié par les pouvoirs de Solar Féléis, dessert ses alliés, mais elle ne leur prête plus la moindre attention. Elle s’est changée en une gigantesque tourmente chargée de fureur, qui n’a plus rien à voir avec le corps sénile dans lequel elle est d’ordinaire enfermée. Ils le ressentent pourtant tous dans la Musique; Néron irrite la Vénérable au plus haut point, et elle est en train de perdre son sang froid. 

  • Il faut dire que le flegme du maestro est déconcertant. Il tient son épée du bout des doigts, sans fermeté, et conserve son éternel nonchalence jusque dans les bourrasques.

  • Il bondit de débris en débris avec légèreté, sans sembler gêné par la situation. On dirait presque qu'il danse sur les rafales, et son corps apparaît comme parfaitement détendu. Les éclats de bois infimes qui fusent vers son crâne dénudé, il les parent au dernier instant, sans que la Vénérable ne puisse percevoir le moindre mouvement de sa part. Son épée ne bouge pas, et pourtant ils la voient repousser les débris et trancher les obstacles que le vent soulève. Alors que Remo et Cassion luttent pour ne pas être emporté dans les airs, lui y semble tout à son aise. 

  • La Vénérable déploie pourtant des efforts remarquables. Elle utilise son arme ; la bague de jyste qu'elle portait est présente dans la tourmente, invisible et mortelle. Elle cours dans la tempête,  à une vitesse formidable, transperçant tout sur son passage, mais même cette balle suprasonique, Néron la dévie du plat d'une lame qu'il ne remue pas, sans même lui accorder un regard ni se montrer déconcerté par le bruit assourdissant qui résonne à l'impact. Et plus il semble impassible, plus la Vénérable déchaine-t-elle les éléments, rendue furieuse par son impuissance; “au moins, se dit-t-elle, tant que je suis sous cette forme, il ne peut pas me trancher”. Mais elle a tort. 

  • Il semble clair que Néron n’avance pas au hasard. Il entre de plus en plus profondément dans la tempête - Arrivé au cœur du cyclone, Néron lève enfin son bras. Il a toujours un sourire aimable quand il l'abaisse; Une faille immense déchire alors le plateau, et un courant d'air gigantesque tranche la tempête en deux. Le vacarme est assourdissant; la terre s'effondre sur elle-même, et l'onde de choc va jusqu'à perturber le vol des aigles qui planent au dessus des lieux.

  • Quand le vent retombe, un second bruit retentit: celui des débris retombant au sol. Le corps de la Vénérable se reforme lentement sur le sol. Elle a perdu un bras et une jambe, et tient son moignon en gémissant. Néron l'approche sans prêter attention à l'affrontement qui se déroule derrière lui. Cassion a profité du cataclysme pour terminer d'acculer Remo ; Il a récupéré son marteau, et ses assauts ont déjà fracassé le bras droit de l'apôtre, qui tente désormais de s'enfuir.

  • "Quelle technique incroyable, s'extasie Néron, une fois arrivé à proximité de la maestria agonisante. Il vous a fallu quelques secondes pour invoquer un tel ouragan… C'est vraiment un drame, que l'art de l'éther disparaisse avec vous, Katarina. J'aurais adoré être votre disciple, si j'avais su que vous étiez si douée…

  • Maudit… singe de Vertigo… l'insulte la Vénérable entre deux gémissements. Si j'avais eu 100 vertiges de moins… 

  • Ce sont ses derniers mots; La Vénérable exhale un ultime râle, et Katarina Féléis termine sa vie comme elle l’a vécue: en maudissant celui qui l'a défaite. Néron soupire, puis, se retourne vers Cassion et Remo. Il est temps d'achever la besogne pour laquelle il a été envoyé… 

  • Notes du Second Registre

  • Le véritable mystère, c'est ce monde qui a précédé le nôtre, cette époque dont nous avons égaré les vestiges. Si j'arrivais à retrouver d'autres traces de ce passé perdu, peut-être pourrais-je accomplir ce que j'ai toujours voulu faire: faire parler la Chimère.

  • Séclielle, devant les portes du Séminaire

  • Je vous assure que c'est elle… 

  • C'est tout simplement absurde, grogne la gardienne du Séminaire. La fillette n'a pas reçu l'Onction, ce n'est qu'une laïque…

  • Et pourtant!... Je le jure par Aciz, la gamine avait les pupilles dilatées. Je suis sûr de ce que j'avance. Dites à un d'vos maestros de venir avec moi, vous verrez bien si c'que j'dis est absurde.

  • La vieille Elena Sahis pousse un soupir de désespoir. Depuis que les avis ont été affichés, des dizaines de plébéiens se pressent devant le Séminaire dans l'espoir de mettre la main sur la prime. Ce matin même, on lui a ramené la tête d'une orpheline, qui ne ressemblait même pas à Lymfan. Elle pense avoir encore affaire à l'un de ces escrocs qui pavent les rues de la capitale, alors, elle se décide à lui dire les mots qui les découragent tous:

  • Très bien. Je peux vous envoyer l’un des gardes, si vous voulez… Par chance, il a déjà vu la petite, alors... Je vais lui ordonner de vous exécuter, s’il s’avère que vous mentez. 

  • Elle assortit sa phrase d'un sourire exagérément aimable, et le cordonnier déglutit avec difficulté.

  • Ecoutez… j’pense pas qu'un simple garde fera l'affaire …  il faut au moins un maestro - la petite a des pouvoirs…

  • Puisque je vous dis que c'est impossible! L'Onction ne peut être délivrée que par l'Orchestre. Si une laïque l'avait reçu, ne croyez vous pas que je serais au courant? Savez vous au moins à qui vous avez affaire?

  • Elle a clairement haussé le ton, et le cordonnier est un homme prudent. Il connaît la réputation de la gardienne, et n'ignore pas qu'il peut très bien perdre la vie à cause du caprice d'une maestria. C’est avec la plus grande délicatesse qu’il accepte néanmoins, l’appat du gain prenant le pas sur la prudence. Il espere qu'à eux deux, ils seront amplement capable de se saisir de la jeune fille… De toute manière, il n'a pas d'autres choix; il doit réussir à l'attraper - la prime est si faramineuse, le montant, si alléchant, qu'il est prêt à risquer sa vie sur ce coup de chance. Bientôt, il pourras fermer boutique, et s'en aller avec sa fortune, déménager loin, sur l'une des îles de Gabriel, ou dans l'Indor, dans les beaux-quartiers de Palitana… Il trouvera enfin une épouse, et ne touchera plus jamais une chaussure de sa vie. De toute manière, la petite ne peux pas s'échapper. Il a verrouillé la porte de la boutique, et il n'y a pas d'autres issue. Son destin semble tout tracé: Un radieux horizon, où l’or promis combleras tout ses besoins.

  • Sur l’île d’or, dans une prison près des falaises

  • On l’a sorti de sa geôle. Il a beau se débattre comme un diable, en hurlant les pires injures que sa langue ait conçue, les mains qui l’enchainent demeurent inflexibles. On l’emmène jusqu’à la sortie de la prison - Les prisonniers qu’il croise sur la route le dévisagent tous avec le même effroi teinté de dégoût. 

  • Au bout de la marche, on force le matari à se mettre à genoux. Face à lui, deux hommes discutent, accoudés à une table de fortune. Le premier, il ne l’a jamais vu: C’est un colosse vêtu d’une tunique bleue et d’un litham, morceau de tissu enturbané autour de son crane, qui protège sa tête du soleil de l’île d’or. 

  • Cet homme massif et mal rasé lâche un sifflement étonné:

  • “Eh ben! Vous l’avez bien amoché, celui là!

  • Ses pieds et ses mains sont intacts,” réplique le gouverneur de l’île. Aeqa (qui ne comprend pas leur langue) le reconnaît: C’est lui qui l’a jugé, quelques jours plus tôt. “Etant donné son crime, je trouve que nous avons été suffisamment indulgents…

  • Ses pieds et des mains sont bien là, mais les soldats borgnes ne sont pas connus pour être les plus efficaces… “Indulgent” n’est pas le terme que j’aurais employé… 

  • Il a tout de même tué mon fils!” s’impatiente le gouverneur. C’est un homme au visage hautain, ou l’orgueuil le plus stupide semble régner aux côtés d’une certaine lubricité. “N’ignorez-vous pas que la pire chose qui puisse arriver à un père, c’est de voir son enfant mourir?”

  • Le premier homme éclate d’un grand rire franc, et son rire porte loin sur les falaises. Il est si ample qu’il en devient oppressant, et ni le gouverneur, ni les gardes qui maintiennent Aeqa à genoux n'osent reprendre ce rire gigantesque.

  • Me prenez pas pour un arrivant.. j’vous en prie! peine-t-il à articuler en reprenant son souffle. Me faites pas croire qu’il y a autre chose qui compte que la monnaie bien trébuchante, sur l’île d’or… Votre fils menait une rébellion contre vous, et tout le monde sait que vos tentatives de l’assassiner ont échouées… c'est lamentable! Ce pauvre homme vous a rendu un fier service, et vous l’avez payé d’une étrange manière…

  • … Vous l’avez dit," déglutit le gouverneur après un silence gêné, "sur cette île, il n’y a qu’une seule chose qui compte vraiment. Un mercenaire comme vous… Ne venez pas jouer les moralistes…

  • Oh, mais je joue pas les moralistes. J’me soucie juste de la qualité de la marchandise… Même si au fond, c’est qu’un matari. C’est juste que… Vous et moi, on marchande depuis quelques vertiges, déjà… Z’êtes pas tant barbare, d’habitude. C’est qui, ce tâcheté? Le frère de Patmé?

  • Il a dit cette dernière phrase sur le ton de la blague, comme s’il s’agissait d’un dicton concernant une célébrité locale - et c’est bien sur ce ton qu’il l’entendait.

  • Mais c’est la réaction du gouverneur qui lui met la puce à l’oreille. Celui ci déglutit en effet avec difficulté, et ne semble pas trouver de réponse appropriée. Les gardes échangent des regards coupable, et le prisonnier a remué quand il a prononcé le nom du pirate.

  • Vous me faites marcher, reprend l'acheteur. Pas possible… Si? Un des frères de Patmé, le démon des mers, en prison?... Vous avez perdu la raison?!

  • Patmé stava? aek’rhe Patmé? Iek…

  • Un des gardes donne un violent coup de pied à Aeqa, et celui s’interrompt.

  • Oui, évidemment, je connais Patmé! Lui répond l'inconnu. Qui ne connaît pas Patmé, hein? Il a dû escroquer les trois quarts des habitants de la mer d'or… Bon… reprend l’inconnu en se tournant vers le gouverneur. Il y a deux ou trois détails dont vous ne m’avez pas parlé, n’est ce pas?

  • Ce n’est pas du tout ça, panique le gouverneur. Il n’a vraiment aucun lien avec…

  • Patmé siak’i! Patmé siak’i!

  • Le garde frappe à nouveau Aeqa pour le faire taire, mais le mal est fait. Si l’inconnu ne parle pas le matari, il est facile de comprendre ce qu’Aeqa cherche à dire. Ce matari là est l’un des matelots du célèbre corsaire, l'un de ses "frères", comme il appelle les dégénérés qui naviguent à ses côtés.

  • Alors là… Si vous pensez que je vais prendre le risque que ce satané pirate nous coule en haute mer pour récupérer l’un des siens, vous vous mettez le doigt dans le…

  • Mais enfin, mais il ne le connaît pas, je vous dis…! Les gardes se sont un peu amusés, c’est tout. Les gens des collines… Vous avez toujours tendance à tisser des liens entre des choses qui n’en ont aucun…

  • Vous oubliez que je ne viens pas des collines.

  • Le ton de l’inconnu a changé. Sa sympathie bourrue a disparue pour faire place à une sorte de violence froide, et le gouverneur se souvient tout à coup des origines de cet homme titanesque.

  • … D’accord, d’accord… calmez vous. J'avoue. Patmé est bien venu sur l'île d'or… Il nous a versé une prime pour qu’on libère ce tâcheté. Au début, j’ai refusé, mais, il est dur en affaires… il a promis de ne plus pirater nos côtes pendant 10 saisons… Et les raids ne peuvent pas continuer. Le problème, et bien, c’est que… Il a ridiculisé la moitié des gardiens de l’île, il y a 3 vertiges, quand il a organisé l’évasion de la Murène, alors, ils se sont un peu… amusé avec son frère?… 

  • Si vous avez acceptez de le libérer, pourquoi me le vendez vous? Le monastère de l'ambre grise n'est pas exactement un paradis terreste…

  • Je ne peux pas simplement accepter qu’on le libère… Il ne faudrait pas donner l’impression qu’on peut assassiner un membre de ma famille impunément… La politique est un domaine complexe, vous savez, alors…

  • Et donc, sa punition, c’est d’être envoyé chez nous, c’est ça?... Ce n'est pas tout à fait ce que j'appelle être "libéré"... Comment Patmé as t il pu accepter ça?

  • Je ne nie pas que ça a été difficile… Mais j'ai réussi à lui imposer cette condition. Après tout, Les moines de l’ambre gris ne sont pas réputés pour être les plus actifs des guerriers du monde… Il a dit que son frère n’aimait pas la mer, de toute manière. Le gamin est forgeron, et il se débrouille pas trop mal, avec une épée… Et, après tout, il ne peut plus retourner sur Ma’ek, à présent. Il nous a donné 200 sous de cuivre à nous, et 100 à vous, pour le service rendu…

  • Et evidemment, vous avez pensé pouvoir tout empocher, répondit le moine, qui commençait à comprendre la situation.

  • Oui, mais vous êtes trop malin pour ça… Je ne vous sous estimerais plus. Il sort une bourse de pièces d’argent de sa poche, et s’apprête à renverser le contenu dans sa main pour effectuer le partage, quand l’énorme main de l’inconnu lui arrache d’un geste sec.

  • M’est avis que c’était 300 pour moi, et qu’il vous a payé d’une autre bourse… 

  • Après un petit silence outré assorti d’une expression mimant la plus pure innocence, le gouverneur finit par acquiescer:

  • Et bien quoi! Ne me regardez pas comme ça. Vous auriez fait pareil, à ma place!

  • Vous avez raison, j’aurais fait la même chose. Je vais le prendre, votre meurtrier. Les mataris ont perdu leur île, après tout… Le bruit court que la flotte de Patmé a été décimée par l'éruption... Et j’ai fait quelques investissements. Cet escroc ne m’aura pas, pas cette fois... Il jette un coup d'œil à Aeqa, et la compassion dans son regard a laissé place au dégoût le plus sincère. Vos gardes ont fait du bon travail. Allez, allons-y, les gars…

  • Les gardes et les prisonniers suivent alors cet inconnu titanesque, et prennent la direction des collines de l’île d’or. Une fois qu’ils se sont suffisamment éloignés, le gouverneur pousse un soupir de soulagement. Quelle formidable idée il a eu, d’avoir ramené un peu de menue monnaie en plus de la véritable prime! L’idée d’avoir également pu garder le crâne, que Patmé l’a supplié de rendre à son frère avant de partir, le met également de très bonne humeur, et il ne peut s’empêcher d’être reconnaissant envers ce matari taciturne qui lui a rapporté tant d’argent. Il n’avait jamais rencontré de forgeron plus rentable!

  • Dans la boutique de Séguon l'Alchimiste

  • Quand Lymfan reprend conscience de l’endroit où elle se trouve, elle met un temps à le reconnaitre. L’arrière boutique de l’alchimiste est encore plus bondée qu’elle ne l’était auparavant. Des spectres de fleurs et d’objets variés sont en effet apparus aux quatres coins de la pièce: Antiquités translucide, horloges diaphanes et vestiges à peine visibles; Les murs sont couverts de lierre spectral et le sol grouille d’insectes tout aussi éthérés. Tous sont d’un blanc cristallin, et émanent une douce lumière pâle. Elle aperçoit des silhouettes apparaître aussi vite qu’elles ne se volatilisent, et c’est souvent celle du pendu qui se dessine dans les allées, parfois celles de ses clients, comme si les souvenirs de l’arrière boutique avaient pris vie devant ses yeux. 

  • Lymfan se relève, et se rend soudain compte de sa légéreté - c’est comme si elle pesait un peu moins qu’un flocon sur la brise. Son pouls s’accélère, et un sourire timide naît sur ses lèvres. Alors, c’est ça, “voir”! C’est ça, l’”Etat”! Son ouie s’est affinée - elle entend les discussions des gens dans la rue, et les pas des araignées dans l’arrière boutique - sa peau est infiniment plus sensible, au point ou elle peut sentir les micro-mouvements de l’air provoqués par la respiration des fleurs de l’alchimiste. Elle doit faire un effort monumental pour se concentrer sur l’un ou l’autre des nombreux stimulis qui bousculent ses sens, et l’exercice l’épuise rapidement - mais elle ne prête pas encore attention à cette fatigue. 

  • Fébrile, elle décide de retourner dans la boutique, ou elle est certaine qu’elle verras d’autres de ces spectres; Et elle en trouve. Des oiseaux fantomatiques planent dans la pièce, en compagnie d’insectes de la même nature. Certains brillent d’un blanc chatoyant, d’autres sont tellement transparents qu’elle peine à les garder dans son champ de vision plus de quelques secondes. Ils sont de taille et de forme variables - beaucoup d’entre eux ressemblent à des verelles, ces petits oiseaux blancs qui ne vivent que dans l’Imbrie, sa région d’origine. L’un d’entre eux volète à proximité d’elle; Elle tente de le toucher du bout des doigts, mais il la traverse sans lui prêter attention. Ils sont des dizaines, à évoluer librement autour d’elle, et Lymfan n’a jamais vu autant d’animaux au même endroit.

  • Elle se rend soudain compte qu’elle a traversé cette volière spectrale sans avoir conscience de ses splendeurs. Elle comprend alors: les versets de Gabriel lui reviennent. “Trouver l’or caché”. “Voir l’invisible”... Le monde lui avait pour la majeure partie échappé jusqu’ici. Mais maintenant, elle le voit vraiment, entièrement, enfin… l’idée la fascine, et, pourtant, quand elle aperçoit l’enorme serpent qui s’étend dans un coin de la pièce, l’idée commence à l’effrayer. Il y a peut être des choses qu’elle n’a pas envie de voir… Ce n’est pas qu’une volière… C’est un écosystème… Le serpent la regarde fixement, avec appétit; Il doit être long de trois ou quatres mètres… Elle déglutit avec difficulté, et fait un pas en arrière… Mais elle n’a pas le temps de se laisser aller à cette soudaine appréhension; puisqu’à quelques dizaines de pas de l’entrée de la boutique, elle entend clairement un homme dans la rue lui dire:

  • “C’est ici… Vous allez voir, elle est endormie…”

  • Lymfan se retourne precipitemment, à la recherche d’une cachette; Et c’est au moment précis ou elle sens la panique gagner son coeur que le serpent fantomatique lui bondit dessus. La gamine pousse un hurlement et tombe à la renverse, tandis qu’il s’enroule autour d’elle et enfonce deux crocs gigantesques dans son cou; Elle ne ressens aucune douleur, et le contact du serpent ne l’empêche pas de bouger, ce n’est qu’un spectre - pourtant, la panique l’empeche un moment de s’en rendre compte. Au moment ou elle réalise enfin qu’il ne l’immobilise pas, elle entend une clef entrer dans la serrure de la porte; “V-Vous avez entendu?” bégaie le cordonnier, débordé d’enthousiasme.

  • Lymfan porte ses mains à sa bouche. Elle a pu parler?... ça veut sans doute dire que le mauna s’est dissipé… Qu’importe. Elle se relève en frissonnant de dégout, et se cache derrière la première commode qu’elle peut trouver. Le serpent ne l’a pas lâchée, et tente tant bien que mal d’happer la tête de la pauvre fille en agrandissant sa machoire. Pour lui, elle semble bien physique, bien réelle; il l’agrippe avec force, et elle peut voir ses muscles se contracter. Pour elle, il n’est qu’un spectre inoffensif, et pourtant, Lymfan perd peu à peu ce qui lui reste de sang froid: Et plus son sentiment de terreur s’amplifie, plus le serpent resserre ses anneaux, tous les muscles de la bête frémissant d’appétit.

  • Au moment où la porte s’ouvre, le cordonnier s’exclame:

  • “Attendez!.. Elle s’est sans doute réveillée. Il faudrait pas qu’elle s’enfuit… Refermons bien la porte…”

  • Les deux hommes entrent. Lymfan constate avec horreur que l’homme qui ouvre la marche est armé. La porte emet un cliquetis particulier, et le cordonnier rejoint le garde. 

  • Attendez! répéte-t-il, alors qu’ils sont sur le point de dépasser la commode derrière laquelle s’est dissimulée Lymfan. Il faut qu’on cherche partout, elle a très bien pu se cacher juste ici… Même ce meuble peut lui suffir, elle est tellement petite…

  • Vous commencez à prendre peur, pas vrai…? ricane le garde. Très bien… regardons…

  • Quelques fractions de seconde après qu’elle ait vu apparaître les doigts du garde dans le coin de la commode, Lymfan bondit de sa cachette. La seule solution: Il n’y a pas de solution. La porte est verrouillée, et elle ne s’attend pas à pouvoir maitriser deux hommes adultes: elle ne pense plus qu’à fuir, même s’il n’y a aucune issue possible. 

  • Lorsque le garde voit la gamine fuser hors de sa cachette, la surprise fait vite place à la détermination: son sens du devoir et son entrainement lui conférent des reflexes rares, et il est trop discipliné pour rester béat bien longtemps. Pourtant, c’est le cordonnier qui réagit le plus promptement - il se jette sur la gamine de tout son poid, et la plaque au sol de toutes ses forces; il s’est jetée sur elle comme sur un Dieu.

  • Lymfan sent l’air sortir de ses poumons, et le choc la perturbe - mais, à sa grande surprise, elle ne ressens quasiment aucune douleur. 

  • Après avoir rengainé son épée, le garde se penche et agrippe les poignets de la gamine qui se débat avec violence. Elle déploie une force sidérante, et les deux hommes ont beau y mettre tout leurs poids, elle semble sur le point de leur échapper; Pourtant, elle se fige soudain.

  • C’est parce qu’elle les voit. Les bêtes. Les fantomes parasites, qui couvrent le corps des deux adultes. Au niveau des poches du cordonnier, deux limaces gigantesques sont fixés à son corps par des crocs sortant des extrémités de leurs pieds - une multitude de cloportes grouillent sur les mains de l’homme, et un champignon enorme et palpitant a poussé dans son oreille gauche. Il en va de même pour le garde, dont elle ne voit que le visage; Son côté gauche est recouvert d’une bête immonde, sorte d’amas de chair écorchée sans yeux ni membres, qui semble s’introduire à l’intérieur du corps du garde par le coin de son oeil. Elle pousse un nouveau hurlement, et se débat avec d’autant plus de force; Surpris par la reprise des hostilités, les deux hommes la laisse leur filer entre les doigts. Elle se relève, manque de tomber, et se jette sur la porte de toute ses forces - un craquement sourd retentit, et Lymfan tombe dans la rue. 

  • Notes du Premier registre

  • Le Registre estime qu’en entrant dans l’Etat, les maestros voient et entendent des choses que les autres mortels ne perçoivent pas. Ces émanations fantomatiques sont appelée des “Notes”; En effet, un maestro experimenté à l’usage de la Musique sauras discerner dans ces spectres des mots, des lettres et des phrases,chantées par le monde lui même.

  • Dans une grotte perdue dans l'Imbrie

  • Trouvé! Dit Néron avec la joie d’un enfant qui viens de gagner à cache-cache.

  • Non! Attend! Je…

  • Solar Féléis n’a pas le temps de finir sa phrase; Sa tête roule déjà sur le sol, à jamais figée dans une expression de terreur suppliante. Il s’était dissimulé à quelques kilomètres de là, et c’est à cause de lui si la tempête de la Vénérable a été si violente. Quel dommage… Il y a une sorte d’innocence dans ses yeux que Néron regrette d’avoir éteints. Il récite une courte prière à la Chimère, et lève la tête vers le ciel. Loin, au dessus des cimes… Puis, en direction de l’ouest, vers le monde interdit. Là ou l’âme de Solar s’en est allé. Il se retourne ensuite rapidement, et repère son cousin dans la plaine.

  • Néron fait un pas; Cela lui suffit à traverser les 30 kilomètres qui le séparaient de son cousin. Celui ci vient finalement d’attraper Rémo “le grand”, qui supplie:

  • …’est juré! C’est promis! Sur Kymer, que je les brûlerais, ces traductions! Ses larmoiements se muent en gémissements pathétiques lorsque Néron apparait dans l’ombre de son cousin. “Je t’en prie, raisonne ton cousin, Néron… Amène moi à At Sahis… Il comprendra, nous discuterons, je voterais pour lui, je le jure!...

  • Néron écarquille les yeux. Quelle déception! Depuis le début, Rémo ne disait rien, alors… Ce silence, là… Néron l’avait trouvé… Plutôt charismatique, dans l’idée. Cassion dévisage l’électeur avec le dégout le plus profond, et l’assomme d’un coup de tête dans le front. Pendant un instant, les deux hommes se taisent. Puis:

  • -”Le gardien du peuple”, qu’ils l’appellent, ricane Néron. Il est bien beau, leur gardien…! Allez, achève le, qu’on rentre…

  • tue-le, toi, grogne Cassion. Je ne veux pas salir mon marteau avec le sang d’un lâche…

  • Il est déjà bien tâché, pourtant, commente son cousin.

  • Néron…

  • Oh, ça va… Tu peux te détendre un peu… On les a eu… Ils étaient forts, non? La tempête, c’était quelque chose…

  • Ce n’est pas le moment de se détendre. Il en reste un, et…

  • Il est en train de venir vers nous, oui, j’avais remarqué…

  • Et, en effet, à une centaine de mètres de là, Iquios boitille. Il a récupéré son épée, et la traine au sol. La douleur de ses côtes enfoncées l’empêchent de se concentrer, et il ne parvient pas à maintenir l’Etat; il n'a pas l'habitude de la chose, et n'a pas réussi à utiliser ses pouvoirs. Mais il ne mourras pas comme un lâche. Il n’a pas entendu les dernières paroles de Rémo, aussi ignore-t-il que son idole n’a rien d’un guerrier valeureux - C’est pourquoi il boitille dans la nuit, en tentant d’approcher ces voix qu’il distingue à peine, plein d’une foi étrange qui lui fait préférer le martyr de la défaite à la honte de la fuite; La foi en l’idée qu’il y a des choses pire que la mort. Il ne mourra pas comme un lâche : S'il doit s'en aller, ce seras en tentant de protéger son maître et ami…. 

  • Il entend alors un bruit sourd, et l’instant d’après, les deux maestros ont surgis devant lui.

  • Voilà, j’en avais assez d’attendre, déclare Néron. Allez, tue-le, et je m’occuperais du…

  • L’apotre est obligé de s'interrompre pour parer l’estoc que viens d’asséner Iquios. Il a été forcé de bouger son épée, et la lame du serf lui a même effleuré la gorge Le regard de Néron exprime l’étonnement le plus ravi.

  • Eh ben, il a du talent… prononce-t-il en regardant Cassion. Celui ci reste aussi immobile que s’il était une statue. Néron reprend: Tu es rapide, mon garç…

  • Cette fois ci, l’épée lui passe à travers le bras, puis, lui transperce le foie. Comment…? Il n'a pas senti l'autre bouger… et pourtant … Sa bouche se remplit de sang, et il en crache en tombant à genoux. Personne ne l’a touché depuis…

  • Cassion réagit soudain, et désactive la Musique, mais Iquios n’est déjà plus là. Il s’est volatilisé dans la nuit, et Néron tombe sans bruit sur la neige.

  • Dans la caserne des Légions Extraordinaires.

  • Seth plaque l’Ombre contre le mur de la ruelle. 

  • Allons, allons, sussure l’Ombre sans cacher un sourire lubrique. Pourquoi tant d’agressivité, tout à coup…?

  • Tu m’as envoyé sur une fausse piste, grogne Seth en le soulevant à moitié. On va vérifier si tu es vraiment immortel…

  • Je ne le suis pas, répond l’Ombre en haussant des épaules. Ne m’en voulez pas, mon cher Chancelier… Vous devriez savoir que les affaires sont les affaires… Qui plus est, vous avez déjà assez fait de grabuge comme ça, vous ne croyez pas?... Je ne crois pas que m’assassiner brutalement dans une allée des casernes arrangera votre cas…

  • Après un instant de réflexion, Seth le jette sur le sol poisseux de la caserne. Cet homme, aussi écoeurant soit-il, a bel et bien raison. L’Ombre est un élément trop important de l’Empire pour qu’il lui fasse quoi que ce soit; A lui seul, c’est une institution. Il était dans les bons papiers de Limbad bien avant la naissance de Seth, et le seras sans doute encore bien après sa mort. 

  • … Alors, toi aussi, tu es des Triades… murmure Seth après un silence. Une certaine émotion transparait dans sa voix, ce que l’Ombre ne manque pas de relever:

  • … La corruption semble être un sujet qui vous tiens très à coeur, n’est ce pas…? êtes vous… Déçu de moi?

  • L’Ombre a dit la chose sur un ton enjoué, comme si l’idée de décevoir Seth lui procurait beaucoup de plaisir. 

  • L’Empereur a toujours lutté contre la pègre… Tu es aux côtés de Limbad depuis des siècles. Comment peux-tu laisser les Triades détruire son Empire, et laisser s’effondrer la vie de ses habitants… 

  • Avez-vous foi en l’Empire, Seth?

  • La question désarçonne le colosse. Son visage exprime si bien son désarroi que l’Ombre reprend:

  • Vous semblez obéir à un code d’honneur très… personnel. Pourquoi voulez vous tant rétablir un Empire prospère? Est-ce par amour pour les habitants de l’Empire, ou bien êtres vous simplement nostalgique de l’époque qui vous a vu grandir…? Vénérez vous Limbad au point de défendre un Empire duquel il ne se soucie plus? Ou bien… Est ce que c’est l’ambition, qui vous anime? Désirez vous vraiment la gloire au point d’entrer dans le palais durant la nuit, à l’insu de la garde et de l’Empereur lui-même? Dites moi… Qu’est ce que vous faite ici, à une heure pareille, et déguisé ainsi..?

  • … Tu as beaucoup de questions à me poser, on dirait. Je t’intrigue? Je parie que ça faisait longtemps, que tu n’avais pas rencontré quelqu’un comme moi…

  • L’Ombre hausse un sourcil interrogateur, et Seth surenchérit:

  • Je ne suis pas comme toi. Tu aurais du le comprendre, dès que tu m’as rencontré. Le meilleur des politiciens est le plus habile des menteurs; Et pourtant, je suis arrivé tout en haut en ne faisant rien d’autre que de clouer la langue des vipères à leur propres entrailles. Je ne suis pas comme Amon, comme les généraux ou comme les consuls. Je ne suis pas à la recherche de plaisirs faciles, et je ne m’attend pas à être consolé pour mes efforts. Pas plus que je ne suis animé par le besoin de reconnaissance, l’appat du gain, ou par la nostalgie. J’accomplis ce qui doit l’être, et je passe à la prochaine tâche.

  • L’Ombre applaudit:

  • Bravo! Vous avez l’art de livrer une réponse interminable qui ne répond à aucune des questions qu’on vous a posé. Je crois que… je vous aime bien, Seth. ça y est, je me suis décidé. Je vais vous aider.

  • Non merci… 

  • Seth tourne les talons, en espérant semer l’Ombre le plus vite possible, mais il tombe nez à nez avec celle-ci.

  • Allons, ne m’en voulez pas… Vous avez pris les choses trop personnellement, voilà tout… Je vous ai menti, je l’admet - Le consul des Afilies n’avait rien à voir avec l’attentat qui vous visait. Je vous ai menti, et je le ferais encore. Mais, dans votre situation, vous feriez mieux d’accepter mon aide… 

  • Tu veux m’aider, hein?... Et bien, commence par arrêter de me proposer ton aide. Si c’est pour m’envoyer tuer des innocents… dit-il en s’apprêtant à partir.

  • Le consul des Afilies n’était pas tout à fait “innocent”, vous savez… Vous auriez tort, de penser que j’ai agit dans l’intérêt d’Amon, ou que je suis membre des triades… Voyez vous, j’ai, moi aussi, mes propres objectifs… Lorsque je pense que ceux d’un autre homme concordent avec les miens, je n’hésite pas à joindre nos efforts, voilà tout. L’idée d’Amon servait mes efforts, et elle m’a beaucoup plu. Hors, maintenant, il se trouve que… Votre idée d’engager une troupe de mercenaire des îles me plait beaucoup.

  • Seth retient un juron. Il le sait déjà?... Trado n’a sans doute même pas eu le temps d’en parler avec le mage…  Au fond, ça ne l’étonne pas tant. Cet homme est capable d’entrer et de sortir à sa guise de n’importe quelle ombre dans le monde: C’est le seul Anadyo de l’Empire qui semble pouvoir utiliser ses pouvoirs à leur pleins potentiels. C’est justement ça, qui le rend si écoeurant. S’il n’aimait personne, son pouvoir serais atrophié, comme celui de Seth et des autres Ombrages. Mais s’il peut utiliser l’ombre de cette manière, cela veut forcément dire qu’il aime quelqu’un, et qu’il ne se soucie pas du vieillissement que ses facultés provoquent chez cet être aimé… Rien n’échappe à l’Ombre; Il est les mains et les yeux de Limbad depuis des siècles, sans qu’on sache comment il a survécu si longtemps, et Seth va être obligé de le compter comme un facteur aussi conséquent et capricieux que le vent ou la foudre.

  • “Si tu veux qu’on “joigne nos efforts”, dit Seth après un instant de réflexion, il va falloir que j’en sache plus sur les tiens, d’objectifs...

  • Evidemment, le rassure l’Ombre. C’est simple: J’ai un intérêt tout particulier pour les Afilies, duquel je ne peux pas vraiment vous parler, mais… disons que le consul en place me gênait un peu, et qu’un peu de changement s’imposait. Le problème, c’est que, je ne pense pas que laisser la région tomber dans le chaos m’aidera dans mes… projets… 

  • L’art de livrer une réponse interminable qui ne répond à rien, c’est ça, hein…?... Bien… Pour l’instant, je suppose que je me contenterais de ça…

  • Croyez moi, mon aide vous seras précieuse… Si vous parvenez à apaiser les Afilies sans employer les Légions, alors, il est très probable que Limbad vous donne le Sceptre, vous savez… 

  • … Je doute qu’il se soucie des Afilies…

  • Vous avez raison de douter… Mais si, moi, je lui parle, alors… Les choses se passeront differemment.

  • Seth observe l’Ombre avec attention. Est-il en train de mentir? Est-ce qu’il a vraiment des rapports si… privilégiés, avec Dieu? Sans doute. Mais il est clair que, s’il peut utiliser l’Ombre à sa guise, alors…

  • Tu veux m’aider, hein… Alors, pour commencer, emmène moi à l’intérieur des jardins. 

  • … Personne n’a le droit d’y entrer dans y avoir été invité… Qu’est ce que vous pouvez bien vouloir faire dans les…?

  • Si tu veux que je te fasses confiance, il va falloir faire ce que je te demande sans trop poser de questions.

  • L’Ombre soupire. Il semble hésiter un instant, mais finit par acquiescer: il s’agrippe à Seth, et tout devient noir autour d’eux.

  • Séclielle

  • En se relevant, Lymfan constata que la rue était aussi bondée de fantôme que l’était la boutique. Sa vue était brouillée par les visions que lui donnait l’Etat, mais il ne fut pas très difficile pour elle de se frayer un chemin entre les passants; Elle faisait preuve d’une force colossale, et bousculait des adultes trois fois plus grand qu’elle avec autant de facilité que s’ils avaient été des fétus de paille. Le garde et le cordonnier ne la rattrapèrent pas, et pourtant, la piste était facile: Elle provoqua un véritable chaos dans les ruelles de la cité, cherchant desespérément à s’enfuir, à sortir de cette maudite ville par tous les moyens. Elle ne pouvait pas rentrer au Séminaire, pas maintenant, pas dans cet état: on la reconnaitrait, elle en était certaine. 

  • Le serpent était toujours fixé à elle, et les passants qu’elle croisait étaient tous sujets à des parasites fantomatique qui l’horrifiait un peu plus à chaque pas. Elle n’avait pas été formée à l’Etat, et ne savait donc pas encore discerner la véritable nature de ces apparitions. Pourtant, elle restait concentrée sur son objectif: Elle devait faire vite, partir, loin de la cité…

  • Bien sûr, elle se perdit, incapable de retrouver les portes de la ville. Sans savoir comment, elle atterit au port, à l’autre bout de Séclielle; Le chaos qu’elle semait sur son passage ne passa bien sûr pas inaperçu, et l’un de ses poursuivants la retrouva en effet sur un quai, alors qu’elle venait de s’effondrer près de l’étal d’un poissonnier qui la regardait d’un air suspicieux.

  • Ce poursuivant était une poursuivante: Atha des Hauteurs. Elle avait été la première à retrouver Lymfan, et un sourire satisfait se lisait sur le visage de la jeune fille. Elle s’approcha d’une démarche sereine, lente et appliquée, consciente de sa puissance. Elle portait la toge de maestria, qu’elle venait juste d’obtenir, et sa main était posée sur la lame qu’on venait de consacrer pour elle: un cimeterre sans fourreau, dont le tranchant noir disparaissait dans les voiles de son vêtement. Lymfan était trop épuisée par ses visions pour remarquer qu’Atha approchait; Alors qu’elle arrivait à quelques pas de Lymfan, toutefois, Atha sentit soudain une présence oppressante s’abattre sur son échine. Elle écarquilla les yeux: Oui, cette petite était entrée dans l’Etat - La Chimère seule savait comment elle avait fait ça, mais elle l’avait fait. Pourtant, ce n’était pas d’elle qu’émanait la présence: C’était un présence lourde et sauvage, une aura aussi puissante que brute. 

  • Atha se retourna, et fit instinctivement un bond en arrière, avant de reconnaitre la personne qui venait d’apparaître.

  • “Toi… dit-elle avec une moue dégoutée. Qu’est ce que tu fais là, et pourquoi es tu dans l’Etat?

  • Atha des Hauteurs, tu es la fleur des plaines de Vertigo, répondit Jacaar. “Mais si tu es venue chercher la petite faiblarde, je serais obligé de me mettre en travers de ton chemin.

  • A son air résolu, et au fait qu’il portait deux lames de fer devant son regard, Atha comprit que le tutellé ne plaisantait pas.

  • C’est parfait, répondit-elle. Xanvre a toujours refusé de nous laisser nous affronter, durant les cours. Je serais ravi de prouver à tout le monde que Jacaar Reale n’est qu’un sauvage; Je ne supporte pas ceux qui prétendent que tu as du talent.

  • Je… Je ne cherche pas la confrontation, femme. J’agis sur ordre de l’Avalion: Je lui ai prêté serment…

  • Et alors? Répondit flegmatiquement Atha. L’Avalion n’est qu’un tutellé. J’agis, moi, sur ordre d’At Sahis en personne. N’as tu pas vu ma toge? Je suis ta supérieure, à présent. Mais ne demande pas mon pardon maintenant, Jacaar: Amusons nous un peu d’abord…

  • Elle décrocha son cimeterre de la ceinture auquel elle était accrochée. Jacaar ne sentait pas l’aura d’Atha; Mais il savait que c’était une des particularités du mantra de son aimée. Il déglutit. Il ne voulait pas la blesser…

  • Ces si beaux sentiments ne durèrent cependant qu’un temps. En effet, le combat ne dura qu’un instant. Atha effectua un simple pas vers l’avant, mais avec une fluidité et une vitesse étonnante: instinctivement, Jacaar ramena ses deux épées devant lui pour parer le coup, mais la lame de jyste noire les traversa comme s’ils avaient été fait de beurre, et pénétra profondément dans l’épaule du guerrier. Elle aurait du le couper en deux, mais au dernier moment, Jacaar avait réussi à invoquer une Note, le “Tan”, l’une des plus importantes de la famille Reale; Cette Note de protection avait stoppé la lame, et elle était désormais coincée dans le corps de Jacaar. Il lâcha ensuite ses deux armes brisé, et attrapa le bras d’Atha qui tenait le cimeterre.

  • Il tremblait, et Atha lui sourit doucement. Elle approcha son visage de Jacaar, et lui murmura:

  • Tu vas mourir sans jamais avoir pu prouver la valeur des Reales.

  • Il hurla de colère et de terreur, et invoqua cette fois-ci le “Tael”, une Note à la consonance meurtrière; Dans l’ultime moment de sa vie, Jacaar n’avait en effet plus du tout de remord à l’idée de tuer sa redoutable bien-aimée, et tout ce qu’il voulait, c’était survivre; Mais elle appliqua une violente torsion de poignet à la garde de son arme, et le cimeterre incurvé découpa le corps du tutellé en deux. Ses tripes se répandirent au sol, et la vie disparut presque instantanément de son regard. 

  • Atha essuya le sang qui couvrait son cimeterre sur la toge blanche de la partie gauche de Jacaar, sans prêter attention aux cris de terreur et à la panique qu’elle venait de déclencher sur le port. La maestria se retourna ensuite dans la direction de Lymfan, mais celle ci avait disparue. Il ne lui fallait qu’un instant pour la retrouver; Désorientée, la gamine était recroquevillée dans le coin d’une ruelle, effrayée par la foule qui fuyait dans la panique la plus désordonnée.

  • Atha s’avança vers sa proie d’un pas determiné. Lymfan pouvait voir, fixée à la gorge de la maestria, une immense blatte fantomatique, qui semblait sucer les sangs de la jeune fille: Cette apparition devint alors soudain très claire. Le temps sembla se suspendre, pour Lymfan, et elle comprit soudain ce qu’était ces spectre-parasites, qu’elle avait vu sur le corps de toutes les personnes qu’elle avait croisé depuis que la mixture avait fait effet. Le serpent, la blatte n’était que des formes, des aspérités duquelles elle n’avait pas su décrypter le sens.

  • En regardant bien le fantome accroché à la gorge d’Atha, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’une blatte, mais d’un motif, d’une phrase ; d’un assemblage de Notes. Son regard s’affina, et les innombrables fantomes qui parsemaient la rue lui apparurent, l’espace d’un instant, comme autant de mot et de phrase écrite dans un pavi parfait. La blatte elle même n’était en fait qu’un assemblage de septs lettres écrites sous plus de 700 de leurs manières différentes: En les regroupant, elles formaient le mot “orgueil”, orgueil qui tenait Atha à la gorge.

  • Le serpent fantomatique qui l’entourait n’avait plus la forme d’un serpent, mais d’un autre mot: “peur”. Partout autour d’elle, des mots apparaissaient, tous écrits en pavi; Et, pour la première fois, elle perçut aussi la présence d’Atha. L’enfant trembla de terreur.

  • Près du Fantasme

  • Cela fait maintenant plusieurs jours que je maintiens l’Etat, que je lutte contre ces torrents invincibles. C’en est trop. En fuyant trop precipitemment la Chimère, j’ai plongé dans l’océan Impossible, et je ne peux plus retenir mon souffle - Il faut que je sorte, à tout prix, que j’emerge, mes poumons brûlent, je suffoque… Et c’est alors que la surface apparait enfin. Je la perce un instant après l’avoir décélée, et je prend une bouffée d’air frais. Enfin!... Je plane un instant, et me prépare à appeler l’aigle. Mais qu’est ce qui m’as pris, de venir ici… Il est temps de faire demi tour. Il n’y a rien, au delà du Fantasme, et certainement pas de réponses à mes questions…

  • C’est alors que j’aperçois une marque étrange dans la Musique, légérement au nord du Fantasme. Comme une émanation bleutée, accompagnée d’un son harmonieux et d’un étrange sentiment de bien être. Comment ai-je pu ne pas le remarquer plus tôt…? J’étais sans doute bien trop concentré sur ma propre survie. “Il ne suffit pas d’écouter pour entendre…” Il y a quelque chose, là bas, dans les profondeurs. Quelque chose de caché et de splendide, quelque chose d’essentiel et de dangereux.

  • J’hésite. Je viens à peine de sortir… Nager dans ces courants est épuisant, même pour moi… Un instinct étrange me pousse pourtant à y retourner, malgré la peur sourde que m’inspire l’Océan Impossible. Alors, après un soupir désespéré, je plonge à nouveau. Il est bien plus facile de descendre dans les profondeurs que de les quitter, puisque l’eau est irrémédiablement attiré vers le gouffre du Fantasme. 

  • Aussi, il me faut seulement quelques minutes pour m’approcher de cette musique formidable; Quand, enfin, j’atteint les profondeurs espérées, la surprise est telle que je m’immobilise quelques instants. Ce soudain arrêt de mes mouvements laisse aux courants le loisir de m’emporter, et je dois redoubler d’effort: C’est incroyable. Quand je reprend le contrôle de ma course, je me précipite vers ce que j’ai vu, et je reste ébahi. Ce sont les ruines d’une cité engloutie, gigantesque et recouverte d’étranges coraux, juste là, à quelques centaines de mètres de l’endroit où l’océan sombre dans le Fantasme.

  • En approchant, les contours de la cité se précisent - elle s’est mêlée au monde de l’abysse, et des centaines de forme de vie phosphorescentes s’y sont accrochées. Elles diffusent des lumières bleutées, verte et fragiles, et des poissons fantasque nagent paisiblement aux côtés de la ville, comme si l’eau était calme, près des édifices érodés. Quel que soit le minerai avec lequel cette cité a été édifiée, je sens qu’il est gorgé de vie et de Musique. 

  • Cette cité toute entière est enclavée entre 8 immenses anneaux de pierre, pour la plupart brisés, qui forment une sorte de dôme autour d’elle. Un immense reptile, long de plusieurs kilomètres, s’enroule autour de ces anneaux - pendant un moment, il me semble vivant, puis, je comprend en approchant de ses écailles de pierre qu’il ne s’agit que d’une statue particulièrement réaliste. Il est recouvert, comme le reste de la cité, de plusieurs espèces de mousse luminescentes; des coraux s’y sont greffé, et de curieux poissons colorés se cache dans des anémones accrochés à ses écailles.

  • Je lutte contre les courants pour entrer sous le dôme, mais, quand j’y parviens, ma lutte devient inutile; Ici, l’eau est bel et bien calme. C’est comme si une curieuse force rendait l’eau stagnante, alors même que le siphon est à quelques centaines de mètres de là. Quel que soit cette force, c’est un art disparu, une chose qui n’est ni de la magie, ni de la Musique… Quel que soit cette ville, elle n’était pas destinée à mon espèce.

  • C’est une cité étrange, une cité sans rue, qui semblent avoir été peuplée par des oiseaux, si elle a jamais été habitée. Des sortes de perchoirs emergent des maisons, qui sont bâties de manière circulaire et dans des taille très variable. Il semble y avoir une logique parfaite dans l’ajustement de cette ville, et pourtant elle m’échappe: Tout est harmonieux, mais ce n’est clairement pas une ville humaine.  Il n’y a pas de rues, pas de grandes places; La ville semble s’étendre à la verticale, et certains batiments ont été construits à même les anneaux de pierre qui l’enserrent, si bien que certains sont carrément à l’envers. 

  • Des dorures recouvrent encore ces habitations étranges, et elles sont remarquablement bien conservés. ça et là, des statues d’or massif représentant des anges à quatres ailes s’éparpillent sans logique, seuls éléments à ne pas être couvert de mousse ou de coraux, comme si cet or avait quelque chose de trop sacré pour que les abysses puisse se l’approprier.

  • Au coeur de la cité, une tour d’un diamètre ridicule s’élève à quelques centaines de mètres; Il semble qu’elle a été un jour bien plus grande, mais que quelque chose l’a brisé en deux. En effet, tout un pan de la ville est écrasé sous ce que j’identifie comme étant l’autre partie de cette tour, et certaines de ces pierres semblent avoir été brûlée si profondément que la Musique est encore parcourue de notes surchauffées. Elle me préoccupe d’ailleurs beaucoup, la Musique: Elle ne m’indique rien, elle qui est si bavarde. D’ordinaire, on peut tout sentir dans la Symphonie - danger, souvenirs, phénomène naturel et émotions des astres; Tous les événements de l’univers sont émanés sous forme de Notes qu’il suffit de savoir interpreter. Mais pas ici. Ici, la Symphonie ne semble plus être la somme de tous les absolus, mais une simple facette de quelque chose d’infiniment plus vaste.

  • Je ne dois pas m’éterniser dans cet endroit - La Musique semble étrange, distordue, et cela me rend vulnérable… mais la curiosité est trop forte. Je suis sans doute le premier à venir ici depuis des lustres - sans doute le seul à être en mesure de venir ici. Aucun maestro, aucun apôtre n’aurait jamais pu plonger si profondément, j’en suis certain. Même pas Leïa… 

  • Je dois m’approcher, encore un peu plus près. J’entre dans la tour avec émotion. A ma grande surprise, elle est creuse - Je suis fasciné à l’idée qu’il n’y ait pas d’étages. Autrefois, il semble qu’elle ait été un immense salon vertical. à l’intérieur, je découvre des mosaïques splendides, des sculptures d’or brisées et des algues phosphorescentes. Il y a ici beaucoup moins de formes de vie qu’à l’extérieur, et tout est presque intact. Des dalles de pierres hérissent les murs comme autant de perchoir, et chacun d’entre eux arbore la figure d’un animal différent, sculpé dans un or fin qui ne s’est pourtant pas oxydé dans ces profondeurs. Le monument est prodigieux… C’est un travail parfaitement proportionné. Mais ce qui attire mon attention, ce ne sont pas ces mosaïques immenses qui recouvrent l’édifice; Non, c’est cet ange minuscule, gravé à même la pierre, et qui… m’appelle de la main?... Je ne rêve pas. Il bouge bel et bien sur la roche.

  • C’est un petit personnage en deux dimensions, et quand je m’approche de lui, il applaudit et déploie ses quatres ailes. Il se met à les battre furieusement, et la gravure se met à se déplacer sur la surface de la tour en esquivant les mousses éparpillées sur la roche. Rendu muet un instant par l’étonnement, je ne tarde pas à me lancer à sa poursuite.

  • Nous pénétrons dans un couloir, caché dans les profondeurs de la tour. Il n’y a aucune lumière, et je dois me reposer entièrement sur la Musique pour discerner quoi que ce soit dans ces profondeurs - l’exercice est très délicat. Nous entrons dans un couloir dans lequel des ossements sont entassés. Ce sont des restes qui semblent humain, mais, comme le personnage que je poursuis, quatres ailes leur sortent des clavicules. Mais je n’ai pas le temps d’étudier ces ossements… Il va m’échapper…. Nous descendons de plus en plus profondément, puis, tout à coup, nous remontons. A ma grande surprise, je jaillis hors de l’eau dans ce qui semble être une poche d’air conservée ici, à des kilomètres de profondeurs. 

  • En regardant autour de moi, je découvre une salle immense et à moitié immergée. Des colonnes formidables retiennent un toit noir constellé de diamants, véritable voute celeste qui retiens des kilomètres d’eau sans frémir ni se fissurer. L’air a une odeur de renfermé qui me donne une sérieuse envie de vomir; Mais je reste concentré sur le personnage que j’ai suivi ici. 

  • La gravure mouvante figure désormais sur l’une de ces colonnes formidables. De bout des doigts, l’ange me montre quelque chose derrière moi. En me retournant, je découvre un mur immense sur lequel sont disposé une quantité incroyable de tableaux de plusieurs dizaine de mètres de largeur, tous peint avec une précision surhumaine. Celui que l’ange me montre du doigt est le plus grand d’entre eux… Il représente la Chimère elle même, entourée par trois lames que j’identifie rapidement comme étant les trois épées sacrées. Solaris, une large plaque de fer, auquel est suspendue l’Autre Lune; Sacrifice, l’épée rouge de Limbad, qui contient un univers dans son fourreau, et Carnaval, la dague verte et perdue qui complète ce triptyque très connu.

  • Je m’approche de la peinture en tremblant un peu. Qu’est ce que cela signifie…? Cette cité… Elle semble avoir édifiée pour et par des anges… Ces créatures que les pratiquants du culte de la Reine Rouge vénérent, et que j’ai toujours trouvé invraisemblables… Quel sont leurs liens avec la Chimère?... Je sens qu’il y a quelque chose de très important dans cet endroit, quelque chose qui a à voir avec la nature même de notre monde… Quelque chose dont le Correcteur a peut-être parlé.

  • C’est alors qu’un bruit formidable retentit. Je dégaine instantanément mon épée, sur mes gardes ; Mais, le bruit s’évanouit aussi vite qu’il est apparu. Je me retourne vers l’ange comme pour l’interroger, mais il a disparu. Qui sait ce qui peut se cacher dans ces abysses… Pourtant, je ne ressens aucun danger dans la musique, aussi, je continue à explorer la pièce. 

  • Un second tableau non moins immense représente un homme aux yeux rouges, peint avec un réalisme formidable. Son regard me frappe, non pas pour la couleur de ses yeux, mais pour la peine terrible et muette qui semble les traverser. C’est une émotion si vive que je me met à la partager toute entière - un instant, j’en viens à penser à ceux que j’ai laissé. Mais je me détourne vite vers un troisième tableau. Lui aussi m’émeut particulièrement; Il représente l’Autre Lune dans toute sa splendeur, et avec un sens du détail absolument surnaturel. C’est presque mieux que de la voir en vrai… 

  • Il y en a des centaines, de ces tableaux, et ils feraient rougir de honte les meilleurs peintres humains. Je sens que je suis dans une véritable salle au trésor, et qu’en les observant tous un à un, je finirais par comprendre quelque chose d’essentiel, quelque chose qui tiens aux origines de notre monde. J’ai tout mon temps pour découvrir ces secrets et je suis stupéfait de bonheur - Que de tels trésors ait pu être conservé ici, à des kilomètres de profondeurs, pendant probablement des siècles… C’est une chance incroyable.

  • Je m’approche d’un quatrième tableau qui représente un dragon, quand, soudain, le mur du plafond s’effondre dans une violence inouie, et des kilomètres d’eau glacée déferlent dans la pièce, réduisant à néant ces chef d’oeuvres immortels. J’ai à peine le temps d’invoquer des Notes pour me protéger - le choc est si formidable qu’il faut plusieurs minutes avant que je ne comprenne ce qui s’est passé. 

  • Le serpent de pierre n’était pas une statue. C’est un véritable Léviathan qui se déploie sous mes yeux, un cataclysme - Il doit mesurer au moins dix kilomètres de long. Sa gueule est si immense que je ne mesure même pas un centième de la taille d’une de ses dents. Les huits anneaux ont rompus sous son étreinte, et je les vois tomber sur la ville en effaçant les vestiges des siècles en l’espace de quelques secondes. Ses yeux gigantesques sont rivés sur moi, et la terreur me gagne complétement pour la première fois de ma vie. 

  • Le temps semble se suspendre. Puis, je fuse vers la surface. Un frémissement des muscles du Léviathan déclenche alors un courant sous marin surpuissant, et je dévie de ma trajectoire. En plus d’être immense, il est d’une rapidité phénoménale; En un instant, il est sur moi, et j’ai tout juste le temps de me demander d’ou viens l’épée de jyste noire enfoncée dans sa gencive supérieure, avant qu’il ne me happe tout simplement dans sa bouche.

  • Séclielle

  • Le quai de Séclielle a été deserté: La femme qui sors des eaux en est ravi. Elle est nue, et épuisé, et elle espère trouver des vêtements le plus vite possible, avant que des badauds ne l’interceptent: Mais c’est à ce moment qu’elle constate la présence d’un cadavre sur le sol. Elle reconnait instantanément la personne duquel il s’agit: C’est le petit héritier du clan Reale, Jacaar. Sa mort risque de ne pas plaire à Obie… Leïa ouvre légérement ses pupilles; Ses iris restent visible, mais elle entre à peine dans l’Etat, pour ne pas que sa présence trop imposante perturbe la sérénité de la ville. L’Avalionne retrouve instantanément la personne qui a fait ça. Elle la rejoint d’un mouvement, et plaque violemment Atha contre le mur d’une ruelle avoisinnante.

  • Kymer!… gémit Atha.

  • Kym, ma soeur, salue solennellement Leïa Gin.

  • Je…

  • Pourquoi as tu tué l’héritier du clan Reale?

  • Je… Il s’est opposé à un ordre d’At Sahis…

  • Ah.

  • Leïa relache la jeune maestria, qui n’en mène pas large. Atha a perdu son air fanfaron: Après ce qui viens de lui arriver… Une seconde humiliation, comme celle-ci… Elle n’a même pas senti Leïa approcher. Elle remarque que Leïa est nue: Mais elle n’ose pas le faire remarquer…

  • Quel était l’ordre donné par At Sahis?...

  • Je… C’est un secret, Avalionne.

  • Dit le moi.

  • La présence de Leïa s’intensifie: Elle deviens si insupportablement douloureuse qu’Atha perd sa concentration, et sors de l’Etat malgré elle. 

  • Je… Je devais capturer Lymfan! glapit-elle en se recroquevillant sur elle même. Jacaar s’est interposé, et je n’ai pas eu le choix…

  • Lymfan? Pourquoi devais tu capturer Lymfan…? Et ou est elle, maintenant?

  • Elle m’a filée entre les doigts Je… Je n’ai pas compris cu’il s’était passé… J’allais la… J’allais la capturer, et, soudain, il y a eu une Note… Je crois qu’elle était là depuis le début… Lymfan a regardé cette Note, et…

  • Lymfan a regardé une Note?!

  • Elle avait les yeux ouverts, Avalionne… Je le jure… Elle a regardé une Note, et la Note a brillé, et… et puis, Lymfan et la Note ont disparues…

  • Disparues? Comment ça?

  • Je ne sais pas, je le jure!... Arrêter de dégager votre aura, je vous en prie, Avalionne…

  • Leïa s’executa: Elle avait oublié qu’elle maintenait sa présence sur la tempe de la gamine. Elle jeta un regard en direction du Kymerion. At Sahis… C’était sans doute lui. 

  • Pendant ce temps, Etius venait de recevoir la nouvelle: un de ses fidèles lui avait déjà appris ce qui s’était passé aux quais, et il était en train de s’arracher les cheveux dans sa chambre du Kymérion. Maudite Atha! Tuer Jacaar… La garce! Le pauvre garçon était certes étrange, mais il ne méritait pas ça… En plus, c’était de sa faute, à lui, Etius: Atha agissait sur ordre d’At Sahis, ce qui signifiait que tout ce qu’elle ferait dans le cadre de sa mission serais de toute manière légitimé par le chef de l’Orchestre.

  • Surtout, si elle l’avais tué, cela voulait dire qu’elle ne se gênerait pas pour la tuer, elle: Lymfan était en danger. Son informateur lui avait dit qu’elle avait “disparue” devant Atha, mais il était sûr que Lymfan n’avait fait que trouver une astuce temporaire, et que sa terrible fiancée retrouverait bientôt la pauvre Lymfan. Mais que pouvait-il bien faire?... Il était trop faible, comparé à Atha. Il repensa aux leçons de Xanvre des Hauteurs: L’important, ce n’était pas de bien se battre, mais de se jeter à coeur perdu dans la mêlée, comme l’avait fait Véant Sahis lors de son affrontement avec Jacaar… Quelles conneries.

  • Etius sortit de sa chambre, et se rua dans le couloir. Il descendit les escaliers quatre à quatre, jusqu’à l’étage des Sahis. Il savait pertinemment l’endroit où cette vipère résidait. Deux Méniants gardaient l’entrée: Ils auraient sans doute repoussé n’importe qui d’autre, mais l’Avalion était chez lui dans le Kymérion, et ils ne pouvaient pas l’empêcher d’aller là ou il le souhaitait.

  • Il entra dans la pièce claquant la porte contre le mur de cristal: Les Méniants la refermèrent délicatement. At Sahis était en pleine discussion avec une jeune femme aux cheveux blonds, qu’Etius reconnu comme étant Ezia Féléis, la fameuse prodige du clan des ailes.

  • “Ce seras tout, Ezia… lui dit At Sahis après un regard sur l’intrus. Ne t’inquiète pas… Tu ne seras pas inquiété. Ton mantra est trop important pour que nous puissions nous passer de toi: il n’y a que toi qui sache utiliser la Musique pour guérir. Avalion, continua-t-il en s’adressant à Etius. Je vous attendais…”

  • Ezia Féléis sortit de la pièce après avoir adressé un sourire à l’Avalion. Quand les portes de cristal bleu se furent refermés, Etius répondit:

  • Vous lui avez menti, et à moi aussi.

  • …? Pardon, votre altesse?...

  • Moi aussi, j’ai menti à tout le monde, vous savez. Je n’ai pas besoin de m’asseoir, ou d’entrer dans l’Etat, pour utiliser mon mantra.

  • Etius s’approcha du bureau d’At Sahis, et posa ses deux mains dessus en fixant le chef de l’Orchestre droit dans les yeux: Ses iris étaient parfaitement visible. Soudain, ce visage si innocent et si pur avait pris un air plein de colère, et, pour la première fois de sa vie, Etius ressemblait à un ange de la colère, à un Avalion.

  • Je suis un Avalion. Mon mantra est toujours actif. 

  • Oh, je vois… ria At Sahis. Oh là là, votre mantra, détecter les mensonges…! Même en étant debout…! wow! Avalion, c’est sûr… vous avez une sacrée génétique! Je le pense vraiment! N’importe qui ne serais pas en mesure de comprendre la profondeur de mes sarcasmes….

  • Dites moi ce qu’il faut que je fasse, pour que vous laissiez Lymfan tranquille, répliqua Etius, nullement amusé.

  • Je ne savais pas qu’elle comptait tant pour vous…

  • Elle compte. Je la considère comme ma petite soeur, désormais. Je veux que vous donniez l’ordre à Atha de laisser Lymfan tranquille. Je sais que vous pouvez l’y forcer à distance, grâce aux auditeurs.

  • Hum… Je regrette… Il n’y a rien que vous pouviez faire, Avalion…

  • Etius sourit. At Sahis ment: Il ne le sait juste pas encore. 

  • Et si je vous disait que je peux vous faire élire Suprémain?

  • Cette fois-ci, le chef de l’Orchestre perdit son sourire narquois. Pour la première fois depuis le début de leur conversation, il sembla soudain considérer l’Avalion comme un interlocuteur digne d’intérêt.

  • Que voulez-vous dire?...

  • Je me fiche de l’Orchestre, et de tous ces immondes petits jeux politiques auquels vous et votre famille vous livrez. Ma soeur est morte: C’est une évidence pour tous, désormais. Je suis l’Avalion officiel, même si je n’ai pas encore été couronné. Je propose de lancer un décret en votre faveur: Je renoncerais à la charge de Suprémain pour moi et pour toute ma descendance. Tout ce que je demande, c’est de garder une place symbolique, mes palais, et une rente de quelques milliers de pièces d’or: le Suprèmat seras à vous, et vous accomplirez enfin la destinée de votre clan. En échange, épargnez Lymfan.

  • … C’est une idée intéressante… Mais j’en ai une autre… Je pourrais vous faire assassiner discrètement, et recevoir la charge Suprème par simple logique étatique… Cela m’epargnerait d’avoir à vous céder le palais…

  • Etius eut un frisson. Cette fois-ci, At Sahis ne mentait pas.

  • Pourtant, il sut ce qu’il avait à dire:

  • Sans les Avalions, qui vous dit que Reale, Féléis et Vertiguéens vous suivront tous sans rien dire? Vous avez besoin des Avalions pour unifier le pays, et apaiser les vélléités d’indépendance des clans mineurs. Vous le savez, At. Un Avalion est plus utile soumis que mort…

  • Cette fois ci, la réponse d’Etius semblait vraiment avoir convaincu le chef de l’Orchestre. Il s’apprêtait à donner sa propre réponse, quand la porte fut à nouveau violemment ouverte par une autre personne.

  • AT SAHIS!

  • Le hurlement de Leïa fit fuir quelques oiseaux perchés sur un arbre, à 50 mètres de là. Elle était vétue très vulgairement, d’une tenue grossière qu’elle avait arraché à un étendage anonyme. Etius et At Sahis se figèrent tous les deux comme des enfants pris sur le fait..

  • Qu’est ce que tu fais là, toi? dit-elle au microbe qu’elle appellait son petit frère.

  • Tu es vivante?!

  • ça t’étonne? brusqua Leïa. Va t-en. Je dois m’entretenir avec ce scélérat, ce fils de Sot’ka desséchée…

  • Attend! Il faut que je t’explique! Il a…

  • PARS, ETIUS! rugit l’Avalionne.

  • En temps normal, il se serait ratatiné sur lui même, et aurait obéit platement à sa grande soeur. Mais aujourd’hui, quelque chose lui rappella le moment ou Lymfan avait dérobé le livre dans la bibliothéque de sa soeur.

  • Ce souvenir, qui, pour Lymfan, était pourtant celui d’un moment de sa vie qu’elle regrettais déjà amèrement, eut une emprise totalement différente sur Etius. Elle lui avait dit: “Si ça se trouve, ce qu’il faut que tu apprenne à faire, c’est désobéir!”; Et c’est à cet instant qu’il comprenait à quel point ces paroles étaient sages et éclairées.

  • Tu ne comprend rien à la politique. Tu n’es qu’une guerrière ecervelée, et c’est pour ça qu’il te manipule. Si je te laisse continuer, nous sommes tous perdus. Par ta faute, le Kymérion n’est plus un endroit sûr pour moi, pas plus qu’il ne l’a été pour Lymfan: Sais-tu qu’un assassin a été retrouvé dans sa chambre par un Méniant? 

  • Qu’est ce que tu racontes?! C’est impossible. Le Kymérion ne peux pas…

  • Qu’importe. Je vais partir au Helga’la, maintenant: Il est temps que j’aille tisser mes propres alliances, puisque tu en es incapable. At Sahis, dit-il au chef de l’orchestre. N’oubliez pas: Ma proposition tiendra toujours, et vous n’aurez qu’à venir à moi en temps et en heure…

  • Très bien, Avalion, répondit At Sahis, amusé par le ton calme du jeune homme, qui ressemblait beaucoup au sien.

  • ETIUS! TU OSES CONSPIRER AVEC CETTE ORDURE?

  • Tu es pathétique, répondit l’Avalion. Crier ainsi ne te rend pas plus imposante: Terrifiante, à la rigueur, mais plus pour moi. Tache de sauver Lymfan.

  • Et sur ce, Etius sortit de la pièce, laissant sa soeur abasourdie sur le pallier. Il ne lui avait jamais parlé de la sorte. Elle ne s’était absentée qu’un peu plus d’une saison, pourtant… Qu’avait-il bien pu se passer pour que le gentil Etius devienne si?...

  • … AT SAHIS!

  • Je crois que j’ai compris l’idée, répondit le chef de l’Orchestre en serrant les dents.

  • Qu’as tu fait à Lymfan? Ou est-elle passée? Atha des Hauteurs m’as dit qu’elle avait disparue avec une Note...

  • Hum”, répondit At Sahis pour temporiser. Il ne prit que très peu de temps pour assimiler cette information, et tisser un astucieux mensonge avec. “Oui, en effet… J’ai retiré Lymfan du viseur d’Atha quand j’ai constaté ce qui s’était passé avec le jeune Jacaar… Je ne voulais pas qu’elle la tue…

  • Hum… C’est un des pouvoirs que te conférent les auditeurs, alors. Je m’en doutais. Ou est-elle, maintenant? Tu as intérêt à m’expliquer ce qui s’est passé avec mon apprentie…

  • Tu reviens ici après une saison entière, et tu oses m’harceler de questions sans même avoir demandé audience au préalable? Tout le monde te croyais morte. Tu as rayé Ma’ek de la carte… Ou est la Brise, Leïa? Le sais-tu?

  • La Brise? Et bien… Elle a sombrée… répondit Leïa, qui s’était soudain calmée quand le Sahis y avait fait allusion.

  • Non, Leïa. Elle a été récupéré par une bande de matari… Ils feront bientôt voile vers le monde interdit, Leïa. Sais tu ce que cela signifie?

  • TU AS LAISSE DES MATARIS S’EMPARER D’UNE BRISE, LEÎA!

  • Le puissant Bucher baissait la tête comme une enfant de cinq vertiges. C’était le pire scénario possible. Si les sauvages atteignaient le monde interdit, alors, la réalité même risquait d’être altérée. At Sahis la regardait de très haut, en haussant le menton. Il continua, sur un ton beaucoup plus calme:

  • Ton apprentie va rester entre mes mains. Elle a du talent, Leïa. Je vais la former. Mais toi… Toi, je vais devoir t’envoyer quelque part.

  • Encore?! Mais…

  • Silence. Les Afilies se sont révoltés. Tu tiens peut être l’occasion de redorer le blason de ton clan, Leïa. Si tu parviens, par ton soutien aux rebelles, à annexer les Afilies au Suprèmat… Tu imagines? Les Cinqs-Royaumes deviendraient les Six-Royaumes. C’est la seule manière que j’ai trouvé de convaincre les autres électeurs de voter pour toi.

  • Leïa leva la tête vers At Sahis. Ce qu’il disait… Elle savait qu’elle devait s’en méfier, mais… Cela sonnait tellement juste… Le Premier Avalion avait acquis le trone après sa conquête de l’Indor. Et puis, l’Eternel Empire était si faible… En reiterant l’exploit de son ancètre, elle pourrait se légitimer aux yeux de ses détracteurs… Elle sembla oublier instantanément que son principal détracteur était en face d’elle. Elle acquiesca:

  • … Si je conquiers les Afilies… Je veux que ce soit une personne que j’ai choisie, qui acquiert le trone de ce royaume… Et qu’elle soit considérée comme un électeur à part entière.

  • Bien sûr! Tout ce que tu voudras. Maintenant,  il se leva en disant cela, suis moi. Je vais t’emmener dans les Afilies…

  • Les Afilies sont à des centaines de kilomètres d’ici, At…

  • Justement. Il faut que je te montre quelque chose….

  • Notes du Second Registre

  • … Et le fait de maîtriser sa “présence”, ou son “aura”, si vous préférez, est la compétence la plus élémentaire du maestro. En effet, pour manier les Notes, qui sont un pouvoir caché à la vue de tous, il faut les attraper avec son aura. C’est quelque chose que, personnellement, j’ai compris très vite, alors, je ne l’expliquerais pas plus que ça… Pour continuer à vous parler de notre plan, j’ajouterais que…

  • Au large de l’île d’Or, sur un vaisseau de passage

  • Les 4 mataris étaient sur le pont, tandis qu’Octaf s’était retiré dans la cabine. Ce dernier était de plus en plus éreinté, depuis l’éruption; On aurait dit qu’il vieillissait à vue d’oeil, et l’équipage avait décidé de le laisser se reposer pendant la traversée. Il les avait convaincus de le suivre dans le Sud, ou un homme attendait apparemment de récupérer ce bijou de technologie qu’était la Brise; Les mataris avaient pourtant tous beaucoup protesté, quand Octaf leur avait fait part de ce projet. 

  • En effet, être à bord de ce navire apparaissait comme un accomplissement en soi, et aucune fortune, aucun bien sur la terre et dans les cieux ne semblait pouvoir justifier qu’on échange la Brise. Elle les avait sauvés, eux seuls, du cataclysme qui avait emporté leur peuple; Pour Daïn, Enmar et Cacide, ce navire était dores et déjà un artefact sacré, et pour Patmé, il s’agissait sans doute de l’ultime maîtresse qu’il aurait dans sa vie. C’était, certes, un petit navire - à 5, on était déjà trop, dessus, puisqu’il n’y avait que 4 couches, dans l’étroite cabine qui sertissait le pont.. Mais sa vitesse… La fluidité dont elle faisait preuve sur les flots, et, par dessus tout, sa beauté en faisait un bien d’une valeur inestimable aux yeux des mataris.

  • Pourtant, ils avaient changé d’avis quand Octaf leur avait dit: “Il n’y a peut être pas d’objet plus précieux dans la terre et dans les cieux, mais dans vos rêves, si…”

  • Cette phrase étrange, qui aurait pu sembler dissuadante pour nombre de peuplade à travers les temps, galvanisa pourtant les mataris. La religion qu’ils pratiquaient était en effet assez particulière, en cela qu’elle présentait une synthèse étonnante entre le culte de la Chimère et celui d’Extellar. Comme les mataris avaient été en contact avec les maestros pendant des décennies avant la purge, ils avaient adopté certaines de leurs croyances, qu’ils avaient adoptés sans pour autant renier l’ancien culte d’Extellar; Ainsi, comme les habitants du Suprémat, les mataris pensaient que, de l’autre côté du Vertige, à l’extrême occident du monde, se trouvait une terre appellée “le monde interdit”, “les terres astrales” ou “le Domaine de la Chimère”, et que cette terre n’était accessible qu’à ceux qui rêvaient. 

  • Les Légendes étaient pourtant nombreuses, sur les fiers marins mataris qui avaient vaincus le Vertige, ce courant océanique insurmontable, pour accoster sur le continent interdit; Là bas, sous le sable de la plage qu’on appelait “le Champ des Possibles”, ils avaient trouvé des objets qu’ils avaient eux même imaginé, des objets qu’ils avaient ardemment souhaité et que la plage avait créé sous leur doigts. En les ramenant sur Ma’ek, ils avaient prouvés la grandeur d’Extellar, qui était, selon eux, le divin créateur du Champ des Possible. 

  • La phrase étrange d’Octaf avait réveillé leurs croyances, et il les avaient confirmé en leur parlant de son projet de se rendre aux Champs. Aussi, la Brise n’était donc devenue qu’un moyen, à leurs yeux, un vaisseau de passage. Avec elle, oui, ils surmonteraient le Vertige, et accompliraient des exploits digne d’être chantés par Epalion; Tous avaient accepté l’idée, sauf, bien sûr, Patmé. Ce dernier fomentait déjà un plan pour s’emparer de la Brise avant la fin du voyage; Elle était, selon lui, l’aboutissement de tous les rêves de l’Homme, et il ne voyait pas l’intérêt de tenter de braver le Vertige pour obtenir un objet qui ne pourrait de toute manière pas surpasser le navire. 

  • Pour l’instant, cependant, Patmé passait simplement une très bonne après midi. Il était à sa place, donc sur la mer, et il allait là ou il voulait, c’est à dire, dans le grand sud. Ce singulier personnage semblait toujours n’avoir été que très peu affecté par l’éruption de Ma’ek, et le reste de l’équipage avait commencé à trouver ce comportement étrange, sinon offensant. En temps normal, le caractère fantasque de Patmé passait inaperçu, dans le feu de l’action, puisqu’il y brillait toujours; Mais sur la Brise, ce navire ne necessitant pas d’équipage, les choses étaient bien différentes. En effet, sans travail pour occuper les marins, le navire peinait à porter sa charge de médisances et de conflits internes, et de sombres nuages s’amoncellaient au dessus de la tête du pirate.

  • Mais pour l’instant, tout irais bien. Patmé passait une très bonne après midi, et, elle n’allait faire que se bonifier jusqu’au soir; Non, le naufrage pouvait bien attendre. Pour l’instant, une distraction sur le fil de l’horizon captura l’attention des marins:

  • Là! Regardez! cria Daïn.

  • Il n’était que le second à l’avoir remarqué: Ocar l’avait vu, lui aussi, mais il s’était dit qu’il devait encore être ivre.

  • On est d’accord, c’est bien…? demanda-t-il.

  • Oui. Nous avons déjà vu cette île, affirma Enmar.

  • Il y eut un silence. Puis, ce fut Patmé qui parlat:

  • Bon. Cette fois-ci, on y va. Je veux voir ce qu’il y a dans ces tombeaux… Cette île est peut être un effet de l’alcool sur nos cerveaux, mais, je veux qu’on essaie de l’atteindre…

  • Arrête! répondit Enmar. Nous ne pouvons pas changer de cap… Octaf a expliqué que…

  • Octaf dors depuis une semaine, coupa Patmé. à cause de lui, nous avons du laisser mon frère à ces paysans de l’île d’or… Vous pensez vraiment que…

  • Je ne te pensais pas si mutin, Patmé… 

  • Octaf était sorti de la cabine, et se tenait difficilement à l’encadrure de la porte. Le vieillard avait l’air de souffrir atrocement, et Enmar s’empressa de le rejoindre pour le soutenir, tandis que Patmé répondait:

  • C’est pas de la mutinerie, tu dors juste vraiment depuis une semaine.

  • Hum…

  • Allons, regarde, comprend, avant de me donner du “Hum”: C’est cette île. Celle qu’on a croisé avant l’île d’or.

  • Les yeux gris d’Octaf s’écarquillèrent. Les cimes des cyprès flottaient sous le vent marin. Les tombeaux semblaient à nouveau le regarder. C’était encore elle… L’île des morts le poursuivait-elle?... Se pourrait-il que…? Il n’avait pas voulu y accoster la première fois, certain d’être en train d’halluciner. Mais cette fois-ci…

  • Tu as raison, Patmé… Nous devrions peut être accoster…

  • Sérieusement? 

  • La nouvelle ravit l’équipage. Enmar soutint son mentor jusqu’à la grande carte qui se situait à l’intérieur de la cabine. Là, ce dernier prononça une formule étrange, en employant un accent qu’aucun des mataris n’aurait pu reproduire, et la Brise fit cap vers l’île des morts.

  • Au moment ou ils accostèrent, le vieil Octaf lança un long regard sur la barque qui était déjà échouée sur la plage. Il en était certain, maintenant; C’était la même qu’il y a des années plus tôt. Le cadavre du garde y étais même présent, son voile s’étant envolé depuis longtemps déjà, et des crabes terminaient de dévorer sa carcasse. Lorsqu’Enmar l’aida a descendre du navire, Octaf poussa un gémissement de douleur: Il serait bientôt trop tard. Si son pressentiment se vérifiait, alors…

  • Sur la plage, il se pencha pour ramasser une poignée de sable. Puis, il ordonna à ses matelots de l’attendre sur la rive. Le souvenir lui revenait: Quand ils avaient abordé ici, avec le roi… L’île était alors perdue dans la brume… Il s’était endormi, dans cette grotte, juste là… et, le lendemain, par il ne savait quel miracle, il s’était retrouvé dans les appartements du roi de Tourmence, à des milliers de kilomètres au Sud. Le roi n’avait jamais voulu lui dire, comment ils avaient fait; Et si cette île…?

  • Quand il entra dans la caverne, son pressentiment se vérifia alors avec éclat. Il était là, en personne, assis sur l’un des gros rochers qui parsemaient la grotte: Le Roi de Tourmence, Conra VI.

  • Le vieux roi noir eut l’air catastrophé, lorsqu’il vit l’état dans lequel se trouvait Octaf. Il se precipita vers lui pour l’aider à s’asseoir sur l’un des rochers de la grotte.

  • Mon pauvre ami…” dit le roi, comme si le fait de le croiser ici était aussi normal que de trouver des oeufs dans un nid.  “Vous avez abusé de la potion que je vous ai donné…

  • Il faut bien… haleta Octaf en souriant, que vous trouviez… Dieu… n’est ce pas?...” Il se tut un instant pour reprendre son souffle, et le roi le laissa faire. “Alors, combien de temps depuis la dernière fois que nous nous sommes retrouvés ici?... 8, 9 vertiges?...

  • Je ne me rappelle plus vraiment de la manière dont fonctionne votre calendrier, mais… Cela fait six ans et demi, dans le mien…

  • Ha… Ha… Je préfère compter en vertiges, ça augmente un peu le chiffre… Oui, votre altesse, je le reconnait.... J’ai fait plus qu’abuser de votre potion. J’ai du me résoudre à utiliser ces pouvoirs maudits… Après tout, je suis un Ombrage, n’est ce pas? Les Ombrages finissent toujours par utiliser leurs pouvoirs, qu’importe leurs remords… Mais heureusement, grâce à votre potion, votre altesse, je serais la seule victime des conséquences de mes actes, et pour cela, je vous serais eternellement reconnaissant. 

  • C’est moi, qui devrais te remercier… Combien de décennies as-tu sacrifiées pour atteindre le but que je t’avais fixé…?

  • Ne vous inquiétez pas: Après avoir été désigné, ma vie n’avait de toute manière plus beaucoup de valeur, à d’autres yeux que les votres! ria Octaf. Mais dites moi, votre altesse…. Quelle est la signification de tout ceci…? Cette île… Qu’est ce que vous faites là….?

  • Cette île est un mirage, un trésor de la famille royale, répondit le roi après un silence solennel. J’aimerais vous en dire plus, mais il faudra attendre encore un peu… Il y a un autre mirage, que je souhaiterais vous montrer…

  • Un autre mirage…?

  • Oui… Suivez-moi, mon jeune ami. Je vais vous faire franchir votre premier pas sur le monde interdit…

  • Acte III

  • Oïa, la capitale de l’Imbrie

  • Oîa était plus une bourgade qu’une cité. Tout le monde y connaissait tout le monde, et la ville entière était là, ce soir là. Les acclamations montaient hauts dans le ciel de l’Imbrie: la nouvelle était tombée. Le grand Remo Féléis avait vaincu Néron des Hauteurs. Partout, des clameurs s’élevaient; On avait célébré son arrivée en ville comme celle d’un grand héros. Avec cette victoire, l’Imbrie signait peut être la consécration de son indépendance: Partout, on distribuait des versions traduites de la Chimère. Rémo lui même profitait bien de cette victoire: Il était avec Pezan, l’épouse d’Iquios, qui l’avait écoutée raconter l’histoire de sa vaillante victoire avec de grands yeux ébahis, et passait maintenant un charmant moment en sa compagnie.

  • Pendant ce temps, Iquios, assis sur près d’un ruisseau perdu dans les champs alentour, observait l’horizon. Depuis son retour, il s’était isolé, et n’avait pas donné beaucoup de son temps, ni à son épouse, ni à son ami. Iquios était le seul qui semblait porter le deuil: Solar et la Vénérable étaient mort, et il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était de sa faute. Ainsi, dans la nuit d’Oïa, le lâche célébrait une victoire qu’il n’avait pas mérité, et le courageux accusait une défaite qui n’était pas la sienne: Il en allait de même partout dans ce monde, et dans les autres.

  • Sur la route de Séclielle, près de la cité de Phénok 

  • Cassion regarde Néron remuer dans la carriole. Ils ont été forcés de rentrer à Séclielle la queue entre les jambes, eux, les deux plus grands maestro de Vertigo… Sans utiliser la Musique, de surcroit: Cassion est forcé de la désactiver, pour éviter une autre attaque du maestro inconnu, et le vieux guerrier est trop paranoïaque pour croire que son ennemi ne risque pas de ressurgir à tout moment.

  • Quel que soit le pouvoir de cet homme, il a totalement renversé la situation. Cassion n’a absolument rien vu ni compris de ce qu’il s’était passé: Le blessé a soudainement disparu, Néron a remué, puis est tombé sur le sol, la main tranchée. Cassion lui a cautérisé la plaie comme il le pouvait, mais la Musique ne permet pas de guérir une amputation. à présent, Cassion avançe sur la route qui ramène à Séclielle, piteux et inquiet, tandis que Néron rêve tranquillement à l’arrière.

  • Il rêve d’un temps ou il était plus jeune; Il rêve de la seule autre fois ou il a été vaincu.

  • C’était il y a 15 vertiges, sur les remparts de la cité de Phénok. Le ciel grondait d’éclairs menaçants, et d’épais rideaux de pluie tombaient sur la ville. à l’époque, Néron n’était encore qu’un tutellé, mais ses talents lui avaient valu d’être appelé sur le front en compagnie des 8 autres apôtres qui se tenaient à ses côtés.

  • Ces 9 hommes se tenaient droit sur le rempart qui surplombait le pont de la ville, et on n’entendait que le bruit des gouttes de pluie qui leur tombait dessus. Ils attendaient. 

  • Néron était placé à la gauche de son maître, Gam Gin. Cela faisait désormais une saison entière que ce dernier avait saisi le Trône de Phénok, cet artefact sacré qui se situait dans la cité ou Gabriel avait écrit les Révélations, et s’était proclamé Avalion régent; Les élécteurs ne l’avaient pas validés, mais, le Trône de Phénok lui donnait de facto le titre de Suprèmain. 

  • Il se faisait déjà appeler “Avalion”: Le jeune Antar Gin avait beau être doué, il avait refusé les honneurs. Etius Gin était quand à lui beaucoup trop jeune. Seule, une apotre avait osé contester cette tentative de coup d’état, et c’est elle, qu’ils attendaient sous la pluie.

  • Les 7 autres maestros étaient eux aussi des mâles, tous issus de la noble lignée des Gin, tous des descendants de l’Avalion; Chacun d’entre eux représentait l’une des branches mineures de la famille, et ils se considéraient tous comme des prétendants crédibles à la succession de Tahar le Déchu: Des prétendants plus crédible que sa fille ainée, en tout cas.

  • Lorsqu’elle sortit des bois, ils se sentirent soudain aussi oppressés que si une armée toute entière venait d’apparaître aux abords de la ville. Ils déglutirent tous, et Néron entendit même son maître adresser une courte prière à la Chimère.

  • Le jeune tutellé prit une profonde inspiration, et dégaina son épée. Il fut le seul à le faire: Les autres semblaient peu pressé d’affronter le Bûcher. Néron sentit une main de géant lui faire une petite tape dans le dos: C’était Imras Gin, le doux géant que Gam avait pour petit frère.

  • Ne t’inquiète pas, mon petit, lui dit Imras. Il le dominait d’une bonne tête, alors que Néron était loin d’être petit. Nous irons tous manger un beau festin dans quelques minutes.

  • Tout va bien, répondit le tutellé.

  • C’était la vérité. Néron ne s’inquiétait pas tant que ça. En la regardant bien, il avait même du mal à croire qu’elle était si dangereuse. Leïa Gin était, tout au plus, jolie: Ils avaient presque le même âge… Elle était venue seule, vraiment?... Personne ne la suivait, et elle approchait sans se presser, sans même avoir pris le soin d’entrer dans l’Etat. Pour qui se prenait-elle? à lui tout seul, Gam Gin était aussi puissant qu’une armée d’Ombrage. Qu’est ce qui faisait croire à cette sorcière…?

  • “Sois sur tes gardes, Néron,” lui dit alors son maître. “Tu ne connais pas son mantra. 

  • Mais… Elle n’est même pas dans l’Etat…

  • Justement. Leïa Gin n’a pas besoin d’entrer dans la Musique, pour activer sa faculté. De fait, elle reste active en permanence…

  • En permanence?...

  • Oui. Son mantra consiste en un renforcement de son corps et de ses capacités physiques. Elle est presque aussi dure à tuer qu’un Inferné, garde le en tête: Je t’interdis de la sous-estimer.

  • Bien, maître.

  • Néron raffermit sa prise sur sa lame. L’Avalionne… Non, le Bûcher avait beau avoir l’air faible, le monde de Néron était caché derrière ces murailles. Sa promise, Lia Gin, la fille de Gam, et, bien qu’ils ne soient pas encore mariée, leur enfant qui dormait dans son ventre. 

  • Le Bucher avait beau avoir l’air faible, elle était suffisamment puissante pour que Gam ait requisitionné l’entièreté de l’artillerie à sa disposition. Alors, oui: Si Gam prétendait qu’il fallait se méfier d’elle, c’était sans doute la vérité. 

  • Imras le gratifia à nouveau d’une tape sur l’épaule. Du fait qu’elle n’était pas entrée dans l’Etat, Néron ne pouvait pas encore sentir la “présence” de Leïa. Il ne s’inquiétait pour l’instant pas tant que ça. Ce ne fut quand l’héritière légitime ouvrit ses pupilles qu’il put percevoir les Notes qui émanaient d’elle.

  • On aurait dit que l’enfer lui même était descendu sur la plaine. Elle était partout; Devant eux, sur leur flanc, et même dans la ville qu’ils étaient supposés protéger. La présence de Leïa était si absurdément oppressante que Néron entendit des cris de douleurs éclater dans toute la cité de Phénok; même ceux qui n’étaient pas dans l’Etat pouvaient sentir l’aura de cette créature. La pression de sa présence était si intense que plusieurs des maestros qui l’accompagnaient gémir de douleur.

  • Gardez la foi, clama Gam Gin. 

  • Néron se sentit très fier de lui. Plusieurs de ces descendants de l’Avalion avaient poussé des cri, quand lui, simple tutellé, avait su conservé son sang froid… à la suite de cette pensée réconfortante, sa propre présence s’amplifia un moment, et elle offrit comme une brève bouffée d’oxygène à ses alliés.

  • Maestro! cria alors Gam Gin. At Sahis ne nous a pas envoyé de soutien, et nous n’avons pas eu le temps d’évacuer la ville. Il paiera bientôt pour cet affront, tout comme les membres des cinq clans qui ont refusé de se joindre à notre cause. Aujourd’hui, nous montrerons au Suprèmat tout entier la véritable valeur de nos revendications. Dégainez!

  • Ils s’executèrent tous en même temps, à l’exception d’Imras, qui n’utilisait que ses deux poings enormes pour se battre. Leurs armes étaient toutes très différentes, mais avaient le point commun d’être toutes faites de jyste noire. Ils se sentaient tous prêt à se battre, prêt à surmonter le Bucher: Mais c’est à ce moment qu’une phrase jeta sur eux un profond désespoir.

  • “Ce n’est pas très courageux, d’attaquer une femme à 9…”. La phrase avait résonnée dans leur tête. Ils étaient stupéfait; La présence de Leïa était si dense qu’elle était capable de télépathie, exploit que même le précédant Suprémain n’avait jamais su accomplir. L’idée qu’elle puisse être à ce point plus douée qu’eux les terrifia; Et pourtant, à leur grande surprise, une autre voix répondit:

  • “9 apotres ne sont pas de trop pour se battre contre le Bûcher.”

  • Néron se retourna vers Gam en écarquillant les yeux. Quoi, il en était capable, lui aussi? La présence de Gam Gin était pourtant imperceptible, même en temps normal. Qu’il fut capable d’un tel exploit relevait du miracle… Il fut très fier de son maître.

  • “Tu es bien arrogant, mon cousin. Qu’est ce qui te fait croire que tu peux te le permettre? Tu oses saisir le trone de Phénok… Je le brûlerais, lui et ta progéniture assise dessus, plutot que de te laisser en priver mes petits frères.”

  • “Tes frères sont indignes de la fonction Suprême. Tu vas mourir, Bucher. Tu n’aurais pas du venir ici.”

  • Elle ne répondit pas, mais ils la virent distinctement éclater de rire depuis les remparts. Puis, elle dégaina rapidement sa lame, et l’abattit droit dans leur direction: une seconde avant que l’onde de choc produite par son mouvement ne les atteignent, Imras Gin se baissa alors à toute vitesse, et posa ses deux mains sur les remparts. Un énorme champ de force blanc se propagea sur le long des murailles, et s’allongea jusqu’à les recouvrir et même les dépasser de trois mètres; Ce fut à ce moment que l’onde de choc s’écrasa contre le bouclier dans un vacarme assourdissant.

  • Bravo, félicita Néron, impressionné par le doux géant.

  • C’est mon mantra, expliqua le sympathique Imras. Je suis quelqu’un de très protecteur…

  • Restez concentré.

  • Ils observèrent alors Leïa. Elle était en train de tracer une Note; Ils la reconnurent tous instantanément. C’était Brectae, la lettre qui casse, une des lettres sacrées des Avalions. Gam usa à nouveau de télépathie:

  • “Idiote. Le bouclier d’Imras est indestructible… Il te faudras plus que Brectae pour venir à bout de cette protection…”

  • Le Bucher haussa alors un sourcil, et la note se dissipa. Elle se remise alors à marcher vers les remparts.

  • Faites-le! commanda Gam Gin.

  • Déjà? intervint Néron.

  • Faites-le! répéta l’usurpateur.

  • Evan et Ralo, les deux plus jeunes des Gins présents, levèrent alors précipitamment les mains au ciel. Le père de Gam, Offo Gin, se mit à “chanter”, en enrobant Evan et Ralo de sa présence, ce qui renforcerait leur concentration. Deux notes apparurent alors au dessus des maestros; Ils utilisèrent tous les deux Gaav, la lettre la plus puissante des Avalions. La Note apparue entre leurs deux mains, brilla un instant, puis, se dissipa dans l’atmosphère dans un éclat de lumière bleutée. Aussitôt, des rafales d’éclairs tombèrent du ciel nuageux, et Néron ne vit soudain plus l’Avalionne. La foudre tombait de tous les coins du ciel, et se concentrait seulement sur un point qui était rendu invisible par les javelots de lumière: Leïa Gin. 

  • Les coups de tonnerre éclataient les uns après les autres, et Néron se demanda comment cette fichue dynastie pouvait être aussi puissante; Elle avait déjà du recevoir une quarantaine, non, une soixantaine d’éclairs immense, et pourtant, il pouvait le sentir dans la Musique: Leïa continuait d’avancer. Au bout de quelques secondes, Evan et Ralo baissèrent les mains, et s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle. La foudre cessa de tomber, mais de la poussière continuait à couvrir le Bucher. Quand elle retomba, ils déglutirent d’horreur. Le sol était carbonisé, des rocs avaient éclatés et des pavés avaient volé dans les airs, et pourtant, Leïa était parfaitement intacte; même ses vêtements n’avaient pas été déchirés. Elle continuait à avancer, et Néron dut se baisser sur le rempart pour voir ce qu’elle était en train de faire.

  • Lorsqu’elle atteint la muraille, elle posa délicatement sa main contre le champ de force. Puis, après avoir prit une grande inspiration, de son autre main, elle donna un simple coup de poing dans le mur.

  • Ils virent le champ de force se tordre tout entier, et un bruit de craquement se fit entendre; heureusement, le bouclier tint bon. Imras, en revanche, avait nettement blêmit. Néron se tourna vers lui d’un air inquiet, mais le gentil colosse le rassura d’un mouvement de main serein. Au moment ou il allait rabaisser sa main, Leïa donna un second coup de poing dans le mur.

  • Cette fois ci, le choc fut bien plus violent, et un bruit plus puissant que les coups de tonnerre précédents éclata sur des kilomètres à la ronde. Deux fontaines de sang jaillirent des narines d’Imras, et quelques instants plus tard, un filet rouge coula de son oreille.

  • Il reposa précipitamment sa deuxième main sur la muraille pour encaisser le troisième coup de l’Avalionne; quand il atteint le champ, celui-ci fissura cette fois le bouclier tout entier, et fit jaillir l’oeil droit du géant en dehors de son orbite.

  • Imras! hurla Gam.

  • Le quatrième coup vint alors: cette fois ci, le bouclier vola en éclat, et la tête d’Imras explosa sur ses épaules; répandant des morceaux de crane et de cervelle que vinrent s’accrocher jusque dans les cils de Néron. Ils n’eurent même pas le temps de réagir : Un cinquième coup avait percé la muraille et l’avait faite voler en éclat, et ils furent projeté dans les airs avec les débris. Néron tomba alors sur la tête, et demeura inconscient pendant plusieurs minutes. 

  • Quand il revint à lui, il constata qu’il était tombé sur un toit de paille. Fort heureusement, il ne souffrait que de légères contusions et de quelques côtes fêlés; D’autre n’avaient pas eu sa chance. La moitié du corps d’Evan Gin était empalé à une poutre au dessus de Néron, tandis que l’autre moitié demeurait introuvable; Ses tripes dégoulinaient sur le sol. Après un instant qui parut une éternité, Neron vomit un déluge de bile sur le sol fissuré. Puis, il reprit violemment ses esprits, et entra dans l’Etat: Le combat n’était pas terminé. En se relevant, il constata avec horreur que la ville toute entière était en train de brûler. 

  • Combien de temps était-il resté inconscient?... Il fallait qu’il rejoigne Gam. Il sentait sa présence, là bas, au coeur de la ville qui partait en fumée… Près du trone de Phénok, dans le palais sacré des Gin.

  • Il lui fallut très peu de temps pour rejoindre l’endroit. Le palais avait été éventrée, et la salle du trône était désormais à l’air libre: Le Mur de Gabriel était visible, au bout de la rue. Il constata alors la profondeur de leur défaite: Leïa avait placé la fille de Gam Gin sur le trône de Phénok, et y avait mis le feu. Gam était crucifié en face de la scène, et hurlait en même temps que Lia, sans pouvoir espérer l’aide d’aucun de ses partisans; Leurs cadavres entouraient en effet la scène. Les cris d’horreurs des laïcs résonnaient dans toute la ville, et le sol se recouvrait peu à peu d’une fine pellicule de sang, que les flammes qui ravageaient la ville faisait sécher sur le sol.

  • Néron se jeta sur l’Avalionne sans hurler, décidé à sauver la femme qu’il aimait; Il bougea dans un mouvement d’une vitesse incomparable. Mais, à sa grande surprise, elle l’évita comme si de rien n’était. Puis, d’un coup de coude derrière le crâne, elle l’assoma simplement.

  • Néron se réveille. Le bruit des chevaux lui fait se poser toute une foule de questions; Ou est-il? Qu’est il arrivé à la cité de Phénok? Et à son maître? Tout lui revient, quand il aperçoit les ruines de la cité sur le chemin. Il sourit. Ah, oui. Il soulève son bras estropié: Ah, oui… Il a perdu sa main, c’est vrai… Et pourtant, il sourit toujours. Cela fait un moment, qu’il a apprit à ne pas trop se soucier des choses. 

  • Cassion gromelle à l’avant, et Néron préfère ne pas le déranger: Cassion n’est pas très bavard. Il se rendort: Il cherche à revenir dans le rêve duquel il vient d’emerger; retourner dans le passé, mais plus loin, cette fois-ci; Il cherche à retrouver, dans ses songes, les souvenirs si précieux qui ont précédé la chute de la cité de Phénok. Malheureusement, cette fois encore, il n’y arrive pas.

  • Dans les jardins impériaux

  • Son corps nageait doucement jusqu’à la rive. Lorsqu’elle se hissa hors de l’eau, ses mains de bronze étaient fripées, et la lumière de la lune se reflétait sur les gouttes d’eau qui parsemaient son corps nu. Elle se retourna vivement, quand elle entendit le bouillonnement dans son dos; Mais quand elle fut retournée, tout ce qu’elle vit fut cette homme gigantesque, qui se tenait là, droit comme I.

  • Elle sursauta, poussa un cri, et se précipita vers une serviette pour couvrir son corps; Mais c’est à ce moment que l’homme parla:

  • Attend.

  • Il avait une voix ferme, un ton de militaire; Mais, étrangement, quelque chose dans cette voix exprimait une douceur certaine, qui s’entendait comme un privilège. Elle se retourna vers lui, et le fixa étrangement. C’est alors que Justine reconnut l’homme:

  • Oh… Tu es l’idiot qui passait dans les jardins, le jour du passage du ciel sans lune…

  • Les sourcils de Seth se froncèrent violemment, et son expression se raffermit: 

  • Le terme d’idiot n’est pas adéquat. Je m’appelle Seth, mais tu peux m’appeller “Anadyo” ou ”Chancelier”.

  • Très drôle…

  • Comment t’appelles tu?

  • Qu’est ce que ça peut te faire? Tu es juste venu te rincer l’oeil, non?

  • Dis moi ton nom.

  • Elle se tut un instant, mais finit par lui répondre:

  • Je m’appelle Justine, fille de personne. Mais tu dois m’appeller princesse. Idiot.

  • Je t’ai dit que le terme d’idiot n’était pas approprié, Justine.

  • Et pourtant… S’amusa-t-elle. Tu es idiot, d’être revenu ici. Tu as déjà eu bien de la chance, que je ne te dénonce pas, la dernière fois… Ignores-tu les lois de l’Empire?

  • Tu n’as pas baissé le regard, ce jour là, rétorqua Seth. Tu es, toi aussi, condamnable.

  • Ah… lâcha-t-elle avec une flegme impérial. Et, sous pretexte que je t’ai rendu ton regard lubrique, tu as cru que nous avions partagé quelque chose? Une sorte de crime commun, peut être? C’est… charmant…

  • Mais, en prononçant le mot charmant, elle avait pris la même expression faciale que si elle avait parlée d’une déjection particulièrement écoeurante. Seth commençait à comprendre. Voilà, ce qui lui avait plut chez cette femme. C’était évident, maintenant… Cela n’avait rien de physique: Il préférait les femmes blondes, tout l’inverse de ce qu’elle était. Mais cette insolence caractéristique, cette moue de peste insupportable, cette flegme… Oui. Elle lui rappelait…

  • … Vraiment, vraiment, charmant… Mais, je ne suis pas interessée. Tu te crois peut être impressionnant, avec tes deux mètres dix de haut et tes bras gros comme des… comme des buches… des buches, particulièrement grosses… mais moi, je te trouve l’air plutôt niais, affirma-t-elle avec fougue. En plus, j’ai entendu dire que tu avais fait assassiner un consul… Je ne veux pas d’une brute sanguinaire pour amant! Si je dois prendre du bon temps avec un homme, je préférerais que ce soit avec un artiste… Quelqu’un du genre d’Epalion, par exemple…

  • Tu ne t’arrête jamais de parler? Lui demanda Seth.

  • Il n’avait pas cessé de la fixer droit dans les yeux, et elle commençait à être un peu chamboulée par le regard profondément intelligent de ce colosse aux larges épaules. Cette émotion la contraria un peu, puisqu’elle contredisait beaucoup le récit qu’elle se faisait d’elle même et de ses goûts, et elle répliqua:

  • Je suis bavarde, oui, et alors? C’est en parlant, qu’on résoud les conflits. Si tu crois que tu vas obtenir le Sceptre en assassinant des consuls, à droite, à gauche…

  • J’obtiendrais le Sceptre, assura Seth, serein. 

  • … Peuh! Les hommes sont tous comme toi, plein de rêves inatteignables et de projets inachevés… J’ai déjà entendu ces promesses ridicules que vous vous faites à vous même, et que vous avez l’audace de venir nous proférer, quand la solitude vous devient trop insupportable…

  • Si je te promets le Sceptre, et que je te le ramènes, ton avis sur les hommes changera-t-il?

  • Justine rougit un peu. Il n’avait pas besoin d’être si direct. Elle aimait aussi bien les hommes que les femmes, de toute manière: C’est juste qu’elle ne l’aimait pas, lui. C’était un Anadyo: Si jamais il en venait à éprouver des sentiments pour elle, elle serait perdue.

  • Le Sceptre? C’est ton devoir, de ramener le Sceptre. Si tu y parviens, tu n’auras fait que ce qu’on attend de toi…

  • Elle s’attendait à ce qu’il proteste, qu’il l’interrompe pour dire quelque chose du genre : “Le Sceptre n’a jamais été remis à qui que ce soit depuis l’Indifférence…”. Mais il la laissa continuer, et il remarqua qu’elle l’avait remarqué.

  • … Non!”, s’enerva-t-elle au beau milieu de sa phrase, en remarquant soudain qu’il avait remarqué qu’elle l’avait remarqué: “ Si tu veux avoir une chance avec moi, il faudra au moins rapporter Solaris… Là, peut-être, je considérerais ta compagnie. En attendant, va-t-en!

  • Il ne répondit pas, mais continua de l’observer un instant, et elle eut la désagréable et flatteuse impression qu’il la regardait comme si elle avait été une sorte de trésor d’une valeur inestimable. Elle allait faire une remarque désobligeante sur ce regard prolongé, mais il se retourna, et partit sans plus de cérémonies. Justine poussa un soupir, enfin détendue. Elle voulut se forcer à oublier instantanément cet homme agaçant, mais ses rêves promettaient d’être chargé de ses images. 

  • De son côté, lorsque Seth rejoint l’Ombre, cette dernière avait l’air stupéfaite.

  • Qu’avez vous fait…?... Je croyais que vous vouliez voir l’Empereur…

  • Non. Ramène moi au palais.

  • … Vous êtes fous, d’être allé parler à cette fille… N’avez vous pas peur que je vous dénonce…?

  • Tu ne le feras pas, assura Seth. Ramène moi au palais, maintenant.

  • L’Ombre le fixa un instant, et eut soudain un sourire appréciateur.

  • Ha. Définitivement, je vous aime bien, Seth. Nous allons faire de belles affaires ensemble…”

  • Il était déjà tard, quand l’Ombre ramena le Chancelier au palais, et Seth n’attendit que très peu de temps l’arrivée de Trado. Ils discutèrent longuement, et le plan fut amorcé; Seth descendrait personnellement dans la baie des morts, et prendrait lui même en charge cette armée de mercenaires. Trado voulu egalement parler du djinn à Seth, mais celui-ci ne voulut pas en entendre parler: il avait déjà trop de choses à gérer pour s’occuper d’une créature mythologique, pour le moment. Il congédia son ami sans lui accorder plus de temps; Celui-ci, désemparé sur la route de sa chambre, mis la main dans sa ceinture, et y trouva la boule de kok’r. Il voulut la jeter par la fenêtre de sa chambre, avant d’aller se coucher, mais, sans qu’il puisse savoir pourquoi, il n’y parvint pas. Après de longues hésitations, il finit par la cacher précieusement dans une boite qu’il se jura de ne jamais ouvrir.

  • Justine avait déjà oublié la demande qu’elle avait faite au colosse, mais celui-ci l’avait pris très au sérieux. L’Ombre, qui avait tout entendu de la discussion, n’avait également pas vraiment pris note de ce qu’elle avait dit: Pourtant, cette demande n’avait rien d’anodin. Elle l’avait défié de récupérer Solaris en pensant qu’il s’agissait d’un exploit impossible, sans se douter que Seth exaucerait très bientôt ce souhait irréalisable, quitte à faire entrer deux civilisations dans une ère de chaos sans précédent.

  • Dans les collines de l’île d’or

  • “Elles sont mortes.”

  • Le marteau frappe à nouveau le métal.

  • “Elles sont mortes.”

  • L’acier ressort de l’huile; il est trempé.

  • “Elles ne reviendront pas.”

  • Aeqa n’a même pas remarqué que le chef des mercenaires était entré dans la pièce. Depuis quelques instants, lui et un autre homme ont commencé à parler de son sort, dans une langue qu’il ne comprend pas. Il ignore qu’ils sont en train de louer son travail, et l’acharnement avec lequel il forge lame sur lame, armure sur armure et cottes sur cottes; Que le chef des mercenaires prétend qu’il n’a jamais vu forgeron plus rentable, ni plus doué que celui ci. Il ne sait pas qu’ils scellent à nouveau son sort. Il les a impressionnés: Aeqa feras partie du bataillon. 

  • 2000 hommes, juste 2000, c’est tout ce que le Chancelier de l’Eternel Empire a pu dégoter. à 2000, les moines-mercenaires de l’ambre gris vont devoir dompter toute une région hostile au culte de l’Empereur; Autant envoyer les meilleurs, s’ils veulent avoir une chance de revenir…

  • C’est en tout cas ce que dit le chef des mercenaires à son client, mais il n’en pense rien: Il veut se débarrasser des recrues les plus inexperimentées, et, malgré les talents d’Aeqa, le chef des mercenaires n’a pas besoin d’un forgeron en plus. Quitte à envoyer des hommes à une mort certaine, autant que ce soit des mataris... Son client n’est pas dupe, habituellement; Mais la concentration de cet homme est si impressionnante que, cette fois-ci, l’emissaire de Seth se fait avoir, et accepte volontiers de prendre cette recrue avec lui.

  • Aeqa ne comprend pas ce qu’ils se disent, et s’il comprenait, il n’y prêterait de toute manière aucune attention. Son marteau frappe l’acier, et son esprit s’entend répéter:

  • “Elles ne reviendront pas.”

  • La ville fuguante

  • Et voilà, mon cher ami… Nous y sommes…

  • Ils étaient entré profondément dans la caverne, jusqu’à atteindre le fond de celle ci. Là, ils avaient trouvé une porte, encastrée dans le sombre granit de l’île des morts. Ils l’avaient franchis ensemble, et à présent, ce que voyait le vieil Octaf l’emerveillait.

  • Ils étaient sur un balcon de marbre blanc: Celui-ci offrait une vue formidable sur une mer de nuages, dans laquelle germait une immense cité blanche. Elle était gigantesque, bien plus vaste que Séclielle: Des tours majestueuses s’elevaient aux 4 coins de la ville, et une pyramide de marbre et d’albatre lui faisait face.

  • Par la Chimère….! Mais qu’est ce que c’est que cet endroit…?

  • ça, mon ami, c’est la ville fuguante. 

  • Les nuages s’etendaient à perte d’horizon. La cité était entièrement construite sur un socle de marbre blanc, et il semblait qu’en dehors du vert des végétaux, c’était la seule couleur autorisée dans cette cité. On aurait dit le paradis lui même, construit là, au fond de la grotte de l’île des morts. Octaf se demanda sérieusement s’il était mort.

  • La ville fuguante…? Et… Ou est elle, la ville fuguante?...

  • Sur le monde interdit.

  • Alors ça y est, se lamenta Octaf. Je suis mort? Je pensais bien que ce n’était pas normal, de vous croiser sur cette île…

  • Non, tu n’es pas mort, Octaf, rassura le roi. J’ai essayé de t’envoyer l’île avant, mais tu n’as pas compris que tu devais y accoster… Cet endroit est connu des hommes depuis un millénaire. Ne te laisse pas abuser par son aspect utopique… Tu es dans la capitale du monde souterrain: Le siège antique des Triades, la ville fuguante.

  • Le siège des Triades…? Dans le monde interdit…?

  • Et, oui!... Mais nous sommes bien loin des parties les plus interessantes du monde interdit. Loin de l’endroit ou l’on va quand on rêve et du Champ des Possibles… Pour être précis, nous sommes au beau milieu de ce qu’on appelle le désert égaré. 

  • Mais… Si vous aviez déjà un accès vers le monde interdit… Pourquoi m’avoir fait ramener la Brise?

  • Je viens de te le dire. Nous sommes au beau milieu du désert égaré, Octaf… C’est un endroit étrange, qu’on ne peut tout bonnement pas traverser… C’est là bas que vont toutes les choses que les hommes perdent ou oublient. Leurs rêves, leurs projets, leurs clefs… Tout ce qu’ils ont égaré se retrouve ici, et c’est donc un desert aussi interminable qu’infranchissable: ceux qui y restent trop longtemps finissent en effet par s’oublier eux même… Heureusement, la ville fuguante est un oasis. Nous sommes dans une cité qui a disparue de la mémoire des hommes, et qui s’est retrouvée ici, après des siècles passé dans un endroit trop reculé pour qu’on s’en souvienne…

  • Une cité si immense…? Oubliée…?

  • Oh, crois moi, il y a des choses plus étonnantes, dans le désert égaré… Mais passons. Suis moi: je veux te montrer quelque chose.

  • Il descendirent de longs escaliers blancs, sans qu’Octaf ne cesse de poser des questions au roi. Celui ci y répondait en souriant, amusé que leurs rôles se soient inversés: Contrairement à son acolyte, le roi ne donnait pas beaucoup de détails à ses explications, et cela faisait enrager Octaf.

  • Allons, ne soyez pas si mystérieux!... Que voulez vous dire, par, “aller dans le Sud”...

  • Dans le jardin, ils découvrirent une toute petite porte encastrée dans un cabanon. Quand le roi l’ouvrit, Octaf ecarquilla les yeux, et entra en regardant en l’air. C’était le mont Tikilanda, dans le royaume de Tourmence; Ils étaient au fond du balcon des appartements privés du roi Conra VI, à des milliers de kilomètres au sud de l’endroit ou ils avaient fait accoster la Brise.

  • Impossible… murmura Octaf.

  • C’est un ancien maestro, maintenant désigné, qui me parle d’impossible? remarqua Conra VI; “Voilà le secret de la ville fuguante. Il existe 5 autres portes comme celle ci - en comptant celle de l’île des morts, ça fait 7, au total. Elles sont dispersées au 4 coins du monde, et permettent aux informations et aux biens précieux pour les Triades de circuler à une vitesse folle…

  • Ils retournèrent dans la ville fuguante, et Conra VI lui montra une série de passerelles construites entre 5 petits batiments, et dont les personnes qui les traversaient n’étaient pas visible en raison d’épais ridaux blanc et opaque.

  • Les membres des Triades moins proche de moi n’ont le droit d’utiliser que les cinqs autres portes. Ils s’en servent pour se rendre discrètement et promptement d’un endroit à un autre du monde connu.

  • Je vois… Les rideaux sont là pour cacher leur identité aux gens qui passeraient dans le jardin?...

  • Exactement: je reçois souvent des membres, dans cet endroit… Beaucoup de mes associés des Triades ont besoin d’effectuer leurs manoeuvres “incognito”, si je puis me permettre…

  • à l’intérieur d’une des passerelles, Leïa suivait At Sahis. Ou étaient ils? C’était la première fois qu’elle prenait cette porte du Kymérion; Pourquoi le sol n’était-il pas en verre bleu?... Les rideaux l’empechaient de voir l’extérieur, mais elle sentait un air particuliérement pur entrer dans ses poumons, un air qui ne contenait étrangement pas d’embruns... Elle n’eut pas le temps de poser la question à At Sahis: ils tournèrent deux fois à gauche, puis, en un instant, ils passèrent une autre porte, et elle écarquilla les yeux de surprise.

  • Ils étaient là bas, au delà des Monts-Brisés, dans les terres brulantes de l’Eternel Empire. Elle reconnaissait ces montagnes qu’elle voyait depuis le Helga’la, mais elles étaient à l’ouest au lieu d’être à l’est. Il était donc clair qu’elle était dans la région des Afilies, à des milliers de kilomètres de Séclielle. Par quel miracle…?

  • Des dizaines de soldats mal armés la regardaient gravement. Un vieil homme qui semblait être leur général s’avança vers elle, et s’agenouilla: Ils firent tous de même, et Leïa ne put s’empêcher de ressentir un grand sentiment de satisfaction.

  • Je t’offre cette armée, Leïa, sourit At Sahis. Il salua vaguement le général, et se retourna vers la porte. “Tu as carte blanche… En échange, offre nous les Afilies…. ajouta-t-il en s’éloignant.

  • Leïa porta un long regard sur son armée. Puis, elle entama de former les rebelles.

  • Octaf s’affaissa sur un banc en face des passerelles, et le roi le rejoint.

  • Et, dite moi… Pourquoi avez vous le droit à deux portes destinées à votre usage personnel, exactement?...

  • Je suis, moi même, un personnage très important, pour les Triades…

  • Maître…

  • Octaf sursauta. Il ne l’avait pas vu arriver: C’était un homme d’une laideur absolue, vouté et misérable. Sa peau était atrocement vieillie, son visage, déformé: tout dans sa posture faisait penser à un rat famélique au pelage écorché. 

  • Pas maintenant, le Rat. Je suis occupé.

  • Le Rat s’inclina, et repartit d’ou il était venu. Octave haussa les épaules sans prêter attention à cette apparition, qu’il avait de toute manière déjà oubliée.

  • Vois tu, reprit le roi, en plus d’être le roi de la nation de Tourmence… Il se trouve que je suis aussi, depuis de nombreuses années, l’un des trois chefs des Triades.

  • La nouvelle fit pousser une exclamation de surprise au vieil Octaf, mais celle ci se transforma vite en une expression d’indignation.

  • Mais si vous êtes l’un des chefs des Triades, pourquoi ne pas avoir directement demandé à un membre de l’Orchestre de vous détourner une Brise…? J’ai fait des choses immondes, et ridiculeusement difficile, pour obtenir certaines informations qui n’étaient parfois jamais que des fausses pistes. Cela aurait été plus simple de demander à cette crapule d’Ereas Sahis, par exemple…

  • Je l’ai fait, figure toi… Mais les dirigeants du Suprèmat sont un cas à part. Ils sont dirigés par un autre des membres de la Triade, et j’ai assez peu d’influence sur celui-ci… Et, de toute manière, ils ont trop bien cachés les Brises. Ils refusent toujours d’admettre leur existence, même maintenant que j’en ai une… Je pense qu’ils veulent éviter que quelqu’un d’autre qu’eux n’accède aux richesses du monde interdit…

  • Octaf repensa au vieil At Sahis, et valida instantanément l’interpretation du roi Conra VI. La vieille crapule n’était pas du genre partageur…

  • C’est incroyable…. reprit il après un instant. Tout bonnement incroyable… Vous saviez tout ça, alors?... Le monde interdit… Le Champ des Possibles… Quel imbécile j’ai été, de ne pas vous expliquer les choses plus clairement dès le début…

  • Oui, vous êtes un imbécile. Mais votre loyauté est admirable: Je suis ravi de savoir que je vais bientôt être en mesure de la récompenser. Venez avec moi, maintenant: Nous allons déplacer l’île des morts.

  • Sur ces mots enigmatiques, ils se dirigèrent ce qui semblait être la résidence principale de ce complexe palacial. Avant d’entrer dans la résidence, ils passèrent devant une immense porte d’acier hermetiquement close.

  • et ça, c’est aussi une de vos portes magiques…? demanda Octaf.

  • Humpf. Oui et non… Personne ne sait qui a fabriqué celle ci, ni l’endroit où elle mène… parfois, elle se remplit simplement d’eau, et on ne peut pas l’emprunter dans ce sens, alors… elle est inutile.

  • Pourquoi ne la détruisez-vous pas, dans ce cas?

  • Je ne sais pas, admit le roi. J’ai beau être l’un des trois chefs des Triades, il y a encore des choses qu’on ne m’a pas expliquées…

  • Ils entrèrent dans la Résidence, et découvrirent une immense carte de la terre, sur laquelle figurait tous les continents, sauf le monde interdit. Il y avait un petit pion, situé entre l’île d’or et la route du Sud; le roi le décrocha de la carte, et l’agrafa à l’extrême occident de la carte, près des rives de Séclielle.

  • Je garde toujours l’île des morts à proximité, quand je suis en mer, expliqua le roi. Il me suffit de la déplacer sur cette carte, pour qu’elle apparaisse à l’endroit ou je le désire. Autrefois, l’une des portes de la ville fuguante donnait sur mon navire, mais, vous étiez avec moi quand il a sombré… Vous comprenez maintenant comment nous avons survécu à notre naufrage, et pourquoi l’île vous est apparu à plusieurs endroits différents. Maintenant, je l’ai posée à l’extrême occident du monde des hommes, tout près du Vertige.

  • à l’extrême occident…? Mais… nous allions dans le Sud… Il est important que nous nous y rendions bel et bien…

  • Vous alliez dans le Sud pour me retrouver. Je suis là, ajouta le roi. Allons sur le monde interdit ensemble, mon ami… Sur la plage du Champs des Possibles. La légende est reelle, Octaf: toutes mes recherches me l’ont confirmé. Là bas, le temps et l’espace sont distordus: Là bas, rêve et réalité se confondent. Il suffit d’enfoncer ses mains sous le sable fin du Champs des Possibles pour y trouver un objet: un objet qu’on a imaginé, un objet qu’on a rêvé. De quoi rêvez-vous, mon ami? Nous pourrions obtenir un antidote à votre marque, qui vous rendrait également votre jeunesse, tout en vous donnant la vie eternelle et le don de séduire toutes les femmes du monde: Votre imagination seras la seule limite à l’extravagance de ce que vous sortirez des sables. Ne souhaitez vous pas m’accompagner?...

  • Ce n’est pas ça. Je sais très bien ce que sont les champs du possibles… C’est que… j’ai promis à Patmé, mon marin le plus fidèle, que nous irions ensemble dans le grand Sud… Il rêve de voir le royaume de Tourmence, la République et l’Hispagiola.

  • Humpf.” L’expression de Conra VI avait brusquement changée. “Je connais ce marin… Savez vous qu’il a causé de nombreux problèmes à la couronne de Tourmence? C’est un pirate dont le succès et la renommée ne m’enchantent guère. Pas plus que ne m’enchante le fait de savoir que vous travaillez avec lui… Je ne comptais pas aborder le sujet, mais le fait de vous entendre me parler de cette ridicule promesse me pousse à réagir. Je veux que vous vous débarassiez de lui.

  • Comment? s’exclama Octaf. Mais… Il est un allié précieux, pour moi comme pour vous… Je comptais justement le proposer pour la tâche duquelle vous m’aviez parlé…

  • Je ne tolère pas qu’on discute mes ordres. Allons. Retournez sur l’île des morts, et débarassez moi de ce tâcheté. Pour ma part, je retourne dans le Sud; J’ai quelques affaires à préparer. Nous partirons pour le Champs des Possibles demain, dès l’aube. D’ici là, j’espère que vous aurez traité ce problème.

  • Le roi partit, et laissa Octaf à son desespoir. Ce dernier resta encore un moment immobile dans les jardins, à se demander ce qu’il devait faire. Puis, il retourna aux longs escaliers de marbre blanc, qu’il monta difficilement, et regagna la porte qui menait à l’île, la mort dans l’âme.

  • Quelques secondes s’écoulèrent ensuite sans que rien ne se passe. Un oiseau voleta, et une fleur mourut: Puis, l’immense porte d’acier au coeur du jardin vibra violemment. 

  • Il y eut le bruit d’un choc, puis d’un second. Au troisième, la porte d’acier vola en éclat, en dispersant des milliers de litres d’eau sur le sol. Dans ce torrent, une silhouette se discerna vite: Il haletait.

  • Antar Gin ne comprenait pas ce qui s’était passé. Le Léviathan l’avait englouti… Puis… était ce le paradis? Non, non, il ne pouvait pas être mort. Antar s’envola dans les airs, et quitta précipitamment cette ville étrange qu’il ne souhaitait pas explorer. Il fallait qu’il retourne dans le Suprèmat… Qu’il consulte un certain livre… La cité des anges avait réveéillée en lui des questions auquelles il était urgent qu’il trouve une réponse. Il fonça ainsi droit devant lui, au Nord, sans savoir qu’”il s’enfonçait dans les profondeurs du désert égaré, là ou l’on trouve toutes les choses qui ont été perdues.

  • Séclielle, il y a 211 vertiges

  • Lymfan ne comprenait pas ce qui se passait.

  • Juste avant qu’Atha ne l’atteignent, Lymfan avait porté le regard sur une Note. Elle avait immédiatement compris pourquoi cette Note lui était familière. C’était une “Ovi”, la plus simple et la plus élémentaire des lettres du pavi; Elle flottait là, dans cette ruelle, incarnée sous la fome d’une libellule fantomatique. 

  • A sa forme spécifique, Lymfan reconnut qu’elle avait été tracée par le Correcteur. C’était la lettre si spéciale qu’il employait à chaque page, sa “signature”; L’attention intense qu’elle porta à cette Note lui fit bouger son aura pour la première fois, sans même qu’elle ne s’en rende compte. Quand sa présence toucha la Note, il y eut une explosion de lumière dorée; Puis, la lumière se dissipa, et Lymfan se rendit compte qu’elle n’était plus au même endroit. Ou plutôt, que l’endroit avait changé.

  • Elle reconnaissait la rue, mais la mer n’était plus là; Elle avait été remplacé par une immense place grouillante de vie, qui s’étendait à perte de vue. Des passants marchaient tranquillement dans la rue, et l’un d’entre eux la traversa comme si elle avait été un fantome.

  • Elle se mit à errer dans les rues de cette Séclielle qu’elle ne connaissait pas. Le Séminaire était là, mais pas le Kymérion… La ville semblait beaucoup plus étendue, mais, les rues étaient beaucoup moins denses, comme si de nombreux batiments n’avaient pas encore été construits…

  • Il ne lui fallut pas longtemps, pour comprendre. Leïa lui en avait parlé, après tout. Séclielle était beaucoup plus grande, avant; C’était le Fléau, qui avait rasé la partie de la ville dans laquelle elle marchait à présent. Oui, c’était forcément ça: Elle était dans le passé, ou plutôt, dans une reminiscence du passé, un souvenir.

  • La visite l’interessa au début, mais, au bout de quelques heures, elle se demanda quand est ce qu’elle allait rentrer à son époque. Il n’était pas du tout agréable d’être un fantome; Elle commençait à ressentir une faim intense, mais elle ne pouvait prendre aucune nourriture dans ses mains; C’était comme si elle n’existait pas. Seul le sol semblait la retenir, et encore; Quand elle tentait de le toucher avec ses mains, elle le traversait tout autant. 

  • De plus, le fait d’être restée dans l’Etat pendant si longtemps terminait de l’épuiser. Elle ne savait pas comment désactiver sa “vision”, et elle commençait à ressentir une puissante migraine.

  • Comme elle s’ennuyait, et qu’elle ne pensait pas trouver de solution à son probléme en restant dans les rues, elle décida de se rendre au Séminaire. Sa forme fantomatique lui permettrait d’aller partout; Avec un peu de chance, elle trouverait peut être le Correcteur… Après tout, il semblait que c’était lui, qui l’avait amené ici. Hélas, là bas, elle ne trouva rien.

  • Il lui fallut 7 jours, pour le retrouver. 7 jours durant lesquels elle ne dormit pas, ne mangit pas, et devint quasiment folle. Pourtant, au bout de ces 7 jours, son mental avait changé. Lymfan apprenait à maîtriser l’Etat à une vitesse stupéfiante: Elle avait déjà compris comment réduire un peu l’agrandissement de ses pupilles, ce qui lui permettait de reposer un peu son esprit, même si elle ne pouvait toujours pas s’endormir. 

  • Après 7 jours passés à errer dans la Séclielle du passé, Lymfan le retrouva miraculeusement. C’était dans une grande tour, située dans la partie de la ville qui avait été rasée par le Fléau. Lymfan avais comprit au bout d’un long moment d’hésitation qu’il s’agissait d’une immense bibliothèque réservée aux maestros. Elle y avait passé quelques heures, à lire par dessus l’épaule de vieux apotres, et avait été stupéfaite de la qualité de ces ouvrages: à son époque, on disait que les Révélations était le seul livre digne d’être écrit en pavi. 

  • Pourtant, ces ouvrages ancien étaient tous écrit dans la langue mystique, et abordaient tous les sujets: Elle lu ainsi des poèmes et des traité de magie. Ce ne fut qu’au moment ou elle allait se lasser de l’endroit qu’il arriva.

  • C’était un grand homme aux cheveux noirs et au faciès bien proportionné. Elle le reconnut instantanément: Après tout, il y avait des statues de lui partout dans la ville. Le Premier Avalion.

  • L’émotion lui fit pousser un petit cri d’enthousiasme. Elle le suivit jusqu’à l’alcove dans laquelle il sortait son livre. C’était un exemplaire des Révélations. Et quand il l’ouvrit, elle tomba à genoux. Il était en train de le faire. Il corrigeait…! C’était lui, le Correcteur! Le Premier Avalion était celui qui avait créé ce livre… Cela voulait forcément dire que c’était un livre saint, pas une profanation. Elle était innocente!

  • Pourtant, sa joie fut de courte durée. Quand le Correcteur traça la lettre “Ovi” qu’il affectionnait tant sur son livre, il y eut un nouvel eclat de lumière dorée; Puis, elle tomba soudainement dans la mer.

  • Lymfan ne savait pas nager. L’eau de mer entra vite dans ses poumons, et elle suffoqua en s’agitant dans les vagues. En très peu de temps, elle commença à perdre conscience. Elle ne voyait plus rien, et elle crut qu’elle allait mourir; Mais soudain, elle entendit un cri, et deux bras puissants la sortir des eaux. 

  • -... a… ention!

  • …stria…

  • je… Tu… Tu vas bien, petite? petite?

  • Quand Lymfan ouvrit les yeux, le marchand recula violemment. Il murmura:

  • Par la Reine… C’est une maestria…

  • Elle se redressa, et se rememora vite ce qui venait de se passer. Elle eut une expression de franche fatigue, et demanda:

  • … Ou sommes nous?...

  • Vous parlez le rerouge?!

  • Non, je ne le parle pas…

  • ….? Quoi?... Mais… Vous le parlez bien, là…

  • Lymfan regarda autour d’elle. Au loin, elle pouvait voir le Kymérion: Elle était bel et bien de retour à son époque. Elle était revenue exactement au même endroit ou elle était, mais comme le Fléau avait rasé cette partie de la ville, elle était tombée directement dans la mer, ou elle se serait probablement noyée, si ces rerouges ne l’avaient pas repêchés. Les rerouges étaient le seul peuple autorisé à commercer avec le Suprémat; C’était une peuplade originaire de l’île de la Lune, le royaume immense de la Reine Rouge, une Infernée redoutable. C’était sans doute là bas, qu’ils allaient… Lymfan avait pris sa décision. Il fallait qu’elle quitte la ville, de toute manière… Et plus rien ne l’attendait à Oïa. Elle s’adressa soudain au marchand qui l’avait repéché:

  • Votre navire. Ou est ce qu’il se rend??

  • Nous… Nous rentrons à l’île de la Lune…

  • J’ai été mandatée pour une mission diplomatique de la plus haute importance. Je suis, comme vous l’avez remarqué, une maestria de l’Orchestre. Je réquisitionne ce navire.

  • Réquisitionne?...

  • Le rerouge lui même ne maitrisait pas aussi bien sa langue que Lymfan, et l’aurait bien mieux compris si elle avait dit “je vous l’emprunte”. Elle ne se rendait pas compte, qu’elle parlait dans une autre langue, ni qu’elle avait éveillé son mantra; Elle ne se rendait pas non plus compte que sa demande était farfelue, et, qu’en temps que citoyen d’un pays étranger, le rerouge n’avait pas de compte à rendre aux maestros. Pourtant, le marchand était trop effrayé pour protester: Il venait de la voir apparaître de nulle part, dans le ciel nocturne, et supposait qu’elle était capable de miracle ahurissants. Il lui offrit la couche d’un de ses marins, et c’est ainsi que Lymfan fit voile vers l’île de la Lune. Avant qu’elle ne disparaisse à l’horizon, la petite fille jeta un ultime regard à Séclielle.

  • Comment. Comment! Comment avait-elle pu être assez dupe pour croire les paroles de Solar? A Séclielle, la religion était partout, mais la foi nulle part. Oui, elle avait trouvé de tout, à Séclielle; Mais jamais Dieu, non. Il n’était pas entre ces murs. Mais au moins, maintenant, elle avait vu.

  • Elle avait vu la capitale, elle avait vu les maestros. Elle avait vu le cordonnier se jeter sur elle pour la vendre; le garde la mépriser pour son salut, le prince pour sa prière. Elle avait vu la riche la toiser et le pauvre l’exploiter; Elle avait vu les Sécliellites pétris d’orgueuil et d’égoisme, et elle se jura de ne jamais retourner dans cette ville maudite. 

  • La pauvre Lymfan avait déjà oublié le serment qu’elle avait fait à Leïa avant d’entrer dans le Kymérion; Elle ignorait que Séclielle reviendrait la chercher tôt ou tard, et que sa vie appartiendrait toujours à l’Orchestre. Pourtant, pour la première fois, elle se rendit compte qu’elle avait eu tort; Que malgré son intelligence, elle s’était comportée comme une idiote. 

  • L’évidente stupidité de son comportement lui apparu avec la clarté d’un direct à la mâchoire, et elle eut soudainement honte. Pourquoi n’avait-elle pas simplement écouté Etius? Pourquoi avait elle volé ce livre, et, pourquoi n’était-elle pas restée cachée au Séminaire…? Elle n’avait, elle même, pas été si pieuse que ça, finalement. Elle eut honte. Elle eut honte, et c’est pourquoi, en dépit de tout, les ténébres dans laquelle son arrogance la plongeait entamèrent à peine de se dissiper; Oui, une lumière naissait malgré tout au bout du tunnel. Elle se sentait mal, d’avoir honte, mais c’est parce qu’elle avait honte aujourd’hui, que plus tard, elle accomplirait les miracles qui lui rendraient toute la sagesse de sa fierté.

  • Exorde

  • Ceux qui voulaient trouver Dieu

  • C’était dans les entrailles du Kymérion. L’aveugle emprisonné là se mit à remuer quand il entendit les pas approcher. Après l’arrête momentané que fit la personne qui était venue le voir, Gam Gin comprit qu’il ne s’agissait pas des Méniants. Il pensait encore avoir affaire à At Sahis, et commença à supplier:

  • Laisse moi partir… Laisse moi…

  • C’est ce que je suis venu faire, mon ami.

  • La voix qui avait répondue n’était pas celle de son bourreau. Gam Gin remua, et, malgré la crainte qu’il ressentait envers cette voix, il lui sembla n’en avoir jamais entendu de plus belle; On aurait dit celle d’un ange.

  • Il sentit les liens se desserrer, et il vacilla un instant. Son corps affaibli ne tint pas sur ses appuis, et Gam Gin s’effondras sur le sol.

  • Qui est là?

  • J’aimerais te dire que j’ai beaucoup de nom. Mais je n’en ai qu’un, malheureusement. Avant de te le dire, j’ai besoin de savoir ce que tu vaux, Gam Gin.

  • … Arrêtez… J’vous en supplie… Arrêtez!…

  • Le prisonnier terrifié tenta de se relever, mais ses muscles atrophiés le jetèrent à nouveau par terre.

  • C’est simple, reprit la voix. Je suis prêt à t’offrir une seconde vie, usurpateur. Je guérirais tes yeux et tes membres, je te rendrais ce qu’on t’a volé: Une vie, Gam. Une vie, loin des complots de l’Orchestre, et proche de la vérité… Mais pour cela, j’ai besoin que tu me jure fidélité, et que tu rejoignes le… conseil que je suis en train de composer.

  • … Si tu me libères… Sois sûr que je te serais reconnaissant. Mais, comprend moi… La seule libération que j’attend à présent, c’est la mort. Ma famille a disparue… Je n’ai plus de titres, d’amis, ni de Dieu à qui adresser mes prières. Aide moi à mourir, et, lorsque mon âme deviendras celle d’un auditeur, je te récompenserais.

  • … Je n’ai pas besoin de l’appui d’un auditeur. J’ai besoin de Gam Gin. écoute-moi: Ton batard a survécu, Gam. Suis-moi, et je te conduirais là ou il se trouve.

  • La nouvelle fit un choc au torsionné. Il réprima un sanglot, et répondit:

  • Tu es un menteur. Pourquoi veux tu former un conseil?... Je ne suis qu’un usurpateur… Un maestro aveugle, qui ne peux même plus entrer dans l’Etat… Si je dois en faire partie, je n’imagine pas quels sont les autres membres de ton cénacle…

  • Il n’y a que nous deux, pour l’instant, répondit joyeusement la voix si parfaite. Quand à ta question, ne t’inquiète pas: J’y répondrais bien assez tôt. Nous allons peindre un pan de l’Histoire, qui resteras dans les mémoires pour l’éternité. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que j’ai besoin que nous soyons 11, et que le nom que porteras ce cénacle seras “Le Registre”.

  • … Le Registre…? Qu’est ce que tu racontes…? Tu n’es qu’un fou… dis moi ce que tu veux vraiment! 

  • Je veux te guérir, Gam.

  • Je t’en prie! Allez, vas-y! Guérit moi, rend moi la vue, rend moi la force, si tu en es capable!… Personne ne peux rendre la vue à un homme… Ni les mages, ni les maestros; La médecine a ses limites…!

  • Gam ne sentit pas l’homme approcher, mais quand il le toucha, une chaleur intense commença à parcourir tout son corps; Il gémit de douleur, et se traina par terre pendant quelques instants; Puis, après seulement une dizaine de secondes, il sentit qu’il avait des yeux, qu’il avait des paupières et qu’il avait des ongles; Il vit alors, pour la première fois depuis 15 vertiges, et découvrit le visage d’un homme à la beauté stupéfiante. Une douce lumière bleue émanait de l’escalier dans le dos de l’inconnu, jetant sur la scène une froideur inquiétante.

  • Il avait la sérénité d’un dieu, le visage le plus parfait qu’on puisse imaginer; Il souriait doucement, et lui tendait la main. La vision était presque prophétique: Gam voyait enfin, et des larmes venaient déjà brouiller sa vue. 

  • Aussi, s’il vit la beauté de l’étranger, il n’aperçut même pas l’étrange douleur qui dormait dans le regard de cet homme. Gam, qui, quelque part, pensait qu’il rêvait ou qu’il était mort, attrapa sa main, et se releva sans effort. 

  • Vous… Vous êtes…

  • Il ne trouvait rien à dire, tant il était bouleversé. L’étranger sourit, et dit:

  • Gam. Tu seras le second membre du Registre, après moi. Suis moi, maintenant. Nous allons prendre la route…

  • Attend… Attendez…! Vous ne m’avez pas dit votre nom…!

  • L’étranger sourit à nouveau; Gam n’avait pas lâché sa main, et la serrait sans doute trop fort, mais cela ne sembla pas le perturber.

  • Tu peux m’appeler Epalion, fils de personne.

  • Bien… Alors… Dans ce cas… Prenons la route ensemble, Epalion, fils de personne.

  • Et ainsi s’engagèrent-ils, discrètement, silencieusement, dans l’indifférence générale, sur cette route: Celle qui menait à cette invraisemblable tragédie que je commence à peine à raconter. Ils semblaient certains qu’ils trouveraient quelque chose, qu’ils l’apporteraient sans doute au monde; mais ils ne feraient que l’égarer un peu plus, ce monde. Oh, ce monde, le monde! Il allait saigner: Les hommes, les anges et les dieux finiraient par goûter à la souffrance cachée dans le regard d’Epalion. 

  • Pourtant, je dois poser la plume - Ils approchent, et il ne me reste plus que quelques minutes, avant de devoir m’enfuir à nouveau.

  • J’ai à peine gratté la surface de ce récit… Il y a tant de choses à raconter, encore, mais le temps presse. Qui suis-je?... Ces souvenirs sont si clairs: Lequel étais-je? Je ne le sais pas encore. Mais je sais que j’étais l’un d’eux. Mon labeur m’a bien servi… Il m’a métamorphosé, et, maintenant, je suis un petit peu moins effrayé… J’emporte ce manuscrit avec moi: Les grottes… Là, bas, je pourrais continuer à écrire en paix. J’y vois un peu plus clair, maintenant… c’est vrai… je comprend mieux ce qui s’est passé… Mais… pourtant, je suis perturbé…

  • La plupart des choses essentielles sont perdues à jamais, et mes souvenirs ne sont que des mirages imparfaits, incomplets, irréels. Et pourtant… Si tout n’était qu’un mirage, comment les choses ont-elles pu se dérouler de cette effroyable manière, dans cette logique implacable…? Tout aurait pu se passer autrement. Sans la brise.... Sans le vertige, et ceux qui le surmontent. 

  • Si tout n’était qu’un mirage, pourquoi est ce que ce desastre semble si tangible? Les champs du possible étaient infinis. Mais ils en avaient besoin, du plus jeune au plus vieux: Tous, à leur manière, esperaient trouver Dieu.

  • Fin de la première partie du tome 1